C’est un beau titre, vous ne trouvez pas ? Il est de Jane Sautière et recouvre un court récit à la première personne du pluriel : nous, pour parler de ceux que nous serons tous un jour, ces personnes que le temps a pris de court et qui ne se sont pas vues vieillir, incrédules d’être ces « vieux » que l’on voit toujours de l’extérieur, jamais comme soi.
Nous sommes surpris·e·s de nous voir si fripé·e·s, si abîmé·e·s et si sensibles, si doux et douces, si aimant·e·s.
Ce « nous » est celui d’une génération qui se définit par son âge mais aussi par son époque et par une certaine place dans la société : c’est un « nous » qui prétend à l’universalité, c’est-à-dire un « nous » de gauche, de gens qui ont un historique de manif’ et un sens du collectif dont ils peuvent se sentir exclus — un « nous » qui exclut donc la vieille rombière bourgeoise du coin (qui, elle, ne se dira jamais vieilleux). Quand l’autrice ne le voit pas de manière un peu trop flagrante, ce « nous » involontairement prend des allures de nous de majesté.
J’ignore si Jane Sautière a lu Annie Ernaux, j’imagine que oui ; Tout ce qui nous était à venir pourrait être Les Années avec encore quelques années de plus et un passage du « on » au « nous ».
Ça dit le décalage, c’est amusant, mais ça dit aussi l’appétit de vie qui ne diminue pas alors que le monde se réduit, et ça l’est nettement moins. J’aurais peut-être préféré de ne pas le lire, tout en pensant que c’est une bonne chose de le lire. Est-ce qu’on veut savoir ce dont on se doute. C’est déjà un privilège de pouvoir l’ignorer jeune, ça veut dire qu’on est valide.
[à propos d’un désir qui n’a pas été acté] […] nous ne pénétrerons pas nos cavités glutineuses, nos doigts ne se perdront pas dans les chevelures, nos sueurs resterons nôtres sans partage […]. Nous ne suffoquerons pas de l’air que nous avons bu d’un coup […] Il ne reste plus que le souvenir de ce qui n’a pas existé ce jour-là, ce que nous avons tellement désiré […]. Nous viendra des beaux jours de la rue de l’Avre cette absence, qui n’est pas un regret. […] Nous avons vécu cette absence entre nous.
Cette force de donner vie à un récit érotique par la négation de ce qui n’a pas eu lieu et qui se faisant existe tout de même par la tension narrative…
Il a fallu apprendre à taper à la machine, puis à utiliser un traitement de texte. Notre émerveillement était si fort. C’était tellement impressionnant de ne pas avoir à réécrire la page à cause d’une faute […].
Quoique plus jeune, j’ai connu cet émerveillement. Je suis de la génération charnière où un élève puni avait rendu sa litanie de je ne ferai plus ci ou ça tapé et imprimé, arguant qu’il avait tout tapé lettre après lettre, et où le foutage de gueule n’était que soupçonné, pas avéré.
Mais nous sommes tellement loin de ce passé, nous le retrouvons comme certains objets dans les brocantes, ils nous serrent un peu le cœur, nous les achetons pour ne pas les laisser dans leur corruptible désuétude, mais nous voyons bien que nous ne pouvons pas renouer avec eux.
« Pour ne pas les laisser dans leur corruptible désuétude » : même motivation pour récupérer dans les boîtes à livres des livres que nous n’aurions jamais acheté ni même emprunté ?
Ce n’est pas l’inéluctable de la vie qui nous fait peur. C’est d’être soustrait·e·s au nous absolu qu’est le mouvement collectif de rue. […] À envisager : ne plus avoir d’ivresse, ne plus avoir d’ivresse avec le corps collectif ?
[face aux jeunes générations militantes] Nous sommes un peu à côté, dans une dépossession heureuse d’avoir tout à refaire, tout à repenser […].
Cela et l’usage de l’écriture inclusive me font repenser à cette expression de Kundera : se faire l’allié de ses fossoyeurs.
De plus en plus souvent nous avons des références dépassées, inaudibles, on le voit sur le visage de nos interlocuteurs plus jeunes que ça n’atteint pas […]. Nous n’avons pas le souvenir d’avoir connu un tel décalage avec les vieilles personnes de notre jeunesse, peut-être alors le pays était-il immuablement vieux ?
Est-ce que tout simplement la télévision n’unifiait pas davantage qu’Internet aujourd’hui, où chacun évolue dans sa bulle de niche ?
Mais toujours cette crainte d’énoncer une pensée ancienne, décalée, inadaptée, érodée.
La vraie jeunesse nous ne l’avons pas vécue au début de notre vie, non, elle n’est pas dans le temps chronologique. Elle surgit, disparaît, revient. À quarante ans nous étions comme des flèches, des hirondelles dans le bleu du ciel. À trente ans, à peu près rances.
Je me sens plus mûre mais aussi plus jeune aujourd’hui (36) qu’il y a dix ans (26). À trente ans, à peu près rance, oui.
Nous en sommes là ? Déjà là ? il semblerait. L’espace se restreint, nous l’occupons intégralement.
On se lorgne entre nous. Entendre nos parents qualifier de vieux, vieille, une personne qui ne nous apparaissait pas si éloignée d’eux ni en âge, ni en allure était tellement étonnant. On les trouvait gonflé·e·s.
« Tous ces vieux qui [n’avancent pas / ont toujours mal quelque part…] »
— ma grand-mère, 84 ans, qui a perdu son mari, sa mère, son frère ne s’inclut pas dans le groupe. Les vieux, c’est comme l’enfer, c’est toujours les autres.
[…] nous nous délestons des habits qui nous racontaient mieux qu’un CV, nous ne pouvons plus les porter, le corps n’est plus là, trop lourd, trop tordu, trop malgracieux […].
Nous nous consolons avec de belles matières, des coupes soignées. Nous sentons le fade.
[…] nos anciennes joies de bouche muées en poison.
Les tavelures sur les mains restent acceptables parce qu’elles nous rendent animales, comme les petites chattes au pelage écaille de tortue.
Tant de fois nous nous sommes dit ah non, pas ça ! à l’évocation d’une misère qui nous semblait insurmontable. Et puis, par brefs à-coups insidieux, nous y sommes. […] Il nous faut alors croire à l’accoutumance qui est peut-être le contraire d’une victoire, une simple issue.
[devant les actes médicaux] Nous voudrions nous sauver, foutre le camp à toute. vitesse, mais la vitesse n’est plus avec nous, hormis dans le battement de nos cœurs affolés, et nous sauver revient à nous soumettre aux soins qui nous sont prodigués et dont nous avons besoin.
[avant/après le confinement dans sa coïncidence avec un cap de viellesse] La vie d’avant pouvait s’y attarder, s’en réjouir, s’associer à la beauté qui nous ignore.
[covid] Nous avons inversé la charge symbolique qui veut que les aîné·e·sse sacrifient pour leur descendance. […] Nous sommes des tyrans flacides, involontaires, les pires. Notre futur est au prix du chômage, de la misère, des épreuves de toustes celleux que le paiement de nos retraites accablait déjà. […] On se croyait des êtres d’empathie, d’altérité.
Nous nous disons qu’il ne fait pas se laisser manœuvrer par nos impuissances, qu’il faut décider de nes plus aller ici ou là, garder le cap de nos invalidités […]. C’est impossible car le désir ne faiblit pas.
[…] Ça va encore. Sans doute parce que la vieillesse rend toute proximité, toute chose accessible merveilleuse. En vieillissant il n’y a plus de méprisable.
Cette partie est intitulée « La presque dernière promenade ».
Il m’a semblé que vieillir n’était ni un naufrage, ni une performance à accomplir, mais le simple, délicat et doux refuge qu’il nous fallait construire. Une cathédrale de brindilles […]. Ici, pas de bilan, rien d’une vie n’est compté, pas même le temps, et la mélancolie elle-même finit par être suave.