Les paulownias développent leurs fruits
Mardi 22 juillet
Rêve laborieux ? C’est tout ce que j’ai noté, qui ne ravive aucun souvenir.
En sortant de la douche, j’attrape ma serviette sur l’étagère et soudain la vois, cette étagère, faite de caisses superposées — de caisses de vins superposées, qui vont pouvoir retrouver leur fonction première le temps du déménagement.
Yves-le-boulanger n’est pas à la boulangerie, je n’ai pas assez anticipé pour lui dire au revoir, Yves et ses blagues épinglées à sa blouse, G’Yves-rny avec des volutes vangoghiennes, Yves et son sourire, sa bonne humeur comme si Montrouge était dans le Nord.
Le boyfriend nous invite Mum et moi au restaurant de poisson : je saute le plat, entrée et dessert pour moi, pour dire au revoir aux délicieux accras de morue — eux-mêmes une madeleine de ceux que je n’aimais pourtant pas tellement chez ma grand-mère paternelle, qui cajolait toujours le souvenir de la jeunesse antillaise de mon père. Je n’y avais pas pensé, cela me fait plaisir.
Puis c’est le retour à Roubaix, la voiture blindée, le chat sur les genoux, qui bave mais ne moufte pas, roulé en boule dans sa bulle du côté le plus éloigné de Mum. Il surveille sa main quand elle s’approche du levier de vitesse. Le soir, j’enregistre des vidéos collector de Mum qui tente de jouer avec le chat, lequel, craintif, suit avec intérêt le spectacle sans bouger d’un poil — nous sommes ses bouffons.
On se perd sur le canapé, le BonCoin, des sites de danse russe et japonais, à chercher des jupes de danse (pour mon anniversaire) et des bureaux (pour le boyfriend). On veut du solide et de l’aérien.
Mercredi 23 juillet
[rêve] dans les coulisses du spectacle de danse, ne rerentre pas à un moment, je somnole allongée, un homme chez le coiffeur ou autre boutique en face me fait coucou, j’aurai les nouveaux 1C3 l’année prochaine ils sont un peu déçusOpération bureau BonCoin : récupéré à Tourcoing dans la matinée et installé dans la foulée avec tout le matériel dessus dessous, c’est une affaire rondement menée.
Opération mites : guerre d’usure davantage qu’éclair, cette fois-ci. Voulant libérer un tiroir de l’armoire pour faire de la place aux affaires du boyfriend, je découvre des étoles trouées… puis les cocons des responsables. Deux écharpes en comptent une bonne dizaine chacune — écharpes en cachemire évidemment, les mites ont préféré le cachemire à la laine lambda, et les écharpes neuves aux plus usées, moins douillettes ainsi élimées. Une magnifique étole tissée et moirée offerte par G. est ruinée ; je la mettais peu de peur de l’abîmer. L’ironie ne me servira pas de leçon, je l’ai déjà apprise et recrachée un grand nombre de fois ; mais elle me fait pleurer ce qui est perdu, ce qui de beau ne peut pas rester.
Tri, détection, arrachage précautionneux de cocon, évaluation des dommages, lavage et congélation, sachets congélation, tiroir par tiroir puis le reste de l’armoire : l’après-midi y passe, dans un mélange de fatigue et de tension ; j’appréhende à chaque vêtement déplié de nouveaux dégâts. C’est un gros chantier, le chat nous regarde nous agiter jusqu’à ce qu’on attaque l’étage où il s’est réfugié. Le boyfriend arrive sur ces entrefaites, délaissé au délassement de ses propres batailles.
Repos du guerrier devant des pizzas commandées (délicieuses).
Jeudi 24 juillet
J’entraîne Mum au cours de stretching postural. Bassin à basculer pour compenser l’antéversion trop prononcée, poitrine à projeter vers l’avant, la prof ne la loupe ni ne la lâche. Mum s’efforce tant et si bien qu’elle doit s’asseoir un instant pour ne pas voir des étoiles, et piocher dans la boîte de bonbons un peu de sucre pour repartir (elle n’en mange jamais). Le boyfriend me confiera que, de retour à l’appartement, elle s’est laissée tomber dans le canapé et a décrété quelque chose comme : je suis morte, c’était génial. Ou : elle m’a tuée, cette femme est extraordinaire. Pour se relever une dizaine de minutes plus tard et recommencer à s’activer.
Le poke bowl que nous mangeons ensuite est délicieux, avec des produits très frais, la mangue et l’avocat mûrs à point comme je n’en avais pas mangé depuis longtemps. Je ne m’attendais pas à trouver une telle qualité dans un corner associé à une laverie, où l’on passe commande face à un grand écran lumineux, du genre à délivrer des McNuggets et McFlurry.
Mum rentre seule, me laisse aller à mon rendez-vous — le psy, c’est bien pour les autres, très bien même, mais que sa fille y aille, ça la perturbe, elle a du mal faire quelque chose alors, ça la gêne, elle contourne méticuleusement, ce dont on ne parle pas n’existe pas, même si l’évitement dessine en creux quelque manquement imaginaire qu’elle s’attribue.
Dernière séance avec la psy. Au moins, c’est en connaissance de cause, je sais que c’est la dernière. Cela ne se termine pas en eau de boudin, à découvrir en voulant reporter une séance mal placée qu’elle ne recevrait plus au cabinet. J’ai été interloquée. Dépitée. Un peu en colère aussi : il a fallu du temps pour contextualiser, établir la relation, déblayer, déverrouiller, et alors qu’on est au cœur du travail, toute cette mise en place coûteuse est à recommencer avec quelqu’un d’autre pour simplement pouvoir continuer ? Quel gâchis. Si j’avais su qu’il lui restait moins d’un an à exercer dans la région, j’aurais commencé avec un autre praticien. Impression de me faire arnaquer. Pire, de me faire larguer, abandonner. J’ai du repousser la pensée absurde qu’elle ne voulait plus m’avoir comme patiente, qu’elle me laissait tomber. J’ai rationalisé, affabulé, l’ai imaginée enceinte, ne voulant pas exposer le bébé in utero à tous les récits névrosés du cabinet. Je n’en ai rien dit, elle non plus. Il a fallu attendre la fin de la séance pour que la situation se clarifie. Elle était persuadée de me l’avoir dit ; moi certaine que je ne l’aurais pas occulté : elle part pour la ville où le boyfriend a fait les Beaux-Arts. Probablement a-t-elle annoncé son départ la semaine où j’ai annulé-reporté ma séance.
Je suis sa toute dernière patiente ici, au cabinet. J’en suis un peu plus spéciale encore — je sais qu’elle le dit parce qu’elle sait que ça me fait du bien de l’entendre, je ne suis pas dupe et je le suis, même si je m’en défends intérieurement, aimerais ne pas, ça me fait du bien de l’entendre. J’ignore si je reverrai ce papier peint à fleurs, si je reviendrai avec sa remplaçante. Que fait-on d’une dernière séance qui ne signe pas la fin du travail en cours ? Je pose dès le début la question de la clôture : bilan ou, comme si de rien n’était, on continue d’avancer ? C’est comme je veux. Je veux les deux. Un nouveau mot est épinglé au cours de cette dernière séance : dissociation. J’imaginais quelque chose de plus radical derrière ce terme, une négation allant jusqu’à l’absence, pas simplement une présence dédoublée, contradictoire.
Mum, qui s’est agitée en mon absence, part avant le dîner (pommes de terre et courgette au four ; je file mon steak végétal au boyfriend, la texture trop bien imitée me dégoûte).
Le chat fait la tour de contrôle depuis la terrasse : ses oreilles pivotent comme des satellites captant au sol des traces de vie invisibles, et lorsqu’un oiseau traverse son aire de détection, sa tête tourne brusquement pour repérer l’individu en plein vol inautorisé. Il se dévisse à droite ou à gauche sur lui-même sans jamais bouger ses pattes de devant, bien droites, inamovibles — une tour de contrôle, vraiment.
Vendredi 25 juillet
En pleine nuit, un chien aboie. Au présent duratif. Il aboie non pas une fois ou deux, comme une quinte de toux, mais de manière répétée, inlassable, toujours sur le même motif rythmique, comme un robinet qui goûte. Il aboie assez longtemps pour me réveiller malgré le double vitrage et les bouchons d’oreille, assez longtemps pour réveiller le boyfriend malgré son sommeil lourd, assez longtemps pour que l’on se demande quand et même si l’on pourra se rendormir. On peut finalement, après vingt, trente ou quarante minutes d’éternité.
Je passe la penderie au peigne fin et l’appréhension grandit à mesure que je repousse l’inspection des plus belles pièces : des suspicions éprouvantes, un ou deux cocons, mais pas plus de dégâts. Les mites préfèrent manifestement ce qui est plié à ce qui est pendu. La robe de chambre me confirme que, sans être comestible, la polaire est assez douce pour s’y installer et doit à ce titre être inspectée avec autant d’attention que la laine et davantage que la soie qui, pour une raison que je ne m’explique pas mais qui me convient parfaitement, a été boudée. Alors que je privilégie depuis quelques années les matières naturelles et (sauf justaucorps) me détourne du synthétique qui fait suer, je me félicite d’avoir acheté mes belles robes en polyester. Elles me feront probablement toutes les grandes occasions jusqu’à ma mort. Vous pouvez tous vous marier, je suis parée, nul besoin d’en racheter — alors que mes fringues quotidiennes, elles, se trouent sans l’aide d’aucune mite.
Les sacs et les chaussures, c’est une autre paire de manche. J’y trouve d’autres cocons, non plus blancs et filandreux, mais rigides, transparents et rayés. En retournant la poche de mon Eastpack orange fluo, je découvre un ramassis de miettes filandreuses ou de poussière à petits points : aurais-je réussi l’exploit d’avoir au même endroit mites vestimentaires et mites alimentaires ? Un cocon alimentaire est fiché dans une vieille basket — tentative de reconversion kamikaze.
Ce passage en revue m’épuise et m’écœure : c’est un gâchis, il y en a trop, trop de choses vieillies, jaunies déjà ou délitées. Tout s’abime, avec ou sans nous. Le temps passe aussi dans les placards, usant ce qu’on pensait préserver. Il y en a trop, trop de vêtements ou trop de temps, je ne sais pas, probablement les deux ; trop de ceux-là parce que trop de celui-ci : je ne jette rien ou presque. À bientôt 37 ans, j’ai encore des vêtements de mon adolescence, dont d’autres plus avisés se seraient déjà débarrassés. Les beaux vêtements de ma vingtaine matérialisent eux aussi un cocon dont je me suis extraite : l’entrave ludique des coupes ajustées me semble aujourd’hui trop contraignante. Je ne veux plus être serrée, sculptée, scrutée. Pour autant, je ne suis pas prête à me défaire de cette jupe crayon, de cette robe serrée sous la poitrine ou de cette autre qui doit être portée au pressing et n’est donc jamais portée tout court.
Cela ne ressemble à rien, mais ce n’est pas mauvais : impro de quinoa au Golden curry avec la fin des pommes de terre, quelques petits pois et des lamelles d’oignon au curry revenues de la poêle et du congélateur.
Fin de la première saison de Dark.
<spoiler> Je suspecte avant l’épisode qui le théorise que les voyages temporels n’ouvrent pas à une réalité alternative, font au contraire advenir le présent, l’époque telle qu’on la vit. Comme Œdipe actualise la prophétie en voulant la fuir, c’est précisément en voulant corriger le présent que les personnages le font advenir tel qu’il est. Le passé prenait déjà en compte ces incursions depuis le futur, la cohérence de la boucle narrative primant sur la ligne chronologique. </spoiler>
Samedi 26 juillet
1h30 du matin, le même chien aboie jusqu’à 2h. Rebelotte à 5h du matin. Des envies de violences.
Suite (mais pas encore fin) du feuilleton mites : aujourd’hui, je passe au peigne fin les étagères du placard. Des frayeurs à bouloches et des traces de cocons sûrs, mais pas de dégâts, hormis quelques micros-trous dans une robe en coton (!) depuis des mois chez le boyfriend. Ce dernier plaide pour les accrocs ; avec la trame intacte, c’est peu probable. Soulagement, les pulls en cachemire Bompard et ma robe en laine Paule Ka sont saufs. Peut-être que je ne devrais pas avoir de si belles choses, si coûteuses (mais les Bompard en cachemire passent en machine quand les Benetton en laine feutrent s’ils ne sont pas lavés à la main ; quand j’ai découvert ça, j’ai racheté des cachemires sur Vinted pour le prix de pulls lambda… que je ne porte presque plus depuis que je suis devenue prof de danse et remets transpirante des fringues roulées en boule dans un sac qui pue de transporter des demi-pointes.)
Je sors, inspecte et range tout ce qui n’est pas suspect : cela n’avait pas été aussi bien rangé depuis mon emménagement. Le reste attend son tour de machine ou de congélation en sac plastique hermétique (les mimis blancs et les simili fétus de paille dans le coin le plus planqué des poches du hoodie en cachemire, je le sens moyen). Mum m’avait prévenue : tu vas avoir l’impression de vivre dans le stock d’une boutique.
Sur la terrasse, je finis Créer des ballets au XXe siècle. Quand je serai grande, je serai Laura Cappelle. Merci de ne pas me rappeler que je suis déjà grande.
(Je cherche comment en parler dans une newsletter.)
Un peu plus tard, c’est une bande-dessinée : Toutes les princesses meurent après minuit, que j’ai trouvée plus aboutie que les précédentes de Quentin Zuttion. Qui m’a replongée dans l’époque de mon enfance aussi.
Les fruits qui ont remplacé les roses, roses ou rouges, se sont formés et commencent à rougir, petites boules bien dures.
Le début de la deuxième saison de Dark change la manière de regarder la série : les suppositions n’ont plus de sens, ou en ont trop, il faut désormais suivre la série, à l’aveugle. Faire confiance plutôt que faire des hypothèses (je préférais).
Dimanche 27 juillet
J’écris quand le boyfriend dort. Il y a des choses que je ne sais que faire seule, en silence.
Le bruit est le facteur principal de contorsion dans notre cohabitation. Les interviews politiques, la musique, le bruit des manettes et surtout la ventilation de l’unité centrale me font fuir. J’ai besoin de plusieurs heures de silence par jour, préalable au repos et à la créativité.
Il pleut et parfois pas, à verse, au bord de l’orage. Deux mites à la tapette à mouche. Une heure de pré-quarantenaires au téléphone avec Melendili, à parler semaine domestique, amies avec bébé, parents à la retraite et vacances à venir. La caravane du tour de France passe près de chez elle, nous raccrochons gaiement.
Le boyfriend me met la manette dans les mains. J’ai le pouce lourd sur le joystick et conduis ma voiture de course en total ivrogne. Je finis 20e sur 24 (les 4 derniers se sont fait exploser leur voiture par carambolage) et dois aller me débarbouiller les aisselles (sueur de stress : les jeux vidéos fonctionnent trop bien sur moi).
L’inaccompli du soir.
Le sol s’humidifie, l’air devient moite
Lundi 28 juillet
L’interphone me fait sursauter alors que j’allais me rendormir : je me précipite nue pour décrocher, enfile un truc à la hâte et descends la gueule enfarinée découvrir que le colis n’est pas pour moi mais pour un voisin du dessus.
Contre la sensation de me faire envahir, de me faire déborder, par les objets les tâches, je m’y attelle, lance une machine de pulls suspects d’avoir hébergés des mites, l’étends, repasse plie et range la précédente fournée, descends et sors les poubelles, fait des courses, mais cela descend à peine dans l’espace et dans ma tête, où s’entassent pêle-mêle les sacs de fringue non inspectées du boyfriend, la seconde fournée de vêtements ensachés au congélateur, les musiques que je n’ai pas encore cherchées, les chorégraphies que je redoute de ne pas réussir à créer, la sauvegarde du blog et des photos qu’il faudrait faire, le contrat à aller signer à la mairie… Je voudrais des vacances de mon cerveau, que les choses aillent plus vite ou le temps moins.
Repasser est infini. Quand je pense que Mum repassait tout quand j’étais enfant, pyjamas compris ! La vie est vraiment trop courte pour repasser. Pour être méticuleux avec des vêtements pas toujours bien coupés, ou un peu détendus. Quand je n’arrive pas à préparer le vêtement pour éviter la création de faux plis, je me rappelle que le but n’est pas de bien le repasser, mais de cramer d’éventuels œufs de mite. J’aplatis les faux plis.
Le boyfriend s’est remis à dessiner, ça me réjouit et m’apaise quelque part. Je blogue et lis un peu, reprenant le gros ouvrage passionnant d’Isabelle Launay que je n’avais pas eu le temps de finir avant la deadline de la fac, mais que j’ai retrouvé à la bibliothèque du conservatoire. Je ne sais plus exactement où je m’étais arrêtée, alors je reprends au début juste après l’introduction et je fais bien, ça m’excite le neurone exactement comme la dernière fois, à se demander ce que je retiens de ce que je lis — à moins que les lectures intercalées des mémoires de Petipa et de l’essai de Laura Cappelle n’activent de nouveaux liens ?
Mardi 29 juillet
[rêve] il faut se cacher, échapper, un vieux professeur de philosophie, un psy, quelqu’un comme ça nous accueille chez lui ou nous laisse entrer de nous-même, aller à l’étage dans les pièces ouvrir les portes chercher des cachettes pas trop évidentes, sous les lits ils regarderont forcément sous les lits, je repère un coin où me recouvrir d’une couverture et de chemises comme si j’étais un tas de linge au sol, je vais faire ça mais avant se vider la vessie pour pouvoir tenir sans bouger sans presque respirer, quand j’ai enfin trouvé où me soulager, sur un caisson de terre qui ne me garantit pas la solitude, je reviens dans la pièce, ne la retrouve pas, c’en est une autre probablement, du monde est arrivé entre temps, partout des gens sont cachés sous des vêtements, le désordre se justifiera parce que c’est la chambre des enfants, je cherche un coin des couvertures des vêtements, il n’y a plus de chemises, me calfeutre comme je peux mais déjà ils arrivent, convives ou autorité, je continue à bouger pour me dissimuler du mieux que je peux, un bout de mon dos dépasse je crois si on me voit de dos en se penchant sous l’armoire les lits on me verra, autour de moi les dissimulés discutent à voix basse, je n’imaginais pas ça j’imaginais le silence le plus intense comme précaution évidente, ils chuchotent et commentent l’avancée des autres, installés à dîner, certains sont découverts et emmenés mais cela ne déclenche aucune fouille générale, une enfant repère mes chaussettes violettes, mes pieds, je suis repérée, on me sort, m’interroge, je reste muette, réponds hagarde en anglais avec mon accent français, mon accent me protège, si je ne suis pas d’ici je n’ai peut-être rien à voir, on m’installe à la table, je fais profil bas, ôte mes gilets orange et gris un peu miteux, découvre de beaux habits, robe noire et gilet de costume rouge soyeux, menton vers le bas, je me fonds parmi les autres, adopte leur / retrouve mon milieu socialL’interphone sonne ce matin : je suis encore nue dans mon lit, mais cette fois plus réveillée et, robe attrapée enfilée, je retrouve le livreur de la veille. « Hier je vous ai réveillée pour rien, je suis désolée, mais aujourd’hui, c’est bien pour vous. » C’est bien pour moi.
Premier cours de danse après l’infiltration (environ le troisième de l’année scolaire) : mes premières sont peu ouvertes, mes cinquième sont des troisième, je ne descends pas jusqu’au bout dans les grands pliés, je ne fais pas les sauts, je suis raisonnable et le genou ne moufte pas, se plie dans les retirés, accueille tout mon poids en jambe de terre. J’ai choisi à dessein un cours intermédiaire, d’un niveau inférieur au mien, mais c’est en réalité mon niveau, le rythme et la difficulté qui me permettent de mettre en place et tenir et perdre et reprendre l’engagement musculaire qui me faisait défaut.
Pour être honnête, je n’ai aucune envie de plus de difficulté, j’ai envie de faire les choses bien et d’y prendre plaisir, de voir dans le miroir des lignes rassurantes, même si le mollet parfois se barre, m’indique que j’ai lâché la rotation et m’assois sur ma jambe de terre (petite faiblesse dans la jambe droite, du côté du genou qui a morflé). Je veux que ce soit simple et ne rien bâcler, j’ai plaisir à me laisser porter, me laisser prendre en charge par quelqu’un d’autre sans penser à l’explicitation, aux comptes, aux corrections, à l’exercice qui vient après, aux postures des uns et des autres que je ne surveille pas, c’est tout juste si je les aperçois, même s’il y a dans la salle quatre élèves adultes et une jeune fille du conservatoire qui n’est pas mon élève mais me reconnait et me vouvoie. C’est un peu étrange de se retrouver à sa perpendiculaire à la barre, dans un moment de vulnérabilité.
C’est aussi l’occasion de me rassurer : les autres professeurs aussi parfois oublient leurs exercices, cherchent une musique qui s’est fait la malle dans une seconde playlist, s’emmêlent les pieds dans leurs paroles. L’occasion d’observer une autre manière de faire aussi : elle corrige rarement individuellement, mais donne de belles explications imagées et anatomiques. Pour la première fois, j’ai l’impression de vraiment sentir voire de commencer à maîtriser la bascule du bassin, le fameux zip de la braguette, qui devient un double zip dans les tours (le pubis se « referme » vers les côtes, pour rendre solide l’avant et laisser la place derrière pour que le dos se déploie). Je l’avais toujours pensé par l’arrière, pas par l’avant ; ce n’est pas la première fois que je me fais ce genre de réflexion, c’est comme pousser et tirer, il faut songer à se placer de part et d’autre de la même porte.
Mercredi 30 juillet
[rêve] j’ai dégoté je crois quelques remplacements à l’Opéra [rêve] ma mère monte une valise sur une sorte de falaise noire qu’il n’est déjà pas commode de grimper sans chargement, en haut la villa des vacances, une glace, un parfum que j’oublie / aller à la mer on n’a pas de crème solaire j’objecte, pas besoin hop-là mon père se propulse à la renverse depuis la falaise et son corps a le temps de s’arquer pour plonger élégamment dans l’eau en contrebas, mais il ne réapparait pas dans la piscine on scrute on commence à s’inquiéter, les secours sortent un nageur de l’eau mais ce n’est pas lui, l’inquiétude augmente, une nacelle est plongée dans le fond cette fois je crois c’est mon père qu’on installe dessus mais il y a un problème à la remontée, ça ne remonte pas, le secouriste seul remonte à la surface, un autre homme en short de bain prend le relai, plonge et remonte mon père, quand plus tard je lui demande ce qu’il s’est passé, il élude à moitié, son bras s’était coincé, paralysie temporaire, ça n’a pas l’air de le turlupinerAprès la barre au sol, je comprends mieux pourquoi un élève me disait que je pouvais pousser davantage. Pourtant, je ne sais pas encore si je le ferai. Certes, il y a de la satisfaction à sentir son corps tourner à plein régime, être poussé bien au-delà de ce qu’on ferait seul chez nous, mais ai-je envie de ce travail où l’on utilise presque uniquement les muscles que l’on sait déjà utiliser de la (seule ?) manière dont on sait les utiliser, et qui les fait tétaniser quand on ne sait pas exactement comment les engager au mieux ? Je ne fais pas faire d’abdominaux sur le dos en descendant les jambes jusqu’au sol parce que je ne sais pas les faire. Je veux dire, je peux le faire, mais pas bien le faire, pas de manière à pouvoir le corriger ; je ne sais pas comment empêcher le psoas de s’en prendre plein la tronche et de gueuler, parfois jusqu’à réveiller un signal lombaire. Je ne m’en cache pas dans les vestiaires et une élève que je ne connais pas me dit que c’est pareil pour elle. Je me sens moins seule. Il n’empêche, cette barre au sol me pose question. Plein de questions.
L’enseignante ne corrige presque jamais les postures individuelles, mais elle explique très bien, alors je teste ce qu’elle dit, essaye de comprendre dans mon corps ce qu’elle fait différemment. Parfois, j’ai du mal à saisir. Sur le ventre, pour préserver les lombaires, l’enseignante ne dit pas de presser le pubis contre le sol mais de serrer les fesses (à rebours de ce que j’ai pu entendre en pilates). Plus ça va, plus je trouve les fesses nébuleuses comme dénomination anatomique.
Parfois aussi, ça fait complètement sens, comme la rétroversion du bassin pour activer les abdominaux qui permettront de conserver le pubis en avant à la verticale (position que j’ai davantage sentie au cours de la veille ; je commence enfin à avoir une certaine conscience de ce qui se passe au niveau de mon bassin, totalement dans le flou jusqu’à présent) ; pour des exercices d’abdominaux aussi costauds, c’est indispensable, ménageant une marge de sécurité avant l’antéversion involontaire dangereuse pour les lombaires. J’ai tendance à privilégier une posture « neutre » du bassin (le pubis au même niveau que les crêtes iliaques) comme en pilates pour travailler la contraction excentrique des abdominaux et lutter contre la tendance à rétroverser le bassin dans les extensions (en grand battement, par exemple). Synthèse du jour : j’utiliserai davantage la rétroversion du bassin notamment dans les ponts, mais sans aller au maximum de hauteur (on lâche l’engagement et le pubis redescend quand on chercher à monter davantage le haut du buste), plutôt en cherchant à former une planche avec le buste (hop, on zippe tous les abdos). Question tout de même : cet engagement musculaire qui permet de basculer le bassin pubis en avant peut-il se faire sans délordoser les lombaires ? Il me semble que oui, mais le dosage reste encore hasardeux.
À la sortie, je discute avec cette dame si belle si lumineuse aux cheveux blancs qui me dit avoir mal au genou dans les pliés. On regarde ensemble, je lui indique de la main une rotation un peu plus importante du mollet : et là ? Là elle n’a plus mal. Les cours de posture s’appliquent sitôt incorporés.
Elle pousse son vélo et je repousse la station où prendre le métro pour continuer à discuter. Elle me parle de ses enfants, qui sont plus âgés que moi, hein, ils ont trente-cinq ans. Plus jeunes, donc. Elle n’en revient pas, me donnait beaucoup moins, je suis la jeunesse incarnée.
Jeudi 31 juillet
Au petit-déjeuner, le boyfriend remarque que nous sommes sur deux timelines différentes : il voudrait que le temps s’accélère pour être déjà dans sa nouvelle maison ; je voudrais qu’il ralentisse, que les vacances ne finissent pas, ne pas déjà encore reprendre.
In fine, une très bonne journée où l’urgence du temps qui passe se dissipe. Le salon s’éclaircit des vêtements rangés et des sacs descendus au garage, le boyfriend aquarelle, je bidouille-gribouille un gif animé, envoie ma newsletter, découvre vingt ans plus tard le off de la prof qui, je l’ignorais, me surnommait Bambi au conservatoire, fais une barre à la cheminée, droguée au corps courbaturé, recopie puis dicte des extraits des Mémoires de Petipa, la dictée soulage le poignet, les poivrons au dîner sont épicés, ça me drogue de fatigue les épaules, Dark part dans tous les sens. L’urgence revient le soir, à mi-chemin des vacances, août demain, 37 ans la semaine prochaine. Je pense aux infographies que je pourrais faire d’après ma lecture des Danses d’après, et peu à peu ça se calme (comme gamine je rêvassais aux travaux manuels de Minnie Mag avant de m’endormir).
Vendredi 1er août
Quelques dizaines de pages d’Isabelle Launay sur la terrasse.
Une barre à la fenêtre et à la cheminée, concentrée sur ma jambe de terre. Je tâche de conserver l’en dehors musculairement, ce qui implique de ne pas verrouiller les genoux en hyperextension.
Sur le chemin de la boulangerie, je suis au spectacle d’un comique qu’affectionne le boyfriend et qui passera au Colisée en octobre ou novembre, je suis pliée en deux, fou rire tellement long et sonore que le comique me prend à partie, m’invite à le rejoindre sur scène, je ne peux pas de rire, puis si et la dynamique s’inverse, le fou rire le prend lui, me laisse moi parler, je dis deux trois âneries qui resserrent la camisole du rire fou, alors je prends le micro, je demande à la régie s’ils peuvent lancer de la musique et je meuble la scène vide, je danse, spectacle hijacké, je danse et je reprends la scène, musique classique ou Rihanna ? quelle tenue, qui me permette de danser ? est-ce que j’ose des fouettés ? je reprends la scène et je corrige, un peu avant, encore, je me fais un film, ça faisait longtemps que je ne m’étais pas fait des films, des films égocentriques, plaisants, par fantaisie et non par anxiété.
Début de la troisième saison de Dark, de plus en plus difficile à suivre. N’est-ce pas un peu de la triche d’introduire une réalité alternative quand il a été établi que les paradoxes temporels censés corriger le cours des choses le déterminaient ? Curieusement, ces mêmes personnages incarnés par les mêmes acteurs semblent des ersatz, ne génèrent pas la même émotion ; je suis près de décrocher. On en est réduit à attendre, voir si la confusion est à même à un moment de faire sens — ou si les scénaristes vont nous planter là en cours de série ou d’intrigue, avec un mystère spécieux.
Anxiété le soir avant d’aller me coucher, comme un nouveau-né au coucher du soleil.
De grosses pluies se mettent parfois à tomber
(ce matin, oui)
Samedi 2 août
Croc synchro
le chat dans le couloir / moi dans mon lit
céréales pour chat / croquettes pour humain
Dimanche 3 août
Lundi 4 août
Le cours de stretching postural, devenu de fait cours particulier, se transforme à moitié en séance d’ostéo, pour mon plus grand bénéfice (hop, mobilité accrue dans la cheville). J’apprends que mon piriforme fait une salle gueule, et effectivement, ça se sent quand il s’agit de le forcer à se détendre — mais j’y vois une bonne nouvelle : que j’arrive enfin à (bien ?) engager les rotateurs.
Bonne surprise en allant signant mon contrat de contractuelle : je m’attendais à strictement doubler mon salaire en doublant mes heures, mais 100€ supplémentaires ont surgi de nulle part. Je signe.

Mardi 5 août
Au cours de danse, j’élude l’étirement en fente à la seconde, un peu dangereuse pour mes genoux (l’un se retrouve avec du poids en hyperflexion, l’autre en hyperextension). Je plie et pivote la jambe censément allongée pour m’étirer en rouvrant l’angle de flexion. « Une attitude pipi de chien, » commente la prof en passant. C’est une expression courante dans la danse classique pour désigner les attitudes mal placées, où la jambe se soulève comme un chien lève la patte. C’est dit en plaisantant, probablement sans y penser. Ou en plaisantant à moitié, je ne sais pas. Ça m’attriste vaguement. A-t-elle pris mon adaptation pour une critique ? Écarte-t-elle le bénéfice d’exercices dont la forme va (ponctuellement) à l’encontre de l’esthétique de la danse classique (même s’ils contribuent à préparer le corps en ce sens) ?
Le boyfriend me fait découvrir Breaking Bad. Le rythme et le ton des premiers épisodes m’éclatent. C’est jouissif, la suite de la soirée aussi. Je le veux fusionné.
Jeudi 6 août
[rêve du mercredi ou du jeudi] c’est un numéro avec Nina que l’on a peu répété, elle me répète le nombre de pas, de style baroque, hésite, deux coupés pas de bourré, un pas en trois ou quatre ? puis deux, puis troisJe sors la table sur la terrasse pour prendre mon petit-déjeuner dehors. C’est mon anniversaire, je peux. Je peux les autres jours aussi, mais je ne le fais pas. Je pourrais. Le soleil est proche, sur les lierre, les feuilles, c’est un petit-déjeuner apaisant apaisé. Je suis allée me chercher un croissant ; je le savoure, avec l’instant, avec plaisir.
La journée est tranquille. Je finis de lire la partie consacrée à la danse classique des Politiques du répertoire — sacré ouvrage. Je n’ai pas d’attentes, j’aimerais ne pas en avoir mais j’en ai quand même, je me déçois. La famille et mes amies proches m’envoient des messages. J’en reçois également un, improbable, réjouissant, de ma professeur de français de khâgne via LinkedIn. Les années !
Qu’est-ce qui me ferait plaisir à manger ? me demande le boyfriend à l’approche du dîner. Hum… indien ? Le boyfriend croit que c’est par manque d’idée et écarte l’option, mais c’est bien ce qui me ferait plaisir, même à deux jours d’intervalle avec la dernière commande. Bis repetita placent. Le palak paneer m’a plu, m’a donné envie de découvrir le paneer shahi à côté sur la carte, « une délicieuse sauce crémeuse » sucrée-salée, l’intitulé ne ment pas, avec « noix de cajou, crème fraîche, beurre, tomates & épices ». Puis nous regardons la suite de Breaking bad. Je suis bien, ne peux m’empêcher pourtant de regretter que cette journée ne soit pas davantage détachée du brouhaha des jours, de son continuum indistinct.
<3
ai-je aussi noté