Ciné de septembre, 2019

Les Hirondelles de Kaboul, de Zabou Breitman et Eléa Gobbé-Mévellec

Les aquarelles étaient trop belles pour que je n’aille pas voir ce film d’animation. Dommage que le scénario soit téléphoné bien avant la fin, et que les visages ne soient pas assez mobiles, pas assez expressifs, pour troquer le suspens évidé contre la catharsis. Cela reste beau, néanmoins.

Deux moi, de Cédric Klapisch

Le signe que j’ai aimé cette comédie ? J’ai spontanément moins envie d’en dépiauter les ressorts que d’enfiler pour m’en souvenir les perles qui m’ont pliée en deux sur mon siège.

Mais si, c’est dans la rue, là, après le massage thaïlandais tenu par des Chinois, à côté du magasin des téléphones cassés et les Antillais du Mali…

L’histoire d’amour reste un horizon de réussite et les acteurs sont tout beaux tout blancs tout lisses (Ana Girardot & François Civil en digne successeur éberlué en Romain Duris), mais il y a une foule de seconds rôles hauts en couleur (Simon Abkarian en gérant d’épicerie, Eye Haïdara impayable avec sa théorie des hommes-burgers, Camille Cottin en psy-Pythie) et le parallélisme résiste jusqu’à la fin, si bien que la comédie tient en joue son épithète homérique – non, ce n’est pas une comédie romantique. Mais drôle, ça oui, et fin : en même temps qu’elle sert de ressort comique diablement efficace, la stricte juxtaposition des deux protagonistes réaffirme mine de rien que, même si elle prend sens au contact des autres, chaque existence vaut d’abord pour elle-même. Deux moi avant de penser au nous.

Maintenant j’attends le DVD et la scène bonus où les deux tourtereaux débarqueront chez la demoiselle pour la bagatelle, l’atmosphère sensuelle déballonnée par un cri de surprise : « nugget ! »

Ad Astra, de James Gray

Je n’y avais pas pensé avant de lire l’article de Trois couleurs à ce sujet, mais il est vrai que les fils sont assez vampirisés par l’image de leur père dans les deux derniers James Gray. Cette fois-ci, le tréfonds de la jungle est remplacé par les confins de l’univers – autant dire l’origine de toute chose. Plus notre héros avance aux limites de l’espace connu (pour neutraliser un vaisseau explorateur dirigé par son père, disparu depuis des lustres, qui s’est soudain mis à émettre des rayonnements dangereux pour le reste de l’humanité), plus il s’enfonce en lui-même et remonte à la source de sa carrière, son héritage, son existence même. Il devient rapidement clair que les péripéties empruntées au récit d’aventure spatiale sont essentiellement métaphoriques : des barrières psychologiques à affronter pour faire face à la vérité nue et tuer le père (le mythe du héros comme figure tutélaire américaine en prend un coup au passage ; le père ne s’est pas comporté en salaud seulement avec sa famille abandonnée). Ad astra per angusta.

La transsubtantation du mystère en évidence est patiemment accomplie, rendant le périple comme le film aussi nécessaire que vain (le seul mystère qui demeure, c’est qu’il y ait pu en avoir un). Cela travaille sur soi – entre soi ? Pour tout dire, j’ai eu l’impression de refaire le voyage métaphorique-initiatique de Gravity, dans une version intellectualisée qui perd en hommages cinéphiles et en péripéties distanciées le vertige que Gravity m’avait fait éprouver, à suivre au plus près les astronautes en détresse, sans musique ou presque, à nous perdre nous aussi dans une étendue hostile, confrontés à nos pulsions de mort, de vie, à notre solitude infinie

Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma

Le film d’époque est posé par Céline Sciamma comme une expérience de pensée, un cadre abstrait où les tenues datées sont filmées pour avoir lieu ici et maintenant. La pensée met d’ailleurs rapidement le hola à la sensualité, ainsi que le déplore Krotchka, remarquant très justement que le film, qui a tout pour plaire (une histoire de passion lesbienne baignant dans l’art, that’s the pitch, bitch), fait tout pour ne pas se rendre aimable – à l’image du personnage du titre.

Héloïse n’a pas du tout envie de faciliter le portrait qui doit sceller son mariage avec un homme dont elle ne sait rien – exit Abélard. Adèle Haenel fait tout pour la rendre ingrate : pas de gestuelle délicate, des yeux rouges qu’on ne peut pas même dire rougis par les larmes, un parler rogue d’enfant déterminé à perdurer au-delà de sa puberté. Il y a en elle quelque chose d’Adèle Exarchopoulos dans La Vie d’Adèle, une morve métaphorique, un âge qui ne coïncide pas, ni avec celui de l’actrice, ni avec celui qu’on attendrait de son héroïne sortie du couvent pour être mariée (à la place de sa sœur suicidée, certes). Elle serait déjà presque trop vieille avec ses premières rides sur le front, effrontément enfant pourtant. Pendant une bonne partie du film, je n’ai cessé de l’intervertir en pensée avec sa partenaire, plus frêle, plus lisse, trop jeune semble-t-il pour fumer la pipe, pour que fumer la pipe ne soit pas une posture destinée à affirmer son expérience, elle qui paraît si inexpérimentée, et qui pourtant a déjà de la bouteille, une pratique qui relève moins du don que du métier.

Entre ces deux personnages, on cherchera en vain la passion enflammée et destructrice que nous suggère le titre, celle qui consumerait la fleur avant son épanouissement. Le feu n’est pas intérieur ; on ne lui sent pas une violence qui viendrait d’être réprimé, son expression limitée aux détours et glacis de la littérature du XVIIe siècle. Le feu est sur le bûcher d’une fête populaire, dans l’âtre de la cheminée, sur la pupille où il se reflète – non pas regard mais visage amoureux, qui se défait sous le regard qui le scrute, se défait de ses défiances, de son moi carapacé et, sondé, se livre pour n’avoir pas à être dévoilé. Littéralement, Héloïse est la jeune fille en feu ; c’est elle que Marianne peint ainsi, sur une lande, en souvenir du soir où sa robe a pris feu. C’est pourtant Marianne qui brûle, ce sont ses pupilles noires qu’on peut dire fiévreuses, et c’est celle qui surprend par une beauté qu’on n’avait pas soupçonnée, occupé que l’on était à scruter avec elle Héloïse. Ses cheveux, son visage défaits dans l’amour la font radieuse (combien sont tombées là amoureuses de Noémie Merlant ?) ; c’est son reflet qui donne à son sujet, son objet, son titre romanesque.

Sujet, objet… Il y a là un drôle de renversement : tant que Marianne regarde Héloïse pour la peindre, celle-ci demeure son sujet ; lorsque l’amour entre elles est déclaré, comme on déclare une guerre, Héloïse devient l’objet de son amour. J’ai été saisie par l’étrangeté, la justesse de cette remarque d’Héloïse reprochant à son Marianne, désormais son amante, de ne plus être de son côté. La peintre qui lui faisait face communiait avec son modèle ; à ses côtés, la distance ne saurait plus être mise sur le compte de la position, physico-spatiale, sociale… L’enjeu du nous est venu perturber le toi à moi.

Ce sont des évidences de cet ordre-là que la sensualité tenue en joue permet d’énoncer. Porté par des voix sans affectation, le verbe se fait précieux – dans tous les sens du terme : riche et irritant, irritant mais riche ; on n’aura pas l’un sans l’autre, alors autant accueillir cette richesse ostensible, cette rudesse, autant aimer ce film mal aimable, pour lequel la cinéaste a fait, comme Orphée se retournant vers Eurydice, un choix de poète, et non d’amoureux. Jamais je n’avais pensé à cette interprétation du mythe, et j’ai là encore été frappée de sa justesse – cela fait beaucoup plus sens, soudain, et beaucoup plus de souvenirs, aussi, d’images qui s’attardent et fascinent dans le feu qui les détruit.

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