Toc, toc

Lou Sarabadzic a commencé à exister un jour dans le journal de Guillaume Vissac. Une phrase, un extrait, je ne sais plus, m’a fait dire : ah tiens. En lien, son blog, où elle écrit des choses très simples et très fortes en lien avec son père. J’ai retwitté presque tous les posts. La groupie s’est fait remarquer et je me suis enferrée dans le vouvoiement – parce que je ne sais pas vous, mais moi je dis vous à un auteur. J’étais entre-temps tombée sur un article présentant le thème de son roman.

Mon ah a changé de tonalité. Parce que voyez-vous, cela fait plusieurs mois que j’ai un mal fou à quitter mon studio sans tout recompter. Je pourrais dire « vérifier », mais ce ne serait pas juste. Ça l’a été au tout début, après avoir découvert que Palpatine avait laissé un mince filet couler toute la journée dans la baignoire. Maintenant, je ne vérifie plus tellement. D’abord parce qu’à vérifier si le robinet est bien fermé ou la plaque de cuisson bien éteinte, je risque de le rouvrir, de la rallumer. C’est le drame du scientifique, le drame kantien du noumène qu’on ne connaîtra jamais, notre présence risquant d’affecter l’expérience qu’il faut pourtant être là pour constater. Vérifier n’assure d’aucune vérité. Du coup, je ne vérifie plus : je compte. Je compte les vérifications. Comme il y en a plusieurs, ça se recompte. Ça se psalmodie. La vérification rationnelle s’est muée en incantation conjuratoire.

L’électroménager se compte par trois (micro-ondes, four, plaque de cuisson), l’appartement par quatre (magie de la névrose, le studio se trouve pourvu de quatre pièces : pièce à vivre-dormir, cuisine, salle de bain, entrée – sauf le soir, quand je vais me coucher, ça se compte par trois parce que je suis dans la quatrième pièce) et le compteur d’eau par cinq (alors qu’il est tout seul, oui). Mais en fait, tout se compte par huit, parce que chaque ensemble de vérification doit être répétée huit fois très vite, avec césure à l’hémistiche et l’intonation qui redescend (important l’intonation : si elle ne redescend pas à la bonne occurrence, il faut repartir pour un tour). 

(Ça doit, il faut. L’impératif hypothétique a disparu dans la forme impersonnelle.)

Huit fois très vite, parce que je suis limite en retard pour aller bosser (décaler régulièrement le réveil dans le sens des aiguilles de la montre n’aide pas), parce que j’ai très envie d’aller dormir, et parce qu’avec un peu de chance, surtout, je prendrai l’irrationalité de vitesse ; le doute, l’angoisse n’aura pas le temps de faire sa réapparition, j’aurai déjà fermé la porte. Une fois la porte fermée (et secouée pour être sûre qu’elle est bien fermée), le doute est enfermé, je n’y pense plus, pas une seule fois, pas même une micro-seconde, au cours de la journée. C’est très circonscrit. C’est reposant. Sauf quand il faut partir en voyage et vérifier pour plusieurs jours à la fois, sans savoir si à mon retour, je trouverai une fuite d’eau, des mites dans mon placard, ou le robinet d’arrivée d’eau coincée (mais la dernière fois, en rentrant de Londres, il ne s’était rien passé ; c’est encourageant).

Après une mini-crise d’angoisse pré-départ, je me suis dit que voir un psy ne serait peut-être pas une mauvaise idée. J’ai lu un peu sur les différentes thérapies ; j’ai googlé quelques médecins ad hoc au pifomètre ; j’en ai trouvé un près du bureau (pas chiant) qui tient un blog (volonté d’expliquer*) et a travaillé avec des danseuses (il y a des traits de caractère récurrents) ; je n’y suis pas allée. Pas légitime et puis tiens, ça va déjà mieux. C’est vrai, ça varie selon le moral. Je réussis à endiguer le truc. D’ailleurs, j’ai factorisé la vérification des robinets en écoutant l’arrivée d’eau. Cela évitera des bousiller les joints en les serrant trop fort. Le seul hic, c’est qu’autant vérifier qu’une chose est (ceci, cela ou juste là), c’est facile ; autant vérifier qu’une chose n’est pas ou n’est plus, ça l’est moins. Le petit bruit que j’entends, là, qui vient de chez les voisins, ce ne serait pas un robinet mal fermé chez moi ? S’il le faut vraiment**, j’ouvre le rabat : les chiffres ne bougent pas ; les chiffres ne mentent pas. Même si. Ils ne veulent rien dire. Un deux trois quatre, un deux trois quatre / un deux trois quatre, un deux trois quatre. Dans son roman, Lou Sarabadzic les écrit en toutes lettres, les chiffres : parce qu’ils se disent ; il faut le temps de les prononcer, pas comme des chiffres arabes qu’on lit en diagonale.

J’endigue, c’est vrai, je vais bien. Les mécanismes psychologiques sont longs à décrire, mais les comptes matinaux ne prennent que quelques minutes. Cela semble une éternité pour Palpatine qui attend à l’ascenseur en levant les yeux au ciel, mais ce n’est rien comparé à l’ampleur que cela a pris pour Lou-narratrice. J’ai lu, effarée, en comprenant sans comprendre les vérifications incessantes en journée, les aliments qu’il faut manger cru dès fois que la maison prendrait feu en tentant de les cuire, le feu qui pourrait partir dans la poubelle, les images de bébé mort-né sous le bureau, responsabilité avortée, et la crise de panique rouge rouge rouge qui serait de la folie si l’on y était extérieur. Mais on n’y est pas extérieur. Par ses litanies, Lou Sarabadzic nous incorpore dans sa psyché, délicatement, comme des blancs en neige. Les répétitions rassurent : peu à peu, on se repère et même, on entrevoit, on saisit une logique, la logique de l’irrationnel. Celle où les répétitions qui rassurent augmentent l’angoisse qu’elles créent. Où les hypothèses catastrophiques ont des coefficients de probabilités improbables. Lou fait ça très bien, dans une langue claire, très claire, limpide même, même au sein de la confusion la plus totale. Elle expose (comme elle s’expose, elle) la logique de cette irrationalité, qui n’est pas de la folie mais une rationalité dévoyée, hégémonique, qui immisce ses articulations logiques là où il ne devrait rien y avoir, pas de si donc il faut je dois.

Alors, non, le comptage des lumières éteintes et des robinets fermés n’est pas rationnel, merci, je suis au courant. Mais en fait, si, il est rationnel, beaucoup trop rationnel ; c’est même de là qu’il tire son irrationalité : de vouloir que tout soit rationnel. Parce que le rationnel est contrôlable. Folie que de vouloir tout contrôler. Là, oui. Folie.

L’histoire de Lou m’a fait l’effet d’une douche froide. Je vérifie en dilettante, depuis. C’est la partie immergée de l’iceberg, j’en suis consciente. Manifeste, facile à identifier… ce n’est pas le problème. Le problème, c’est psychokhâgneuse, que je croyais morte et enterrée parce qu’elle n’avait plus l’occasion de peaufiner son perfectionnisme négatif dans le travail. Que dalle. Elle a profité d’un oubli de Palpatine pour se trouver un nouveau terrain de jeu. Vérifier que tout est bien éteint et fermé, c’est cool, ça. Plus rien à peaufiner, plus d’à côté avantageux, c’est gratuit – de l’angoisse esthétique, messieurs dames.

Dans son roman, Lou Sarabadzic commence par la fin, par le soulagement d’être guérie. Enfin le début de la fin, parce que la fin a lieu à Douze et l’on commence à Dix. Les chapitres sont numérotés (forcément, il faut compter) et dédoublés (forcément, il faut recompter) : Cinq, two, deux, five. Il ne faut pas trop chercher. C’est organisé pour nous perdre juste ce qu’il faut, pour faire naître le sens là où on commence à le perdre. Ça alterne : le quotidien, le passé, les crises légères se racontent en parallèle de LA crise et du processus de guérison. Manière de montrer la rationalité opérant au sein même de l’irrationalité, et partant, la continuité du sujet : certes, Lou guérie n’est plus la Lou paniquée, mais elle reste Lou ; l’autre n’est pas disparue, elle a appris à vivre avec.

Continuité. La khâgne a été un catalyseur, mais psychokhâgneuse existait avant la khâgne, avant l’hypokhâgne. A six-sept ans, il fallait que les deux pattes de mon nounours soient exactement à la même hauteur pour que je puisse m’endormir sans que l’univers soit réduit en cendre par le soleil-supernova – à la même hauteur, la main à niveau à bulles. Une fois, j’ai piqué une crise de nerfs parce que je me suis aperçue, une fois le collier de perles fini, qu’il manquait une perle bleue au milieu – quatre bleues, une jeune, une bleue, une jaune, quatre bleues (tu m’étonnes que j’ai explosé le test d’entrée au master informatique, les perles perfectionnistes, ça te rend capable de compléter n’importe quelle suite logique). Trois bleues, c’était intolérable. J’ai piqué une crise, je me suis fait engueulée et le lendemain matin, ma super-maman avait refait entièrement le collier. Avec trois perles bleues sur tout le collier. Je l’ai remerciée avec un gros bisous, j’ai attrapé le fil, enlevé toutes les perles et recommencé le collier avec quatre perles bleues. Il devait falloir beaucoup de self-control à ma mère pour ne pas me mettre des claques. Ce caractère de cochon m’avait abonnée aux 20/20, c’était déjà ça.

Les litanies ont toujours été là (demi-pointes, pointes, collants, justaucorps). La pensée magique aussi : « Si je réussis deux tours, je serai prise à l’audition ». Deux tours parfaits, moral boosté ; deux tours ratés : on efface, ça ne compte pas, je ne suis pas superstitieuse, moi. Cela ne coûte pas grand-chose de recommencer – un magazine froissé de temps en temps, parce que la tête qui tourne, à force. Encore aujourd’hui, j’attrape régulièrement un « bien, les tours » au cours de danse ; c’est déjà ça.

(Je me souviens de ma surprise en découvrant la pensée magique dans un film de Lelouche puis dans l’adaptation d’Un long dimanche de fiançailles : si j’arrive au phare avant que…, alors… Je n’étais donc pas la seule à pratiquer cette superstition à laquelle on ne croit pas, qui n’en est pas moins honteuse pour cela.)

Le perfectionnisme a toujours été là. C’est un trait de caractère. Que j’aime bien, c’est ça le pire. Et qui s’accuse avec l’âge. Ah non pardon, c’était ça le pire. Faudrait pas que ça empire. Alors j’essaye de faire plutôt que de faire bien, parce qu’à vouloir faire bien, je veux faire mieux et ne fais plus rien. Better done than better. Chez nous, on dit : mieux vaut la laisser morveuse que de lui arracher le nez. Je vais le répéter à psychokhâgneuse : t’entends ça, morveuse ? Jusqu’à ce que morve s’ensuive.

 

Bien sûr qu’on a peur de mourir quand on n’a pas encore vécu.

 

J’ai retourné la phrase dans tous les sens, persuadée qu’elle n’était pas dans le bon, qu’elle inversait causalité et conséquence. Mais non, c’est bien ça. Soulignant à quel point il est absurde de ne pas vivre (pleinement) parce qu’on a peur de mourir et que donc (causalité erronée) il ne faut pas se louper, il faut que cela soit parfait *du premier coup*.

Ma bonne et unique résolution de la nouvelle année sera : s’entraîner à rater.

Comme il y a Noël avant, vous pouvez offrir, vous offrir ou vous faire offrir le roman de Lou : La Vie verticale, chez publie.net, moins de 6€ en version ePub.

 
* Je déteste quand quelqu’un fait à mon adresse usage d’un savoir que je n’ai pas et qu’il ne fait pas l’effort d’expliquer. Oui, vous, les médecins imaginaires…
** Parfois, je suis faible : au lieu de prendre sur moi pour ne pas vérifier, je débranche la prise. Là, voilà, c’est éteint.