69 poétesses

Il m’a fallu recopier le titre de cette anthologie de poésie pour soudain apprécier le nombre de poétesses comme clin d’œil éditorial : Érotiques, 69 poétesses de notre temps. J’ai retrouvé quelques autrices que j’avais déjà lues et appréciées : Suzanne Rault-Balet (un peu) ; Hollie McNish, découverte via son improbable recueil Je voudrais seulement que tu fasses quelque chose de toi ; Sophie Martin, dont une amie elle aussi paléographe de formation m’avait offert le très chouette Classés sans suite (pas contre une suite, d’ailleurs — à ces écrits sinon aux histoires d’amour ratées relatées) ; et Coline Pierré, dont j’ai adoré l’Éloge des fins heureuses. En tombant sur son poème inédit, je me suis rappelée l’avoir lu sur Instagram… c’était elle, c’était lui qui m’avait incitée à mettre le recueil de poésie dans ma liste d’envies disponible à la médiathèque.

[…] je veux qu’on tourne des films brûlants
où personne ne couche avec personne
qu’on regarde une heure trente durant
le va-et-vient obsédant
des mains qui hésitent à s’attraper
[…] je voudrais qu’on se branle sur la
•••••••••••••••••••••t  e  n  d  r  e  s  s  e
[…] vas-y prends-moi sur-le-champ
•••••••••••••••••••••dans tes bras
[…] caresse-moi encore
•••••••••••••••••••••l’avant-bras
[…] écarte grand tes
•••••••••••••••.     doigts
•••••••••••••••••••••.   que je glisse les miens
••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••entre tes
••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••phalanges
que j’enfonce bien profond
•••••••••••••••••••••mon nez dans
••••••••••• ••••••••••••••••••••ton cou
[…] oh oui viens là que je t’enlace
mon amour
viens là qu’on ne se baise pas

Viens là, Coline Pierré

Voilà, c’est ça qu’on veut : pas tant le sexe que le désir.

…

Érotiques ne l’est pas toujours, érotique, si l’on entend par là ce qui suscite le désir. Ce dernier est sondé comme un visage aimé dont on se demande s’il est aussi toujours aimant, le désir dévisagé dans ce qu’il comporte d’équivoque, de doutes, douleur, chagrin, révolte. Les sections sous lesquelles les poèmes sont rassemblés le disent assez : il y aura des orgasmes mais aussi des tabous, la sexualité évoquée dans ses aspects les plus divers depuis la masturbation jusqu’à l’enfantement. Bref, ces écrits de femmes ne sont pas un décalque de leur homologues masculins prêts à fantasmer une sensualité chaude, douce et excitante. On y trouve finalement assez peu de corps d’hommes, pas de blason qui objectifierait sous couvert de louer. C’est une sensualité, une sexualité à la première personne (ce qui n’empêche pas qu’elle puisse être adressée). L’érotisme y est, dixit Ariane Lefauconnier qui a établi et préfacé le recueil, « une force qui nous aide à sentir les pulsations du réel. Et à prendre place, charnellement, dans le monde. »

Évidemment, la sensualité des uns n’est pas celle des autres. Il y a des poèmes que j’ai survolé, les oubliant à mesure que je les lisais (les envolées lyriques où l’on fusionne avec la nature, pas trop mon kiff), et d’autres qui se sont incarnés, m’ont donné envie d’en conserver un bout, un ou deux vers ou parfois plus, de les caresser à nouveau du bout du clavier en les recopiant. J’ai imaginé aboucher ces vers volés pour créer un nouveau poème polymorphe (et fantasmé un système d’infobulles où l’on lirait à chaque fois de quel poème est extrait chaque vers), mais la flemme a remplacé la flamme et à une lettre près, voici de simples extraits (sans […] avant et après pour alléger).

…

fines ondulations
derrière un bateau lent

en mémoire dans la peau
l’amour fait hier soir

« Présents inattendus », Zeina Azzam


Une clé qui hésitait dans une serrure
Une chambre qui tremblait
Visible par l’entrebâillement de la porte
Quatre étoiles aux quatre coins du ciel

« Carrefour », Roja Chamankar


le corps de la jeune fille a finalement dit oui
à la fin de l’enfance,

« Énergie érotique », Chase Twitchell


Les vieilles filles
Assises devant leurs portes
Égrènent les prénoms
D’amants qu’elles n’ont pas eus.

[…] Tu me prends par la main
— Tu la tiens comme une amulette que tu aurais volée —

« Au pas d’un enfant dans une église », Aurélia Lassaque


Tous les corps que je touche
raides et froids
Les bouches que je goûte
insipides
[…] Je croise des âmes :
je ne les rencontre pas.

« Je me perds… », Louise Giovannangeli


Un passant comme les autres
si je n’avais pas senti ton indécision
devant la rivière frontalière.

« Le passant », Silvia Eugenia Catsillero


je n’ai rien à vous dire
voulez-vous m’aimer ?

je n’ai rien à vous dire
et si on se faisait plaisir ?

« Chuchotements », Kettly Mars


et je regardais vos lèvres qui articulaient nos baisers à venir

« Vous », Samantha Barendson

C’est autre chose que l’expression « suspendu à ses lèvres »…


On rentre de soirée
On crée un corps-chimère avec :
les seins de F
les fesses de C
les cuisses d’A
et on lui fait l’amour
à deux

« Nuptial », Florentine Rey


Jouissons nous l’un de l’autre à notre aise.

Sonnet XVIII, Louise Labbé


Traverse les algues arme-toi de coraux hulule gémis
Émerge avec le rameau d’olivier pleure fouissant des tendresses occultes

« Petites leçons d’érotisme », Gioconda Belli

C’est fouissant des tendresses occultes qui a réveillé un écho intime, mais j’admire aussi le décorsetage grammatical, la juxtaposition gentiment délirante du langage vas-y hulule gémis sans virgule


oui ces choses dites
rien qu’avec des mots, tu te rends compte
faisaient ruisseler nos cuisses ou nos joues

et on dissimulait le trouble
derrière des lunettes noires ou des regards vitreux

« Choses dites », Nancy Huston


Grandis en moi
j’en ai besoin.

Inonde-moi avec vigueur
et écoute-moi gémir
en annonçant ma nouvelle naissance.

« Jouis de moi maintenant que je suis tienne », Ana Maria Rodas


je n’entends que nos souffles
dans le sac et ressac
tandis que le ciel enroule des
spirales de nuages anthracite
un vortex qui nous relie
à tout ce que nous connaissons
et à tout ce qui existe sans nous

à présent je couvre votre corps du mien
pour le protéger du froid votre corps
[…]

l’espace-temps s’est rétracté
sur la plage 74
et maintenant il explose
c’est un orgasme
de l’univers tout entier

« Tectonique de la plage n° 74 », Fanny Chiarello


Quand une caresse est trop de plaisir pour la peau
Et qu’il faut
Que ça finisse ou crier.

[…] Et je regarde ton sexe et il est doux comme une oreille d’âne.
Et je respire avec ton sexe assoiffée comme pardon une vieille dame qui ne veut plus que de l’eau sans dents.
Et je tiens ton sexe comme dans la rue deux hommes se voient et se serrent la main. […]

« Entoure-moi… », Milène Tournier

Et la palme des comparaisons les plus (im)pertinentes-improbables revient à…


nue viens te glisser
sois l’aube ouvre-toi
sur mes doigts

« Zaatar », Safia Karampali Farhat


Par instants
Tu laisses ton visage se faire mordre
Par mon regard

J’en avale les plissures
Offertes à la rage
Du coït

[…]

L’éclosion de nos paupières au matin

[…]

Nous jouons à la balle
Avec nos orgasmes ronds
Entrecoupés de rires d’enfants
Réconciliation entre deux âges

« Au bord du bord », Laura Lutard

La tendresse de cette réconciliation des âges… <3


sucebaise oh cette adorable bite
[…] mon DIEU l’adoration que c’est de baiser !

« Baiser avec amour, Phase I », Lenore Kandel

Le lyrisme végétal me barbe, mais le lyrisme cash, ça passe (et ce verbe-valise, cœur sur la traductrice). 


oui oui oui, oh mais oui plus bas

« instruments », Douce Dibondo

J’ai lu oui oui oui, oh oui mais plus bas et l’ironie au sein de l’exaltation me plait si bien que je conserve mon erreur de lecture. 


J’ai des envies de sexes durs comme du verre. […] Du cri arraché au plaisir comme celui de l’oiseau soudain désencagé.

« Mensonge », Michèle Voltaire Marcelin


Comme elle se voyait chasseresse
Sous ses airs de vestale
Et effrayait sans qu’ils le comprennent
Ceux qui pensaient la comprendre

« Six décennies », Ananda Devi

My kind of girl…


Tantôt amante folle de désir, tantôt en quête de sagesse pure

« Stupéfaction », Ayecha Afghân


L’année dernière je m’abstenais
cette année je dévore

sans culpabilité
ce qui est aussi un art

« Circé », Margaret Atwood


évidez en mon corps cet organe qui ne m’appartient pas
si j’avais pu le faire glisser telle la mue d’un serpent
vers le crime de ne pas être mère
ce n’est pas la patrie que l’on divise mais le corps des femmes

« À présent ne me parlez pas des hommes », Müesser Yeniay


je m’enracine en toi
chaque pouce de terre gagné
me relie à toi

lichen à son roc
liane à son tronc
langue à son palais

[…] tempo s’agapo
tu frissonnes en moi
tu m’accueilles en toi
mon cri ricoche aux parois de tes gorges

je ne t’ai pas approchée une fois
sans que
puis le geyser

« Comme une évidence », Murielle Szac

Voilà une anacoluthe qu’elle est belle. 


Tu me portes et m’allonges
sur le drap mou de l’eau
En dessous
là où nos hanches se touchent
la lumière trace une résille d’or tremblante
qui nous emprisonne dans les mailles du temps

« Écume », Laure Anders


silencieuse comme l’étude
comme une bibliothèque comme la mort

[…] impatiente comme une prière
[…] frénétique comme un colibri

« cinquante nuances de branlette », Hollie McNish


Cette lune dans le ciel
ne serait-elle pas
mon ovule fécondé ?

Ven nocturne sec et froid.
Mon fœtus
bouge violemment.

Trois haïkus, Minako Tsuji


pendant que tu m’embrassais, m’embrassais, tes lèvres chaudes et gonflées
comme celles d’un adolescent, ton sexe gros et sec,
tout en toi si tendre, flottant au-dessus de moi,
au-dessus du nid des sutures, au-dessus des
fissures et des déchirures, avec la patience de qui
a trouvé un animal blessé dans les bois
et reste à ses côtés, qui ne le quitte pas
avant qu’il soit rétabli, avant qu’il puisse fuir à nouveau.

« Jeune mère », Sharon Olds


Je ne les recopie pas car ils les faudrait dans leur intégralité, mais je me les note :  « Une jambe pas rasée de Luba Yakymtchouk» et « Que n’ai-je un pénis ! » d’Erica Jong.

…

J’aime qu’il y ait tant de noms que je ne connaisse pas parmi ceux que je relève. Parcourant les notices biographiques en fin d’ouvrage, je me suis étonnée-rassurée de la diversité des parcours, de toutes ces femmes de tous âges que je ne connais pas, qu’on ne connait pas, peu, et qui écrivent quand même, au milieu ou en marge d’autres activités. (Une vieille anxiété s’est signalée aussi d’un petit serrement sur soi quand j’ai croisé dans les dates ma date de naissance, et d’autres aussi ultérieures.)

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