Journal de lecture : L’exil n’a pas d’ombre

Quand je retourne les livres à la médiathèque, je regarde toujours ce qui vient d’être déposé sur les chariots. Un volume aux rayures caractéristiques des éditions Bruno Doucey a attiré mon regard : L’exil n’a pas d’ombre. J’avais bien identifié l’étagère occupée par Jeanne Benameur au rayon roman, mais je n’avais pas songé à aller la chercher au rayon poésie, alors que c’est d’une telle évidence lorsqu’on l’a lue !

 

Des mains qui caressent pour ne pas saisir, une femme qui lit en lien avec un homme analphabète… certains éléments font écho aux Mains libres ; j’ai aimé les retrouver. Ils prennent ici une autre ampleur, dans le désert, dans la marche d’une femme seule, suivie, sans être poursuivie, par un homme.

Les vers libres de Jeanne Benameur ont ouvert un espace lorsque je les ai lus dans le métro ; ils ont agrandi ma chambre lorsque je les ai lus au lit, avant de troquer la lampe de chevet contre la lumière plus faible de la mappemonde, transition vers les ombres. J’aurais du mal à en dire plus, alors je vais me contenter de recopier des extraits :

Je voudrais approcher.
Tout est loin.

J’essaye d’appeler des visages devant mon visage.
Je les dessine derrière mes yeux.

Il faut que quelqu’un vous regarde pour avoir un visage.

Il avance en posant son pied largement sur l’empreinte de son pied à elle. […] Il entre dans sa façon d’arpenter la terre. Il la connaît par le pied.

La voix ne fait qu’amener au dehors le silence du dedans. Le mot n’a plus d’importance.

De son pied nu, il couve la trace de la fille comme l’oiseau couve l’œuf. Depuis qu’elle a quitté le village, il marche derrière elle.

Il caressait sa propre ombre. Pour qu’elle ne le quitte pas.
L’ombre d’un homme, c’est précieux. Ça dit à l’homme qu’il existe sur la terre.
[…] Ceux du village riaient.
Pas elle.
Pas la fille au livre.
Elle lui donnait un regard au passage et ses yeux lui disaient aussi qu’il existait.

C’est quand elle dort qu’il l’apprend.

S’il savait voler, il serait là, au-dessus d’elle, très haut. […] Si haut que pour l’apercevoir, elle devrait pencher la tête en arrière, à l’équerre du cou.
Alors elle ne serait plus qu’un visage au-dessus du sable, qui scrute.
Et il pourrait la contempler.

(L’image est folle — la puissance d’un masque.)

À laisser le souffler aller et venir comme dans sa poitrine à elle, il est plus proche.

C’est ma joie qu’ils ne supportaient pas ?
Sans eux
ma joie.
Sans eux.
Une joie pour une fille toute seule.

Ils ont déchiré mon livre.

Moi je ne veux pas que le jour soit plein
avant même que d’être
Je veux que chaque jour soit neuf.
[…] Je nourris ma journée de rêves
et j’espère
en le sommeil.

J’ai abandonné les tâches de chaque jour
J’ai trahi mon corps de femme ?
J’ai regardé sans envie
le ventre rond
des jeunes villageoises.

Et neuf mon regard sur chaque chose
quand je revenais
de mes rêves.
C’est cela vivre.

Je peux dire que j’ai aimé
les gens à ma façon
Une voix parfois pouvait me garder
longtemps
dans ses parages
Je marchais dans le cercle de la voix

Ils ont déchiré son livre. Pourquoi ?
Elle voulait juste entendre les paroles sans les voix.

Mon cœur a connu l’allégresse.
J’ai marché légère.
J’ai traversé des lieux.
Je voyais chaque chose comme jamais je n’avais vu.
J’ai vu le sable
dans le sable
chaque grain distinctement.
J’ai vu le ciel
dans le ciel.
Le bleu
dans le bleu.
La lumière.

[…] Chaque chose est entièrement
une autre chose
et le monde n’en finit pas.
C’est ma joie d’aujourd’hui.

Je veux que ton corps ouvre mes mains.

Que veut celui qui appose ses mains tout autour du corps
d’une femme endormie sans la toucher ?

Viens, homme de la nuit.
Toi qui m’a approchée sans me réveiller
toi qui as respecté la limite de mes rêves
la limite de mon corps endormi
Viens.

Il faut que chacun de mes doigts apprenne la musique de
chacun de tes doigts inscrits.

J’écrirai les mondes et les mondes
dans le sable
et sur l’eau.
J’écrirai
ce qui ne se voit pas
ce qui ne se touche pas
Et tes mains borderont mon corps
pour que je ne me perde pas
dans l’immensité.

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