Anna Karénine et Levine

Après le chien de Tereza et Tomas, un crapaud géant japonais, l’hystérique Catherine et le ballet de Boris Eifman, j’ai enfin lu Anna Karénine. Et je m’étonne de n’avoir vu aucune allusion à Levine*, qui aurait du donner son nom au roman. Mais voilà, seul le drame fait des histoires et celle d’Anna constitue le contrepoint grâce auquel la simplicité de Levine n’est pas naïveté. À travers le répondant de ces deux personnages, Tolstoï pose la question de comment vivre.

D’un côté du spectre de la Russie tsariste, on a la vie mondaine telle que la pratique Stiva, le frère d’Anna, en prenant du plaisir sans trop s’embarrasser de moralité ; à l’autre extrémité, la vie des paysans. Entre les deux, Levine tente quelque chose. D’abord seul avec son travail d’exploitant agricole, il s’y plonge pour ne pas voir la mort mais son labeur risque à chaque seconde de réapparaître dans toute sa vanité, d’autant plus que les modernisations qu’il propose en tant que propriétaire terrien éclairé se heurtent à l’inertie des paysans. Puis, encouragé par la vieille servante, il se marie enfin et ne vit plus alors pour quelque chose mais pour quelqu’un. Cette nouvelle dimension se révèle supérieure une fois compris qu’elle ne remplace pas le quelque chose mais s’y ajoute, lui donne un sens (adresse à). Il lui faut pour cela se reprendre et apprendre l’équilibre : il ne s’agit pas tant de le trouver et de s’y maintenir que de la rectifier sans cesse – comme en danse où, point extrême de tensions contradictoires, il ne saurait être statique.

C’est cet équilibre qui n’est pas respecté par Anna. La tragédie ne tient pas tant à sa passion pour Vronski, ni au non-respect des convenances (même si cela permet de condamner toutes les échappatoires de la situation) qu’au fait de s’être donnée entière sans rémission à un seul être – une seule partie de sa vie. Lorsqu’il n’est plus nourri (par quelque chose), l’amour (de quelqu’un) tourne en rond et finit par se mordre la queue. C’est pourquoi la jalousie, cette auto-destruction de l’amour, est figurée par le cercle, le cercle des pensées dont Anna ne parvient pas à s’extirper (cf. les douches de lumière encerclant l’héroïne dans la chorégraphie de Boris Eifman). Anna Karénine a échoué à mener sa vie mais n’est pas pour autant une cruche amoureuse ; sa chute est d’autant plus grande qu’elle est grande dame.

Dans l’ordre de l’histoire, Levine ne peut trouver réponse à ses questions qu’après la mort d’Anna, c’est-à-dire après la disparition de la passion, mauvaise en tant qu’elle prend le pas sur les autres. Le problème de Levine se résout lorsqu’il comprend que le pourquoi se résorbe dans le comment – vivre et non raisonner. Encore une fois, je suis heureuse d’avoir été retardée dans mes ardeurs de lecture car, jusqu’à l’année dernière, je ne l’aurais peut-être pas compris – pas compris comme on comprend Tolstoï et toute chose : en l’ayant ressenti. La raison peut avoir tort dans ses conclusions impeccables, elle peut être juste mais demeure fausse tant qu’elle est en contradiction avec le cœur. On peut sentir qu’on est dans le faux et néanmoins s’obstiner parce qu’on s’est prouvé qu’on avait raison par la raison et que l’on est trop orgueilleux pour paraître se contredire (alors que céder permet d’être enfin en accord avec soi-même). Agir plutôt que de raisonner ; quand on raisonne sur soi, les conclusions ne sont bonnes qu’à condition d’être logiques et conformes à ce que l’on éprouve moralement par expérience.

Pour en arriver là, il faut d’abord s’être laissé aller au penchant à l’argumentation à l’œuvre dans tout le roman. Le processus, où la dispute y prime parfois sur le thème débattu, est analysé ou plutôt déroulé dans le roman avec des discussions de toutes sortes (agricole, politique, économique, sociales, mondaines avec des potins, etc.), ce qui donne aussi de l’ampleur à un livre qui, du coup, n’est pas que théorique. Un peu comme Proust dans Le Côté de Guermantes, Tolstoï reconstitue une famille, une société mondaine ou intime, les flux et reflux de la conversation, les plaisanteries même (il y est aussi question d’asperge). Peut-être même de façon plus poussée s’il est vrai qu’on y parle au discours direct, non de manière rapportée, et que la peinture en est moins de biais. Proust le cède à Balzac. Là réside aussi l’intérêt du roman, dans ce qu’il laisse transparaître d’une société à travers les conversations de la (bonne) société. Le communisme y est ainsi évoqué au gré des difficultés éprouvées par Lévine à moderniser son exploitation, qui se heurte à un attachement à la terre particulier aux paysans russes. En même temps, ces propos ne dénotent aucunement la tentative de truffer le texte ; Tolstoï a quand même réussi à me faire lire, sans qu’il m’en coûte, des considérations sur l’agriculture. Cet ancrage dans le contingent empêche d’osciller entre le tout et le rien jusqu’à ce que l’un bascule dans l’autre d’un coup.

On se trouve raffermi à la lecture de ce pavé. Rasséréné.

 

* Je lutte pour ne pas mettre d’accent, la faute à Lénine.  

2 réflexions sur « Anna Karénine et Levine »

  1. J’ai beaucoup apprécié ton article, il montre clairement que nous n’avons pas eu la même vision de l’oeuvre, même si l’on sent que Lévine/Tolstoï est hanté par la recherche d’une vie harmonieuse.
    Dis-moi, as tu lu Guerre et Paix ? Je n’ai pas réussi à dépasser la moitié du premier tome.

    1. Oui, j’ai souri à propos de la « péroraison » de Levine sur le sens de la vie… Tu as plutôt suivi Anna, et moi, Lévine. C’est d’autant plus amusant, je trouve, qu’il y a une inversion des sexes et que ceux-ci ne président donc pas à l’identification chez le lecteur. Après tout, la littérature nous fait entrer dans les pensées d’autrui et qui pour mieux le symboliser qu’un personnage de l’autre sexe ?
      Et non, je n’ai jamais approché Guerre et Paix.

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