Ils sont trente-deux. Trente-deux à habiter encore l’abbaye en ce jour d’automne 1986, au bout d’une route à faire pâlie ceux qui l’empruntent. En mille ans, rien n’a changé. Ni la raideur de la voie ni son vertige. Trente-deux cœurs solides — il faut l’être quand on vit perché au bord du vide —, trente-deux corps qui le furent aussi, dans leur jeunesse. Dans quelques heures, ils seront un de moins.
Veiller sur elle commence par la fin, le narrateur à l’orée de la mort dans un monastère. Déjà, j’ai un faible pour les huis-clos religieux ; mon passage préféré des Misérables est celui où Cosette se réfugie dans un couvent : dans mon souvenir; la fascination l’emporte de loin sur l’anticléricalisme de l’auteur. Et je ne sais pas si c’est le slogan des Folio junior de mon enfance qui m’a suivi (« Et si c’était par la fin que tout commençait ? ») ou l’Antigone adolescente d’Anouilh (« Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir […] ») mais connaître le dénouement aiguise davantage ma curiosité qu’un suspens fondé uniquement sur la rétention. La vraie question n’est pas : que va-t-il se passer ? mais : comment en est-on arrivé là ? Comment le môme de douze ans que se remémore le narrateur va devenir le sculpteur d’une Pietà cachée dans un monastère pour éviter les émois intempestifs qu’elle semble avoir déclenché ?
On l’enferme pour la protéger.
L’abbé soupçonne que ceux qui l’ont mise là ont tenté de se protéger eux.
D’emblée, le destin est posé, la mort en est garante, on ira jusqu’au bout, jusqu’à ce que la suite improbable des événements qui se succèdent au cours d’une vie se mettent à faire sens. Parce que l’auteur m’offre cette garantie narrative, j’accepte de me faire bringuebaler dans les bouges de Rome et de Florence, dans la campagne italienne du début du siècle et les cercles fascistes de l’entre-deux guerres, dans des rebondissements tous plus rocambolesques les uns que les autres qui exigent une suspension de l’incrédulité au moins aussi souple que celles des voitures qui empruntent la route caillouteuse menant à Pietra d’Alba.
Pietra d’Alba, Pietra Viva : le nom de la ville, la description de ses lumières, a ravivé mon souvenir du roman de Léonor de Recondo. Le protagoniste de Veiller sur elle est d’ailleurs construit comme un décalque fictionnel de Michelangelo (Buonarroti) : Mimo, qui préfère se faire appeler par ce diminutif, porte le même prénom que le maître de la Renaissance, et sa Pietà sera à maintes reprises comparée à celle de la basilique Saint-Pierre. Mais j’ai peut-être davantage encore pensé à Io sono Michelangelo, ma première et à ce jour unique lecture en italien dans le texte : pour Michel-Ange, oui, mais surtout pour la dimension rocambolesque pas inhérente mais presque au roman jeunesse — qui la tolère en tous cas beaucoup mieux que la littérature générale. Melendili dira plus justement sans doute qu’on dirait presque un roman de capes et d’épées (de bures et de burins ?). Pendant toute ma lecture, j’ai pensé : un roman jeunesse pour adultes.
Je veux dire, déjà, le casting : un sculpteur de petite taille et de grand talent, de génie même, une mère aux yeux violets, une jeune lectrice hypermnésique qui en remontre à tous, un jeune homme qui s’habille d’uniformes dépareillés et dont le baragouinage n’est compréhensible que par son frère jumeau, une princesse serbe qui n’en est peut-être pas une… L’enfance pauvre et désolée de Mimo fait croire à un conte, cruel comme seul sait l’être un conte, tandis que son amie Viola apporte son lot d’échappées surnaturelles, au cimetière (Mimo la prend pour une revenante la première fois) et dans la forêt (elle se serait transformée en ourse pour échapper à un viol). Cette mythologie enfantine infuse avec force la suite de l’histoire, la fantasque et fantastique Viola perdurant dans le regard de Mimo même quand l’originale devient une âme mélancolique ou rebelle que sa famille aristocratique voudrait protéger d’elle-même, prononçant des mots comme « folle », « cinglée », « lithium ». À ce titre, Veiller sur elle est un Grand Meaulnes qui a réussi : la féerie initiale fait tout aussi forte impression, au point d’oblitérer un temps des réalités parallèles (qui sans elle auraient été difficile à vivre), mais elle n’est pas un rêve qui s’affadit dans le temps, vague fantasme débilitant ; au contraire, elle infuse, donne force et courage, un point d’ancrage pour mesurer et revenir de la dérive, même quand la dérive en question implique de prendre des commandes du régime fasciste.
La réalité n’est pas éludée, même pour les partisans d’une réalité tronquée qui réservent le terme à ses aspects les plus déprimants : pauvreté, abandon, mauvais traitements, humiliations, violence, tentative de viol, alcoolisme, compromis, électrochocs, collaboration, meurtres… Pourtant, l’espoir n’y est jamais abandonné, même quand les personnages sont en proie au désespoir. C’est un principe implicite de la littérature jeunesse (du noir, oui, mais pas de désespérance pour le lecteur)… et un levier d’empouvoirement revendiqué dans le génial Éloge des fins heureuses de Coline Pierré. Le roman de Jean-Baptiste Andrea aurait pu y figurer, pour la force vitale (force de l’art et force des personnages) qui ne cesse de s’y renouveler et de s’y déployer, peu importent les tragédies ou la crasse morale par laquelle passent ses personnages. Elles passent, avec humour ou avec le temps. Tout est narré avec alacrité, on ne s’appesantit pas, rien n’est gravé dans le marbre que le chemin du sculpteur.
Alberto me haïssait, je le détestais, mais nous nous appuyions l’un sur l’autre pour ne pas tomber. Sans moi, l’atelier était fini. Sans lui, j’aurais dû quitter Pietra d’Alba, et Pietra d’Alba, c’était Viola. Alors peu importaient les brimades, les humiliations, les « pezzo di merda » […]. Peut-être même qu’à notre façon, comme une bonne moitié des couples du village et sans doute au-delà, nous étions heureux.
Voilà, j’ai fini une chroniquette pas trop trop mal ficelée, mais aussitôt finie, aussitôt rouverte, laborieusement complétée, attendez, j’ai oublié, oublié le temps qui ouvre de la profondeur de champ sur l’époque et sur soi, oublié la lenteur et la vitesse du monde dans lequel Mimo naît puis meurt (un voyage qui prend deux jours dans l’enfance de Mimo ne prend plus que quelques heures à la fin de sa vie), oublié surtout l’amour et l’amitié, l’évidence et l’ambivalence.
La main de Viola était blottie dans la mienne. Ja la lâchai régulièrement pour le plaisir de la reprendre.
La relation de Mimo et Viola participe à mon impression de roman jeunesse pour adultes : il n’y a que l’enfance pour savoir avec certitude que les histoires d’amitié sont des histoires d’amour, dans l’évidence de l’absence du désir. On nous en raconte si peu à l’âge adulte qu’à partir du moment où les protagonistes sont adolescents, il faut sans cesse arracher le soupçon amoureux, qui revient avec une obstination de mauvaise herbe. Le point régulier sur l’état de la poitrine de Viola n’aide pas, sans que l’on sache si la remarque est à mettre sur le compte du narrateur chatouillé par ses hormones ou s’il s’agit d’un trope d’auteur masculin (c’est bien un truc de mec hétéro, la fixation sur les seins ; est-ce qu’on est au courant de l’évolution testiculaire de ces messieurs en devenir ?). Il faut que Viola mette les points sur les i pour que la chose soit claire :
Elle prit ma main et la posa sur son cœur. Toujours aussi peu rembourré, toujours émouvant comme les collines de Toscane.
— Nous sommes jumeaux cosmiques. Ce que nous avons est unique, pourquoi le compliquer ? Je n’ai pas le moindre intérêt pour les choses auxquelles mène normalement cette conversation. […] La chose doit être agréable, bien sûr, pour abêtir à ce point. Mais je ne veux pas devenir bête, justement. J’ai des choses à faire. Et toi aussi. Un grand destin nous attend. […]
Cela dit à quel point l’amour non-romantique est compliqué à concevoir et à raconter. Pour qu’on concède l’amitié entre un homme et une femme, il faut un homme que son handicap éloigne des standards de la virilité (exercice d’équilibriste, on compensera en lui attribuant plein de conquêtes désirables), friendzoné par une femme qui non seulement n’a pas de formes voluptueuses (imaginez un peu !), mais n’a en outre aucun intérêt pour le sexe ou l’amour.
Sa féminité n’était pas dans ses formes mais dans l’austérité sensuelle de leur absence, cette manière anguleuse de se mouvoir comme si elle évitait en permanence d’invisibles obstacles, en jouant des coudes et des genoux.
(En vrai, totalement mon kink, qu’on parle au féminin ou au masculin.)
Ne vous y méprenez pas, j’adore cette histoire d’amitié entre « a-normaux », j’adore ce personnage de fille puis de femme érudite, fantasque, névrosée, aromantique qui se bat pour exister indépendamment des rôles auxquelles la société veut la cantonner. Mais ça fait cher la garantie amicale.
Il y eut bien sûr d’autres femmes, puisqu’on me posa souvent la question, comme si c’était important.
Le narrateur ensuite fait mine d’être offusqué quand il faut sans cesse lever le doute sur sa relation avec sa meilleure amie, mais le fait de fréquemment lever le doute amoureux le reconduit. On ne peut pas s’empêcher de se demander si cette histoire d’amitié homme-femme ne serait pas en réalité un amour courtois (Mimo se vénère quand, défendant Viola, on le traite de chevalier servant) qui s’inscrirait dans la tradition de la passion — l’amour qui donne sa pleine mesure d’être contrarié. Probablement est-ce l’indice que l’auteur se situe à cheval entre une certaine tradition romantique/romanesque (hétérosexuelle) et une modernité plus fluide, où l’amitié se voit valorisée comme une forme d’amour à part entière.
Quelques autres citations pour le plaisir et pour la route — je me rends compte qu’il y a pas mal de dialogues dans ma sélection, ce n’est pas si courant, les (bons)(et nombreux) dialogues au style direct :
Des hommes beaucoup plus courageux que moi se seraient évanouis. C’est donc ce que je fis.
— Je le jure, je te dis. Tu veux qu’on crache ? Qu’on mélange nos salives pour que ce soir valable ?
— Les adultes mélangent tout le temps leur salive. Ça ne les empêche pas de se trahir et se poignarder à longueur de journée. Nous, on va faire autrement.
— […] Tu sauras que tu es sur le bon chemin, Mimo, quand tout le monde te dira le contraire.
— Je préférerais plaire à tout le monde.
— Bien sûr. C’est pour ça qu’aujourd’hui tu n’es rien. Bon anniversaire
— J’aimerais que tout redevienne comme avant.
— Nous ne sommes plus comme avant. […] Mais nous pouvons voyager côte à côte. Sans héroïsme, cette fois.
— Qui veut d’une vie sans héroïsme ?
— Tous les héros, en général.
— Pourquoi m’as-tu abandonné ?
[…] — La vie est une succession de choix que l’on referait différemment s’il nous était donné de tout recommencer, Mimo.
Nous retenions les premiers mots, sans savoir s’ils seraient banals ou grandioses, pour le plaisir d’en goûter la saveur le plus tard possible.
Le changement était doux, vous soufflait à l’oreille, sournois, que rien ne changeait jusqu’à ce qu’il fût trop tard.
[…] J’avais cligné des yeux, et ils avaient tous vieilli.
(Beaucoup aimé aussi le twist (féministe) final que je ne recopierai évidemment pas pour ne pas spoiler, avec sa manière de boucler la boucle amorcée par le titre : Veiller sur elle, Viola et la Pietà, Marie et le Christ, la vierge et l’enfant qui n’en est plus une)