Journal de lecture : Ça nous apprendra à naître dans le Nord

Raconter quelque chose qu’on n’a pas réussi ou eu des difficultés à faire : c’est un sujet de rédaction pour lequel j’ai maudit la prof en 5e. J’ai cherché sans rien trouver d’intéressant, vraiment je ne voyais pas, je cherchais, mais rien qui vaille le coup, rien qui puisse tenir plus de dix lignes, rien à faire je n’y arrivais pas. Je n’y arrivais pas… mais voilà, mon sujet tout trouvé ! J’ai raconté comment je n’arrivais pas à écrire cette rédaction, et hop, affaire réglée. J’étais satisfaite de ma pirouette. La prof en rendant les copies a remarqué que c’était un truc auxquels ont parfois recours les écrivains (hé, j’ai trouvé un truc d’écrivain !), mais qu’il ne fallait pas en abuser (rho, tout de suite…).

J’ai repensé à cet épisode parce que c’est exactement ce qu’ont fait Amandine Dhée et Carole Fives dans Ça nous apprendra à naître dans le Nord. Pour répondre à une résidence d’écriture sur l’histoire d’un quartier ouvrier de Lille, elles mettent en scène leur dialogue de créatrices qui galèrent avec cette commande — presque une pièce de théâtre, hé ! Il n’y aurait qu’à changer les verres devant elles pour marquer le début d’une nouvelle scène dans un nouveau café (les consommations et le lieu sont scrupuleusement notés avant chaque dialogue, comme les clopes et les verres de vin dans le journal de Bridget Jones).

Bon, comme Amandine Dhée et Carole Fives sont plus douées que la souris-en-5e, ces passages auto-référentiels alternent avec des portraits d’habitants, Yvette Cardon, Odette Lejeune, Noémie Klaba, Daisy Crepin, une page un paragraphe fenêtre dans divers quotidiens, et une ébauche de fiction avec Lucie, Lucie tout court sans nom de famille (de toutes façons, elle n’a jamais existé), ouvrière textile dans une filature qui nous fait remonter en 1910. Là, l’humour se met en sourdine et laisse la place à quelque chose de plus poignant.

Comme les comparses sont malignes, elles arrivent même à justifier sans en avoir l’air l’absence de narration traditionnelle. Difficile de faire roman quand il n’y a rien de saillant.

— Ça y est, je sèche. Je sais plus trop quoi raconter parce que les journées de Lucie se ressemblent très fort. Au niveau dramaturgie, c’est nul.

— Les conditions de travail de la femme ouvrière n’intéressent pas grand monde. C’est presque le contraire : l’entrée des femmes dans les filatures fait peur aux ouvriers parce qu’elle entraîne une baisse des qualifications et des salaires.
— Et Lucie dans tout ça ?
— Elle se tait. Les fabriques s’épanouissent grâce à toutes ces muettes.
— C’est décevant. Une héroïne, ça doit pas se taire.
— Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle sait à peine lire et écrire. Elle a passé dix heures par jour dans un atelier depuis l’âge de treize ans. Son réseau social c’est filature-courée, courée-filature. L’estaminet, parfois. Et tu voudrais que d’un coup, elle se sente pousser une âme de révolutionnaire ? Qu’elle produise un discours critique ? La vérité c’est que Lucie est aliénée par le travail. Elle n’a pas les mots.

Évidemment, on n’échappe pas au flottement des textes de commande, à cette non-nécessité qui se sent. Mais comme les autrices le savent et en jouent, je me suis marrée vite fait, j’ai partagé leurs questionnements sur ce qu’implique un texte de commande et appris quelques trucs sur un coin qui aujourd’hui ne vend pas du rêve (où une camarade de l’ESMD avait sa coloc’).

Lors de ses cocktails mondains, Lille n’assume pas toujours Fives, son petit frère au chômage. C’est pourquoi elle préfère parler du passé. De comme il était beau et fringant avant. […] Fives sourit bravement et malgré ses friches, il en devient presque attachant. Alors Lille rayonne — tout en surveillant son frère du coin de l’œil : quand il a trop picolé il a tendance à brailler l’Internationale au milieu des convives, ça ne le fait pas du tout.

Des anecdotes rapportées, je retiens notamment à quel point les rapports sociaux sont inscrits dans l’urbanisme et l’habitat, avec une hiérarchie visible entre les habitations des propriétaires d’usine, les ingénieurs et les ouvriers. L’illustre bien l’histoire d’un vieux monsieur locataire qui voudrait comme ses voisins passer la cuisine côté rue plutôt que jardin, mais son propriétaire refuse parce que ce serait outrepasser son statut d’ouvrier en se mettant au même niveau que lui, contremaître.

…

Détail insignifiant enfin, mais peut-être ce qui m’a décidé à emprunter le livre alors que j’hésitais devant l’étagère de littérature régionale :

[…] Mais la contredame, j’ai bien l’intention de la décrire. Ce sera une forte dame rougeaude, à la voix criarde et vulgaire, sanglée dans un grosseir tablier, ciné dans un cliché. Bien fait pour elle !
— L’œil mauvais.
— Et aussi l’air hommasse, quelque chose entre l’homme et le homard.

Entre l’homme et le homard, mais tellement ! C’est exactement ça, ce mot. Je suis toujours enchantée quand je découvre dans une œuvre une manière de faire ou de penser qui est mienne et que je n’ai jamais rencontrée chez quiconque — souvent parce que trop insignifiante pour avoir pensé à en parler. Du réel exhumé de l’inaperçu !

La première épiphanie du genre dont je me souviens, c’est la pensée magique de Mathilde dans Un long dimanche de fiançailles ou dans un film de Lelouch, je ne sais plus qui est venu avant qui. Si je réussis à… avant que… alors… Si je réussis à courir jusqu’au phare avant que le bateau entre dans la rade, alors il reviendra. Si je réussis à faire deux tours là tout de suite, alors je vais réussir l’examen. Si je réussis à compter jusqu’à dix avant que… Il existait donc d’autres tocqués pour se donner cette illusion de maîtrise. Incroyable ! (En réalité 12% de la population a, a eu ou aura des TOC, alors de la pensée magique non pathologique…)

Journal de lecture : Éloge de la fadeur

Roue des émotions avec au centre 8 émotions de couleurs vives (extase, admiration, terreur, étonnement, chagrin, aversion, rage, vigilance) et ensuite des pétales qui déclinent chaque émotion vers quelque chose de plus pâle (l'extase passe par la joie et arrive à la sérénité, la rage devient colère puis contrariété, etc.)
 

Depuis que j’ai croisé une fois la roue des émotions, sans rien chercher à connaître de Robert Plutchik, son créateur, je me demande s’il vaut mieux chercher à vivre au centre de la roue pour éprouver des joies vives (quitte à éprouver plus intensément d’autres émotions négatives) ou s’attarder sur les pétales pâles, moins vivaces mais aussi moins violents. Peut-être qu’en s’ouvrant à plus subtil, en devenant perméable à trois fois fois, on ne vit pas moins intensément, juste autrement, de manière plus sereine ? À moins que les pétales ne fanent plus vite et ne nous lassent par leur fadeur.

Cette tension du fade au savoureux, François Jullien l’a explorée dans un Éloge de la fadeur qui s’éloigne des intensités toutes occidentales pour aborder cette absence de saveur marquée, louée tant du point de vue moral qu’esthétique dans la pensée chinoise. J’ai lu un peu trop vite, probablement, n’étant pas d’humeur à l’érudition philosophique et littéraire pourtant mise en marge par le philosophe (littéralement : les auteurs, siècles et notions-clés sont inscrites dans de larges marges). Je voulais ma réponse à la roue.

En gros, la fadeur est prisée par la pensée chinoise en tant que saveur qui contient virtuellement toutes les autres. Si on a un peu trop fréquenté Aristote et compagnie, on pourrait être tenté d’assimiler cette fadeur à un substrat en attente de prédicats, mais que nenni, nous explique notre guide, la fadeur n’est pas un concept, pas même une abstraction. La fadeur, c’est du concret, c’est du sensible. Elle est savoureuse, même si c’est le degré zéro de la saveur.

J’avoue, j’étais un peu perplexe. Il a fallu une histoire de sage qui goûte diverses eaux de source pour que ça fasse tilt. Je me suis souvenue de voyages dans des pays où l’eau du robinet est déconseillée, et des eaux embouteillées qu’on y trouve : au bout de quinze jours à boire cette horreur qu’est la Nestlé Aquarel ou des eaux déminéralisées que je pensais réservées aux fers à repasser, je suis prête à renier toutes mes convictions écologiques et à débourser une petite fortune pour une bouteille d’Evian. Là, voilà qui est bon, aucun arrière-goût, je peux étancher ma soif… de non-saveur. Une eau est meilleure si elle est neutre au palais : fade.

En somme, il faut que cela coule de source, même si l’on doit grimper deux heures dans la forêt pour la trouver. Dans l’art pictural, la fadeur favorise la circulation du regard ; rien ne l’accroche au point qu’il rechigne à se relancer… mais aussi, rien n’arrête ce mouvement perpétuel au sein du tableau ; ce n’est pas une image que l’on zappe. L’attitude qui l’accompagne ne relève pas du désintérêt, mais du détachement : sans se focaliser sur rien en particulier, on est prêt à tout considérer, à contempler l’harmonie.

Rien n’accapare l’attention, n’obnubile par sa présence, tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme.

La fadeur est diffuse, elle infuse, fond sous la langue et sa saveur est d’autant plus prégnante qu’on ne l’a pas liquidée au premier coup d’œil, à la première bouchée ; elle met du temps à s’apprécier, mais n’en finit plus ensuite de captiver.

Un peu comme la danse classique, j’aurais envie de dire avec mes gros sabots de balletomane. Évidemment, la virtuosité réjouit par son intensité, mais ce qui pousse à retourner encore et encore voir le même ballet sur une même série, c’est bien l’interprétation, cet art de la variation, du même qui est encore autre, un poignet qui s’infléchit davantage, un regard qui s’attarde un peu moins, une attaque décalée… Moins un geste est techniquement marqué (plus il est fade ?), plus il laisse place à l’interprétation du danseur. Je l’ai constaté lors d’un concours de promotion où les sujets se suivaient dans une variation dramatique : rapidement, ce ne sont plus les arabesques ou les tours qui font la différence ; ce n’est plus aux difficultés techniques que l’on prête attention (comme on le ferait dans une épreuve sportive) mais aux transitions, aux entre-pas, à tout ce qui n’étant rien fait tout. La variation vue quatre, cinq, dix fois continue de déployer des richesses encore inouïes, in-vues, et ces deux minutes de danse qui semblaient n’être pas grand-chose se mettent à contenir un monde. Le novice frôle l’ennui, l’esthète de la fadeur se régale. La variation n’en finit pas de fondre en bouche. Elle n’est ni réductible à une interprétation (une saveur marquée) ni une abstraction (elle n’existe pas si elle n’est pas incarnée). Elle est souvenir et projection au moment même où elle se danse. Aucune des saveurs et toutes à la fois…

Pourtant, la fadeur est moins paradoxale que ténue. Elle est ce qui reste de ce qui advient, entre réalité pleine de potentiel et souvenir (ré)actualisé. À ce titre, j’ai bien aimé le chapitre « Reste de son » et « reste de saveur » — l’idée que le son s’apprécie davantage au moment où il rejoint le silence et la saveur quand l’aliment vient d’être avalé. Pas à son acmé, mais juste après, juste avant son épuisement, retenu à la lisière du sensible.

La fadeur, in fine, c’est un peu la non-saveur qui nous rend disponible à toutes, un état neutre mais pas insipide à partir duquel on peut goûter à tout… comme la position du sage développée dans Un sage est sans idée, qui n’est pas un juste milieu auquel on parvient, mais un point de départ pour naviguer d’un extrême à l’autre selon les circonstances. La monade FrançoisJullienne de légumes vapeur n’en finit pas de se déplier.

Il n’y a plus qu’à redessiner la roue des émotions en inversant le bord et la périphérie : évacuer au bord des pétales les émotions les plus vives (celles qui font éclater le bourgeon en fleur) et mettre au centre (au cœur) les émotions plus subtiles ; on navigue avec plus de fluidité d’une émotion à une autre, d’une couleur à une autre, depuis ce concentré de fadeur / blancheur teintée.

…

Pour goûter la saveur, il faut la retenir ; en cela se trouve une communauté d’expérience entre lecture et nourriture :

[…] la logique de jouissance est aussi la même, elle repose sur le principe de rétention.

C’est un truc qui m’a rendue dingue en prépa, qui me le fait encore parfois : de peur de ne pas retenir, de ne plus réussir à tenir dans une même pensée toutes les étapes de son déploiement, je me mets à ressasser et n’avance plus. Je dois m’entraîner à laisser filer — mes entraînements préférés : les glaces et les feux d’artifice.

Si je n’étais pas obsédée par cette idée de retenir, je m’en serais tenue à mes souvenirs de lecture et ce paragraphe n’aurait jamais été là. La chroniquette (quête chronique ?) aurait été plus courte et plus cohérente aussi, au lieu que je la truffe des oublis qui me reviennent en feuilletant le livre.

Journal de lecture : Dès que sa bouche fut pleine

Dès que sa bouche fut pleine : la mienne fut pleine d’air devant un titre si évidemment suggestif. Sauf que l’évidence a l’éjaculation précoce et se retire vite. Dans ce roman de Juliette Oury, les fonctions sociales du sexe et de la nourriture sont inversées : on baise à la bonne banquette, mais on ne mange que dans l’intimité, cuisiner est un plaisir de dépravé. La métaphore est filée à l’envie, la drôlerie masquant sa charge corrosive — toutes des goulues, on dénonce la culture du gavage et on questionne la brigade des mets. En sens inverse, on se régale de passages croustillants (ne manquez pas les courses au Pornoprix) avec des scènes de cul qui l’eut crût déchargées de leur potentiel érotique dans un monde où tout est fait pour éviter que le désir soit relié à l’appétit — mais dans un roman où tout est pensé pour que les termes s’inversent en galipettes continues. C’est drôle, c’est malin (un roman de cul l’air de rien, en tout bien tout honneur) et foutrement intelligent dans sa manière de revisiter de pas si chics archétypes.

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Exemple avec le mécanisme de culpabilisation des victimes de viol, où on rit aussi jaune que la couverture du roman (le viol conjugal au sashimi de saumon est bien dégueu aussi) :

— On va aller porter plainte contre les fils de cuisinière qui t’ont fait ça. Dis-moi ce que je peux faire. Je suis désolé. Laetitia, mon amour… Mais tu es sûre que tu ne les avais jamais vus ? Que tu ne leur avais pas montré tes dents, même sans faire exprès, en les croisant ?

Pour le plaisir quand même, car il est dominant dans ce roman, un extrait des courses au Pornoprix :

Juste après l’entrée se trouvaient les accessoires les plus communs, amassés en vrac dans des paniers serrés les uns contre les autres. […] Sur certaines étiquettes, un éclair distinguait les instruments électriques — vibration, rotation, aspiration, percussion — des objets inertes. […] Un couple scrutait les étals d’un ait songeur. La femme portait, au pli du coude, un de ces cabas d’osier qui avaient remplacé les paniers en plastique. L’homme se gratta le menton puis soupesa un objet bleu turquoise fort long. Manifestement déçu par sa densité, il fit la moue et le reposa. La femme qui l’accompagnait le prit dans sa main à son tour et approuva d’un hochement de tête avant de le reposer.

Et la vérité sur le chocolat (de la part d’un homme qui enfin se soucie du consentement) :

— Qu’est-ce que c’est ?
C’est pour jouir, mais avec la langue. Du chocolat. Tu veux bien que je mette du chocolat dans ta bouche, Laetitia ?
Elle fixa le mince pavé d’aluminum qui scintillait dans la main de Laurent. Elle avait déjà entendu parler du chocolat et du tabou qui pesait sur cet aliment, sans autre fonction que le pur plaisir, à cause de sa valeur nutritionnelle tellement médiocre. Son père, un jour, le regard sévère, avait dit à la jeune adolescente qu’elle était alors que le chocolat rendait dépendant, qu’il dévoyait et qu’il ne fallait jamais commencer.

Maintenant je suis persuadée que Juliette Oury, qui a presque le même âge que moi, a passé ado le concours général la même année et s’est dit qu’elle écrirait un roman pour rendre hommage au gloussement suscité par le sujet : « Classique jusqu’à l’ellipse de l’individu dans une gloire de langue. » Laissez-moi fantasmer.

Sur ce, je vous laisse, il est l’heure de jouir avec la langue.

Journal de lecture : Et puis ça fait bête d’être triste en maillot de bain

Poursuite de ma rencontre avec Amandine Dhée. Cet opuscule me raconte des bribes de son enfance, en maillot de bain mais pas que. Avec sa mère alcoolique qui lui a transmis le goût des livres et la méfiance des institutions. Son père taiseux. Le chat obèse. Son humour bien à elle. Ça permet de ne pas s’attarder, sans éluder. Pas d’enfantillage : si elle écrit à hauteur d’enfant, c’est une enfant qui n’est pas dupe. Elle te la prend par le bras et elle te l’entraîne dare-dare, son enfant intérieur. Puis ça continue, ce n’est pas un récit d’enfance en fait, je cherche ce qui relie les épisodes évoqués, la quatrième de couv’ propose parcours d’émancipation — pas con pour dire la puissance de ce qui retient et celle qu’on développe, qui fait d’Amandine Dhée une auteure, même si au début ce statut lui donne la « sensation d’enfiler un manteau de fourrure comme pour jouer ». Peut-être encore même maintenant ? « peut-être sommes-nous juste des humains tristes qui se tricotent des histoires pour avoir chaud. »

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Je préfère ne pas lui offrir le bouquet moi-même toujours pour nous économiser question sentiment, j’imagine mal cette scène-là, Tiens papa voici un bouquet, Oh merci ma chérie et en plus tu as mis un petit mot comme c’est touchant, moi aussi je t’aime biens là que je te serre dans mes bras.
Je sais parfaitement la différence entre les films de la télé et la vraie vie, cette scène est impossible à jouer pour mon père et moi, il nous faudrait des doublures comme pour les cascades.

Mais si, finalement j’ai grandi. Assez grandi pour savoir que mon père n’est que mon père et que j’aime un père silencieux.
[…] Alors j’organise mes petites funérailles. Une minuscule procession intérieure avec des fleurs et de l’encens. J’enterre doucement le père qui me parlerait. À mes côtés la petite moi, que je tiens par la main.

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Cette fois-ci l’achevé d’imprimé-colophon est un rond. Je moui avant de me rendre compte que le motif à pois de la couverture s’évase sur le bas : c’est un maillot. Et puis ça fait bête d’être triste en maillot de bain à pois.

Journal de lecture : À mains nues

Prendre des gants aurait transformé la chose en examen gynécologique, alors Amandine Dhée y est allée à mains nues, pour récupérer et dire son désir de femme. L’autrice alterne récit rétrospectif à la troisième personne et récit présent ou presque à la première personne, jusqu’à ce que les deux se rejoignent, qu’elle et je se mélangent au sein d’un même paragraphe et que, bien malaxés, ils finissent par écrire une seule et même personne, un seul et même parcours de jeune fille puis de femme et mère désirante. La plongée dans l’intime est si bien menée que j’ai mis du temps à remarquer que le déroulé aurait pu être anticipé. Ce qu’il pourrait y avoir de prévisible est désamorcé par l’humour — pas une ironie cinglante qui tourne tout en dérision après avoir commencé par la souffrance, non, de l’humour véritablement, qui charrie avec lui une bonne grosse dose de tendresse, même quand d’autres émotions moins agréables s’invitent entre les corps.

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Dès la deuxième page, je me suis dit qu’on allait bien se marrer :

La solution est connue, bien sûr. Elle s’appelle le couple libre. […] Il paraît que certains couples se disent tout. J’imagine les discussions une fois de retour au bercail, Tiens, c’est sympa d’avoir pensé aux croissants, alors tu as passé une bonne soirée, ah oui, c’est vrai qu’elle est super cette fille, mon poussin mange proprement s’il te plaît, tu mets des miettes partout là, et samedi prochain, tu te souviens que je couche avec David, on a eu un mal fou à trouver une date, nous deux on peut se retrouver mercredi soir, j’irai au badminton juste avant, demain il faut absolument racheter des BN, tu sais ceux à la fraise qui soutien, et au fait, à quelle heure nous attendent tes parents ce midi ?

…

Quelques extraits pour le plaisir ou la justesse :

Pas très à l’aise dans mon rôle de Pénélope discount, moi qui m’aimerais si libre.

[pendant l’adolescence] C’est toujours le garçon qui prend les initiatives, qui donne le rythme. Son rôle se cantonne à l’arrêter s’il va trop loin.
[…] Elle applique du maquillage sur sa figure, enfile des vêtements qui collent, qui la mettent en valeur, puisque sa valeur ne va pas de soi.

C’est simplement que, dans ma tête, je me sens jeune. Je sais, ce sont les vieux qui disent ça, mais c’est vrai. […] J’ai cessé de confondre mon désir avec celui des autres. […] Je souris moins, aussi. Non que j’ai perdu en gaieté mais parce que je ne cherche plus d’emblée à avoir l’air charmante et inoffensive. Et je m’excuse moins. Avant, je m’excusais à tout bout de champ, en souriant donc, désolée par-ci désolée par-là, au cas où, pour lustrer. S’excuser, la maladie des femmes.

Pwd. (Pardon.)

[sur la découverte du plaisir par son enfant] Préserver l’enfant sans lui faire peur. […] Pas seulement le protéger de certains gestes, mais aussi des mots qui pourraient l’enfermer.

Ça veut dire quoi de jouir en s’imaginant pute ou salope ? Cela signe-t-il notre défaite ou notre victoire ? Vaguement trahies par nos inconscients, la faillite de nos imaginaires, nous rêvons à des fantasmes 100 % éthiques, où notre morale domine. […] À force de rêver à du cul politiquement correct, on s’empêcherait presque de jouir.

pwd — présentement dans un no man’s land de fantasme après avoir déserté un imaginaire érotique (ou en avoir été désertée) sans en avoir trouvé un autre…

Emménager dans une maison. Avoir un lit à eux. Du sexe régulier, pas volé . […] Ils ont le temps d’essayer du sexe, de rater, de rire, de recommencer. Le sexe avec une peau qu’on connaît, une bite qu’on aime, une odeur qui abrite.

Les soirées, ces moments qu’on appelle des fêtes. Elle ne vient pas pour s’amuser, elle. Elle abrite une urgence. Elle doit prendre, étreindre, s’étourdir.
[…] Pas de précipitation. Ne pas avoir l’air d’une crevarde du sexe. Discuter, boire un verre […] le jeu de la séduction, tu parles d’un jeu. […] Tout ça l’épuise, elle voudrait tout donner tout le suite. […] Elle voudrait jouer, savoir perdre et gagner, ne pas laisser l’enfant paumée prendre les manettes. […] On s’évalue, on s’argus.

Oui, j’abuse sur les cut […]. Vous n’avez qu’à lire le livre dans son entier.

[…] incrédules de ne pas être prisonnières, est-ce que c’est vraiment de l’amour ? On aime être confisquée, colonisée. Balayées, les questions, les choix à faire, embarquée par une passion, le bon plan. / Car ce serait trop simple de jouer les victimes, de nier les nuances.

C’est agréable parfois d’être allégé de soi-même. C’est d’ailleurs sur cet aspect que le roman Objet trouvé frappait juste.

[…] pourquoi a-t-elle appris à se taire, à sortir au son d’une sonnerie, à attendre à un feu, à ne pas insulter les gens, mais pourquoi n’a-t-elle pas appris à être autonome ? / Il paraît qu’il faut rassurer son enfant intérieur. Elle a plutôt envie de le secouer, d’être méchante, mais quand vas-tu grandir, sale petit gouffre affectif ?

Ça sent tellement l’agacement vécu en séance psy. Merci pour la vengeance.

Rien de plus doux que les familles élastiques, celles que l’on s’invente. Je sais sais qu’elles peuvent sauver, accueillir sans étouffer. […] On devrait s’échanger plus souvent nos parents, nos enfants, circuler les uns chez les autres au lieu de mijoter chacun chez soi. Sentir que notre maison protège à son tour. Le plus drôle, c’est que nos hôtes nous remercient, sans voir le bien qu’ils nous font.

Ça me rappelle un de mes meilleurs Noël, où mon amie M. en mal de famille s’était jointe à la mienne. Ça nous renforçait comme famille de l’y inclure.

Et puis il faudrait dire l’après. Ce qui continue après l’orgasme, qui est encore du Mozart. S’envelopper l’un l’autre, bouger le moins possible, se remercier. Pour maintenant, et pour toutes ces années passées l’un à côté de l’autre.

On ne dira jamais assez l’importance des postliminaires. Câlins above all.

…

Meilleur achevé d’imprimer avec ce colophon-calligramme :

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