Journal de lecture : Hêtre pourpre

La couverture ovidienne sur l’étal du Furet du Nord, quelque chose de singulier dérangeant-fascinant dès les premiers paragraphes : j’avais mentalement noté que Hêtre pourpre, à lire, peut-être. Comme la médiathèque fait bien les choses, j’ai retrouvé le roman sur l’étagère des nouveautés quelques mois plus tard.

Dérangeant, fascinant, singulier, il l’est ce Hêtre pourpre, en V.O. Blutbuch… hêtre pourpre donc, et littéralement livre de sang. Sang-sève, arbre du jardin et généalogique… plus qu’une métaphore, l’arbre planté dans le jardin par son arrière-grand-père est une obsession pour le narrateur-narratrice — disons tout de suite Kim, pour écarter la lourdeur non-binaire (more on that latter). Il étend ses ramifications à tout le roman, quitte à faire sauter les fondations du genre — romanesque ou sexuel, pourquoi choisir.

Qu’est-ce que t’as trafiqué ? T’as du jardin plein les mains.

Rapidement, on ne sait plus trop ce qu’on lit, tout se mêle et se lie et délie en ronces ardentes : en quelques pages, on navigue entre une enquête botanique érudite, où l’on croise des universitaires aux allégeances politiques douteuses, une scène de sodomie lyrico-trash, le tricotage d’un pull rose bonbon pour la grand-mère de Kim (la juxtaposition pornographie-famille engendre un malaise récurrent) et des biographies faussement maladroites des femmes-sorcières de la famille, rédigées en scred par la mère de Kim, qui aurait bien aimé faire des études mais qui, à la place, a eu un fils. Les transitions à la truelle sont à l’image des relations de cette famille où l’on s’aime et se traumatise de mère en fille-fils, chacun faisant de son mieux et se blessant à qui mieux mieux.

Grand-mer, si j’ai commencé à écrire, c’était pour trouver une formule magique, pour donner une blessure à la douleur qui n’en a pas, pour donner une voix au passé qui ne passe pas.

Croyez-le ou non, ce bazar finit par faire essence (de hêtre pourpre), on retombe sur ses racines et le roman comes full spiral (titre de la dernière partie), décalé de ses origines et en plein dedans. On y est, même si le y est incertain : Berne, Tucini, origines, merde, secret, en plein dedans, dans le mil et une nuit…

…

Les relations familiales décrites sont terribles, même quand ça tient à rien, à un vide, surtout quand ça tient au vide, enfant mort, sœur disparue. Le récit n’avance pas, il tourne autour, creuse, revient à la charge, à la décharge sexuelle, baiser pour fuir, pénétrer le mystère de la procréation littéraire, rejouer les relations manquées, répétées, transmises.

Tout le roman est adressé à la grand-mère de Kim, qui ne lui laisse pas en caser une (en caser un, alors : un livre) :

Il était impossible d’avoir une vraie discussion avec toi : tu monologuais, et il fallait écouter. […] Ton débit était intarissable, un bruit blanc visant à éclipser tout ce qui t’importait vraiment. Ton débit déteste l’écrit, il est tout l’inverse de l’écrit : son flot vise à occulter l’essentiel. Ton débit incessant est un mutisme.

Un des premiers portraits de la grand-mère, c’est ce très bel extrait, sur « les mains de grand-mer » (ça me fait repenser à Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, on pourrait faire une anthologie de littérature manuelle) :

Elles attrapent des patates qu’elles épluchent avec avidité. Empoignent la petite cuillère à moka pour pelleter du sucre dans la tasse de café — oui, ce mouvement relève du coup de pelle. C’est un mouvement étranger à la petite cuillère, comme si grand-mer s’était directement inspirée de la récolte des patates pour pelleter des cristaux de sucre. La moitié des petits cristaux atterrit systématiquement sur la nappe à carreaux rouges et blancs. La petite cuillère à moka : un objet qui ne parle pas la même langue que ces mains. Les arabesques et fioritures ornent son manche avec un raffinement grotesque. Superflu. Devant un Disney où une Parisienne gantée, d’un geste sophistiqué (avec le pouce et l’index, l’auriculaire en l’air), plonge une petite cuillère à moka dans une tasse à thé, j’ai pris conscience de l’écart. De fossé entre grand-mer et le monde auquel j’aspirais. Grand-mer chopait la petite cuillère à moka de tout son poing. Ses articulations renflées par l’arthrite me rappelaient les ronces ensorcelées dans La Belle au bois dormant de Disney. Ces renflements noueux. Cent ans d’ankylose.

Écrire à sa grand-mère, sur sa grand-mère est aussi pour Kim le moyen de sauter par-dessus sa mère, de retarder le moment d’en parler… exactement comme la mère recule le moment d’établir la biographie de sa mère à elle en se découvrant une « rage d’écrire » l’arbre généalogique qui mène à elle et l’en détourne dans le même mouvement.

La mer crie que l’adolescent : « Non, justement, tu n’as aucune idée de ce que c’est, de qui c’est, grand-mer, parfois, elle est horrible, non, je ne pourrai pas aller à Berne tant qu’elle y sera, je ne pourrai pas aller à Berne sans être obligée d’aller la voir. C’est une araignée, elle est tapie là-bas, dans sa tanière, et elle tisse sa toile sur toute la ville. […] » Et l’adolescent comprend que l’enfance ne se termine jamais, même pour les adultes.

C’est qu’il y a des duretés dans l’enfance de Kim qui n’a manqué de rien, des duretés héritées. Sa mère, qu’il nomme toujours mer, gèle parfois de l’intérieur et alors ce n’est plus la mer, mais la sorcière de glace :

Elle a le regard qui fuit. Ses yeux sont tournés vers l’intérieur de son histoire.

Regarde comme c’est beau, dit l’enfant. Mer n’a pas de regard dans les yeux.

Il était une fois une femme. Sauf qu’elle ne voulait pas devenir femme. Elle voulait devenir quelqu’un. […] Et les yeux de mer ne voyaient pas l’enfant. Ils voyaient ce qui avait fait de la femme une femme. Alors que la femme voulait devenir quelqu’un.

Ce que la mère n’a pas eu et donné à l’enfant peut-il les réparer tous deux ? Kim le ressent, la revanche sur le passé n’est pas exempte de jalousie.

Cela me revient, avec la mauvaise conscience, la conscience qu’elle aurait aimé étudier et qu’elle ne l’a pas fait, qu’avec son travail mal payé, elle m’a pros de faire des études, et que c’est une des raisons pour lesquelles nous vison aujourd’hui dans deux mondes différents. Des années plus tard, je me suis rendu compte qu’il y avait une drôle de concurrence entre elle et moi. Je n’ai pas étudié pour mer, j’ai étudié à la place de mer.

Transfuge de classe… encore une place de qui n’a pas la sienne propre, et oscille entre deux. Mais les liens souterrains, toujours, la mer qui n’est jamais uniquement celle qu’on a connue, celle qu’on pensait :

La femme qui a passé des années à faire des recherches, potasser des livres d’histoire et éplucher des forums Internet pour planter un arbre généalogique en cachette, ce n’est pas la mer qui m’a élevæ, ni la femme dont je pensais être sortiə.

L’origine inquiète, on la recherche, la mère, jusque dans la recherche universitaire :

Et quand je regarde mes sources sur le hêtre pourpre, j’ai l’impression que tous ces auteurs (que des mecs of course) sont à la recherche d’une figure maternelle. Ils le veulent tous, ce hêtre pourpre mère, pour eux, pour leur nation. Comme si les mères manquaient cruellement.

Et si la grand-mère est un moyen de saute-moutonner la mère, que dire du père dans tout ça ? Dieu qu’il est superbement absent, presque jamais mentionné. Ce sera pour un autre livre. Ou un psy. D’homme dans cette famille de femmes, il n’y a que l’arrière-grand-père — et bien trash, l’arrière-grand-père, mais je ne vais pas spoiler, seulement vous induire en erreur d’un pas de côté :

[…] mais je crois qu’arrière-grand-per ait compté au nombre des nationalistes helvètes ou européens de mauvaise foi. Je me pose cette question, et je sais que je le fais dans le contexte historique qui est le mien et que ça ne rime à rien, qu’autrefois l’existence avait d’autres dimensions que j’ai du mal à comprendre, que l’existence était étroitement liée à notre lieu de naissance, bien plus que je ne peux l’imaginer aujourd’hui.

…

Faut pas avoir peur du viscéral et des détours, des délires aqueux et des déformations linguistiques. Plus gender-fluid que Kim, y’a pas à dire, c’est sa langue. Ses langues, même, parce qu’étant Suisse, l’enfant Kim parle suisse allemand et l’auteurice Kim écrit en allemand standard… sauf quand ille écrit en anglais ou à la place de sa mère. La « langue de mer », nous explique la traductrice Rose Labourie (dont le nom fait écho à la grand-mer Rosemarie) dans une passionnante introduction, est un mélange d’allemand standard, de suisse allemand et de dialecte bernois. Pour rendre cette langue inouïe, elle a pioché dans des dialectes de suisse francophone, mais aussi de Wallonie et du Québec (j’empoche pour ma part « à brûle-parpaing » et « et bien d’autres inouïseries »).

La dernière partie du roman est carrément en anglais, un anglais emprunté, qui n’est clairement pas une langue maternelle et que l’on choisit justement pour ça, pour sa neutralité, parce qu’elle permet de se réinventer. C’est pour Kim la langue de la distance. D’abord sous forme de jeux de mots :

je suis assez absinthe-minded

de commentaires ironiques, entre parenthèses :

[après la citation d’un vieil érudit méprisant envers la plèbe et les femmes] (sic (yes, so sick))

en note de bas de page :

[corps de texte] Jagging souligne que le hêtre pourpre suisse « surpasse considérablement en âge le prétendu hêtre mère de la forêt du Hainleite […] et existait en tous les cas depuis longtemps alors que ce dernier était encore dans les langes¹ ».

1 1. Jäggi, 1894. Seriously : « encore dans les langes ».

Puis la distance ironique devient mise à distance analytique et existentielle. Dans la dernières partie, l’anglais est la langue de l’émancipation, de la trahison, du secret qu’on ne pouvait pas avouer avoir deviné, qu’on continue de masquer dans son énonciation même, comme des parents qui recourent à l’anglais ou à des mots épelés pour communiquer sans se faire comprendre des enfants, la surprise pour l’A-N-N-I-V, t’as pensé au cotton candy ?

Quelques extraits en anglais dans le texte :

We had a lot of fun analyzing us and we even managed to push away the typical self-loathing of not doing something more meaningful with our privileges as 30-ish, well educated central Europeans. We defined our generation as the apolitical self-fulfillers between the boomer generation and gen Z […].

We were raised at the end of the 20th century, in the short period of the « end of history », with the belief (and expectation) that we could become everything. But the ned of history has ended, war and violence never really left, only left the self-image of « the West ». But still, I grew up in an apolitical time of hypercapilatist neoliberalism, and our goal was trying to make « it » as individuals. Ans in that goal, I am purely a child of my generation. And the is the place that I am writing you from, Grandma. The place that we have un common: to be common.

And while carrying these words I realized that maybe that’s the closest I will ever get to giving birth, and maybe that is good, because I know that I could never do what you have done, Meer and Grossmer, no, I could never raise a chord, I would go mad in the first few sleepless nights. And here is what I do instead:

I break the circle of children who kill their parents in order to be free, to become themselves. I don’t kill my parents. I am giving birth to my mothers.

…

Ce qui m’a le plus frappée au début de ma lecture, ce thème de non-binarité, au final s’est effacé à la lecture, dissolu dans la question du corps qu’on habite et de la place qu’on occupe. Oui, Kim se déguise enfant avec des vêtements de fille… qui appartenaient à la sœur disparue de sa grand-mère.  Oui, Kim essaye des corps comme des tenues, le corps de l’homme qui se pense viril jambes écartées, aka corps-qui-joue-au-foot, le corps-qui-rentre-du-travail, le corps-qui-voit-du-monde… des corps modelés par des rôles genrés, des attitudes en somme. Qui être quand on est l’homme de la maison en l’absence du père, mais qu’on occupe-usurpe aussi la place qui aurait du échoir à sa propre mère dans l’ascension sociale ? Quand on est descendant de gens qui eux-mêmes ont été les remplaçants d’autres, nés et morts ou morts-nés avant eux ? Qui être quand on ne reconnaît rien de propre en soi, seulement les traits et les traumas des uns et des autres ? Qui être quand tout vous affecte et traverse au point où il ne semble plus y avoir de frontière entre soi et l’extérieur ? Alors entre un genre et l’autre…

Il y a pour Kim, hanté par toutes les existences mutilées du passé, une impossibilité à prendre place dans cette famille. Une impossibilité à être, de manière ferme, ci ou ça. Qui ne lui laisse que la possibilité de devenir ou, sans amarre sûre, de disparaître. Et cette tendance à disparaître apparaît violemment au détour d’un paragraphe, l’anorexie comme par hasard tue (le parallèle m’était venu en tête bien avant, le lire a constitué une confirmation) :

[…] j’étais hospitalisé parce que j’avais arrêté de manger. Je crois, oui, c’est bien possible, que je voulais disparaître. Pas consciemment, ce n’était pas un choix délibéré, ça s’est fait comme ça. Je ne voulais pas mourir, je voulais seulement que ce corps prenne fin.

Contre ça, contre la violence de la haine de soi, ou de ce qui en soi n’est pas seulement soi (« L’envie d’extraire à la pince à épiler chacune de mes cellules une par une pour les dissoudre dans l’acide. »), reste à devenir, tout et son contraire — fluide. L’eau est omniprésente dans le roman, tout est aqueux et mouvant. Tout échappe et irrigue. Kim est une sensibilité poreuse, un corps perméable aux contours flous, qu’ille éprouve surtout dans la sexualité, quand on vient le cerner de l’extérieur.

La question de l’identité n’est jamais posée en termes identitaires, mais est travaillée de l’intérieur, ne serait-ce que par la difficulté à conserver une unité, un unique je :

[…] mais qui a écrit le script de ma scène de cul d’où parle cette infamie comment a-t-elle hacké l’accès à ma voix intérieure je ne veux pas de ce débit où est le bout de JE qui voit tout ça et ne s’y oppose pas […]

Quand on devient quelqu’un d’autre que celui qu’on aimerait et même qu’on pense être…

La grand-mère fait miroir à cette identité qui se cherche, cette fois par l’effacement, l’effacement de soi dans la démence. Kim l’y plonge de manière anticipée, la projetant dans une maison de retraite où elle n’est pas encore quand ille écrit :

Ici, on ne dit pas je, nous, vous, tu, on dit seulement ON. […] Tout le monde y perd son je en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Tu dois penser que je fais partie du personnel soignant. D’abord, tu ne me reconnais pas. Je ne te reconnais pas non plus. Tu es devenue toute douce. Tu parles au coussin comme à un petit chat.

Alors écriture inclusive, oui, mais surtout écriture inventive, bricolée, déformée, pour donner à entendre soi et les autres, ceux qu’on pourrait être, ceux qui nous entourent et nous précèdent, d’autres vies derrière la voix qui les ventriloque. Dans tout ce travail de langue, on peut compter sur la galoche discrète de la traductrice et des typographes, avec des ligatures que j’ai trouvées belles et fluides, rien avoir avec la butée des points médians :
æ
comme une boule de papier froissé à la fin d’un participe passé (é, ée), une certitude raturée , un entrelacs qu’on peut facilement sauter tout en l’ayant remarqué,
ə,
e inversé, à la fois e et son contraire, et autre chose encore d’être à al fois l’un et l’autre.

La langue n’est plus tordue ou défigurée ou que sais-je, elle est redevenue malléable, et c’est un drôle de hasard ou une belle enfilade qu’Hêtre Pourpre me soit tombé dans les mains juste après Les Furtifs et la langue si ludique-mais-pas-que de Damasio.

…

En l’absence d’un centre stable, il n’y a plus qu’à sans cesse se réécrire, je(u) palimpste, réécrire son histoire pour la faire sienne et y trouver, s’y ménager une place.

Which reminds me of […] how important it is to change one’s story, in order to own it.

Genre sexuel et romanesque entrent ainsi en écho. Dans le choix des prénoms et des accords, à l’échelle micro, mais aussi, à l’échelle macro, dans la narration elle-même, protéiforme comme sait le devenir le roman. L’autofiction malmène sa matière, défait-refait la concordance des temps du récit et de la narration, anticipe, rappelle, déplace, ment et avoue, trafique, ajuste, pour que le compte soit bon — et autre.

In all the different cultures where forms of writing were invented independently of each other, the earliest forms of scripture were always records of debts. […] That’s why I think that literature and guilt are indivisibly interconnected. But — I also believe the forms of writing which interest me have always been those that don’t want to be what the have to be. Texts that undermine their primary intention, projects that want to get free of the debts, writing that searches exit doors out of writing.

Alors oui, parfois le récit erre, menace de tourner en rond ou de se déliter, mais quand la narration se ressaisit, c’est la déflagration. Tout coule et explose en même temps, ça se déforme lisible, coule de ressource attendue en ressource inattendue, la langue est d’une vitalité folle d’avoir tourné sept fois dans une bouche à vide avide. J’aurais parfois aimé que tout soit de cette teneur, aussi puissant, quelle maestria alors, mais peut-être que parfaitement maîtrisé, le roman aurait cessé de se débattre et aurait été moins à l’image de ce qu’il contient ? Peut-être faut-il la rétention-stagnation du roman-lac, roman-barrage, pour qu’advienne le roman-chute, roman-cascade.

Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce

Curieux roman de Lola Lafon que ce Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce. Ça commence en huis-clos médical façon Maylis de Kerangal (Réparer les vivants), sous forme d’un journal adressé à une absente, puis le récit embraye sur la reconstruction de soi après un viol, et ça part en vrille-échappée belle sur fond d’une dystopie qui semble étrangement actuelle (une Élection dont la majuscule laisse supposer qu’il n’y en aura pas d’autre avant un moment, de la xénophobie d’État qui désigne des Autres, des Événements en protestation, un couvre-feu, des arrestations “préventives”… dans le Paris qu’on connaît, avec son opéra Garnier, son métro, sa Cinémathèque, etc.).

Les relations entre les protagonistes sont floues, aussi, résistent à l’étiquetage prématuré et définitif. La narratrice qui s’adresse à la jeune fille survivant dans le coma à une mort subite se fait passer pour sa sœur auprès du personnel médical. Elle l’appelle Émile, au lieu d’Émilienne. Elles passaient leur temps à s’appeler. Je les ai postulées amoureuses. Puis la narration est arrivée aux cercles de parole du mardi soir, et leur amitié est devenue plus plausible, mais pas simple, pas une simple amitié de socialisation heureuse  — un lien de survivantes.

Malgré ce lien extrêmement fort, Émile disparait du paysage quand entre en scène La Petite Fille au Bout du Chemin, un jeune fille qui passe son temps à la cinémathèque et conserve toujours sur elle la Notice des médicaments qu’elle se garde bien de prendre. Entre elle et la narratrice se noue un lien fort, étrange, immédiat ; il y a du désir, du désir de vie qui ne s’arrête pas au corps de l’autre, désir de vivre entre les mailles de la société.

À mesure que ce lien se resserre, le reste autour se délite, le récit, la syntaxe parfois, des mots manquent, des mots débordent, des écrits sont insérés (la Petite Fille écrit frénétiquement dans son cahier, dont elle arrache des feuillets), clairement puis de moins en moins, alors que le discours indirect libre contamine la narratrice, alors que les deux Petites Filles se comprennent à demi-phrase, que leur clairvoyance augmente et leur santé mentale décline. La Petite Fille au Bout du Chemin restera la Petite Fille, sans nom propre, de même que la narratrice, qui n’en a que d’emprunt, surnommée “fifille” par Émile et “Voltairine” par la Petite Fille. À certains moments, il m’a fallu faire un effort pour distinguer qui narrait en s’adressant à qui.

La fin, sous forme d’échange épistolaire avec Émile, fait écho au journal du début, que lui adressait la narratrice. Émile, absentée à l’apparition de la Petite Fille, revient quand celle-ci disparaît. Il fallait bien cette amitié d’Émile et de la narratrice, longuement ancrée, pour servir d’écrin au passage éclair (avec fougue, avec foudre) de la Petite Fille. Moi aussi j’ai été frappée, et en suis sortie un peu sonnée.

…

Il y a ces citations que j’aurais voulu vous faire lire, perdues, cachées dans les 400 pages de ce curieux moment. Un passage sur le « Quand même » des protestations molles face à l’intolérable, auquel on finit par s’accoutumer. Un sourire qui éclabousse une photo d’Interpol. Une phrase, condensé violent de cette société où le viol reste souvent impuni — je l’ai retrouvée : “Et ça n’a aucune importance pour moi si ça n’en a pas pour elle, les confidences de celui qui, parce qu’il l’a pénétrée, s’arroge le droit de parle de sa « santé mentale ».” Tous les passages où il est question de danse, aussi, de manière si juste.

J’allais oublier, et pourtant j’ai adoré : la narratrice, en plus d’être roumaine, amie précieuse, victime de viol, traductrice, est, était, danseuse classique, et la danse, sans jamais être le sujet du roman, infuse son écriture et la caractérisation de la narratrice. On la suit dans ses souvenirs en Roumanie, à prendre des cours silencieux chez une professeure tombée en disgrâce et espionnée ; on la retrouve adulte, chantonnant l’adage de Giselle en faisant le guet, traduisant sous forme d’enchaînement le caractère subreptice d’une expédition nocturne : glissade, glissade, coupé, jeté, pointes acérées… Sylvie Guillem devient un mot-clé pour essayer de faire retrouver la mémoire à Émile, les séries sont remplacées par le YouTube balletomane, le corps se raidit en souvenir de ce qu’il dansait…  Ce qui, chez un auteur novice, fonctionnerait comme des références relèvent chez Lola Lafon de réflexes  — c’est véritablement ainsi qu’on pense quand on a infusé dans la danse ; c’est… mon monde !

Remèdes à la mélancolie

Couverture du livre Remèdes à la mélancolie

Melendili m’avait recommandé le podcast Remèdes à la mélancolie, mais j’ai le plus grand mal à suivre et les recommandations et les podcasts. En revanche, tomber à la médiathèque sur le livre tiré des émissions, voilà qui me convient bien. J’ai tout de suite accroché avec l’écriture fine et humoristique d’Eva Bester, qui est un peu votre best (better) friend rien que par son nom. Et le style forcément oralisant des extraits d’interviews choisis m’a rappelé l’exercice de retranscription mené en première année de licence danse (laborieux, mais riche d’enseignement sur notre manière de parler).

J’ai noté quelques lectures à tenter peut-être (San-Antonio, Jules Renard), recopié cette définition de Céline Sciamma (« C’est quasiment une espèce d’onanisme de la tristesse, la mélancolie. »), mais surtout je me suis demandé quels seraient mes remèdes à la mélancolie, et j’ai eu envie de tenter une liste.

« Sérums littéraires »

  • Les romans de Daniel Pennac et David Lodge (même si je n’en ai lu que deux de ce dernier).

« Onguents filmiques »

  • Coup de foudre à Notting Hill, qui me fait rire à chaque visionnage (je veux dire, le masque de plongée au cinéma, les T-shirt de Spike, les carottes victimes de meurtre, poor carrots…).
  • Les comédies romantiques d’une manière générale.
  • Toute série qui peut rendre accro (la saga Downton Abbey) ou au ton jouissif (Sex Education, The Boys).

« Antidotes musicaux »

  • Les chansons des films de Walt Disney de mon enfance : Everybody wants to be a cat, parce qu’un chat quand il est cat, retombe sur ses pattes ; t’as la rondeur d’un poisson rouge, ne t’en fais pas, elle te croquera mon petit chou… À un Noël, j’avais mis un CD de Disney dans ma wishlist et ma grand-mère m’a raconté avoir demandé conseil à un vendeur de la FNAC sur la meilleure compilation : “C’est pour un enfant de quel âge ?” avait-il demandé. Une adulte de 25-30 ans. De fait, le vendeur a bien fait son boulot, parce que c’étaient les chansons de mon enfance et pas tirées d’Hercule ou Mulan.
  • La Radetzky-Marsch remasterisée pour la publicité de Maisons du monde.
  • Le premier album de Mika 
  • La chanson “Sweet dreams are made of this”
  • À peu près toutes les chansons d’Alice et moi, avec un kink particulier pour “C’est toi qu’elle préfère” et “J’veux sortir avec un rappeur
  • Patricia Petibon dans deux registres très différents : “Colchique dans les prés” pour céder à la mélancolie (c’est une berceuse de ma petite enfance) et “Allons-y, chochotte” pour y couper court radicalement.

« Ce qui fait rire »

  • L’humour anglais.
  • Le Concert, de Jerome Robbins : clairement un petit bijou d’humour, même en vidéo.
  • Le Grand pas de deux (parodique) de Christian Spuck.
  • La danse des sabots dans La Fille mal gardée.
  • Ma mère qui vous mime des pépites de Culture pub.
  • Le meme “I’m not a cat”. Tout est parfait : la contradiction digne d’un Magritte, la détresse faite chaton, l’interdiction d’enregistrer, la politesse flegmatique de l’interlocuteur… I mean : « I believe you have a filter turned on, you might want to turn if off. »

« Activités anti-spleen »

  • Danser
  • Faire une séance de yoga with Adriene
  • Se laisser fasciner par des vidéos de danse, notamment des examens de l’école Vaganova (même s’il y a un risque de redescente ensuite, la fascination absorbe).
  • Marcher plus de 30 minutes dans un parc. En toute subjectivité, je vous recommanderais le parc Barbieux, mais d’autres peuvent faire l’affaire, voire, soyons fous, de véritables forêts.
  • Bitch-watcher une émission kitsch (type Miss France, Eurovision…) à plusieurs via WhatsApp ou Twitter.

« À manger, à boire »

  • Des cacio e pepe et, plus largement, presque tout plat à base de fromage fondu et/ou de pâtes (qui aideraient à produire de la sérotonine).
  • Du chocolat noir, 70 % minimum s’il n’est pas avec des amandes, du praliné ou sous forme de brownie.
  • Le curry japonais VG du boyfriend.

Je serais curieuse de savoir quels sont vos remèdes à la mélancolie, et si vous avez testé et apprécié certains de ceux qui précédent.

La librairie sur la colline

Mon lecteur de flux RSS pourrait en témoigner, la forme du journal me plaît ; j’en lis régulièrement sous forme de blog. Le ressassement des jours dégage des préoccupations, des obsessions, des personnages qui créent une forme de familiarité — toujours incomplète, malgré les redondances parmi lesquelles on traque des indices supplémentaires pour reconstituer le puzzle de ce qui n’a jamais été pensé autrement que comme fragments, cassés assez adroitement pour que l’intime s’y livre sans le privé (ou inversement). J’ai retrouvé ça à la marge dans le journal d’Alba Donati, une histoire familiale sous formes de bribes qu’on agence pour qu’elles soient le moins incohérentes possibles, un père assis au bord du lit alors que le mari de la mère a été porté disparu à la guerre, un frère auquel on soustrait un demi pour que le compte tombe juste. On n’explique pas le passé, dans un journal, on s’en souvient seulement.

Le présent est occupé par la librairie ouverte dans un patelin italien de 180 habitants — un suicide économique, n’étaient la magie d’Instagram, du crowdfunding… et le réseau culturel de l’autrice, qui sait créer avec son journal un huis-clos paradisiaque en plein Covid. Au bonheur des lectrices idéales, les livres écrits par les femmes sont mis à l’honneur, comme tout ce qui parle de jardin (la librairie a le sien), on bouquine en terrasse, et on complète sa pile à lire par des confitures d’écrivaines, des thés littéraires ou des collants et des calendriers Emily Dickinson. Des noms se répètent au fil des jours, certains classiques et connus, d’autres qui le sont certainement pour les Italiens mais que je n’avais jamais ou rarement croisés.

Chaque entrée du journal se termine par les commandes du jour. Une simple liste sans commentaire qu’on pourrait sauter, mais qui a fait mes délices. Quand j’étais enfant, les listes de titres, suivies ou non de quelques lignes de résumé, à la fin des Castor Poche, faisaient partie intégrante de la lecture, la prolongeait comme on s’éternise à table devant une farandole de desserts ; c’était la bande-annonce de lectures à venir, à imaginer et savourer en avant-première. Il y a de ça ici, doublé d’un plaisir linguistique : les titres sont donnés dans leur langue originale quand ils n’ont pas été traduits en français. À la fin de chaque entrée, m’attendaient quelques mots d’italiens à déchiffrer, juste ce qu’il faut pour que l’effort n’entame jamais le plaisir de m’apercevoir que je comprenais.

Quelques commandes du jour, pour le plaisir : Nehmt mich bitte mit de Katharina von Arx, Il libro della gioia perpetua d’Emanuele Trevi, Tōkyō tutto l’anno de Laura Imai Messina (cette délicieuse incongruité géographique, Tokyo en italien), La scrittrice abita qui de Sandra Petrignani, Sembrava bellezza de Teresa Ciabatti (révision de l’imparfait), Niente caffè per Spinoza d’Alice Cappagli, Cosi allegre senza nessun motivo de Rossana Campo, La grammatica dei profumi de Giorgia Martone, Pourquoi l’enfant cuisait dans la polenta d’Aglaja Veteranyi (oui, pourquoi ?), La gioia di vagare senza. Piccoli esercizi di flânerie de Roberto Carvelli (des petits exercices de flânerie-en-français-dans-le-texte…), Il giardino che vorrei de Pia Pera, Il silenzio è cosa viva de Chandra Livia Candiani, Was man von hier aus sehen kann de Mariana Leky, Chi se non noi de Germana Urbani (pour le plaisir de l’allitération).

Quant au nom du village où se trouve la librairie, j’hésite à le considérer comme une plaie ou un plaisir linguistique. Lucignana. J’ai rarement lu ou mentalement prononcé cette espèce de Chopiniana italien de manière correcte au cours de ma lecture, me contentant comme souvent de photographier la graphie du mot.

On parle sans cesse de livres, mais de littérature, en est-il question dans le journal de cette libraire ? À la marge. On trouve quelques pages qui m’ont rappelée que j’avais hésité à acheter La Porte de Magda Szabó un jour à la Fnac et m’ont donné envie de l’emprunter à la médiathèque. Quelques paragraphes sur Alberto Manguel et la manière dont certains passages l’émeuvent (à l’occasion desquels l’autrice note, j’ai bien aimé : “L’émotion est une altération de l’équilibre psychique, comme une mer sereine qui se ride soudain”). Et d’enchaîner sur le rôle de consolation que peut revêtir la lecture, notamment celle de la “bonne mauvaise littérature”. Il y a aussi ce passage sur Annie Ernaux :

Annie Ernaux est mon modèle. Je conçois la littérature comme de la non-fiction ; une histoire inventée ne me passionne pas, ne m’enrichit pas. D’une certaine façon, Ernaux a partagé sa vie en plusieurs pièces, elle a placé dans l’une son enfance, dans une autre encore sa mère […] et à chaque événement correspond un livre. […] bref, il y a de quoi fouiller toute la vie. / Ce sont des actions qui requièrent de l’attention, nous obligent à formuler le délictuel et en même temps à voir surgir le merveilleux à ses côtés. Il faut en faire grand cas. Le merveilleux est moins éclatant, il importe de le chercher, de l’attendre, de le débusquer, mais quand il se produit il nous domine.

Et c’est à peu près tout en terme de critique littéraire. La fréquentation des auteurs nous ramène à la fréquentation des lecteurs et des habitants du village, dans un kaléidoscope de portraits à peine ébauchés, mais souvent bien croqués. Voici pour la fin celui d’Alessandra :

Aujourd’hui, Alessandra, la fille de Maurilio, le berger de Lucignana, m’a embrassée. Un geste que je n’aurais jamais imaginé chez cette femme qui marche et fume comme un caïd. [… à propos de sa famille :] J’ai pensé à la chaleur qu’elle leur offre certainement entre un « va te faire foutre » et un « tu m’as cassé les couilles », comme un poêle toujours allumé.

Un jour Jeanne Benameur est venue

Après Laver les ombres, j’ai voulu lire d’autres romans de Jeanne Benameur. Debout dans les rayonnages de la médiathèque, j’ai lu plusieurs incipits pour déterminer lesquels me donnaient le plus envie de poursuivre. Un bol qui se cassait en deux dès la première page m’a fait immédiatement pensé à cet extrait presque anecdotique de Laver les ombres, vers la fin du roman, après l’acmé de la tempête :

L’ensemble devait bien former un tout, qu’on nommait, qui servait à quelque chose. Maintenant les deux sont inutiles et on peut les considérer séparément, comme si c’était des choses distinctes. On ne peut plus dire le nom.

Brisure commune. En quelques pages, titres, quatrièmes de couverture, j’ai senti apparaître une continuité de thèmes. La filiation et ses héritages psychogénéalogiques. Le geste, dansé ou non. L’abandon. L’intimité. Ce n’est probablement qu’une question d’ordre ; je finirai probablement par tout lire de Jeanne Benameur.

…

D’abord Un jour mes princes sont venus. J’ai tout de suite aimé le passage du futur au passé, du singulier au pluriel. Un prince viendra, est venu, puis un autre lui succède, successives projections idéalisées d’un père dont l’héroïne n’a pas fait le deuil (encore une fille qui avait perdu son père). C’est moins intense que le roman par lequel j’ai découvert Jeanne Benameur, mais c’est fin, évidemment. Sans spoiler, ça se termine comme ça :

Merci, mes princes.
Maintenant, un homme peut venir.

…

Puis Les Mains vides. Auprès de Madame Lure, qui met du temps à devenir Yvonne, et de Vargas, jeune homme qui vit dans une roulette et ne se sépare pas de sa marionnette Oro, j’ai retrouvé la densité poétique de Laver les ombres. L’envie de tout garder sous forme de citations.

…

Les images

Madame Lure rêve sur des brochures de voyage. C’est la première image qu’on a d’elle. Elle ne rêve pas aux destinations proposées ; elle entre dans les images, au contact des peaux, des étoffes et des éléments. Un jour, c’est la ville même qui devient un réservoir d’images, sans même avoir besoin d’en prendre des photographies :

Le jeune homme lui a appris sans le savoir, et désormais elle dérobe, elle aussi. À sa façon. Elle dérobe des images.
[…] Elle marche en cadence le long des rues et elle voit et elle prend. Le d’images lui appartiennent. Toutes. Toutes celles que sa rétine prend.

Cela me donne envie de retrouver cette attention flottante, poétique, des longs trajets urbains à pied, sans heure d’arrivée.

Les images sécrètent des images. En abondance.
Les images n’ont besoin que de caresse pour vivre.

Ils [les arbres] sont là, devant elle, de l’autre côté.
Elle se rend compte qu’elle préfère regarder leur reflet dans l’eau. Monsieur Lure, lui, les préférait dans les livres.
Lire, c’est voir les choses dans l’eau ? Les regarder par leurs reflets ?

…

Les mains

J’ai lu sans retenir le titre du roman ; j’ai mis du temps à retrouver la prégnance de la métaphore, plus attentive à la caresse qu’aux mains. Libres. Des mains libres, pas vides. Toujours cette histoire de lâcher prise, d’abandon consenti, qui découvre le contraire d’une crispation.

L’immobilité de ses mains l’avait saisi. Quelque chose dans son absence à tout était alors si concentré, si dense, qu’il en avait été bouleversé.
Cette femme existait comme un caillou sur le sentier.
Une présence rare.

Ses mains à elle ont toujours su prendre, tenir, porter, poser. Elle ne sait pas caresser. Il aurait fallu apprendre. Quelqu’un.
Ses mains essayent.

Caresser. Caresser.
Essuyer, ce n’est pas caresser.
Le chiffon, entre la peau et chaque chose, empêche.

Madame Lure sait que la nuit enveloppe les gens qui ils restent, comme elle, assis, seuls, dans une cuisine. Elle s’en est toujours gardée.
Ce soir, elle laisse faire.
Des morceaux d’elle partent à l’obscur. Elle consent.
[…] Celui qu laisse la nuit l’enveloppera ne compte plus les heures, c’est fini.
Il accepte d’être emporté. Il accepte d’être sans histoire.

C’est fini. Ses mains se sont ouvertes.
Le jour peut venir.
Cela ne changera plus rien.
Elle n’effacera plus la poussière.
Elle ne garde plus.

…

Les pleurs

Ce n’étaient pas des larmes de joie. Aujourd’hui, elle sait. C’étaient les larmes de toutes ses peurs retenues.

[Maudite par sa mère, elle mise dehors. Elle n’est qu’une enfant et le logis disparaît.] Son cœur avait fondu dans la muraille. […] Au matin, sa mère l’avait cherchée, appelé. Sa mère avait pleuré.
Elle, ne pleurait plus.
C’était fini.

L’existence de pierre, après ça, le « caillou sur un sentier ».

…

L’errance et le lien

Entre eux deux, un lien subtil qui se tisse de rencontre en rencontre.
Une confiance.

Eux deux : la vieille dame sédentaire et le jeune homme du voyage. Encore une de ces relations qui n’ont pas de nom (ni amitié, ni mère-fils de substitution, même si ça aussi).

Une confiance : qui se tisse dans la cuisine de la vieille dame. C’est amusant, mais cette cuisine, pour moi, c’est la cuisine de Mum à Versailles ; j’ai simplement remplacé la fenêtre en PVC par un cadre en bois et stylisé la ferronnerie moderne de la balustrade dans un esprit hausmannien. Vous aussi, votre imagination fait souvent de la récup comme ça ?

C’est toujours celui qui se souvient qui vieillit le plus vite.

Les errants servent à montrer l’errance.
L’errance sert à quoi ?
Est-ce qu’elle ne sert pas juste à prouver au monde qu’aucune route ne mène ?
Les routes n’existent que pour qu’on les parcoure.
Il le sait.
Il l’a vécu.
Assez.

Il le sait à l’hostilité qu’il sent monter autour d’eux. L’hostilité de ceux qui ne bougent pas et les regardent en se demandant Vont-ils rester ? Veulent-ils rester ?
Des errants qui s’arrêtent, cela bouleverse l’ordre des choses.
Il le sait, ils font lever dans les coeurs la mauvaise pâte. Toutes les vieilles peurs. […] Voleur.
[…] Soudain, les objets les plus habituels, ceux qu’on ne regarde plus, prennent une valeur inestimable : celle de pouvoir disparaître.

…

La lecture

Madame Lure ne lit pas.

J’ai l’impression de ne pas pouvoir comprendre ça, ne pas lire, de ne pas pouvoir rentrer en empathie avec quelqu’un qui ne lit pas (alors qu’il sait lire). C’est idiot. Le pouvoir de la lecture de m’en faire prendre conscience.

Un silence comme un puits.
Le silence qui vient des livres parce que ceux qui les ont écrits ont accepté de s’y enfoncer. Habiter avec les livres, c’est habiter avec le silence des autres.

Il est d’autres silences.
(Si j’aime lire, c’est pour le silence ?)

Ce jour-là, dans cette pièce, Yvonne perçoit le silence des livres.
Elle y entre comme dans un jardin.

Tout ce qu’elle voit depuis qu’elle est au monde est là, entre les pages.
Elle sait que s’y trouve aussi, dans des pages et des pages qu’elle n’ouvrira jamais, tout ce qu’elle ne verra jamais.
Le monde est vaste.
C’est ici qu’elle le sent.
Tout ce qu’elle n’a pas vu hier, avant-hier et tous les autres jours ; tout ce qu’elle n’a pas su voir et ne verra pas demain ; tout ce qui aura lieu encore bien après qu’elle ne sera plus rien, est là. Sur les pages.

Elle confie son instant, paupières closes, au silence du monde. Et quelqu’un l’écrira. Oui, quelqu’un l’écrira.
C’est une confiance. Qui rejoint. […] Tout ce qu’elle éprouve, quelqu’un, un jour, l’a éprouvé. Parce que c’est comme ça. C’est le monde. Ce que sent lui, un autre aussi l’a senti. Toujours. Quelque part. Peut-être très loin sur les cartes de géographie. Peut-être très loin sur les pages des calendriers. Qu’est-ce que cela peut faire ?

Contraste entre la première lecture du roman…

Yvonne Lure n’essaie pas d’entrer dans l’histoire. Elle relie les mots. Un à un. Juste cela. Les uns à distance respectueuse des autres.

… et la fin.

De sa voix juste, elle va jusqu’au bout. Et toute l’histoire que raconte le livre prend place en elle. Pour la première fois.

Le livre alors redevient un livre, un objet qui se rouvre et se donne, se disperse dans la ville (sur un banc, un rebord de fenêtre, une boîte à livre) ou se jette à l’eau… comme dans Laver les ombres. J’en prends seulement conscience à l’instant où j’écris ce dernier paragraphe : c’est la même image d’une vieille dame qui jette un livre à l’eau !