Une trajectoire exemplaire de Nagui Zinet commence comme ça, catchy :
Les amours ratent, mais de peu, c’est ainsi que commencent les suivantes.
Tout le prologue est écrit à la deuxième personne du pluriel, histoire de se mettre simultanément à la place et à distance du grossier personnage qui dégueule sa focalisation interne :
Sur le trottoir d’en face, une femme attend, son téléphone à la main. Elle est brune, belle, et quelqu’un la possède, cela se lit facilement.
C’est dégueu, mais drôle aussi un peu, d’un humour noir qui ne me déplaît pas. C’est là en tous cas que je décide de lire la suite :
La conversation au comptoir semble ne pas s’arrêter, vous les égorgeriez bien, mais vous n’êtes pas un homme très tactile.
Le politesse du désespoir ou de la chouine, à vous de voir :
[…] vous êtes toujours ce gosse tirant vanité de son exclusion sociale à haute voix et chialant dans sa piaule.
Le prologue embraye sur un récit à la troisième personne, featuring le juge d’instruction qui se trouve en possession du journal de N., rédigé à la deuxième personne du singulier. Nous voilà mis en garde et rassurés : nous allons lire le journal d’un prévenu, l’errance de ce pauvre type va quelque part, l’auteur décline toute responsabilité en cas de propos misogyne ou raciste ou dégueulasse.
On est tenté de croire au début que l’emboîtement des récits n’est qu’un prétexte, pour passer tout un tas de faux-semblants sociaux au vitriol.
Elle prépare du thé. Tu n’aimes pas le thé. Elle sort des biscottes. Tu n’aimes pas les biscottes. Elle sort du jus de pamplemousse. Tu ne savais même pas que ça existait.
— Ça te va ?
— Parfait.
Lui, il est plutôt bibine et alcool fort, qu’il picole dans bar nommé L’Étrange. Quand t’es alcoolique et bourré, ça a un petit relent camusien.
Elle t’a donné le code de sa carte bancaire. […] Tu n’as jamais été aussi à l’aise financièrement. Et tu l’aimes de plus en plus. Tu essaies de te convaincre que ce n’est pas lié.
Tu profites d’un silence trop pesant pour aller fumer une cigarette dans le jardin et contempler cette pelouse sur laquelle tu n’as jamais pu jouer. Ta mère estimait qu’un enfant qui joue dans l’herbe est un enfant qui abîme l’herbe. Ce qui n’est pas dénué de bon sens. Puis tu vois une petite boule noire tout au fond, près de la cabane […] un chien. Tu t’approches et l’examines, il n’est pas bien vieux, et il s’amuse comme un fou à creuser un trou. Le veinard ! penses-tu. À ce moment précis, tu sais que tu n’aurais jamais dû venir.
Désormais, tes mensonges seront les mêmes pour tous. C’est ta nouvelle règle. Ta passion pour les vies parallèles s’en trouve contrariée.
La libraire porte une jupe et a des yeux verts. Tout cela lui va à merveille.
À la gare, tu regardes le tableau des TER puis celui des TGV.
Souvent, tu as soif d’aventures. Là, tu hésites entre Douai, Arras et Rouen. Un type se met à jouer du piano. Il ne joue pas si mal que ça, mais pourquoi joue-t-il ? Comme toujours, des gens le regardent comme s’il était Glenn Gould.
(À chaque référence lilloise, je suis surprise ; mais, c’est chez moi !)
Je ne prends plus aucun passage en note ensuite. N. devient de plus en plus méprisant parce que méprisable. L’inverse aussi, méprisable parce que méprisant. L’humour noir ne fait plus rire mais grincer, puis dégoûte et lasse. Le lecteur alors est mûr pour l’escalade, l’accident puis le meurtre délibéré. Le juge d’instruction nous récupère. Journal refermé, la trajectoire exemplaire est décapée de son ironie littéraire, devient très littéralement un exemple parmi tant d’autres de violence.
Alors tu es gênée d’avoir parfois ri goguenard avec ce pauvre type. Soulagée aussi que ça soit fini. En Googlant le roman pour trouver l’image de la couverture, tu tombes sur la photo de l’auteur, t’aurais préféré ne pas, parce que de nouveau, t’as l’impression que le cadre narratif n’était qu’un prétexte (à dégeuler sans se faire emmerder, en se faisant peut-être même encenser), t’as l’impression de t’être fait mettre en boîte.
Je déteste les livres qui me parlent « tu/vous », prétexte immédiat à fermer l’ouvrage à jamais (après tout, on ne se connait pas).