Veiller sur elle, un roman jeunesse pour adultes ?

Ils sont trente-deux. Trente-deux à habiter encore l’abbaye en ce jour d’automne 1986, au bout d’une route à faire pâlie ceux qui l’empruntent. En mille ans, rien n’a changé. Ni la raideur de la voie ni son vertige. Trente-deux cœurs solides — il faut l’être quand on vit perché au bord du vide —, trente-deux corps qui le furent aussi, dans leur jeunesse. Dans quelques heures, ils seront un de moins.

Veiller sur elle commence par la fin, le narrateur à l’orée de la mort dans un monastère. Déjà, j’ai un faible pour les huis-clos religieux ; mon passage préféré des Misérables est celui où Cosette se réfugie dans un couvent : dans mon souvenir; la fascination l’emporte de loin sur l’anticléricalisme de l’auteur. Et je ne sais pas si c’est le slogan des Folio junior de mon enfance qui m’a suivi (« Et si c’était par la fin que tout commençait ? ») ou l’Antigone adolescente d’Anouilh (« Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir […] ») mais connaître le dénouement aiguise davantage ma curiosité qu’un suspens fondé uniquement sur la rétention. La vraie question n’est pas : que va-t-il se passer ? mais : comment en est-on arrivé là ? Comment le môme de douze ans que se remémore le narrateur va devenir le sculpteur d’une Pietà cachée dans un monastère pour éviter les émois intempestifs qu’elle semble avoir déclenché ?

On l’enferme pour la protéger.
L’abbé soupçonne que ceux qui l’ont mise là ont tenté de se protéger eux.

D’emblée, le destin est posé, la mort en est garante, on ira jusqu’au bout, jusqu’à ce que la suite improbable des événements qui se succèdent au cours d’une vie se mettent à faire sens. Parce que l’auteur m’offre cette garantie narrative, j’accepte de me faire bringuebaler dans les bouges de Rome et de Florence, dans la campagne italienne du début du siècle et les cercles fascistes de l’entre-deux guerres, dans des rebondissements tous plus rocambolesques les uns que les autres qui exigent une suspension de l’incrédulité au moins aussi souple que celles des voitures qui empruntent la route caillouteuse menant à Pietra d’Alba.

Pietra d’Alba, Pietra Viva : le nom de la ville, la description de ses lumières, a ravivé mon souvenir du roman de Léonor de Recondo. Le protagoniste de Veiller sur elle est d’ailleurs construit comme un décalque fictionnel de Michelangelo (Buonarroti) : Mimo, qui préfère se faire appeler par ce diminutif, porte le même prénom que le maître de la Renaissance, et sa Pietà sera à maintes reprises comparée à celle de la basilique Saint-Pierre. Mais j’ai peut-être davantage encore pensé à Io sono Michelangelo, ma première et à ce jour unique lecture en italien dans le texte : pour Michel-Ange, oui, mais surtout pour la dimension rocambolesque pas inhérente mais presque au roman jeunesse — qui la tolère en tous cas beaucoup mieux que la littérature générale. Melendili dira plus justement sans doute qu’on dirait presque un roman de capes et d’épées (de bures et de burins ?). Pendant toute ma lecture, j’ai pensé : un roman jeunesse pour adultes.

Je veux dire, déjà, le casting : un sculpteur de petite taille et de grand talent, de génie même, une mère aux yeux violets, une jeune lectrice hypermnésique qui en remontre à tous, un jeune homme qui s’habille d’uniformes dépareillés et dont le baragouinage n’est compréhensible que par son frère jumeau, une princesse serbe qui n’en est peut-être pas une… L’enfance pauvre et désolée de Mimo fait croire à un conte, cruel comme seul sait l’être un conte, tandis que son amie Viola apporte son lot d’échappées surnaturelles, au cimetière (Mimo la prend pour une revenante la première fois) et dans la forêt (elle se serait transformée en ourse pour échapper à un viol). Cette mythologie enfantine infuse avec force la suite de l’histoire, la fantasque et fantastique Viola perdurant dans le regard de Mimo même quand l’originale devient une âme mélancolique ou rebelle que sa famille aristocratique voudrait protéger d’elle-même, prononçant des mots comme « folle », « cinglée », « lithium ». À ce titre, Veiller sur elle est un Grand Meaulnes qui a réussi : la féerie initiale fait tout aussi forte impression, au point d’oblitérer un temps des réalités parallèles (qui sans elle auraient été difficile à vivre), mais elle n’est pas un rêve qui s’affadit dans le temps, vague fantasme débilitant ; au contraire, elle infuse, donne force et courage, un point d’ancrage pour mesurer et revenir de la dérive, même quand la dérive en question implique de prendre des commandes du régime fasciste.

La réalité n’est pas éludée, même pour les partisans d’une réalité tronquée qui réservent le terme à ses aspects les plus déprimants : pauvreté, abandon, mauvais traitements, humiliations, violence, tentative de viol, alcoolisme, compromis, électrochocs, collaboration, meurtres… Pourtant, l’espoir n’y est jamais abandonné, même quand les personnages sont en proie au désespoir. C’est un principe implicite de la littérature jeunesse (du noir, oui, mais pas de désespérance pour le lecteur)… et un levier d’empouvoirement revendiqué dans le génial Éloge des fins heureuses de Coline Pierré. Le roman de Jean-Baptiste Andrea aurait pu y figurer, pour la force vitale (force de l’art et force des personnages) qui ne cesse de s’y renouveler et de s’y déployer, peu importent les tragédies ou la crasse morale par laquelle passent ses personnages. Elles passent, avec humour ou avec le temps. Tout est narré avec alacrité, on ne s’appesantit pas, rien n’est gravé dans le marbre que le chemin du sculpteur.

Alberto me haïssait, je le détestais, mais nous nous appuyions l’un sur l’autre pour ne pas tomber. Sans moi, l’atelier était fini. Sans lui, j’aurais dû quitter Pietra d’Alba, et Pietra d’Alba, c’était Viola. Alors peu importaient les brimades, les humiliations, les « pezzo di merda » […]. Peut-être même qu’à notre façon, comme une bonne moitié des couples du village et sans doute au-delà, nous étions heureux.

…

Voilà, j’ai fini une chroniquette pas trop trop mal ficelée, mais aussitôt finie, aussitôt rouverte, laborieusement complétée, attendez, j’ai oublié, oublié le temps qui ouvre de la profondeur de champ sur l’époque et sur soi, oublié la lenteur et la vitesse du monde dans lequel Mimo naît puis meurt (un voyage qui prend deux jours dans l’enfance de Mimo ne prend plus que quelques heures à la fin de sa vie), oublié surtout l’amour et l’amitié, l’évidence et l’ambivalence.

La main de Viola était blottie dans la mienne. Ja la lâchai régulièrement pour le plaisir de la reprendre.

La relation de Mimo et Viola participe à mon impression de roman jeunesse pour adultes : il n’y a que l’enfance pour savoir avec certitude que les histoires d’amitié sont des histoires d’amour, dans l’évidence de l’absence du désir. On nous en raconte si peu à l’âge adulte qu’à partir du moment où les protagonistes sont adolescents, il faut sans cesse arracher le soupçon amoureux, qui revient avec une obstination de mauvaise herbe. Le point régulier sur l’état de la poitrine de Viola n’aide pas, sans que l’on sache si la remarque est à mettre sur le compte du narrateur chatouillé par ses hormones ou s’il s’agit d’un trope d’auteur masculin (c’est bien un truc de mec hétéro, la fixation sur les seins ; est-ce qu’on est au courant de l’évolution testiculaire de ces messieurs en devenir ?). Il faut que Viola mette les points sur les i pour que la chose soit claire :

Elle prit ma main et la posa sur son cœur. Toujours aussi peu rembourré, toujours émouvant comme les collines de Toscane.
— Nous sommes jumeaux cosmiques. Ce que nous avons est unique, pourquoi le compliquer ? Je n’ai pas le moindre intérêt pour les choses auxquelles mène normalement cette conversation. […] La chose doit être agréable, bien sûr, pour abêtir à ce point. Mais je ne veux pas devenir bête, justement. J’ai des choses à faire. Et toi aussi. Un grand destin nous attend. […]

Cela dit à quel point l’amour non-romantique est compliqué à concevoir et à raconter. Pour qu’on concède l’amitié entre un homme et une femme, il faut un homme que son handicap éloigne des standards de la virilité (exercice d’équilibriste, on compensera en lui attribuant plein de conquêtes désirables), friendzoné par une femme qui non seulement n’a pas de formes voluptueuses (imaginez un peu !), mais n’a en outre aucun intérêt pour le sexe ou l’amour.

Sa féminité n’était pas dans ses formes mais dans l’austérité sensuelle de leur absence, cette manière anguleuse de se mouvoir comme si elle évitait en permanence d’invisibles obstacles, en jouant des coudes et des genoux.

(En vrai, totalement mon kink, qu’on parle au féminin ou au masculin.)

Ne vous y méprenez pas, j’adore cette histoire d’amitié entre « a-normaux », j’adore ce personnage de fille puis de femme érudite, fantasque, névrosée, aromantique qui se bat pour exister indépendamment des rôles auxquelles la société veut la cantonner. Mais ça fait cher la garantie amicale.

Il y eut bien sûr d’autres femmes, puisqu’on me posa souvent la question, comme si c’était important.

Le narrateur ensuite fait mine d’être offusqué quand il faut sans cesse lever le doute sur sa relation avec sa meilleure amie, mais le fait de fréquemment lever le doute amoureux le reconduit. On ne peut pas s’empêcher de se demander si cette histoire d’amitié homme-femme ne serait pas en réalité un amour courtois (Mimo se vénère quand, défendant Viola, on le traite de chevalier servant) qui s’inscrirait dans la tradition de la passion — l’amour qui donne sa pleine mesure d’être contrarié. Probablement est-ce l’indice que l’auteur se situe à cheval entre une certaine tradition romantique/romanesque (hétérosexuelle) et une modernité plus fluide, où l’amitié se voit valorisée comme une forme d’amour à part entière.

…

Quelques autres citations pour le plaisir et pour la route — je me rends compte qu’il y a pas mal de dialogues dans ma sélection, ce n’est pas si courant, les (bons)(et nombreux) dialogues au style direct :

Des hommes beaucoup plus courageux que moi se seraient évanouis. C’est donc ce que je fis.

— Je le jure, je te dis. Tu veux qu’on crache ? Qu’on mélange nos salives pour que ce soir valable ?
— Les adultes mélangent tout le temps leur salive. Ça ne les empêche pas de se trahir et se poignarder à longueur de journée. Nous, on va faire autrement.

— […] Tu sauras que tu es sur le bon chemin, Mimo, quand tout le monde te dira le contraire.
— Je préférerais plaire à tout le monde.
— Bien sûr. C’est pour ça qu’aujourd’hui tu n’es rien. Bon anniversaire

— J’aimerais que tout redevienne comme avant.
— Nous ne sommes plus comme avant. […] Mais nous pouvons voyager côte à côte. Sans héroïsme, cette fois.
— Qui veut d’une vie sans héroïsme ?
— Tous les héros, en général.

— Pourquoi m’as-tu abandonné ?
[…] — La vie est une succession de choix que l’on referait différemment s’il nous était donné de tout recommencer, Mimo.

Nous retenions les premiers mots, sans savoir s’ils seraient banals ou grandioses, pour le plaisir d’en goûter la saveur le plus tard possible.

Le changement était doux, vous soufflait à l’oreille, sournois, que rien ne changeait jusqu’à ce qu’il fût trop tard.
[…] J’avais cligné des yeux, et ils avaient tous vieilli.

(Beaucoup aimé aussi le twist (féministe) final que je ne recopierai évidemment pas pour ne pas spoiler, avec sa manière de boucler la boucle amorcée par le titre : Veiller sur elle, Viola et la Pietà, Marie et le Christ, la vierge et l’enfant qui n’en est plus une)

Le Dernier Amour d’Attila Kiss

Le Dernier Baiser d’Attila : j’ai ainsi contracté le titre tout le temps que le livre est resté avec la pile de mes emprunts. Le Dernier Amour d’Attila Kiss, de son titre exact, est le premier roman de Julia Kerninon, mon dernier crush littéraire en date dont je risque d’avoir tout lu avant la fin de l’année. C’est un premier roman, ça se sent : tout y est, foisonnant, entassé comme les ors et ornements dans une église baroque italienne. C’est trop et c’est parfait, riche et éblouissant, même si c’est aussi bancal, évidemment, même si cette histoire de grief historique inséré à l’échelle d’une relation est un peu dure à avaler pour qui n’est pas en année sabbatique, enfermée dans une pièce à écrire à Budapest, et Julia Kerninon le sait, qui en fait un paravant, un prétexte pour son personnage qui a d’autres choses à se reprocher. Il y a déjà là toute l’habileté narrative que la romancière déploiera avec davantage de maîtrise encore dans ses romans suivants, il y a des thèmes que l’on retrouve, la fuite comme sortie de route, le passé que l’on porte avec soi comme une lourde couronne, les relations amoureuses asymétriques en âge (et toujours l’homme plus âgé) ou encore le désir qui se sait et ne s’en excuse pas.

Encore une fois, j’ai eu envie de tout recopier. J’ai jubilé ce faisant des adverbes qu’il faudrait couper en vertu de je ne sais quelle retenue littéraire et que Julia Kerninon utilise goulûment, absolument ; je me suis gavée de toutes ces virgules qui accumulent, précisent, enrichissent et brouillent en même temps ce que l’on commençait à cerner, qui déborde toujours. J’ai recopié comme elle écrit, sans choisir, en choisissant tout, de tout embrasser.

Les extraits suivants spoilent et ne gâchent rien, mais spoilent tout de même, aussi je vous suggérerais d’arrêter de lire dès qu’ils vous auront donné envie de lire le roman. Tout est donné dès le début, dans un incipit somptueux que j’ai relu plusieurs fois avant d’embrayer sur la lecture. Tout est donné dès le début, mais tout ne se comprend pas depuis le début ; comme en thérapie chez le psy, il y a un cheminement à faire pour revenir au début et s’écrier mais c’est bien sûr, mais tout était là, et tout y était effectivement, condensé, à déployer. C’est là qu’est la volupté de la lecture, et une fois encore le savoir-faire narratif de Julia Kerninon, qui élèvera dans Liv Maria le procédé au rang de préfiguration tragique, dans une sorte d’anti-ironie dramatique.

Au début, il la vit comme une Apache à la peau claire, mi-conquérante mi-fugitive, parce qu’elle était venue s’asseoir à sa table avec cette assurance déroutante — et puis, lorsqu’elle commença à parler, le premier soir, il discerna la fille en elle, non pas l’enfant mais l’infante, la descendante, la dernière d’une lignée, portant sut sa tête quelque chose de très lourd qu’elle ne pouvait ni voir, ni toucher. Après, il découvrit la guerrière, l’orpheline, qui amenait avec elle l’amante merveilleuse aux yeux grands ouverts, et il fut séduit. Soulevant une à une les couches sédimentaires qui la recouvraient, la protégeaient, lentement il vit se dessiner l’héritière d’une fortune et d’un nom séculaires […].

Plus on précise, plus on brouille.

Peut-être, lorsque nous prononçons les mots histoire d’amour, croyons-nous désigner ainsi la qualité romanesque de nos affections, la façon dont nous pouvons les réduire a posteriori à la banalité d’un récit — mais nous oublions alors que l’autre sens du mot histoire signifie archive, mémoire, rappelant que
les passions ne sont pas seulement des fables, mais d’abord une succession de guerres gagnée set perdues, de territoires conquis, annexés, pus brûlés, de frontières sans cesse réagencés. En réalité, l’histoire d’un amour repose sur les défaillances et les concessions, les enclaves protégées, les coups d’État, les caresses, les victoires, les amnisties, les biscuits de survie, la température extérieure, les boycotts, les alliances, les revanches, les mutineries,  les tempêtes, les ciels dégagés, la mousson, les paysages, les ponts, les fleuves, les collines les exécutions exemplaires, l’optimisme, les remises de médailles, les guerres de tranchées, les guerres éclairs, les réconciliations, les guerres froides, les bonnes paix et les mauvaises les défilés victorieux, la chance et la géographie. Lorsque deux individus se rencontrent et chercher à entrer en contact jusqu’à se fondre, cela commence toujours comme commence une guerre — par la considération des forces en présence.

Une histoire d’amour comme un historique (de la mise en relation).

Ceci est l’histoire d’un amour — la plus petite de toutes les histoires — l’histoire du dernier amour d’Attila Kiss. Parce que c’est une chose de déposer les armes, dans un mouvement superbe de tapage et de dévotion, mais c’en est une autre que d’accepter à partir de cet instant de se vivre comme perpétuellement désarmé.

J’adore qu’elle ne vende pas ça comme une grande histoire d’amour, mais au contraire comme une petite, la plus petite de toutes, où se jouent aussi de grandes choses. Peut-être aussi veut-on la garder petite parce que les grandes histoires d’amour le sont souvent par l’ampleur de leur fin dramatique ?

…

Il s’était demandé : Mais qu’est-ce que j’aime, au juste, dans cette odeur ? Et puis, immédiatement après, beaucoup plus douloureusement : Qu’est-ce que j’aime ? 


Pourtant, toutes ces dernières années insensées, passées à […] mentir à tout le monde, à louvoyer sans cesse, il ne s’était pas senti coupable — il s’était senti vivant.

(On retrouve ça avec les amants concomitants de Toucher la terre ferme.)


Il entassait les toiles finies dans un coin du salon, il se faisait un monde. Il avait appris à mélanger ses couleurs lui-même. ll avait appris la perspective. Il avait appris l’échec.

(Ici je repense à Une activité respectable, à la mère qui semble ne pas connaitre l’échec, parce sa fille n’a jamais été témoin des essais infructueux tentés avant sa naissance.)


[…] des touristes hystériques se jetant dans nos thermes comme des beignets dans l’huile chaude.

J’ai ri. Je veux dire, vraiment, pas intérieurement. Des sons sont sortis de ma bouche alors que je lisais au parc Barbieux, je crois. Et j’ai eu envie de Julia Kerninon soit ma pote. Désormais de gros beignets se superposent à mes souvenirs des bains Lukács.


Il refusait de l’admettre, mais il n’était pas vraiment taillé pour la monotonie qu’il avait lui-même établie dix ans plus tôt.


Et à part des rôles, qu’est-ce qu’il affronte, ton père ? lança-t-il. — Moi, elle avait répondu après un court silence. Il m’a affrontée, moi.Et comment ça s’est passé ? — Eh bien, il est mort. 
Alors Attila la regarda en face pour de bon.

That kind of badass girl.

Et elle, elle avait été la fille de ce monstre sonore, de ce bruit massif […]. Tu étais d’abord la fille d’un homme qui criait très fort, lui dirait Attila plus tard, quand ils se connaîtraient mieux. Oui, répondrait-elle, semblant l’espace d’un court instant scandaleusement soulagée de pouvoir le réduire à ça, libérée, cette érudite de l’opéra, ce puits de science musicale, cette fille de l’art, sa fille à lui, élevée dans ses chants, apaisée d’un seul coup en osant seulement l’évoquer par le bruit permanent qu’il lui avait imposé toute son enfance. Le pire, c’est que je ne sais même pas si j’aime vraiment la musique, avait-elle avoué le premier soir.

C’était comme une cathédrale de musique, et j’étais toute seule dedans […]


Quand nous avons fait l’amour, il y avait à peine quelques heures que je t’avais vu pour la première fois, assis à cette terrasse avec tous tes vêtements sur toi, et voilà que déjà nous étions nus ensemble — c’était presque une surprise de découvrir que tu avais un corps sous le tissu, penser que c’était si proche, qu’avant ça au café je t’avais demandé si je pouvais m’asseoir avec toi, j’avais eu recours à la politesse pour demander une chose aussi minuscule […] et à présent nous ne nous demandions plus rien, nous étions déjà dans cette brèche sauvage qu’ouvre le sexe dans les rapports humains, cette zone de non-droit où tout devient plus rapide, plus exigeant, plus instinctif, et je posais ma bouche sur la tienne alors que quelques heures avant je me serais excusée si je t’avais frôlé par inadvertance. 

(Cela me semble à la fois très juste et légèrement gênant post #metoo.)

Je savais très exactement quatre choses sur toi […], c’était très peu, c’était minuscule, mais l’amour est la forme de plus haute de la curiosité et je suis tombée amoureuse de toi. 

Avec la simplicité obstinée d’un oiseau faisant son nid, elle apporte ses affaires l’une après l’autre, au rythme de ses allers-retours entre Vienne et Budapest.


Il aurait voulu l’avoir connue quand elle était enfant, l’avoir connue tout le temps, qu’il n’y ait rien de sa vie qu’il lui ait échappé.

(Again, légèrement creepy.)


[…] c’était sa zone de confiance, le Staatsoper, le seul endroit du monde où elle s’autorisait à pleurer, dans le noir protecteur de la grande salle ovale.

…

Attention, on entre en zone de spoiler niveau 1.
À s’être présentée comme la fille de son père, la fille d’un grand ténor, Theodora a occulté sa mère. Attila découvre qu’elle est fille de ténor mais aussi fille de millionnaire, et la différence de classe, s’ajoutant au grief historique des Hongrois contre les Autrichiens, est plus difficile à vivre que la différence d’âge.

En dépit de ses échecs répétés, elle retournait faire les courses avec ravissement, avec enthousiasme, et il voyait bien que ça l’amusait simplement parce qu’elle ne l’avait jamais fait vraiment, elle n’avait jamais eu à nourrir une famille, ni personne. La vie qu’il avait vécue et qui était pour lui la seule vie réelle n’était qu’une sorte de jeu pour elle.


[…] il continuait de lui faire l’amour, comme s’il avait espéré pouvoir enfin épuiser le désir qu’il avait d’elle […]

Faire l’amour à : la préposition me gêne toujours, comme si elle réifiait l’autre. Si on fait l’amour à quelqu’un et pas avec quelqu’un, il y a comme un problème — de fait, Attila a un problème envers Theodora. Je ne vous avais pas encore dit d’ailleurs, que l’héroïne se nomme Theodora, dont l’abréviation en Theo m’a tout autant perturbée que ravie.


La problème, c’est qu’il faut être au moins deux pour se faire la guerre et qu’il est extrêmement difficile et épuisant de sa battre contre un adversaire qui ignore qu’il en est un.


[…] parce qu’elle avait appris la langue hongroise d’abord en lisant de la poésie en pension, elle utilisait le temps verbal du passé archaïque, littéraire, inadapté, et ses phrases résonnaient avec une émotion accrue dans les oreilles d’Attila, comme un poème épique.

Et je ne suis pas une Habsbourg, Attila. Je suis une Babbenberg, et je t’aime. Débrouille-toi avec ça. 

Je deviens vieux, pensa-t-il. J’oublie tout. J’oublie les choses précieuses. 


Quand Theodora trouve beau qu’il ait vendu sa voiture pour acheter de la peinture :

C’est encore un truc de riche de trouver de la beauté dans les sacrifices les plus triviaux, parce que c’est exotique, tout ça, pour toi. Mais moi je ne trouve aucune consolation dans mon exotisme dont le vrai nom est pauvreté.

[…] il semble qu’il n’y a rien que je suisse faire qui change quoi que ce soit au fait que tu es depuis quelques mois ma personne préférée sur cette terre, et alors je suis heureux que tu aies une belle vie, mais j’aurais aimé ça, moi aussi, je crois. 


J’essayais de faire des choses, moi aussi, mais tu n’étais jamais content, pourtant tu ne m’as pas dit de repartir. C’est comme ça que j’ai su que tu m’aimais. Ça avait l’air incroyablement difficile pour toi d’être avec moi, mais pourtant tu continuais, tu dormais dans mes bras, tu restais sur tes gardes, mais tu étais là. […] Elle n’essaya même pas de le séduire ou de le convaincre. Elle savait que ce qui était entre eux était trop considérable, et lui trop subtil pour que ça n’ait pas lieu. Elle attendait simplement qu’il tombe — comme un arbre en feu.

Again, la lisière est fine avec une relation toxique. Mais cette conclusion, l’arbre en feu…


La vérité, sans doute, était qu’Attila trouvait presque une forme de réconfort dans le fait de pouvoir le considérer comme une coupable.

La vérité, en vérité, encore un truc qui taraude l’autrice.

[…] c’était ce qui nous échappe toujours au moment où nous le vivons — à quel point le rapport amoureux est d’abord l’expérience confondante de l’intimité partagée avec l’altérité.

Il l’avait vue être si calme face à ses propres éclats qu’il avait pensé que telle était sa nature — il avait cru avoir exploré intégralement le terrain de sa personnalité, et que la carte qu’il en avait tracée était exacte. Mais en quelques semaines, elle devint une autre personne […] c’était comme si elle avait grandi à son insu en l’espace de quelques jours, elle avait pris de l’ampleur, elle était devenue une walkyrie furieuse, incontrôlable […].

…

Attention, on entre en zone de spoiler niveau 2 : la saison des opéras, point d’orgue de l’exploration psy de Theodora.

Et cette musique, dans un sens, était plus aboutie qu’elle-même, avait été plus aimée par son père qu’elle ne l’avait été elle-même. […] Elle était terrifiée, la musique était trop puissante, à chaque fois c’était un rappel du temps que son père y avait consacré à ses dépens, c’était la musique de quelqu’un qui ne sait pas ce qu’est un enfant, qui ne sait pas ce qu’est la vie réelle, ni le temps perdu. […] tout le ressentiment de Theodora ne faisait pas le poids face à sa connaissance profonde de l’opéra. Cramponnée à son fauteuil, où qu’elle soit, dès les premières notes elle était vaincue, jetée à terre, piétinée par les mouvements merveilleux inventés par son père, elle ne pouvait pas lutter, elle devait faire face, très douloureusement, à l’artiste supérieur qu’il avait été, et qui, d’une façon ou d’une autre, surpassait et effaçait l’être épouvantable qu’elle avait fréquenté intimement.

Est-ce que la musique valait ça, traiter un enfant comme un adulte parce que c’est moins fatigant, moins perturbant, est-ce que la beauté de la musique valait toutes ces absences, est-ce qu’on n’est pas supposé faire un choix entre la postérité et la descendance, quand on est un génie comme les journaux disent que tu en es un à présent que tu es mourant ? Mais à présent qu’elle était devenue malgré elle la plus grande spécialiste de son travail, elle était incapable de répondre à ces questions.

[…] elle allait devoir vivre comme la prêtresse du temps du désamour de son père. […] regarder des salles entières se lever, les yeux embués d’émotion, pour applaudit debout un homme homme qu’elle méprisait autant qu’il l’avait méprisée, et soutenir l’affront de sa musique extraordinaire, sans disposer d’aucun droit de réponse, à moins de se rendre de nuit au Wiener Zentralfriedhof avec une pelle et d’insulter son cadavre.

Ce n’est pas son père qu’elle défend — ce n’est même pas la musique au fond, c’est quelque chose de beaucoup plus subtil, c’est son honneur. Il remonta le ruisseau de ses larme jusqu’à la source, et il vit, enfant, l’enfant offensée et malheureuse qui se cachait sou la guerrière, il comprit sa soif démesurée d’amour, ses réflexes de protection, sa fureur, sa tristesse jamais consolée, son attirance pour les choses quotidiennes, son enjouement inébranlable, il recolla tous les morceaux pour arriver au panorama qui lui avait échappé depuis le début, le territoire immense qui était elle […] Tout ce qu’il savait d’elle prenait sens d’un coup — illuminé. Lorsque nous rencontrons quelqu’un, et que nous tentons de lui résumer les années vécues auparavant afin d’expliquer qui nous sommes, ce que nous disons aboutit toujours à une construction une fable, une histoire — mais, comme toutes les histoires, notre récit n’atteint sa pleine ampleur que lorsqu’il est lu par le bon lecteur. Ce jour-là, Attila la vit pour la première fois en entier, et il tomba amoureux du tout comme il était tombé amoureux de chaque morceau égaré.

Pardon, mais ce n’est pas trop beau ? (J’ai abandonné toute prétention critique, laissez-moi faire ma groupie.)

…

Après avoir percé la carapace de Theodora, c’est au tour d’Attila d’être percé à jour et désarmé :

Et dès qu’elle l’eût dit, il sut qu’elle avait touché juste. Oui, à la fin, si on allait au bout des choses, si on précisait jusqu’à l’os, jusqu’à la douleur, il lui en voulait pour le Burgenland arraché à son territoire pour être recousu au sien sans bonne raison valable. […] Oui, dirent ses yeux hébétés.

(Quand l’autre te devine mieux que toi.)


Je suis désolée qu’on vous ait pris ce truc, cela dit, dans la mesure où tout le monde s’en fout, on peut dire que c’est à toi, si tu veux. Tu peux être le prince secret du Burgenland. 


Tu m’as fait croire que tu avais mal parce que j’ai hérité d’une fortune dont je me fous, tu m’as fait croire que tout était de ma faute, et je t’ai cru […] mais la vérité c’est que tu as trois filles que tu n’arrives pas à oubli parce que c’est impossible d’oublier une chose comme celle-là. Quel abruti. 

Et plus Theodora criait, plus il se sentait bien, paradoxalement, comme si l’équilibre de la justice était enfin revenu sur la terre.


Attila a szerelmem, répondit Theo de sa voix sans merci. (Attila est celui que j’aime.) […] Attila, quelque part dans la fraîcheur de l’automne de ses cinquante-deux ans, la main dans celle de la jeune femme qui l’aimait la tête haute, déposait les armes pour la première fois de sa vie.

Camille va aux anniversaires

Florence des Mots de la mouette parlait dans sa dernière newsletter de « ces lectures vers lesquelles [elle] adore aller [lorsqu’elle n’a] pas l’énergie de [se] lancer dans autre chose : de la fiction qui se déroule à notre époque, dans la vie réelle avec des personnages plutôt normaux entre la vingtaine et la trentaine ». Camille va aux anniversaires pourrait rentrer dans cette catégorie. Certes, Camille a la cinquantaine, mais le décentrement est minimal quand on évolue dans le même milieu socio-culturel (son « normal » à soi).

Sous couvert d’un anniversaire-surprise que la protagoniste doit organiser pour la fiancée de son meilleur ami, Isabelle Boissard se promène en sociologue dans la sphère bobo parisienne, in situ et sur Instagram. J’avais déjà observé ce phénomène dans Les Nuits bleues : le simple fait de décrire verbalement des éléments visuels (émoticones, interfaces…) crée une mise à distance (critique ?). L’autrice-narratrice épingle, mais se pique aussi, si bien que l’ironie ne vire pas à la satire systématique, se teinte au contraire d’une vague tristesse car ceux qu’on épingle, on voudrait leur ressembler :

C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.

L’autrice distille quelques indices sur l’enfance de Camille pour dire qu’elle n’appartient pas tout à fait à ce milieu-là et lui donner la légitimité critique d’une transfuge de classe.

Pour ma part, j’ai exercé l’observation des autres très tôt. Ce que je ne faisais pas, ce que je n’avais pas, ce que je n’étais pas.

En réalité, sans que ce soit au même degré, elle en fait partie, elle en connait et en pratique tous les codes. J’en fais partie, aussi. Les prénoms (le mien, celui du fils d’une amie…). Les pâtisseries. Les reconversions de cadre sup à artisane… J’en fais partie même si mon écart par rapport à la norme de la famille mononuéclaire (et un chouilla de neuroatypie ? mais cette parenthèse ne serait-elle pas en elle-même indicative de ma boboïtude ?) me préserve de la comédie des dîners-entre-amis qui ne le sont peut-être plus tant que ça avec le temps.

Émaillé de remarques très fines et de saillies ironiques qui le sont moins par leur caractère systématique, le roman est plaisant à lire, mais est-ce qu’à écailler le vernis d’une certaine société il ne reste pas un peu en surface ? Ou est-ce que cette superficialité est une manière pudique d’évoquer la rupture et le vieillissement, tout comme l’organisation de l’anniversaire est une mission-prétexte confiée à Camille pour la sortir de l’abattement ? Je ne saurais dire. Nicorette, conclurais-je si, comme cette Bridget Jones bobo, je calmais mes angoisses par un substitut de cigarette.

…

Je suis rentrée dans la rame de métro bondée en mode main character, comme dit ma fille. […] Si j’ai bien compris, cela veut dire que tu vis une situation précise en te prenant pour une queen.

J’ai joué au main character dans le métro toute ma vingtaine, dès que j’avais des talons.

…

Cette scène de dîner est vraiment bien croquée :

Je regarde la bouche d’Oriane, toute petite, toute fine, pincée, comme un anus peint en rouge orangé.

L’ordre des prénoms dans les couples m’a toujours amusée. On ne dit pas Nicolas et Delphine, mais Delphine et Nicolas, de même, on dit Oriane et Matthieu. Une histoire de voyelle, de hiatus, d’équilibre.

Oriane s’est empressée de nous inviter. Elle a été déçue par mon « je » qui cassait la parité de son dîner.

Me proposer, c’est signifier que je comprends qu’elle supplée aux tâches de son mari. Me proposer, c’était voir que Matthieu n’est pas le mari parfait aux yeux de tous.

…

L’analyse des tics de langage est un des aspects que j’ai préféré.

Elle adore « nous partager », elle ne partage pas avec nous quelque chose, sa syntaxe à elle, c’est « je vous partager quelque chose » […].


On dit d’elle qu’elle assume son goût pour la liberté. Je ne comprends pas cette phrase. J’essaie de la mettre à la négative. Comment serait une personne qui n’assumerait pas son goût pour la liberté ?

Passion explication de texte de magazine féminin.


Elle est de gauche, évidemment. Elle fait partie de ces gens de gauche qui me donnent envie d’être de droite. […] Elle dit « du coup » tout le temps. Elle me parle de sa maison, qu’elle a rénovée. Elle dit « réno », « déco ». […] Elle dit « canon » aussi. « Cool », beaucoup. En tous cas, c’est très cool, même si c’est énormément de taf.

Oups. Prise en flag’. Du coup, je remplace cool par chouette ?


Elle a dû faire latin en option la Nouffe parce qu’elle enfonce le clou à coups de locution latine : aujourd’hui, on voudrait tout hic et nunc — qui ne sont pas des noms de cochons d’Inde d’un quelconque Disney, non, hic et nunc, ça veut dire « tout et tout de suite ».

Pwd bis. Hic et nunc, les Tic et Tac bobo, je meurs.


Es-tu actrice de ta vie ? Bah nan, je suis figurante ou background character.

…

Insta. Insta. Insta.

Le publicité et Instagram sont basés sur le désir mimétique. Si je désire avoir ou être George Clooney, je désire le café que boit George Clooney. […] Est-ce que la jalousie, c’est pareil que le désir mimétique ?


Instagram est une grande liste de courses, de spots et de scoops. Entre le Sopalin bioresponsable et la mozzarella écoéthique, se trouvent les vies merveilleuses des autres.


Instagram, c’est un putain de Jokari. Je suis une balle en caoutchouc attachée à un socle par un élastique qui, après avoir été frappée, revient. Instarissable.

…

On trouve aussi en filigrane quelques réflexions sur le désir en vieillissant, sur l’amitié, sur les relations qui n’ont pas de nom.

Quand je dis séduisant, je veux dire désirable en amitié.

André, cet homme merveilleux qui n’est ni mon père ni mon amant.

…

En vrac, pour le plaisir :

En sortant, je croise un couple enlacé sur une trottinette, elle devant, entre ses bras à lui. La trottinette, le Titanic des jeunes.

L’image risque de me poursuivre.


Parfois, entre deux séquences séparées par une astérisque : une citation. Toute seule, comme ça, sans faire semblant de la rattacher à une pensée ou un souvenir de la narratrice. C’est mieux.
Celle-ci m’a tellement fait penser à Ör, d’Auður Ava Ólafsdóttir :

« Quand quelqu’un se rend compte que sa vie ne vaut rien, soit il se suicide, soit il voyage. » Edward Dahlberg


L’expression de leur visage est de celle des Playmobil ou de la Joconde : apaisante.


L’extrait suivant est beaucoup plus long, j’ai fait des coupes pour ne garder que quelques exemples :

À quel âge devient-on vieux ?
— selon les mutuelles de santé, 60 ans.
— pour les cabinets de recrutement, 45 ans.
— pour ma mère, 70 ans.
— en athlétisme, 46 ans.
— en cyclisme, 30 ans.
— pour mes filles, 40 ans.
— pour l’OMS, une grossesse gériatrique commence à 35 ans.


J’expliquerais qu’il faut acheter éthique et responsable. […] J’ignorerais que la frustration cause des envies de compensation.


La mobilité douce, la vapeur douce, les médecines douces, la sodomie douce.

Celle-là frappe fort. Frappe fort doucement.


Tout y est blanc. Ou pire, nacré ou beige irisé. Très peu de marchandise. On travaille la rareté. […] Encore une meuf qui a réussi à remettre du sens dans son travail. Un retour aux sources. […] C’est très malin la niche du monoproduit. […] Le produit insolite permet de se démarquer et, par transitivité, le client va l’acheter POUR se démarquer !

Certaines pâtisseries portent des noms de célébrités. […] Ont suivi la « tarte Jeannette », celle de Jeanne Bardot et « ma bûche » de Pierre Durand, un autre people de Saint-Astre. « Ma bûche » a disparu après que le chanteur a fait la une des journaux pour agression sexuelle.


[…] ces enfants-là [Achille et Colette] ont écouté Pierre et le loup et savent reconnaître Pierre-quatuor à cordes […] ils ne se sont pas roulés par terre pour obtenir des Chocapic parce qu’ils ont mangé des porridges festifs au petit déjeuner, ont eu leur espace dans le potager, n’ont pas porté de pyjama Superman parce que chez Bobo-les-belles-choses, on ne vend que des vêtements en coton bio avec des animaux mignons et inoffensifs dessinés dessus, tout, tout, tout est de bon goût. Je me demande comment se passent les choses derrière la vitrine. […] C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.

J’ai décédé au porridge festif. J’ai revu les animaux mignons sur le pyjama  Monoprix que j’ai offert au fils de JoPrincesse.


Normalement, je déteste ces battements pourtant discrets qui me rappellent la petite horloge dans la cuisine de ma mère et la grosse dans la pièce de vie chez mes grands-parents paternels. Je déteste la scansion du temps qui passe.


Elle porte un prénom de fruit. Elle a une voix de petite fille qui s’étonne en continu. Pour elle, tout est normal. Ce qu’elle fait, sa vie d’artiste et d’écrivaine, c’est normal ; son père était artiste peintre, sa mère normalienne, donc c’est normal. Elle parle de son amour pour Roald Dahl, qu’elle prononce « Rold Dooooôl ». […] chaque lecture est associée à un souvenir, à une odeur, même ses livres de poche. Elle parle comme Angélique marquise des anges qui aurait bouffé le Petit Prince.

On est d’accord que Clémentine Mélois a inspiré ce personnage ?

Nue, sous la lune

Ce roman de Violaine Bérot commence à la première personne du singulier, mais rapidement, discrètement, insidieusement, la narration glisse à la deuxième personne : une femme fuit et continue de s’adresser en pensée à l’homme qu’elle fuit, qu’elle ne cesse d’aimer. Le procédé est ingénieux, fait sentir l’emprise mieux encore que ne le fait la description pourtant fine de ses mécanismes.

On croit, avec cette femme en voiture, en route pour une nouvelle vie, pour la survie du moins, que cette fois-ci c’est la bonne, elle s’est arrachée à la violence. Elle en rend, s’en rend si bien compte. Elle dit la parcimonie de la tendresse, qui en devient inouïe ; le malaise avec les siens, dont elle se coupe peu à peu ; l’isolement requis et la solitude conspuée pour avoir une conversation téléphonique ;  l’absence de caresses et le schéma unique, unilatéral pour « faire l’amour » (caresser l’autre, c’est accepter que toujours il nous échappe et c’est pour ça que la main revient, caresse, parce qu’elle ne prend rien, ne retient pas) ; l’ambivalence de M. Hyde indifférent le jour et Dr Jeckyll tendre la nuit, quand il n’y a pas de réveil nocturne pour une scène de jalousie.

(J’ai recopié de nombreux passages parce qu’ils me semblaient juste, parce que sûrement ce sont des choses à partager, dont on doit avoir conscience.)

J’ai tellement pris l’habitude d’être invisible. C’est venu tout doucement. J’ai été là de moins en moins.

Je ne me trouvais jamais assez aimante, assez douce, assez travailleuse, il était normal que tu sois déçu ou amer.

[le téléphone sonne dans sa fuite] Je sue, et ma sueur pue la trouille. Tu me siffles. Tu me siffles comme on siffle un chien qui divague.

Est-ce qu’auprès de toi vivre pouvait s’appeler vivre ? Cela ne tenait-il pas plutôt de la survie ? […] Chaque matin, je profitais de me lever quelques minutes après toi pour trouver mon souffle. Dans ce court intermède de solitude, je me préparais à affronter la journée à venir.

À ma venue, tu ne levais pas la tête. Tu savais que c’était moi et ça ne t’intéressait pas.

La violence. Violaine Bérot parvient à rendre cette violence-là, l’indifférence, plus violente que l’autre, physique, indubitable.

Tu ne m’insultais jamais, non, les mots que tu disais n’étaient pas grossiers, mais c’était quelque chose dans ta voix, de mépris de moi discrètement sous-entendu. […] Sans doute était-ce pour ne plus avoir à subir cette humiliation que par la suite j’avais appris à ne plus donner mon avis, à m’effacer. […] Je m’éteignais doucement devant toi qui avais la vedette et que l’on regardait, toi qui captivais l’auditoire. Je sentais les femmes m’envier d’être ta compagne […]. Je m’appliquais donc à ne plus parler, à ne plus rire, à ne plus penser, et finalement ce n’était pas si compliqué puisque tu te chargeais de le faire à ma place.

De ton autre main tu tenais ma hanche, tu la serrais plus fort à mesure que tu parlais, et c’était étrange comme l’intensité de ta voix, elle, ne montait pas, seulement la pression de cette main sur ma hanche. Tu demandais encore, pourquoi est-ce que je souriais ainsi à cet homme-là, pourquoi ? […] Tu étais bien placé pour savoir à quel point j’aimais l’amour, une telle jouisseuse, et de toute façon, concluais-tu, tu ne pourrais jamais me faire confiance, tu l’avais toujours su. Sur cet irréfutable constat tu me tournais le dos. Tu te rendormais. Tu m’abandonnais là.

Mais c’était déconcertant, tu ne t’intéressais jamais à ce que je créais. Je te voyais corriger les autres, les conseiller, les encourager tandis qu’à moi tu ne disais rien. Étais-je allée trop loin sans toi ? Craignais-tu que je ne te fasse de l’ombre ? […] J’ai tout enfoui bien profondément pour ne plus me consacrer qu’à l’accomplissement de ton œuvre.

Mais je crois aussi que si je n’osais  plus rencontrer personne de ceux qu’avant toi j’avais aimés, c’était parce que je redoutais de leur montrer celle que je devenais […] cette femme qui réussissait le paradoxe d’être tout aussi suractive qu’éteinte. […] Je réalisais l’absurde exploit de ne rien dévoiler de ma douleur à ceux qui au loin persistaient à m’aimer.

Je ne peux toujours pas comprendre pourquoi ma présence t’était, dans le même temps, totalement insupportable et absolument nécessaire. Devant les autres tu me craignais à m’effacer tout en exigeant que je sois là.

[Il la réduit au silence puis devient fou devant son mutisme] Je devinais que tes coups, ces coups d’un genre nouveau, qui ne faisaient mal que sur le dessus du corps, ces coups-là laisseraient enfin sur moi des traces que les autres verraient. […] Ça voulait dire que je n’étais pas folle, que tu avais vraiment fait ce qu’il me semblait que tu avais fait.

Tout cela alors que cette femme est une artiste, douée et sensible. J’aime la sensibilité qui émane de certains passages, l’attention aux corps, plus encore aux gestes du corps. Dans un premier temps, j’ai assimilé ce personnage à l’artiste-peintre de Laver les ombres, j’ai fondu Violaine Bérot et Jeanne Benameur, leurs voix intimes découvertes presque en même temps.

J’aimerais qu’elle soit nue, étudier ce que le temps très long a fait de son corps […]

J’aurais passé des heures à me repaître ainsi de ton corps qui se contractait ou se relâchait, à mémoriser de toute la force de mes yeux l’impact du plus infime de tes mouvements.

…

[Spoiler alert : si les passages précédents vous ont donné envie de lire le roman, mieux vaut probablement ne pas aller plus loin dans la lecture de ce billet.]

Parce qu’en fuyant elle se rapprochait de nous, qui ne vivons pas sous emprise, nous sommes entrés en empathie avec cette femme, nous avons pu, nous avons cru la comprendre. Et c’est là le twist et la force narrative de Nue, sous la lune : alors que cette femme a trouvé asile chez une vieille femme inconnue qui la baigne de tendresse, alors qu’on la croit sauvée, elle se réveille sur ces pensées :

Tout me semble si clair, si simple. […] Pour moi, il n’y aura jamais d’homme que toi.

Et elle rentre chez lui.

Mais pourquoi ? L’emprise est comme une illusion d’optique : elle persiste même après qu’on en ait compris le fonctionnement. On peut hurler intérieurement autant qu’on veut de l’autre côté du papier, notre victime est dedans jusqu’au cou et elle y retourne. Quelque part, Violaine Bérot a raison : on n’a pas compris l’emprise si on ne va pas voir jusqu’au bout de sa logique, sa force de destruction. Tout reprend et s’empire, dans l’inversion de la faute.

Quand je te prenais ainsi dans mes bras au petit matin, tu ne me repoussais pas, tu acceptais ma tendresse. Pourquoi ensuite, dans la journée, ne parvenais-je jamais à tenter un autre geste ? Pourquoi me contentais-je tout le temps d’attendre, comme si tout devait venir de toi ?

[…] et si je suis revenue c’est que j’accepte tes choix.

Je suis revenue, il est trop tard pour les regrets, je ne vais pas me plaindre, je savais très bien que rien ne serait simple. Il faut que je lutte avec acharnement pour devenir meilleure, moins maladroite, cesser de replonger toujours dans les mêmes écueils. Je n’ai plus le choix, je suis de retour, je dois réussir cette nouvelle vie, que tu aies de moins en moins honte de moi. […] Et si ce soir je n’ose pas encore des caresses, je les oserai plus tard. J’ai devant moi des années e des années pour peu à peu progresser.

Tu entres dans le lit, tu t’allonges à mes côtés, m’ouvres tes bras. Comment pourrais-je décrire l’émoi insensé qu’éprouve alors ma peau ?

Mon amour-propre je l’ai piétiné, écrabouillé, je ne m’autorise d’amour que pour toi. Je me cale dans ton ombre, n’en sors que le soir, dans l’obscurité de ta chambre, pour que te prenne alors le désir de faire avec moi ce que l’on nomme amour.

Le crescendo culmine dans une scène où elle lui confie avoir failli mourir dans un accident avant qu’il rentre et sa réaction à lui est de ne pas en avoir, il ouvre le journal et poursuit comme si de rien n’était. Alors le roman rejoint son titre et la poésie arrive comme extrême onction pour dire l’horreur sans qu’elle tourne à la farce, pour y mettre fin et la rendre absolue dans le même mouvement glacial.

Le Grand Cahier d’Agota Kristof

Le Grand Cahier commence mine de rien, factuel, un exode en temps de guerre, des enfants confiés à une grand-mère qui n’a de grand-mère que la filiation théorique. Ce sont eux qui racontent. Juste quand je commence à trouver ça bizarre, ce « nous » indissocié, arrive un chapitre expliquant que les deux jumeaux ne peuvent s’éloigner l’un de l’autre, ils se sont retrouvés à l’infirmerie quand leur père a voulu les envoyer dans des écoles séparées. Aucun prénom n’est donné de tout le livre, la quatrième de couverture anticipe sur la suite de la trilogie ; il n’y a ni Lucas ni Claus, c’est « l’un ou l’autre de nous deux » quand les deux ne font pas la même chose.

Les courts chapitres se succèdent et juste quand je commence à trouver ça bizarre, cette narration sèche, étrangement factuelle, précisément quand je me demande si c’est un effet de l’écriture dans une langue qui n’est pas celle de l’autrice (hongroise, elle écrit en français) arrive ce passage sur les enfants qui se font l’école entre eux et évaluent les compositions l’un de l’autre :

Si c’est « Bien », nous pouvons recopier la composition dans le Grand Cahier.
Pour décider si c’est « Bien » ou « Pas bien », nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons.
Par exemple, il est interdit d’écrire : « Grand-Mère ressemble à une sorcière » ; mais il est permis d’écrire : « Les gens appellent Grand-Mère la Sorcière. »

L’intradiégétique devient l’extra-, on est dans le méta- : Le Grand Cahier que nous lisons est celui dans lequel les enfants recopient leurs compositions. Que les règles en soient énoncées est proprement génial ; elles expliquant l’effet dérangeant et fascinant sur lequel je n’arrivais pas à mettre le doigt. Ce n’est pas tant la fausse simplicité grammaticale, qui produit un peu le même effet déroutant que du français simplifié, que l’absence de jugement sous tout autre forme qu’un discours rapporté. Rien n’est affirmé ni même suggéré, tout est rapporté, tout et parfois son contraire. C’est là, dans cette juxtaposition sans arbitrage que ça devient complexe, mouvant, que chaque personnage trouve toute latitude pour réécrire l’histoire.

Au repas, Grand-Mère dit :
— Vous avez compris. Le toit et la nourriture, il faut les mériter.
Nous disons :
— Ce n’est pas cela. Le travail est pénible, mais regarder, sans rien faire, quelqu’un qui travaille, c’est encore plus pénible, surtout si c’est quelqu’un de vieux.
Grand-Mère ricane :
— Fils de chienne ! Vous voulez dire que vous avez eu pitié de moi ?
— Non, Grand-Mère. Nous avons seulement eu honte de nous-mêmes.

— Peu importe que ce soit vrai ou faux. L’essentiel, c’est la calomnie. Les gens aiment le scandale.
[…] — C’est monstrueux. Savez-vous seulement ce que vous êtes en train de faire ?
— Oui, monsieur. Du chantage.
— À votre âge… C’est déplorable.
— Oui, il est déplorable que nous soyons obligés d’en arriver là. Mais Bec-de-Lièvre et sa mère ont absolument besoin d’argent.
[…] Il prend de l’argent dans sa poche, nous le donne :
— Venez chaque samedi. Mais n’imaginez surtout pas que je fais cela pour céder à votre chantage. Je le fais par charité.
Nous disons :
— C’est exactement ce que nous attendions de vous, monsieur le curé.

Au lecteur de se glisser dans les interstices de ces jugements rapportés sans jugement apparent — interstices dans lesquels les jumeaux développent une éthique décorrelée de toute morale, comme si cette morale valable en temps de paix mais mise à mal par les contradictions et les hypocrisies de la guerre n’avait plus cours. Ce n’est pas qu’une question de justice et d’éthique ou de morale et de moraline comme on pourrait en avoir dans un devoir de philosophie : c’est réellement déroutant. Les enfants se livrent à des exercices d’endurcissement, de mendicité, de cruauté ; ils aident et volent, exigent, passent l’éponge, soudoient, vengent, tuent. Espionnent aussi : à l’aide de deux trous forés dans les murs et le plancher pour respecter le principe de focalisation interne, les jumeaux nous envoient d’un coup balader du côté d’Apollinaire et de ses écrits érotiques, Les Exploits d’un jeune Don Juan dérivant vers les Onze mille verges. De la bagatelle qui pourrait être rigolote, on passe sans prévenir à des épisodes zoophile, pédophile ou sadique jamais nommés comme tels et rapidement clos, deux trois pages maximum, comme tous les chapitres/compositions du grand cahier.

Les enfants rapportent tout cela (et d’autres choses encore, des humiliations, un cadavre dépouillé…) comme s’ils y étaient indifférents, comme si bêtes et hommes, c’était du pareil au même, la cruauté consubstantielle à la vie, à la survie, à la campagne comme à la guerre. Les enfants voient ce qu’ils voient, font ce qu’ils ont à faire, en deux trois pages c’est réglé, le chapitre clos, on n’y pense plus, croit-on, mais le roman nous détrompe, et l’indifférence apparente peu à peu s’inverse en sensibilité traumatisée. Cette écriture blanche, ce show don’t tell poussé à l’extrême montre en même temps qu’il la masque l’évidence d’un état de choc. Il n’y a pas de suspension volontaire du jugement (ça c’est un luxe de lecteur), mais une incapacité à, dans une escalade de violence.

Et ce n’est que très tardivement, presque à la fin du roman, que je me rends compte, que je fais le rapprochement entre ce que je lis et ce que je sais de l’Histoire, de l’histoire et de la nationalité de l’autrice. Cette guerre n’est pas n’importe quelle guerre, une guerre fictive par exemple, rien n’est nommé mais tout est ancré dans un contexte décrit de si près que j’en ai oublié tout recul. J’ai lu dans le flou, aveuglée par l’extrême précision des verbes d’action ; j’ai pensé que les noms génériques (Grand-Mère, l’Officier, l’Ordonnance, la Petite Ville) avaient valeur universelle. Mais soudain les monceaux de cadavre fumants remettent tout en perspective ; la nuit et le brouillard se sont levés. Un nouveau type d’horreur a afflué en reconnaissant ce que je n’avais pas reconnu, en mettant dessus des mots qu’on a appris à employer jusqu’à anesthésier leur portée, la circonscrire à une histoire de manuels : la description des camps de concentration a levé le doute sur le « troupeau humain » aperçu un peu plus tôt, qui n’était donc pas composé de prisonniers de guerre ; le cordonnier privé de son échoppe puis de sa vie : juif ; l’Ordonnance si joviale, offrant des couvertures aux enfants et baragouinant le hongrois à l’aide de verbes français : allemand ; l’Officier étranger : nazi ; la femme qui se montre cruelle envers le « troupeau humain » : antisémite ;   la mère fuyant avec l’occupant : échappe à la tonte… Et à la fin, les Sovétiques qui violent et pillent :

Pendant des semaines, nous voyons défiler devant la maison de Grand-Mère l’armée victorieuse des nouveaux étrangers qu’on appelle maintenant l’armée des Libérateurs. […] Un mois après que notre pays a été libéré, c’est partout la fin de la guerre, et les Libérateurs d’installent chez nous, pour toujours, dit-on.

Le Grand Cahier, grand claque dans ta gueule.