Bulletin d’information météologiquement khâgneuse

    Une dépression khâgneuse s’abat sur tout le pays. De violents orages sont à prévoir à Versailles dès jeudi. Possibilité de pluies torrentielles qui inonderont à coup sûr les vallées de larmes. Prévoyez les bouées de sauvetage en cas d’inondation – il y a toujours moyen de ramer et de se noyer dans un verre d’eau. Après de nombreuses turbulences neuronales, les choses devraient s’arranger. On prévoit même une obscure éclaircie vendredi en quinze, suivi d’un week-end électriquement illuminé. Selon nos prévisions, les vacances devraient anticiper sur les giboulées de mars (ou mimésis des guirlandes clignotantes?), alternant grands éclats de rire, et nuages de contrariétés aristotéliciennes.

*prend le petit sourire niais et le petit mouvement de main satisfait qui s’impose, jusqu’à disparition de la page par un aimable clic de votre part*
-maniez-vous, j’ai une crampe à la mâchoire et vraiment l’air con-

DS, la passion(née) du chocolat

[Je ne pouvais décemment pas prétendre avoir la passion de la finesse.]

  Qu’on n’aille pas me faire croire que le travail intellectuel est déconnecté des passions, c’est peine perdue, je ne vous croirai pas. D’expérience. Il suffit de voir dans quel état de nerfs me met un DS. La distinction intellectuel/passionnel ne vaut que pour faire la part des choses, la cerise sur le gâteau, somme toute – qui comme toute cerise sur un gâteau est décorative, inbouffable qu’elle est – les innombrables couches de sucre parviennent à vous faire douter qu’il y ait bien eu un fruit à l’origine. Le gâteau nommé désir DS est fait de couches successives de dures pensées et de passions crémeuses, i.e. écoeurantes. Qu’on réussise à l’avaler ou qu’il y ait massacre à la petite cuillère, les nerfs sont toujours à vif.

    Ecoeurée la semaine dernière, j’ai vomi toutes les notions philosophiques que j’avais ingurgité la veille, dont je m’étais saoulée jusqu’à tomber de sommeil. Le coma éthylique n’a pas porté conseil, puisque la crise de nerf a éclaté le lendemain, puérile et certainement agaçante pour ceux qui se sont tant bien que mal mesurés à « A quoi peut-on donner un sens ? ». Ma réflexion sur le sujet a rapidement buté : à quoi peut-on donner un sens ? Certainement pas à cette dissertation, à moins d’y voir l’expérience de la misère, certes non pas humaine, mais assurément khâgneuse. Malgré tous les efforts de la Bacchante pour me calmer – chocolat chaud compris- j’ai rendu copie blanche. Et vérifié à cette occasion combien cette expression est inappropriée, puisqu’on ne rend pas même une feuille blanche. La conscience étant le pire invention qui ait jamais été intentée, j’ai refait ou plutôt fait ladite dissertation le dimanche après-midi. A suivre. Comme un mauvais feuilleton.
    Forte de cette expérience, j’ai dîné fort légèrement hier, grignotant jusqu’à une heure peu avancée dans la nuit (mais dans la nuit tout de même étant donné que la nuit tombe à cinq heures – oui, la chute fait mal) des tartines de citations que j’ai aussi élégamment que possible vomi sur ma copie ce matin. Le gâteau est donc très bien passé –mais non pas dans l’indifférence. J’étais survoltée. L’enivrement n’était en rien causé par le parfum de mon voisin, mais par l’enchaînement des idées. Surexcitée comme une puce, je suis allée à sauts et à gambades, de Proust à Montaigne. Cette fois-ci, personne ne jouait une cacophonie de larmes sur mes nerfs, c’est moi qui tenait l’archet – et je puis vous dire que mes sauts et gambadages (Word est un ignare qui me souligne « gambadages » – n’a-t-il donc jamais vu le sketch de Gad Elmaleh ?) ne trahissaient en rien la danseuse qui sommeille en moi. Grosse caisse et compagnie ; ça finit en fanfare : « « Les beaux livres […] écrits dans une sorte de langue étrangère » dont parle Proust ne peuvent être que ces éditions de luxe richement reliées que collectionnent sans les lire les gens qui sont bibliophiles à défaut d’être littéraire. » Et ça m’amuse.

La conclusion devrait en bonne logique être en rapport avec le début de l’article et vous confirmer que les DS du samedi matin attaquent pensée et passion sont indissociables CQFD. Mais, ainsi que vous venez d’en faire l’expérience, mes conclusions sont rarement exactement dans la droite ligne du sujet. C’est comme un trait d’eye-liner, il faut finir par une virgule. Je vous dirai donc, citation à l’appui (toujours se garder une petite citation sous le coude pour finir – ici il suffit de le lever pour la délivrer) : la vérité n’est pas, comme Rabelais le pensait, « au fond de la bouteille », mais dans le sandwich nutella-chocolat. [Pour plus de détails sur ce qui s’est miraculeusement substitué à l’orthodoxe sandwich au fromage, laissez vos cris affamés en commentaire].

Le Dernier Jour d’un Khâgneux XII

    Je suis revenu m’asseoir précipitamment à ma table, le nez dans mes notes. Puis mon effroi de lycéen s’est dissipé, et une étrange curiosité m’a repris de continuer la lecture de mon grimoire.
    À côté du volume des Admis, j’ai écarté le petit profil rouge sur Le Dernier Jour d’un Condamné, tout amaigri par la synthèse avide d’un professeur soucieux d’arrondir ses fins de mois, et renversé au bord de l’étagère métallique. Dans le volume des Grands Admis, il y avait quatre ou cinq noms parfaitement lisibles, parmi d’autres dont il ne reste rien que la calligraphie indéchiffrable de leur thèse. – DAUTUN, 1975. — POULAIN, 1998. — JEAN MARTIN, 2001. — CASTAING, 2003. J’ai lu ces noms, et de lugubres souvenirs me sont venus. Dautun, celui qui a coupé son oral en plein milieu pour s’excuser d’avoir dit « un pont de bois » au lieu d’un « pont en bois », et qui alla jusqu’à la connaissance d’ébeniste ; Jean Martin, celui qui a tiré le gros lot grâce à Cicéron ; Castaing, ce génie qui a empoisonné son jury en décortiquant l’effigie du grêlé moustachu dans la révolution culturelle ; et auprès de ceux-là, Papavoine, l’horrible fou qui tuait Aristote étant et non-étant philosophe !
    Voilà, me disais-je, et un frisson de fièvre me montait dans les reins, voilà quels ont été avant moi les hôtes de cette vénérable institution. C’est ici, sur le même lino où je suis, qu’ils ont pensé leurs dernières pensées se pensant comme pensées pensées et non révisées, ces admis panthéonisés ! C’est autour de ce rayonnage, dans ce cdi à peine chauffé, que leurs derniers pas ont tourné comme ceux d’une bête fauve. Ils se sont succédés à de courts intervalles ; il paraît que la khâgne ne désemplit pas. Ils ont laissé la place vacante, et c’est à moi qu’ils l’ont laissée. J’irai à mon tour les rejoindre rue d’Ulm, où l’herbe est toujours plus verte !
    Je ne suis ni visionnaire, ni devin, malheureusement, il est probable que ces idées me donnaient un accès de fièvre ; mais, pendant que je rêvais ainsi, il m’a semblé tout à coup que ces noms fatals étaient écrits avec du feu sur le grimoire sacré ; un tintement de plus en plus précipité a éclaté dans mes oreilles ; une lueur rousse a rempli mes yeux ; et puis il m’a paru que la khâgne était pleine d’admissibles, d’ étranges khâgneux qui portaient leur couronne de laurier sur la tête, parce qu’ils n’avaient plus de poignet encore vigoureux. Tous me montraient la porte, excepté le philosophe fou qui ne m’en montrait que l’idée.
    J’ai fermé les yeux avec horreur, alors j’ai tout vu plus distinctement.
    Rêve, vision ou réalité, je serais devenu fou, si une impression brusque ne m’eût réveillé à temps.
    J’étais près de tomber à la renverse lorsque j’ai senti atterrir sur mon pied une arme tranchante, feuilles d’automne ; c’était le profil que j’avais mal rangé et qui s’était suicidé.
    Cela m’a dépossédé. – Ô les épouvantables spectres ! – Non, c’était une fumée, une imagination de mon cerveau vide et convulsif. Chimère à la Marx ! Les admis sont admis, normaliens surtout. Ils sont bien divinisés dans le panthéon. Ce n’est pas là un temple auquel on atteint. Comment se fait-il donc que j’aie eu peur ainsi ?
    La porte du temple ne s’ouvre pas sur le chemin de traverse.

Le Dernier Jour d’un Khâgneux I

Sur une idée d’un khâgneux qu’Hugo avait traumatisé, voici la torture de son célèbre texte.

Khâgne Ulm

Le concours !
    Voilà huit mois que j’habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids !
    Autrefois, car il me semble qu’il y a plutôt des années lumières que des mois, j’étais un lycéen comme un autre lycéen. Chaque jour, chaque heure, chaque minute avait son idée. Mon esprit, jeune et riche, était plein de fantaisies. Il s’amusait à me les dérouler les unes après les autres, sans ordre et sans fin, brodant d’inépuisables arabesques cette rude et mince étoffe de la vie. C’étaient des filles, de splendides minijupes, des batailles gagnées à la cantine, des salles pleines de bruit et de lumière, et puis encore des filles et de sombres palabres le matin sous les larges bras des marronniers de l’avenue de Paris. C’était toujours fête dans mon imagination. Je pouvais penser à ce que je voulais, j’étais libre.
    Maintenant je suis captif. Mon corps est courbé sur une table, mon esprit est mis à la torture par une idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée ! Je n’ai plus qu’une pensée, qu’une conviction, qu’une certitude : le concours!
    Quoi que je fasse, elle est toujours là, cette pensée infernale, comme un spectre de plomb à mes côtés, seule et jalouse, chassant toute distraction, face à face avec moi misérable, et me secouant de ses deux mains de glace quand je veux détourner la tête ou fermer les yeux. Elle se glisse sous toutes les formes où mon esprit voudrait la fuir, se mêle comme un refrain horrible à tous les corrigés qu’on m’adresse, se colle avec moi aux grilles hideuses des carreaux Seyes ; m’obsède éveillé, épie mon sommeil convulsif, et reparaît dans mes rêves sous la forme d’un note cruelle.
    Je viens de m’éveiller en sursaut, poursuivi par elle et me disant : -Ah ! ce n’est qu’un rêve ! -Hé bien ! avant même que mes yeux lourds aient eu le temps de s’entr’ouvrir assez pour voir cette fatale pensée écrite dans l’horrible réalité qui m’entoure, sur la dalle sale et suante de ma salle de cours, dans les rayons de Gaffiots martyrisés, dans le grésillement du néon, sur la sombre figure du khâgneux désigné pour passer au tableau dont l’intelligence et la terreur reluisent à travers l’incertitude de ma lassitude, il me semble que déjà une voix a murmuré à mon oreille : -Le concours !

Sans sévérité

    En deux heures au CDI, accrochée à mon stylo, tout en me bouchant les oreilles pour ne pas être parasitée par les remarques des documentalistes [malheureusement, la partie du CDI que l’on peut considérer comme chauffée est également la plus passante et, partant, la plus bruyante (sauf quand nous nous agrégons en troupeau bêlant, râlant, et riant aux éclats de nerfs )], j’ai parcouru un bouquin que m’avait prêté Elendili ( la pro des bibliothèques, qui réussit à vous dénicher l’exemplaire qui n’a pas encore disparu dans la ruée khâgneuse, quand le prof a la bonne idée d’attendre le lundi du samedi où a lieu le DS pour nous fournir une bibliographie -substantielle, il va sans dire). J’ai donc parcouru l’ouvrage, où il était en gros question du sens et du langage…bla bla bla… Le langage se définit comme un système de signes, clos sur lui-même, à l’intérieur dusquel les mots prennent sens les uns par rapport aux autres…bla bla bla…Ce système de relation… autoréférentiel… bla bla bla… fait que différents langages peuvent n’être pas traductibles. Vous ne traduirez pas en mots le langage musical- à moins de vous appeler Proust et d’avoir trouvé votre sonate de Vinteuil. Tout ça pour vous dire que j’ai vérifié la théorie via le langage du sens gustatif. Et bien, je vous assure, le sens profond d’une tartine de pain Poilâne grillée, tartinée de Nutella et réhaussée d’une banane écrasée à la fourchette, ne se comprend que dans l’expérience même de la chose, et se déguste dans le contexte d’une semaine bien chargée.