Dedans, le calme

Dehors, la tempête : le joyeux petit livre d’une lectrice adressé à des lecteurs aimant lire. Cela pourrait se regarder le nombril, mais Clémentine Mélois a de l’humour et un regard qui n’a pas été formaté par un passage en khâgne ou assimilé — pas de théorie littéraire pour cette ancienne étudiante des Beaux-Arts, rien que du kiff. Son livre est plein d’anecdotes, souvenirs de lecture, digressions et pastiches (je connais mal Jules Verne et Tolkien, mais j’ai pleinement goûté l’annonce SNCF qui enchaîne sur la description Wikipédia du sanglier heurté par le TGV).

« C’est la question qui tue :  QU’EST-CE QUE L’ART ? À cela, on répond en général par une pirouette en forme de citation. Les citations sont là pour ça, pour se tirer habilement et sans trop se mouiller, d’une situation embarrassante, quand on ne sait pas quoi dire d’autre. »

S’ensuit un discours ni vu ni connu je t’embrouille à mi-chemin entre la justification habile d’une soutenance aux Beaux-Arts (je n’ai rien contre les Beaux-Arts, je fais juste le rapprochement avec ce que m’en a raconté le boyfriend) et le monologue improvisé d’Otis dans Astérix et Obélix mission Cléopâtre.

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Ce rapport enjoué à la lecture est d’autant plus chouette à découvrir que je n’aime pas du tout les mêmes choses : les grandes aventures souvent me rebutent ; de Moby Dick, un de ses livres fétiches, je n’ai lu que l’extrait étudié en version (ou était-ce en commentaire de texte ?), avec la ferme intention d’en rester là. Ne parlons pas de Jules Verne que j’ai toujours évité comme la peste. J’ai lu avec autant d’effarement que d’admiration la phase fusionnelle de l’autrice avec Tolkien, au point d’obscurcir la fenêtre de sa chambre d’adolescente, de la décorer avec une reproduction de l’épée d’Aragorn (pour laquelle elle a confectionné un fourreau en cuir) et de calligraphier à la plume des poèmes en écriture elfique (j’aurais pu me faire embarquer par ce dernier point, même si à douze ans j’étais plutôt plume métallique à bout carré, onciale et gothique). Au-delà de la ferveur adolescente, c’est un tout autre rapport à la lecture que le mien qui se dessine là et se poursuit dans l’essai de la lectrice adulte, avec de fréquentes suspensions de la suspension d’incrédulité.

Je suis du genre à me laisser embarquer par un texte littéraire ; même si je l’analyse, je le fais en le considérant comme un système quasi-clos, en rapprochant certains passages ou parti-pris stylistiques entre eux (probablement un héritage de mes études en prépa littéraire, où l’on est par défaut contre Sainte-Beuve, même en n’ayant lu ni Proust ni Sainte-Beuve). Le roman est un monde à part ; la seule chose que j’en rapporte, ce sont des manières intimes de penser et ressentir les choses, comme des sphères translucides et précieuses que je disposerais sur une étagère et soulèverais parfois devant mes yeux pour voir à travers elles. Clémentine Mélois, elle, ne cesse de rapprocher le monde qu’elle lit de celui dans lequel elle vit, passant de l’un à l’autre comme dans un rapprochement bancaire qui réserverait des surprises croustillantes à son esprit comptable : elle est du genre à se demander (et la question l’interrompt dans sa lecture) quel type de sandwich pouvait bien manger l’inspecteur Maigret (baguette ? pain de mie ? campagne ?), à faire le total des verres ingérés au cours d’une journée d’enquête, calculer son taux d’alcoolémie et se demander qui de lui ou de Pérec avait la plus grande consommation. Le texte doit se traduire en réalité, comme on traduit en justice.

Cela m’a rappelé la manière dont Mum avait repéré la même suspension luminaire que chez ma grand-mère dans le couloir des chambres de bonnes de Downton Abbey. Elle est capable de musarder dans les lieux de l’intrigue tout en la vivant pleinement, alors que ce genre de regard dédoublé m’autorise à suivre l’histoire, mais pas à m’y laisser prendre. Clémentine Mélois se balade manifestement dans les textes de fiction comme Mum dans l’image— une approche qui ne me vient spontanément que pour les textes de non fiction.

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Et cela tombe bien, Dehors, la tempête est de la non fiction. Les nombreuses références à des ouvrages que je ne connaissais pas ou mal ont encouragé ma cervelle à faire des liens avec tout un tas d’autres livres que ceux dont il est question. Comme ces réseaux d’échos s’activent souvent et que j’en fantasme depuis longtemps une cartographie, je me suis attelée cette fois-ci à mettre en forme cette parcelle.

J’ai dû fouiller pour trouver un outil pratique (et gratuit) qui propose autre chose que la réalisation de mind map, où seul l’élément central peut être relié à une multitude d’éléments sans obéir à une ramification unidirectionnelle. Je suis tombée sur beaucoup de schémas de neurobiologie sans trouver comment créer un diagramme dynamique à leur image, puis en scrollant des dizaines de modèles sur Lucidchart (oh, un mignon diagramme pieuvre, berk le souvenir des schémas UML…), j’ai enfin trouvé quelque chose qui pourrait convenir pour couvrir toutes les lectures de cette année. [Pourquoi ai-je soudain l’impression d’être dans un article de blog d’Eli ?]

Screenshot de la page de travail Lucidchart

L’utilisation est relativement facile, plutôt ludique : je crois que je n’avais pas joué à bouger des éléments à l’écran comme ça depuis mes derniers essais de code (il faut avoir lutté à faire fonctionner un bout de code pour comprendre l’extase qu’il peut y avoir à cliquer inlassablement sur un bouton virtuel dont on sait pourtant exactement l’effet basique qu’il va produire). En attendant de mapper toutes mes lectures de l’année, je me suis fait la main sur les relations intertexuelles personnelles et hasardeuses suscitées par la lecture de Clémentine Mélois — l’ironie étant qu’avec un unique livre central, on retombe sur une mind map tout ce qu’il y a de plus classique, I know.

Probablement que ça n’a pas grand intérêt quand on y est extérieur, mais il faut imaginer la surprise : j’ignore pendant 36 ans que l’on peut appâter les limaces et les faire se noyer dans de la bière, et en un mois, j’en lis deux occurrences coup sur coup ? — dans une nouvelle d’Hollie McNish, avec une ode à leur étreinte, et dans une énumération de Clémentine Mélois, comme si c’était un souvenir qui allait de soi, que l’on pouvait caler entre un dégoût maternel pour la peau du lait et le débouchage d’une « pierre de lithographie au doigt et à la gomme arabique »  ?

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Pour ce qui est des listes, avant de penser au Sel de la vie, j’avoue avoir d’abord pensé au Vertige de la liste d’Umberto Eco, que j’avais feuilleté sans le lire in extenso (j’ai failli me demander qui lit ce genre de livre in extenso pour me rappeler immédiatement que Clémentine Mélois probablement le lirait in extenso, vu que lire les notes de ses Pléiades avec une loupe l’amuse beaucoup). Et surtout, aux listes à la fin des livres Castor Poche : les éditeurs connaissaient manifestement le pouvoir évocateur de ces rayonnages imaginaires, puisqu’ils avaient ajouté quelques lignes de résumé à chaque titre de la même collection ou à paraître prochainement.

J’aime les listes, les inventaires, les énumérations, Hulul, Georges Perec et Sei Shônagon. Sans doute grâce à eux, ai-je le sentiment illusoire que le monde est mieux rangé.

Je crois qu’au contraire ça conforte mon bordélisme, excusé si des connexions peuvent surgir de toutes ces juxtapositions involontaires.

…Quand Clémentine Mélois décrit le bureau d’où elle écrit, casé dans sa chambre au sol recouvert d’une moquette premier prix, et l’oppose au bureau d’écrivain qu’elle fantasme, sans ordinateur et avec un sous-main en galuchat, j’ai pensé à Palpatine (qui connait le galuchat, sérieusement ?) et surtout aux descriptions des lieux de travail dans Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Sans doute Martin Page trouverait-il qu’elle a des fantasmes d’écrivain de droite. Cela se sent aussi dans ses goûts de vocabulaire un brin surannés (comment ça, « un brin » est aussi suranné ? et suranné lui-même ?). D’ailleurs, si ces essais m’ont plu, je craindrais de lire un roman d’elle ; j’aurais peur que ce soit par trop une synthèse  romanesque du roman XIXe, pleine de passés simples et d’adjectifs ronflants anachroniques. Mais elle le sait sûrement elle-même, et en joue dans ses pastiches — car du cliché, elle s’éloigne moins par la poésie que par l’humour.

…

Au final, cette lecture que j’anticipais plaisante mais anecdotique a peut-être été davantage que ça ; je n’avais pas prévu l’enthousiasme quasi enfantin qu’elle réveillerait chez moi. Ça me redonne envie de lire et d’écrire comme on bricole et bidouille. J’en profite pour vous laisser sur une dernière remarque il me semble très juste de Clémentine Mélois : notre capacité d’émerveillement s’est déplacée ; aujourd’hui, dans notre monde globalisé, on ne s’étonne plus tant de ce qui est lointain, exotique, que de ce que l’on réapprend à trouver « authentique ». Traduction bobo post-confinement :

Ne suis-je pas émerveillée par ce pull que j’ai tricoté moi-même ? […] Et ce pain ? Il durcit vite et il manque un peu de sel, mais c’est du FAIT-MAISON, j’ai pétri la pâte À LA MAIN dans ce gros saladier qui ne va même pas au lave-vaisselle.
Mais voyez plutôt, CE FICUS EST EN VIE ! D’habitude je fais crever toutes les plantes. […] On dirait des bébés feuilles, elles sont toutes brillantes, attends je vais les prendre en photo.

Ma succulente n’est plus en vie : j’ai bien ri. Rime pauvre de vous.

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