La Végétarienne

[TW : viol, violence, anorexie]

L’enthousiasme de Karl semblait pour le moins mitigé à la lecture de La Végétarienne, mais les extraits qu’il a publiés sur les Carnets Web de La Grange m’ont donné envie de découvrir cet étrange roman de Han Kang.

Une nuit, Yŏnghye devient végétarienne. Et tout part en vrille, dans un onirisme que je pensais propre aux auteurs japonais — et qui le demeure dans la mesure où une cruauté latente prend le pas sur la délicatesse (la fadeur ?) que j’y associais. Kimchi 1, fleur de cerisier 0. Est-ce une saveur typiquement Sud-Coréenne ? Il y a dans le roman de Han Kang quelque chose de Parasite, quelque chose de malsain (mais fascinant) dans la relation aux autres.


La Végétarienne (sous-partie éponyme)

L’entourage de Yŏnghye ne comprend pas son revirement soudain, le comprend d’autant moins que la jeune femme ne donne aucune explication rationnelle à son refus carné : un régime pour raison de santé ou un soutien à la cause animale, pas sûr qu’on approuverait, mais on comprendrait. Mais cesser de manger de la viande parce qu’on a fait un rêve ? Le lecteur à qui l’on fait entrevoir la gueule du rêve, fragmentaire, sanguinolent, violent, comprend le dégoût — à défaut de comprendre l’origine du rêve ou le mutisme dans lequel s’enferre Yŏnghye.

La violence du rêve et les pulsions destructrices de celle qui n’en dort plus font ressortir la violence tue d’une société policée à l’extrême, jusqu’à la négation de l’individu — surtout si l’individu est une femme, dont on attend qu’elle se comporte en fille puis en épouse respectable, qui fait à manger pour son homme, ne porte pas de vêtements sans soutien-gorge, endosse le rôle de potiche aimable lors des dîners d’affaire… (La société sud-coréenne ainsi dépeinte en filigrane ne fait pas envie, mention spéciale pour la note en bas de page expliquant qu’à l’époque de la parution du roman — 2007 — une infidélité dénoncée par le conjoint trompé était passible de prison).

Vue successivement à travers le regard de son mari (misogyne), de son beau-frère et de sa sœur, Yŏnghye échappe à la focalisation interne. Son mutisme fait d’elle une véritable Bartelby végétarienne. I would prefer not to (eat meat). Et c’est tout. Et ça rend chèvre. Ne pas savoir, ne pas comprendre, ne pas avoir le contrôle sur l’autre.

[à partir de là, on peut considérer que ça spoile]

Lors d’une réunion de famille, son père pète un câble et tente d’introduire par la force un morceau de viande entre ses lèvres. Devant ce père (mal)traitant sa fille adulte comme une enfant, tout le monde frémit comme si, encore plus que des limites, un tabou avait été franchi (ne craint-on pas de voir l’inverse, un père qui traiterait sa fille enfant comme une adulte ?). La scène m’a fait repenser à Dès que sa bouche fut pleine, roman de Juliette Oury où les valeurs sociales attachées au sexe et à la nourriture sont permutées ; l’ingérence non consentie d’un piment prend valeur de fellation forcée pour l’héroïne. Est-ce ce souvenir qui confère quelque chose d’incestueux à la scène subie par Yŏnghye ? Le parallèle entre chair animale et plaisir de la chair est déjà établi à ce moment du récit. À partir du moment où Yŏnghye refuse de manger de la viande, elle se refuse à son mari… Il sent la viande, lui aussi, la dégoûte (avant même les viols conjugaux, qui ne sont évidemment pas présentés ainsi puisque du point de vue du mari).


La Tache mongolique

La seule interaction sexuelle encore possible se fera au terme d’une métamorphose des corps, ornés de grandes fleurs peintes. La vision prend forme dans l’esprit du beau-frère de Yŏnghye, artiste vidéaste qui devient obnubilé par cette vision, sous son emprise presque, comme Yŏnghye peut-être le devient sous la sienne (mais on ne sait pas, on n’y pense même pas tant que la sœur bafouée n’a pas posé les termes dessus).

J’ai lu cette partie d’un trait, comme moi aussi prise par la fièvre de son narrateur, par la beauté vénéneuse du récit, l’étrangeté de ce désir qui déborde le désir sexuel sans parvenir à l’écarter, y reconduit, autrement.

Qu’un des partenaires soit interné et l’autre jugé sain d’esprit au terme de cet accouplement végétal ne fait que prolonger la suspension de l’incrédulité. Même mécanisme que dans les récits fantastiques : une explication rationnelle est toujours possible, quoiqu’infiniment moins satisfaisante que l’interprétation symbolique ou onirique dont on a éprouvé la richesse à la lecture.


Les Flammes de arbres

Dans cette dernière partie, la sœur de Yŏnghye lui rend visite à l’hôpital psychiatrique. L’accès à l’intériorité de l’héroïne est définitivement perdu, et j’entends presque la voix de mon prof de philo de khâgne jouant l’argument d’autorité écarté par Descartes dans ses Méditations métaphysiques : « Mais quoi ? ce sont des fous. »

Pas de focalisation interne, pas de parole articulée : nous n’aurons pas d’explications, seulement des pistes convoquées par la sœur qui se remémore leur enfance, et tiens, comme c’est bizarre, la violence du père envers Yŏnghye (laquelle se prenait presque tous les coups, sa sœur ayant réussi à se rendre indispensable par sa docilité domestique — qu’elle interprète a posteriori comme une forme de lâcheté après l’avoir considérée comme un sens aigu des responsabilités toute sa vie).

De l’extérieur, Yŏnghye semble s’être enfoncée dans une forme de folie, qui n’est pourtant que la poursuite cohérente d’un même but impossible : éradiquer l’animal en soi jusqu’à devenir végétal. Ne plus ingérer de chair animale ne suffit plus, elle ne veut plus rien ingérer du tout, vivre de photosynthèse seulement et, si ce n’est pas possible, mourir, c’est tout un. La métamorphose impossible mène à la disparition de soi. Après une longue phase d’orthorexie, ce végétarianisme existentiel arrive au cœur de l’anorexie et au bout de sa logique, à la négation de soi. Ne plus rien ingérer jusqu’à s’effacer, se désincarner. Les flammes des arbres : le cercueil qui brûle, le feu qui purifie, la malade qui se rêve phénix.

Le temps ne s’immobilise jamais.

…

Plein de choses échappent dans ce roman, et pourtant j’ai eu l’impression de comprendre, vaguement, intimement, comme j’ai depuis longtemps l’impression de comprendre l’anorexie mentale même si je n’ai jamais eu à la souffrir — quelque chose comme une affinité secrète, morbide. Chanceuse, bien entourée, je reste en amont, dans une orthorexie très superficielle, cantonnée à la viande, dont je ne me suis pas détournée par conviction mais pas dégoût insidieux, comme s’il fallait que certaines choses n’entrent pas dans le corps, en sortent plutôt. Contrôler, expulser, travailler à et contre soi.


En extrapolant la situation jusqu’à l’absurde et la folie, le roman souligne cette réaction épidermique qui existe dans nos sociétés face au refus de manger de la viande. Un refus du refus, comme si une femme voulant contrôler ce qui entre dans son corps était socialement intolérable, une mutinerie du corps. Un scandale, dit-on dans le roman. Plus de chair animale et ensuite quoi, plus de chair humaine, plus d’enfant (le désir de rester nullipare comme désir de n’exister que pour et par soi), le consentement brandi à chaque rapport, la contraception, l’IVG ? C’est comme si ces avancées avaient été concédées plus qu’admises et que le refus de la chair réactivait la peur de ne plus dominer…


Pensée pour Klari et sa croisade pour que soient correctement orthographiés Bartók et autres compositeurs hongrois : j’ai lutté pour trouver et rendre son accent à Yŏnghye.…

…

Après La Végétarienne, j’ai entamé la lecture d’un recueil de Margaret Atwood. Surprise devant le poème « More and more« , le végétal carnassier fait étrangement écho :

More and more frequently the edges
of me dissolve and I become
a wish to assimilate the world, including
you, if possible through the skin
like a cool plant’s tricks with oxygen
and live by a harmless green burning.
[…]
Unfortunately I don’t have leaves.
Instead I have eyes
and teeth and other non-green
things which rule out osmosis.
So be careful, I mean it,
I give you fair warning:
[…]
There is no reason for this, only
a starved dog’s logic about bones.

Strega

Strega était un roman de Johanne Lykke Holm. Étrange, très étrange. D’abord cela m’attirât quand je lus la première page :

Je me contemplai dans le miroir. j’y reconnus une femme jeune, mais déchue. Je me penchai pour presser ma bouche contre le miroir. La buée se diffusa sur le verre comme de la vapeur dans une pièce où quelqu’un avait dormi aussi profondément qu’un mort.

La buée me rappela l’incipit de Chaos sur la toile. Je me fiai à l’édition, pensai : la même que Les Falaises. Je lus l’hôtel rouge perdu dans les montagnes, les présages maléfiques et muets, les neuf filles qui rentrèrent sous les ordres de trois gouvernantes sadiques comme dix petits nègres aux rangs déjà clairsemés. Cela sentait le suranné, le fantastique, les gothic novels, mais aussi les cigarettes et l’alcool.

Rapidement, je ne compris plus. Les filles venaient là gagner leur vie en travaillant comme employées. Leurs parents avaient dû vendre quelque chose pour les envoyer dans les montagnes, apprendre tout ce qu’une femme au foyer devrait savoir, éduquer leurs mains. Les jours passaient, aucun client ne venait. Rien ne collait. Je ne comprenais pas. Je comprenais chaque phrase en elle-même, brève comme un éclat de réalité, dure, incontestable. Mais rien ne collait. Je pensai : tout est juxtaposé. L’irréel, le fantastique s’immisça là, entre les phrases simples comme le jardin d’herbes. L’odeur eut bon dos : tout ce qui ne pouvait se dire se mit à sentir, l’encens, la moisissure, la naphtaline, la peur.

Je refermai le livre, failli ne plus le rouvrir. Je le rouvris. Ceci arriva plusieurs fois. Les chapitres étaient courts, je continuai, lus de plus en plus vite pour m’étourdir. Tout suintait l’étrangeté, la normalité. Dans le pressentiment permanent, il ne se passait rien. Puis il se passa quelque chose, un meurtre : une disparition pour qu’encore rien ne se passe. Une substitution acta un crime qui avait toujours déjà eu lieu : le cadavre d’une poupée devenue femme, une femme devenue poupée, devenue chiffon.

Les mains continuèrent leur travail, les visages s’abîmèrent encore, le traumatisme s’incorporât à la docilité. Il y eut encore les montagnes, la lune chaque nuit, les cheveux d’encre sur les oreillers, des cigarettes, des nonnes pas loin, des rêves étranges, des choses tangibles qui se mangent, du pain, du lait, des objets qui brillent, des odeurs vénéneuses, la couleur rouge partout, plus tenace que le sang. Il y eut encore huit filles sur les neuf. Elles s’appuyèrent les unes sur les autres. Des lèvres, des doigts, des cheveux se touchèrent. Elles attendirent leur meurtrier dans l’enceinte néfaste de l’hôtel. Aucun client ne venait. Aucun meurtrier. Elles arpentèrent la forêt, passèrent des nuits à ne pas dormir, virent des souvenirs qui ne leur appartenaient pas derrière et devant leurs paupières, tinrent des cérémonies funèbres.

Il n’y eut plus de sens, les symboles sursaturèrent l’atmosphère, se démagnétisèrent en quincaillerie brillante égarée sur les lits, dans la fontaine, les phrases. Un jour, le sortilège du huis clos prit fin. Il n’y eut pas de corps. Il n’y eut pas de sens. Plus tard, la bibliothécaire mettrait en terre sur l’étagère un cercueil vide avec, à la place du corps, quelques pâtisseries en forme de croissant de lune et une bouteille d’une liqueur jaune.

J’interrogeai le titre, appris un nouveau mot d’italien : sorcière. Des images de liqueur jaune apparurent dans la mosaïque d’images du navigateur. La couverture du roman les remplaça lorsque je tapai : Strega roman. Mes mains feuilletèrent le livre, renoncèrent, recopièrent docilement.

…

Le dimanche, jour de repos, nous lisions pour contrôler le temps qui s’étirait comme un vaste champ.


Le principe de non-contradiction ne s’étendait plus au texte ; il avait été restreint à la seule phrase. Aucun lecteur ne venait enjamber l’ambivalence.

Elles nous voulaient du mal et elles nous voulaient du bien. Personne n’est jamais qu’une seule chose.

C’était une belle aube, mais autour de nous tout devenait laid. Le ciel laid et sa lumière laide.

J’ai entendu dire qu’un homme est venu à l’hôtel. Il apportait des articles de nettoyage qu’il voulait vendre. Il était beau ou laid. Personne n’avait vu un homme depuis longtemps, alors personne ne pouvait savoir.


La litanie des prénoms, qui avait parcouru les visages en début d’ouvrage, revint en son milieu, juste avant la disparition :

Je vis Bambi reculer quand un jeune soldat lui attrape le bras. Je vis Lorca montrer les dents quand un homme de l’âge de nos pères lui demande de s’asseoir sur ses genoux. Je vis Paula se pencher et chuchoter quelque chose à un homme en uniforme. Je vis Gaia renverser de l’eau bouillante sur un groupe d’étudiants en médecine. Je vis Alexa cracher sur un homme qui lui caressait la cuisse. J’entendius Cassie siffler quelque chose de grossier lorsqu’un jeune homme lui demandé de se pencher en avant. Je vis Barbara sortir sa croix dorée de son col lorsqu’un prêtre voulut lui embrasser sa main. Je vis Alba marcher durement sur le pied d’un homme et prétendre que c’était un accident.


Nous arpentâmes les couloirs dans nos robes noires. Nous ressemblions à un cortège funèbre. Nous ressemblions à une cellule politique en route vers le peloton d’exécution. Des demoiselles d’honneur en route vers l’autel.


Le meurtrier surgit tout au long de la vie sous différents visages. Durant mon enfance, il vivait, comme un menace, dans le visage du buraliste. […] Lorsque j’ai eu treize ans, le meurtrier a emménagé dans un nouveau visage. […] Je fermais les yeux et le meurtrier apparaissait devant moi. Il s’avérait que son visage était celui de tous les hommes. Dans ses traits, chacun d’eau existait.


C’est une discipline qui pénètre dans le chair et qui y reste jusqu’à ce que tout soit discipline. On est une poupée que quelqu’un démonte et répare. […]
Il est important que vous compreniez une chose. Les cérémonies sont cela. Les cérémonies consistent à démonter quelque chose et à le réparer. 

Je n’aurai su dire ce que le roman, avec ses formules rituelles, avait bien pu réparer. Aucune narratrice ne venait prononcer des mots comme féminisme, sororité.

Cela faisait mal, mais je ne criais pas. J’avais toujours voulu être une femme de bonne tenue. Être vêtue, nourrie, battue.

…

Je me rendis compte avoir tout oublié de la concordance des temps. Le passé simple était devenu compliqué. Pas fastoche le pastiche. Je massai mes yeux et mes mains préparèrent le dîner.

Veiller sur elle, un roman jeunesse pour adultes ?

Ils sont trente-deux. Trente-deux à habiter encore l’abbaye en ce jour d’automne 1986, au bout d’une route à faire pâlie ceux qui l’empruntent. En mille ans, rien n’a changé. Ni la raideur de la voie ni son vertige. Trente-deux cœurs solides — il faut l’être quand on vit perché au bord du vide —, trente-deux corps qui le furent aussi, dans leur jeunesse. Dans quelques heures, ils seront un de moins.

Veiller sur elle commence par la fin, le narrateur à l’orée de la mort dans un monastère. Déjà, j’ai un faible pour les huis-clos religieux ; mon passage préféré des Misérables est celui où Cosette se réfugie dans un couvent : dans mon souvenir; la fascination l’emporte de loin sur l’anticléricalisme de l’auteur. Et je ne sais pas si c’est le slogan des Folio junior de mon enfance qui m’a suivi (« Et si c’était par la fin que tout commençait ? ») ou l’Antigone adolescente d’Anouilh (« Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir […] ») mais connaître le dénouement aiguise davantage ma curiosité qu’un suspens fondé uniquement sur la rétention. La vraie question n’est pas : que va-t-il se passer ? mais : comment en est-on arrivé là ? Comment le môme de douze ans que se remémore le narrateur va devenir le sculpteur d’une Pietà cachée dans un monastère pour éviter les émois intempestifs qu’elle semble avoir déclenché ?

On l’enferme pour la protéger.
L’abbé soupçonne que ceux qui l’ont mise là ont tenté de se protéger eux.

D’emblée, le destin est posé, la mort en est garante, on ira jusqu’au bout, jusqu’à ce que la suite improbable des événements qui se succèdent au cours d’une vie se mettent à faire sens. Parce que l’auteur m’offre cette garantie narrative, j’accepte de me faire bringuebaler dans les bouges de Rome et de Florence, dans la campagne italienne du début du siècle et les cercles fascistes de l’entre-deux guerres, dans des rebondissements tous plus rocambolesques les uns que les autres qui exigent une suspension de l’incrédulité au moins aussi souple que celles des voitures qui empruntent la route caillouteuse menant à Pietra d’Alba.

Pietra d’Alba, Pietra Viva : le nom de la ville, la description de ses lumières, a ravivé mon souvenir du roman de Léonor de Recondo. Le protagoniste de Veiller sur elle est d’ailleurs construit comme un décalque fictionnel de Michelangelo (Buonarroti) : Mimo, qui préfère se faire appeler par ce diminutif, porte le même prénom que le maître de la Renaissance, et sa Pietà sera à maintes reprises comparée à celle de la basilique Saint-Pierre. Mais j’ai peut-être davantage encore pensé à Io sono Michelangelo, ma première et à ce jour unique lecture en italien dans le texte : pour Michel-Ange, oui, mais surtout pour la dimension rocambolesque pas inhérente mais presque au roman jeunesse — qui la tolère en tous cas beaucoup mieux que la littérature générale. Melendili dira plus justement sans doute qu’on dirait presque un roman de capes et d’épées (de bures et de burins ?). Pendant toute ma lecture, j’ai pensé : un roman jeunesse pour adultes.

Je veux dire, déjà, le casting : un sculpteur de petite taille et de grand talent, de génie même, une mère aux yeux violets, une jeune lectrice hypermnésique qui en remontre à tous, un jeune homme qui s’habille d’uniformes dépareillés et dont le baragouinage n’est compréhensible que par son frère jumeau, une princesse serbe qui n’en est peut-être pas une… L’enfance pauvre et désolée de Mimo fait croire à un conte, cruel comme seul sait l’être un conte, tandis que son amie Viola apporte son lot d’échappées surnaturelles, au cimetière (Mimo la prend pour une revenante la première fois) et dans la forêt (elle se serait transformée en ourse pour échapper à un viol). Cette mythologie enfantine infuse avec force la suite de l’histoire, la fantasque et fantastique Viola perdurant dans le regard de Mimo même quand l’originale devient une âme mélancolique ou rebelle que sa famille aristocratique voudrait protéger d’elle-même, prononçant des mots comme « folle », « cinglée », « lithium ». À ce titre, Veiller sur elle est un Grand Meaulnes qui a réussi : la féerie initiale fait tout aussi forte impression, au point d’oblitérer un temps des réalités parallèles (qui sans elle auraient été difficile à vivre), mais elle n’est pas un rêve qui s’affadit dans le temps, vague fantasme débilitant ; au contraire, elle infuse, donne force et courage, un point d’ancrage pour mesurer et revenir de la dérive, même quand la dérive en question implique de prendre des commandes du régime fasciste.

La réalité n’est pas éludée, même pour les partisans d’une réalité tronquée qui réservent le terme à ses aspects les plus déprimants : pauvreté, abandon, mauvais traitements, humiliations, violence, tentative de viol, alcoolisme, compromis, électrochocs, collaboration, meurtres… Pourtant, l’espoir n’y est jamais abandonné, même quand les personnages sont en proie au désespoir. C’est un principe implicite de la littérature jeunesse (du noir, oui, mais pas de désespérance pour le lecteur)… et un levier d’empouvoirement revendiqué dans le génial Éloge des fins heureuses de Coline Pierré. Le roman de Jean-Baptiste Andrea aurait pu y figurer, pour la force vitale (force de l’art et force des personnages) qui ne cesse de s’y renouveler et de s’y déployer, peu importent les tragédies ou la crasse morale par laquelle passent ses personnages. Elles passent, avec humour ou avec le temps. Tout est narré avec alacrité, on ne s’appesantit pas, rien n’est gravé dans le marbre que le chemin du sculpteur.

Alberto me haïssait, je le détestais, mais nous nous appuyions l’un sur l’autre pour ne pas tomber. Sans moi, l’atelier était fini. Sans lui, j’aurais dû quitter Pietra d’Alba, et Pietra d’Alba, c’était Viola. Alors peu importaient les brimades, les humiliations, les « pezzo di merda » […]. Peut-être même qu’à notre façon, comme une bonne moitié des couples du village et sans doute au-delà, nous étions heureux.

…

Voilà, j’ai fini une chroniquette pas trop trop mal ficelée, mais aussitôt finie, aussitôt rouverte, laborieusement complétée, attendez, j’ai oublié, oublié le temps qui ouvre de la profondeur de champ sur l’époque et sur soi, oublié la lenteur et la vitesse du monde dans lequel Mimo naît puis meurt (un voyage qui prend deux jours dans l’enfance de Mimo ne prend plus que quelques heures à la fin de sa vie), oublié surtout l’amour et l’amitié, l’évidence et l’ambivalence.

La main de Viola était blottie dans la mienne. Ja la lâchai régulièrement pour le plaisir de la reprendre.

La relation de Mimo et Viola participe à mon impression de roman jeunesse pour adultes : il n’y a que l’enfance pour savoir avec certitude que les histoires d’amitié sont des histoires d’amour, dans l’évidence de l’absence du désir. On nous en raconte si peu à l’âge adulte qu’à partir du moment où les protagonistes sont adolescents, il faut sans cesse arracher le soupçon amoureux, qui revient avec une obstination de mauvaise herbe. Le point régulier sur l’état de la poitrine de Viola n’aide pas, sans que l’on sache si la remarque est à mettre sur le compte du narrateur chatouillé par ses hormones ou s’il s’agit d’un trope d’auteur masculin (c’est bien un truc de mec hétéro, la fixation sur les seins ; est-ce qu’on est au courant de l’évolution testiculaire de ces messieurs en devenir ?). Il faut que Viola mette les points sur les i pour que la chose soit claire :

Elle prit ma main et la posa sur son cœur. Toujours aussi peu rembourré, toujours émouvant comme les collines de Toscane.
— Nous sommes jumeaux cosmiques. Ce que nous avons est unique, pourquoi le compliquer ? Je n’ai pas le moindre intérêt pour les choses auxquelles mène normalement cette conversation. […] La chose doit être agréable, bien sûr, pour abêtir à ce point. Mais je ne veux pas devenir bête, justement. J’ai des choses à faire. Et toi aussi. Un grand destin nous attend. […]

Cela dit à quel point l’amour non-romantique est compliqué à concevoir et à raconter. Pour qu’on concède l’amitié entre un homme et une femme, il faut un homme que son handicap éloigne des standards de la virilité (exercice d’équilibriste, on compensera en lui attribuant plein de conquêtes désirables), friendzoné par une femme qui non seulement n’a pas de formes voluptueuses (imaginez un peu !), mais n’a en outre aucun intérêt pour le sexe ou l’amour.

Sa féminité n’était pas dans ses formes mais dans l’austérité sensuelle de leur absence, cette manière anguleuse de se mouvoir comme si elle évitait en permanence d’invisibles obstacles, en jouant des coudes et des genoux.

(En vrai, totalement mon kink, qu’on parle au féminin ou au masculin.)

Ne vous y méprenez pas, j’adore cette histoire d’amitié entre « a-normaux », j’adore ce personnage de fille puis de femme érudite, fantasque, névrosée, aromantique qui se bat pour exister indépendamment des rôles auxquelles la société veut la cantonner. Mais ça fait cher la garantie amicale.

Il y eut bien sûr d’autres femmes, puisqu’on me posa souvent la question, comme si c’était important.

Le narrateur ensuite fait mine d’être offusqué quand il faut sans cesse lever le doute sur sa relation avec sa meilleure amie, mais le fait de fréquemment lever le doute amoureux le reconduit. On ne peut pas s’empêcher de se demander si cette histoire d’amitié homme-femme ne serait pas en réalité un amour courtois (Mimo se vénère quand, défendant Viola, on le traite de chevalier servant) qui s’inscrirait dans la tradition de la passion — l’amour qui donne sa pleine mesure d’être contrarié. Probablement est-ce l’indice que l’auteur se situe à cheval entre une certaine tradition romantique/romanesque (hétérosexuelle) et une modernité plus fluide, où l’amitié se voit valorisée comme une forme d’amour à part entière.

…

Quelques autres citations pour le plaisir et pour la route — je me rends compte qu’il y a pas mal de dialogues dans ma sélection, ce n’est pas si courant, les (bons)(et nombreux) dialogues au style direct :

Des hommes beaucoup plus courageux que moi se seraient évanouis. C’est donc ce que je fis.

— Je le jure, je te dis. Tu veux qu’on crache ? Qu’on mélange nos salives pour que ce soir valable ?
— Les adultes mélangent tout le temps leur salive. Ça ne les empêche pas de se trahir et se poignarder à longueur de journée. Nous, on va faire autrement.

— […] Tu sauras que tu es sur le bon chemin, Mimo, quand tout le monde te dira le contraire.
— Je préférerais plaire à tout le monde.
— Bien sûr. C’est pour ça qu’aujourd’hui tu n’es rien. Bon anniversaire

— J’aimerais que tout redevienne comme avant.
— Nous ne sommes plus comme avant. […] Mais nous pouvons voyager côte à côte. Sans héroïsme, cette fois.
— Qui veut d’une vie sans héroïsme ?
— Tous les héros, en général.

— Pourquoi m’as-tu abandonné ?
[…] — La vie est une succession de choix que l’on referait différemment s’il nous était donné de tout recommencer, Mimo.

Nous retenions les premiers mots, sans savoir s’ils seraient banals ou grandioses, pour le plaisir d’en goûter la saveur le plus tard possible.

Le changement était doux, vous soufflait à l’oreille, sournois, que rien ne changeait jusqu’à ce qu’il fût trop tard.
[…] J’avais cligné des yeux, et ils avaient tous vieilli.

(Beaucoup aimé aussi le twist (féministe) final que je ne recopierai évidemment pas pour ne pas spoiler, avec sa manière de boucler la boucle amorcée par le titre : Veiller sur elle, Viola et la Pietà, Marie et le Christ, la vierge et l’enfant qui n’en est plus une)

Le Dernier Amour d’Attila Kiss

Le Dernier Baiser d’Attila : j’ai ainsi contracté le titre tout le temps que le livre est resté avec la pile de mes emprunts. Le Dernier Amour d’Attila Kiss, de son titre exact, est le premier roman de Julia Kerninon, mon dernier crush littéraire en date dont je risque d’avoir tout lu avant la fin de l’année. C’est un premier roman, ça se sent : tout y est, foisonnant, entassé comme les ors et ornements dans une église baroque italienne. C’est trop et c’est parfait, riche et éblouissant, même si c’est aussi bancal, évidemment, même si cette histoire de grief historique inséré à l’échelle d’une relation est un peu dure à avaler pour qui n’est pas en année sabbatique, enfermée dans une pièce à écrire à Budapest, et Julia Kerninon le sait, qui en fait un paravant, un prétexte pour son personnage qui a d’autres choses à se reprocher. Il y a déjà là toute l’habileté narrative que la romancière déploiera avec davantage de maîtrise encore dans ses romans suivants, il y a des thèmes que l’on retrouve, la fuite comme sortie de route, le passé que l’on porte avec soi comme une lourde couronne, les relations amoureuses asymétriques en âge (et toujours l’homme plus âgé) ou encore le désir qui se sait et ne s’en excuse pas.

Encore une fois, j’ai eu envie de tout recopier. J’ai jubilé ce faisant des adverbes qu’il faudrait couper en vertu de je ne sais quelle retenue littéraire et que Julia Kerninon utilise goulûment, absolument ; je me suis gavée de toutes ces virgules qui accumulent, précisent, enrichissent et brouillent en même temps ce que l’on commençait à cerner, qui déborde toujours. J’ai recopié comme elle écrit, sans choisir, en choisissant tout, de tout embrasser.

Les extraits suivants spoilent et ne gâchent rien, mais spoilent tout de même, aussi je vous suggérerais d’arrêter de lire dès qu’ils vous auront donné envie de lire le roman. Tout est donné dès le début, dans un incipit somptueux que j’ai relu plusieurs fois avant d’embrayer sur la lecture. Tout est donné dès le début, mais tout ne se comprend pas depuis le début ; comme en thérapie chez le psy, il y a un cheminement à faire pour revenir au début et s’écrier mais c’est bien sûr, mais tout était là, et tout y était effectivement, condensé, à déployer. C’est là qu’est la volupté de la lecture, et une fois encore le savoir-faire narratif de Julia Kerninon, qui élèvera dans Liv Maria le procédé au rang de préfiguration tragique, dans une sorte d’anti-ironie dramatique.

Au début, il la vit comme une Apache à la peau claire, mi-conquérante mi-fugitive, parce qu’elle était venue s’asseoir à sa table avec cette assurance déroutante — et puis, lorsqu’elle commença à parler, le premier soir, il discerna la fille en elle, non pas l’enfant mais l’infante, la descendante, la dernière d’une lignée, portant sut sa tête quelque chose de très lourd qu’elle ne pouvait ni voir, ni toucher. Après, il découvrit la guerrière, l’orpheline, qui amenait avec elle l’amante merveilleuse aux yeux grands ouverts, et il fut séduit. Soulevant une à une les couches sédimentaires qui la recouvraient, la protégeaient, lentement il vit se dessiner l’héritière d’une fortune et d’un nom séculaires […].

Plus on précise, plus on brouille.

Peut-être, lorsque nous prononçons les mots histoire d’amour, croyons-nous désigner ainsi la qualité romanesque de nos affections, la façon dont nous pouvons les réduire a posteriori à la banalité d’un récit — mais nous oublions alors que l’autre sens du mot histoire signifie archive, mémoire, rappelant que
les passions ne sont pas seulement des fables, mais d’abord une succession de guerres gagnée set perdues, de territoires conquis, annexés, pus brûlés, de frontières sans cesse réagencés. En réalité, l’histoire d’un amour repose sur les défaillances et les concessions, les enclaves protégées, les coups d’État, les caresses, les victoires, les amnisties, les biscuits de survie, la température extérieure, les boycotts, les alliances, les revanches, les mutineries,  les tempêtes, les ciels dégagés, la mousson, les paysages, les ponts, les fleuves, les collines les exécutions exemplaires, l’optimisme, les remises de médailles, les guerres de tranchées, les guerres éclairs, les réconciliations, les guerres froides, les bonnes paix et les mauvaises les défilés victorieux, la chance et la géographie. Lorsque deux individus se rencontrent et chercher à entrer en contact jusqu’à se fondre, cela commence toujours comme commence une guerre — par la considération des forces en présence.

Une histoire d’amour comme un historique (de la mise en relation).

Ceci est l’histoire d’un amour — la plus petite de toutes les histoires — l’histoire du dernier amour d’Attila Kiss. Parce que c’est une chose de déposer les armes, dans un mouvement superbe de tapage et de dévotion, mais c’en est une autre que d’accepter à partir de cet instant de se vivre comme perpétuellement désarmé.

J’adore qu’elle ne vende pas ça comme une grande histoire d’amour, mais au contraire comme une petite, la plus petite de toutes, où se jouent aussi de grandes choses. Peut-être aussi veut-on la garder petite parce que les grandes histoires d’amour le sont souvent par l’ampleur de leur fin dramatique ?

…

Il s’était demandé : Mais qu’est-ce que j’aime, au juste, dans cette odeur ? Et puis, immédiatement après, beaucoup plus douloureusement : Qu’est-ce que j’aime ? 


Pourtant, toutes ces dernières années insensées, passées à […] mentir à tout le monde, à louvoyer sans cesse, il ne s’était pas senti coupable — il s’était senti vivant.

(On retrouve ça avec les amants concomitants de Toucher la terre ferme.)


Il entassait les toiles finies dans un coin du salon, il se faisait un monde. Il avait appris à mélanger ses couleurs lui-même. ll avait appris la perspective. Il avait appris l’échec.

(Ici je repense à Une activité respectable, à la mère qui semble ne pas connaitre l’échec, parce sa fille n’a jamais été témoin des essais infructueux tentés avant sa naissance.)


[…] des touristes hystériques se jetant dans nos thermes comme des beignets dans l’huile chaude.

J’ai ri. Je veux dire, vraiment, pas intérieurement. Des sons sont sortis de ma bouche alors que je lisais au parc Barbieux, je crois. Et j’ai eu envie de Julia Kerninon soit ma pote. Désormais de gros beignets se superposent à mes souvenirs des bains Lukács.


Il refusait de l’admettre, mais il n’était pas vraiment taillé pour la monotonie qu’il avait lui-même établie dix ans plus tôt.


Et à part des rôles, qu’est-ce qu’il affronte, ton père ? lança-t-il. — Moi, elle avait répondu après un court silence. Il m’a affrontée, moi.Et comment ça s’est passé ? — Eh bien, il est mort. 
Alors Attila la regarda en face pour de bon.

That kind of badass girl.

Et elle, elle avait été la fille de ce monstre sonore, de ce bruit massif […]. Tu étais d’abord la fille d’un homme qui criait très fort, lui dirait Attila plus tard, quand ils se connaîtraient mieux. Oui, répondrait-elle, semblant l’espace d’un court instant scandaleusement soulagée de pouvoir le réduire à ça, libérée, cette érudite de l’opéra, ce puits de science musicale, cette fille de l’art, sa fille à lui, élevée dans ses chants, apaisée d’un seul coup en osant seulement l’évoquer par le bruit permanent qu’il lui avait imposé toute son enfance. Le pire, c’est que je ne sais même pas si j’aime vraiment la musique, avait-elle avoué le premier soir.

C’était comme une cathédrale de musique, et j’étais toute seule dedans […]


Quand nous avons fait l’amour, il y avait à peine quelques heures que je t’avais vu pour la première fois, assis à cette terrasse avec tous tes vêtements sur toi, et voilà que déjà nous étions nus ensemble — c’était presque une surprise de découvrir que tu avais un corps sous le tissu, penser que c’était si proche, qu’avant ça au café je t’avais demandé si je pouvais m’asseoir avec toi, j’avais eu recours à la politesse pour demander une chose aussi minuscule […] et à présent nous ne nous demandions plus rien, nous étions déjà dans cette brèche sauvage qu’ouvre le sexe dans les rapports humains, cette zone de non-droit où tout devient plus rapide, plus exigeant, plus instinctif, et je posais ma bouche sur la tienne alors que quelques heures avant je me serais excusée si je t’avais frôlé par inadvertance. 

(Cela me semble à la fois très juste et légèrement gênant post #metoo.)

Je savais très exactement quatre choses sur toi […], c’était très peu, c’était minuscule, mais l’amour est la forme de plus haute de la curiosité et je suis tombée amoureuse de toi. 

Avec la simplicité obstinée d’un oiseau faisant son nid, elle apporte ses affaires l’une après l’autre, au rythme de ses allers-retours entre Vienne et Budapest.


Il aurait voulu l’avoir connue quand elle était enfant, l’avoir connue tout le temps, qu’il n’y ait rien de sa vie qu’il lui ait échappé.

(Again, légèrement creepy.)


[…] c’était sa zone de confiance, le Staatsoper, le seul endroit du monde où elle s’autorisait à pleurer, dans le noir protecteur de la grande salle ovale.

…

Attention, on entre en zone de spoiler niveau 1.
À s’être présentée comme la fille de son père, la fille d’un grand ténor, Theodora a occulté sa mère. Attila découvre qu’elle est fille de ténor mais aussi fille de millionnaire, et la différence de classe, s’ajoutant au grief historique des Hongrois contre les Autrichiens, est plus difficile à vivre que la différence d’âge.

En dépit de ses échecs répétés, elle retournait faire les courses avec ravissement, avec enthousiasme, et il voyait bien que ça l’amusait simplement parce qu’elle ne l’avait jamais fait vraiment, elle n’avait jamais eu à nourrir une famille, ni personne. La vie qu’il avait vécue et qui était pour lui la seule vie réelle n’était qu’une sorte de jeu pour elle.


[…] il continuait de lui faire l’amour, comme s’il avait espéré pouvoir enfin épuiser le désir qu’il avait d’elle […]

Faire l’amour à : la préposition me gêne toujours, comme si elle réifiait l’autre. Si on fait l’amour à quelqu’un et pas avec quelqu’un, il y a comme un problème — de fait, Attila a un problème envers Theodora. Je ne vous avais pas encore dit d’ailleurs, que l’héroïne se nomme Theodora, dont l’abréviation en Theo m’a tout autant perturbée que ravie.


La problème, c’est qu’il faut être au moins deux pour se faire la guerre et qu’il est extrêmement difficile et épuisant de sa battre contre un adversaire qui ignore qu’il en est un.


[…] parce qu’elle avait appris la langue hongroise d’abord en lisant de la poésie en pension, elle utilisait le temps verbal du passé archaïque, littéraire, inadapté, et ses phrases résonnaient avec une émotion accrue dans les oreilles d’Attila, comme un poème épique.

Et je ne suis pas une Habsbourg, Attila. Je suis une Babbenberg, et je t’aime. Débrouille-toi avec ça. 

Je deviens vieux, pensa-t-il. J’oublie tout. J’oublie les choses précieuses. 


Quand Theodora trouve beau qu’il ait vendu sa voiture pour acheter de la peinture :

C’est encore un truc de riche de trouver de la beauté dans les sacrifices les plus triviaux, parce que c’est exotique, tout ça, pour toi. Mais moi je ne trouve aucune consolation dans mon exotisme dont le vrai nom est pauvreté.

[…] il semble qu’il n’y a rien que je suisse faire qui change quoi que ce soit au fait que tu es depuis quelques mois ma personne préférée sur cette terre, et alors je suis heureux que tu aies une belle vie, mais j’aurais aimé ça, moi aussi, je crois. 


J’essayais de faire des choses, moi aussi, mais tu n’étais jamais content, pourtant tu ne m’as pas dit de repartir. C’est comme ça que j’ai su que tu m’aimais. Ça avait l’air incroyablement difficile pour toi d’être avec moi, mais pourtant tu continuais, tu dormais dans mes bras, tu restais sur tes gardes, mais tu étais là. […] Elle n’essaya même pas de le séduire ou de le convaincre. Elle savait que ce qui était entre eux était trop considérable, et lui trop subtil pour que ça n’ait pas lieu. Elle attendait simplement qu’il tombe — comme un arbre en feu.

Again, la lisière est fine avec une relation toxique. Mais cette conclusion, l’arbre en feu…


La vérité, sans doute, était qu’Attila trouvait presque une forme de réconfort dans le fait de pouvoir le considérer comme une coupable.

La vérité, en vérité, encore un truc qui taraude l’autrice.

[…] c’était ce qui nous échappe toujours au moment où nous le vivons — à quel point le rapport amoureux est d’abord l’expérience confondante de l’intimité partagée avec l’altérité.

Il l’avait vue être si calme face à ses propres éclats qu’il avait pensé que telle était sa nature — il avait cru avoir exploré intégralement le terrain de sa personnalité, et que la carte qu’il en avait tracée était exacte. Mais en quelques semaines, elle devint une autre personne […] c’était comme si elle avait grandi à son insu en l’espace de quelques jours, elle avait pris de l’ampleur, elle était devenue une walkyrie furieuse, incontrôlable […].

…

Attention, on entre en zone de spoiler niveau 2 : la saison des opéras, point d’orgue de l’exploration psy de Theodora.

Et cette musique, dans un sens, était plus aboutie qu’elle-même, avait été plus aimée par son père qu’elle ne l’avait été elle-même. […] Elle était terrifiée, la musique était trop puissante, à chaque fois c’était un rappel du temps que son père y avait consacré à ses dépens, c’était la musique de quelqu’un qui ne sait pas ce qu’est un enfant, qui ne sait pas ce qu’est la vie réelle, ni le temps perdu. […] tout le ressentiment de Theodora ne faisait pas le poids face à sa connaissance profonde de l’opéra. Cramponnée à son fauteuil, où qu’elle soit, dès les premières notes elle était vaincue, jetée à terre, piétinée par les mouvements merveilleux inventés par son père, elle ne pouvait pas lutter, elle devait faire face, très douloureusement, à l’artiste supérieur qu’il avait été, et qui, d’une façon ou d’une autre, surpassait et effaçait l’être épouvantable qu’elle avait fréquenté intimement.

Est-ce que la musique valait ça, traiter un enfant comme un adulte parce que c’est moins fatigant, moins perturbant, est-ce que la beauté de la musique valait toutes ces absences, est-ce qu’on n’est pas supposé faire un choix entre la postérité et la descendance, quand on est un génie comme les journaux disent que tu en es un à présent que tu es mourant ? Mais à présent qu’elle était devenue malgré elle la plus grande spécialiste de son travail, elle était incapable de répondre à ces questions.

[…] elle allait devoir vivre comme la prêtresse du temps du désamour de son père. […] regarder des salles entières se lever, les yeux embués d’émotion, pour applaudit debout un homme homme qu’elle méprisait autant qu’il l’avait méprisée, et soutenir l’affront de sa musique extraordinaire, sans disposer d’aucun droit de réponse, à moins de se rendre de nuit au Wiener Zentralfriedhof avec une pelle et d’insulter son cadavre.

Ce n’est pas son père qu’elle défend — ce n’est même pas la musique au fond, c’est quelque chose de beaucoup plus subtil, c’est son honneur. Il remonta le ruisseau de ses larme jusqu’à la source, et il vit, enfant, l’enfant offensée et malheureuse qui se cachait sou la guerrière, il comprit sa soif démesurée d’amour, ses réflexes de protection, sa fureur, sa tristesse jamais consolée, son attirance pour les choses quotidiennes, son enjouement inébranlable, il recolla tous les morceaux pour arriver au panorama qui lui avait échappé depuis le début, le territoire immense qui était elle […] Tout ce qu’il savait d’elle prenait sens d’un coup — illuminé. Lorsque nous rencontrons quelqu’un, et que nous tentons de lui résumer les années vécues auparavant afin d’expliquer qui nous sommes, ce que nous disons aboutit toujours à une construction une fable, une histoire — mais, comme toutes les histoires, notre récit n’atteint sa pleine ampleur que lorsqu’il est lu par le bon lecteur. Ce jour-là, Attila la vit pour la première fois en entier, et il tomba amoureux du tout comme il était tombé amoureux de chaque morceau égaré.

Pardon, mais ce n’est pas trop beau ? (J’ai abandonné toute prétention critique, laissez-moi faire ma groupie.)

…

Après avoir percé la carapace de Theodora, c’est au tour d’Attila d’être percé à jour et désarmé :

Et dès qu’elle l’eût dit, il sut qu’elle avait touché juste. Oui, à la fin, si on allait au bout des choses, si on précisait jusqu’à l’os, jusqu’à la douleur, il lui en voulait pour le Burgenland arraché à son territoire pour être recousu au sien sans bonne raison valable. […] Oui, dirent ses yeux hébétés.

(Quand l’autre te devine mieux que toi.)


Je suis désolée qu’on vous ait pris ce truc, cela dit, dans la mesure où tout le monde s’en fout, on peut dire que c’est à toi, si tu veux. Tu peux être le prince secret du Burgenland. 


Tu m’as fait croire que tu avais mal parce que j’ai hérité d’une fortune dont je me fous, tu m’as fait croire que tout était de ma faute, et je t’ai cru […] mais la vérité c’est que tu as trois filles que tu n’arrives pas à oubli parce que c’est impossible d’oublier une chose comme celle-là. Quel abruti. 

Et plus Theodora criait, plus il se sentait bien, paradoxalement, comme si l’équilibre de la justice était enfin revenu sur la terre.


Attila a szerelmem, répondit Theo de sa voix sans merci. (Attila est celui que j’aime.) […] Attila, quelque part dans la fraîcheur de l’automne de ses cinquante-deux ans, la main dans celle de la jeune femme qui l’aimait la tête haute, déposait les armes pour la première fois de sa vie.

Camille va aux anniversaires

Florence des Mots de la mouette parlait dans sa dernière newsletter de « ces lectures vers lesquelles [elle] adore aller [lorsqu’elle n’a] pas l’énergie de [se] lancer dans autre chose : de la fiction qui se déroule à notre époque, dans la vie réelle avec des personnages plutôt normaux entre la vingtaine et la trentaine ». Camille va aux anniversaires pourrait rentrer dans cette catégorie. Certes, Camille a la cinquantaine, mais le décentrement est minimal quand on évolue dans le même milieu socio-culturel (son « normal » à soi).

Sous couvert d’un anniversaire-surprise que la protagoniste doit organiser pour la fiancée de son meilleur ami, Isabelle Boissard se promène en sociologue dans la sphère bobo parisienne, in situ et sur Instagram. J’avais déjà observé ce phénomène dans Les Nuits bleues : le simple fait de décrire verbalement des éléments visuels (émoticones, interfaces…) crée une mise à distance (critique ?). L’autrice-narratrice épingle, mais se pique aussi, si bien que l’ironie ne vire pas à la satire systématique, se teinte au contraire d’une vague tristesse car ceux qu’on épingle, on voudrait leur ressembler :

C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.

L’autrice distille quelques indices sur l’enfance de Camille pour dire qu’elle n’appartient pas tout à fait à ce milieu-là et lui donner la légitimité critique d’une transfuge de classe.

Pour ma part, j’ai exercé l’observation des autres très tôt. Ce que je ne faisais pas, ce que je n’avais pas, ce que je n’étais pas.

En réalité, sans que ce soit au même degré, elle en fait partie, elle en connait et en pratique tous les codes. J’en fais partie, aussi. Les prénoms (le mien, celui du fils d’une amie…). Les pâtisseries. Les reconversions de cadre sup à artisane… J’en fais partie même si mon écart par rapport à la norme de la famille mononuéclaire (et un chouilla de neuroatypie ? mais cette parenthèse ne serait-elle pas en elle-même indicative de ma boboïtude ?) me préserve de la comédie des dîners-entre-amis qui ne le sont peut-être plus tant que ça avec le temps.

Émaillé de remarques très fines et de saillies ironiques qui le sont moins par leur caractère systématique, le roman est plaisant à lire, mais est-ce qu’à écailler le vernis d’une certaine société il ne reste pas un peu en surface ? Ou est-ce que cette superficialité est une manière pudique d’évoquer la rupture et le vieillissement, tout comme l’organisation de l’anniversaire est une mission-prétexte confiée à Camille pour la sortir de l’abattement ? Je ne saurais dire. Nicorette, conclurais-je si, comme cette Bridget Jones bobo, je calmais mes angoisses par un substitut de cigarette.

…

Je suis rentrée dans la rame de métro bondée en mode main character, comme dit ma fille. […] Si j’ai bien compris, cela veut dire que tu vis une situation précise en te prenant pour une queen.

J’ai joué au main character dans le métro toute ma vingtaine, dès que j’avais des talons.

…

Cette scène de dîner est vraiment bien croquée :

Je regarde la bouche d’Oriane, toute petite, toute fine, pincée, comme un anus peint en rouge orangé.

L’ordre des prénoms dans les couples m’a toujours amusée. On ne dit pas Nicolas et Delphine, mais Delphine et Nicolas, de même, on dit Oriane et Matthieu. Une histoire de voyelle, de hiatus, d’équilibre.

Oriane s’est empressée de nous inviter. Elle a été déçue par mon « je » qui cassait la parité de son dîner.

Me proposer, c’est signifier que je comprends qu’elle supplée aux tâches de son mari. Me proposer, c’était voir que Matthieu n’est pas le mari parfait aux yeux de tous.

…

L’analyse des tics de langage est un des aspects que j’ai préféré.

Elle adore « nous partager », elle ne partage pas avec nous quelque chose, sa syntaxe à elle, c’est « je vous partager quelque chose » […].


On dit d’elle qu’elle assume son goût pour la liberté. Je ne comprends pas cette phrase. J’essaie de la mettre à la négative. Comment serait une personne qui n’assumerait pas son goût pour la liberté ?

Passion explication de texte de magazine féminin.


Elle est de gauche, évidemment. Elle fait partie de ces gens de gauche qui me donnent envie d’être de droite. […] Elle dit « du coup » tout le temps. Elle me parle de sa maison, qu’elle a rénovée. Elle dit « réno », « déco ». […] Elle dit « canon » aussi. « Cool », beaucoup. En tous cas, c’est très cool, même si c’est énormément de taf.

Oups. Prise en flag’. Du coup, je remplace cool par chouette ?


Elle a dû faire latin en option la Nouffe parce qu’elle enfonce le clou à coups de locution latine : aujourd’hui, on voudrait tout hic et nunc — qui ne sont pas des noms de cochons d’Inde d’un quelconque Disney, non, hic et nunc, ça veut dire « tout et tout de suite ».

Pwd bis. Hic et nunc, les Tic et Tac bobo, je meurs.


Es-tu actrice de ta vie ? Bah nan, je suis figurante ou background character.

…

Insta. Insta. Insta.

Le publicité et Instagram sont basés sur le désir mimétique. Si je désire avoir ou être George Clooney, je désire le café que boit George Clooney. […] Est-ce que la jalousie, c’est pareil que le désir mimétique ?


Instagram est une grande liste de courses, de spots et de scoops. Entre le Sopalin bioresponsable et la mozzarella écoéthique, se trouvent les vies merveilleuses des autres.


Instagram, c’est un putain de Jokari. Je suis une balle en caoutchouc attachée à un socle par un élastique qui, après avoir été frappée, revient. Instarissable.

…

On trouve aussi en filigrane quelques réflexions sur le désir en vieillissant, sur l’amitié, sur les relations qui n’ont pas de nom.

Quand je dis séduisant, je veux dire désirable en amitié.

André, cet homme merveilleux qui n’est ni mon père ni mon amant.

…

En vrac, pour le plaisir :

En sortant, je croise un couple enlacé sur une trottinette, elle devant, entre ses bras à lui. La trottinette, le Titanic des jeunes.

L’image risque de me poursuivre.


Parfois, entre deux séquences séparées par une astérisque : une citation. Toute seule, comme ça, sans faire semblant de la rattacher à une pensée ou un souvenir de la narratrice. C’est mieux.
Celle-ci m’a tellement fait penser à Ör, d’Auður Ava Ólafsdóttir :

« Quand quelqu’un se rend compte que sa vie ne vaut rien, soit il se suicide, soit il voyage. » Edward Dahlberg


L’expression de leur visage est de celle des Playmobil ou de la Joconde : apaisante.


L’extrait suivant est beaucoup plus long, j’ai fait des coupes pour ne garder que quelques exemples :

À quel âge devient-on vieux ?
— selon les mutuelles de santé, 60 ans.
— pour les cabinets de recrutement, 45 ans.
— pour ma mère, 70 ans.
— en athlétisme, 46 ans.
— en cyclisme, 30 ans.
— pour mes filles, 40 ans.
— pour l’OMS, une grossesse gériatrique commence à 35 ans.


J’expliquerais qu’il faut acheter éthique et responsable. […] J’ignorerais que la frustration cause des envies de compensation.


La mobilité douce, la vapeur douce, les médecines douces, la sodomie douce.

Celle-là frappe fort. Frappe fort doucement.


Tout y est blanc. Ou pire, nacré ou beige irisé. Très peu de marchandise. On travaille la rareté. […] Encore une meuf qui a réussi à remettre du sens dans son travail. Un retour aux sources. […] C’est très malin la niche du monoproduit. […] Le produit insolite permet de se démarquer et, par transitivité, le client va l’acheter POUR se démarquer !

Certaines pâtisseries portent des noms de célébrités. […] Ont suivi la « tarte Jeannette », celle de Jeanne Bardot et « ma bûche » de Pierre Durand, un autre people de Saint-Astre. « Ma bûche » a disparu après que le chanteur a fait la une des journaux pour agression sexuelle.


[…] ces enfants-là [Achille et Colette] ont écouté Pierre et le loup et savent reconnaître Pierre-quatuor à cordes […] ils ne se sont pas roulés par terre pour obtenir des Chocapic parce qu’ils ont mangé des porridges festifs au petit déjeuner, ont eu leur espace dans le potager, n’ont pas porté de pyjama Superman parce que chez Bobo-les-belles-choses, on ne vend que des vêtements en coton bio avec des animaux mignons et inoffensifs dessinés dessus, tout, tout, tout est de bon goût. Je me demande comment se passent les choses derrière la vitrine. […] C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.

J’ai décédé au porridge festif. J’ai revu les animaux mignons sur le pyjama  Monoprix que j’ai offert au fils de JoPrincesse.


Normalement, je déteste ces battements pourtant discrets qui me rappellent la petite horloge dans la cuisine de ma mère et la grosse dans la pièce de vie chez mes grands-parents paternels. Je déteste la scansion du temps qui passe.


Elle porte un prénom de fruit. Elle a une voix de petite fille qui s’étonne en continu. Pour elle, tout est normal. Ce qu’elle fait, sa vie d’artiste et d’écrivaine, c’est normal ; son père était artiste peintre, sa mère normalienne, donc c’est normal. Elle parle de son amour pour Roald Dahl, qu’elle prononce « Rold Dooooôl ». […] chaque lecture est associée à un souvenir, à une odeur, même ses livres de poche. Elle parle comme Angélique marquise des anges qui aurait bouffé le Petit Prince.

On est d’accord que Clémentine Mélois a inspiré ce personnage ?