A la barre !

Pourquoi utiliser une barre en répétition et pas sur scène ?
Selon toute évidence, l’auteur de cette question, Pascal B., vient d’assister au gala d’Ouliana Lopatkina à Versailles, où il a vu ça : Anna Pavlova et Cecchetti de John Neumeier. 

Une barre, à quoi cela sert-il donc ? Historiquement, c’était un appui pour les danseurs malades ou en rééducation. Mais on s’est aperçu que c’était un excellent moyen de construire son corps : en ne travaillant qu’un côté à la fois, on peut se concentrer davantage sur ce que l’on fait, et ne pas avoir pour unique préoccupation de garder l’équilibre permet de sentir ses muscles et de les renforcer. Pour être efficace, la barre doit constituer un appui, pas une béquille ; les doigts, y être posés et non agrippés. En théorie, la barre, même celle qui n’est pas fixée au mur (son environnement naturel), ne doit pas bouger lorsqu’on s’y appuie. En pratique, on veillera à placer sur une barre mobile autant de filles d’un côté que de l’autre, histoire d’équilibrer les déséquilibres (sauf quand c’est moi, auquel cas il faut deux gamines de 14 ans pour faire le poids, merci de vous abstenir de tout commentaire). Je ne vous raconte pas la panique intérieure en audition, lorsque la barre où je me trouvais avec une brochette de candidates s’est cassée la figure parce qu’elle n’avait pas bien été fixée sur son support.

Peu à peu, donc, la barre s’est généralisée pour l’échauffement au point d’en constituer la synecdoque : si je prends la barre, ce n’est pas que je me mets à diriger le cours devenu navire, mais que je vais faire les exercices à la barre. Ils commencent invariablement par les pliés et engagent peu à peu l’ensemble du corps, avant de le solliciter franchement, pour finir par l’étirer et l’assouplir. Parce que l’échauffement ne consiste pas à sentir les gouttes de sueur dégouliner dans le dos (ça, c’est un corollaire), mais à faire en sorte que toutes les fibres musculaires travaillent de manière synchronisée. On peut crever de chaud et avoir les muscles froids : c’est comme ça que je me suis fait une élongation. La barre était presque finie et alors que je m’étirais, j’ai soudain senti que j’avais gagné beaucoup de longueur, beaucoup trop. Mais on n’est pas sensé être échauffé à la fin de la barre ? m’objecteront ceux qui suivent. Si. Seulement, moins le corps est entraîné, plus il met de temps s’échauffer. Idem lorsque vous êtes fatigué ou qu’il fait froid dehors. Avoir chaud n’est pas le signe infailliable qu’on est échauffé (même si on est rarement échauffé sans avoir chaud), et c’est pour cela qu’on aura tendance à parler de muscles froids ou chauds – ceci constituant ma réponse à la question d’Aymeric C’est quoi cette histoire de muscles froids/chauds ?

Comme la barre est assimilée à l’échauffement, il ne faudra pas être supris d’entendre l’expression de barre au sol : il s’agit de reproduire les exercices que l’on fait habituellement debout… allongé. Affranchis de l’impératif d’équilibre, on peut convenablement placer son corps, mieux le sentir et comprendre ce vers quoi il faudra tendre lorsqu’on reprendra l’exercice à la verticale. C’est notamment comme cela qu’on peut faire la part entre souplesse et musculature : une danseuse qui ne monte pas les jambes n’est pas forcément raide ; elle peut simplement n’être pas assez musclée – auquel cas cela ira tout de suite beaucoup mieux avec la pesanteur qui travaille en son sens.

L’usage de mot barre devient presque ironique dans la techique de Wilfride Piollet. Cette danseuse  classique a découvert que son corps était mieux échauffé par un cours de Cunningham que par certaines barres classiques et a élaboré à partir de cette découverte tout une série d’exercices d’échauffement à faire au milieu (sous-entendu, milieu de la salle – le milieu est un raccourci qui désigne généralement les exercices et enchainements que l’on fait après la barre). Pour avoir en stage pris des cours avec l’un de ses disciples, je peux vous dire que c’est aussi efficace que perturbant. La symbolique attachée à la barre est telle qu’au CNSM, lorsque les élèves sortaient du cours de Wilfride Piollet, le professeur suivant leur re-donnait une barre traditionnelle, alors même qu’ils étaient parfaitement échauffés et prêts à travailler leurs variations.

Mais revenons-en à la barre en tant qu’objet : dans la mesure où elle est assimilée à un échauffement, un entraînement donc, on devine déjà pourquoi on ne l’utilise pas sur scène. La barre assimile la danse à des exercices de gymnastique. Or, pour être reconnue comme art et non comme sport, la danse a toujours gommé l’effort de sorte que le specateur remarque non pas la performance de l’athlète, mais l’interprétation de l’artiste au service d’une oeuvre (bon, à la base, c’était juste la comestibilité de la danseuse, certes).

Pourquoi utiliser une barre en répétition et pas sur scène ? Pourquoi les grands musiciens ne font-ils pas leur gamme en concert ? Dis comme cela, on comprend sûrement mieux, et un tweet aurait suffi. Seulement voilà, il y a parfois des barres sur scène, et pas seulement parce qu’en tournée, la scène est souvent le seul espace disponible pour faire le cours (je dois vous dire à quel point j’aime m’échauffer sur scène, sous la chaleur des projecteurs, face au vide de la salle qui se peuplera plus tard – en attendant, le théâtre n’appartient qu’à nous). 

Observons donc quelques exemples de barres intégrées à des ballets. Si les balletomanes qui traînent en ont d’autres, qu’elles n’hésitent pas à nous les faire partager !

Commençons par le pas de deux qui a inauguré ce billet : Anna Pavlova et Cecchetti de John Neumeier.

 

 

On remarquera que, de manière symbolique, le premier mouvement que la danseuse fait à la barre est un plié. Très vite, cela n’a plus rien d’un échauffement. La dimension du spectacle se distingue notamment par les épaulements : au lieu de danser perpendiculairement à la salle comme y invite la disposition de la barre, la danseuse est toujours un peu en diagonale. Le profil strict est en effet peu flatteur : même si les pros risquent moins de révéler des secondes (position de la jambe sur le côté) approximatives que des amateurs, les lignes du corps paraissent rétrécies – or, les moignons de jambes ne sont hyper esthétiques.

La barre n’a d’intérêt que si l’on s’en sert pour ensuite s’en passer ; ainsi, notre danseuse s’en éloigne peu à peu, l’appui du partenaire se subtituant à celui de la barre.

Finalement, la barre est surtout là pour signifier que la danseuse interprète ici son propre rôle. Sinon, comment montrer que l’on est Pavlova, lorsque Pavolva en tutu est un cygne, une Wilis ou autre personnage ?

Cette dimension référentielle de la barre se retrouve presque à chaque fois que l’objet est inséré dans un ballet. Manière de dire : la danseuse que vous voyez est bien une danseuse. Presque un truc méta (pour les littéraires parmi vous).

La Petite Danseuse de Degas en constitue l’exemple parfait (la qualité de l’extrait l’est moins), avec son premier acte situé dans un studio de danse (à moins que ce ne soit censé être le foyer ?). A côté de ce que je nommerais la légende rose de la danse, avec des danseuses mignonnes à croquer qui rêvent toutes de devenir étoile, il y a la légende noire, avec des danseuses qui connaissent la douleur et sont prêtes à tout pour devenir calife à la place du calife. C’est cette seconde que Béjart a exploitée avec beaucoup d’humour dans Le Concours. Je n’ai pas réussi à trouver un extrait vidéo où les danseurs soient à la barre, mais ceci vous donnera une idée de ce ballet policier à l’intérieur de l’opéra. Dans celui-ci, on aperçoit les barres tout autour de la scène, comme délimitant un ring de boxe :

 

 

Pour qui a envie de poursuivre la réflexion sur l’articulation de ces deux légendes, roses et noires, je vous invite à lire le billet que j’avais écris là-dessus.

C’est également par des barres que Jérôme Robbins indique avoir transposé le faune de Nijinski dans une salle de danse. Dans ce premier extrait, la barre qui s’interpose entre la caméra et les danseurs est là pour faire du 4e mur invisible un miroir (auquel elle est souvent accrochée), introduisant au passage le thème du narcissisme. Pour goûter à l’érotisme d’Afternoon of a Faun, je vous suggère quand même un autre extrait.

Enfin, un extrait d’Etudes, d’Harald Lander. Si ce ballet est d’abord un hommage au monde chorégraphique, qui progresse depuis les exercices à la barre jusqu’aux variations des étoiles en passant par le corps de ballet, et où la barre est donc un élément de référence, c’est peut-être celui qui en a le mieux exploité l’aspect esthétique.

 

8 réflexions sur « A la barre ! »

  1. Quel billet fan-tas-tique, j’ai finalement tout compris, et fais en outre de belles découverte grâce aux vidéos et liens. Je note, je note. C’est effectivement le gala de Lopatkina qui m’a interpelé, et m’ poussé à poser la question : pourquoi une barre sur scène. J’applaudis à deux mains clap clap

    1. Notons qu’on peut aussi être froid(e) alors que la barre (par l’outil! l’exercice) est très longue et très peu adéquate à certains types de corps, ou d’âge (eh oui) – on se retrouve en sueur, avec des muscles pétrifiés et des articulations rouillées.
      Où l’on voit que la barre est certes un exercice, un échauffement, un « entrainement » comme disent les sportifs (ça me fait toujours bizarre quand on demande combien on « fait d’entrainement » dans la semaine) mais est surtout une vision du corps, une vision anatomique, une conception du mouvement. Par exemple, j’ai de plus en plus de mal avec les barres qui ne proposent pas au moins trois exercices de battements tendus, pliés, jetés, en 1ère ou en 5ème, et plus de mal encore avec celles qui négligent les équilibres…
      La barre, c’est déjà le style du professeur, ce qu’il vous demandera au milieu, son type d’énergie, son rapport au corps et au mouvement, c’est déjà ce qu’il aime dans la danse, ou ce qu’il n’aime pas…

    2. Pascal B. >> C’est motivant de savoir qu’il y a quelqu’un à qui cela sert/plaît. Bon, il ne faudrait pas que ce le soit trop, quand même : va falloir que je me mette à mon mémoire un jour peu lointain.

      Aléna >> Vous re-voilà ! Vos écrits m’ont manqué : pourquoi avoir supprimé votre blog ? Il y avait de si belles choses !
      Pour ce qui est de ces barres qui n’échauffent pas, je vois parfaitement ce que vous voulez dire. Même avec le style qui convient a priori à mon corps, je mets de plus en plus de temps à m’échauffer. Les barres rapides où l’on aborde la mi-hauteur dès le quatrième exercice sont en train de devenir mes ennemies. Au contraire, je chéris les séries où les pieds ont le temps de se délier, où le mouvement des jambes se répercute jusqu’aux hanches et où les jambes se croisent de mieux en mieux, jusqu’à ce que la cinquième ne soit plus (trop) contrainte.
      Il y a peu, mon professeur s’est fait remplacer et le caractère très monolithique de la barre qui nous a été proposée (exercices deux en un où l’on ne change pas de jambe de terre) m’a complètement bloquée : douleur à la cheville, impossible de monter sur pointe, je me suis arrêtée au milieu du cours…

    3. Mais oui! C’est passionnant! Et vos échanges sur les barres le sont aussi. (la barre au sol est le bonheur des non-danseuses dans mon genre: pas de problème d’équilibre, pas de problèmes de genoux qui craquent, mais le piano et l’illusion d’être danseuse!)

    4. Chère Mimy, je suis touchée de vos gentillesses ; mais je n’ai pas tout à fait disparu… je vous lis souvent, même si je ne dis rien. Disons que la frénésie qui consiste à donner son avis sur tout me … bref!
      Les barres monolithiques, oui! 🙂 Je crois pouvoir espérer qu’il en existe de moins en moins… mais dès les battements pliés on sait tout d’un professeur : son rapport à la musique, à l’espace, au corps – danseur de jambes? de buste? d' »énergie » (si on peut dire)?
      Ce qui est intéressant dans votre billet, c’est que la barre était d’abord faite pour les blessés… et quand on connait la superstition des danseurs et des gens de théâtre, mots interdits, objets interdits, couleurs et fleurs interdites etc. – eh bien, je suis surprise que les danseurs se la soient appropriée malgré tout.
      Conjurer le sort? ou toujours cette lutte contre la mort? cette lutte de l’esprit contre les défaillances du corps?

    5. Mo >> Cela fait un moment que je n’ai pas fait de barre au sol, mais je crois qu’après la rééducation de ma jambe (suite à l’élongation que je m’étais faite) où je n’ai fait quasiment que des exercices à l’horizontale (et encore, une jambe sur deux, souvent), j’avais envie de quelque chose d’un peu plus dansant… N’empêche, cela reste un excellent entraînement, qui fait sentir son corps comme rarement.

      aléna >> Les commentaires systématiques peuvent lasser, c’est vrai, mais vos écrits tenaient davantage de l’analyse et de la fiction. Je me souviens notamment d’un billet sur la hiérarchie du corps de ballet en rapport avec son histoire, qui m’avait marquée. Un que j’aurais volontiers relu. Continuez-vous d’écrire pour vous ou cette pause n’est-elle pas que virtuelle ?
      Et pour la barre, je n’avais pas songé à cette curieuse absence de superstition… cela mériterait de se (re)plonger dans quelque histoire de la danse (mais je crois n’en avoir jamais fini aucune – l’avalanche de noms et l’absence de mouvements m’achèvent en général avant).

    6. Chère Mimy,
      j’écris toujours, oui! mais sans lecteur (même si j’avoue que parfois la tentation me reprend), ou pour des lecteurs tout à fait différents… Je crois me souvenir vaguement de ce billet, que moi je trouvais raté… mais comme je trouve toujours tout raté… si vous voulez que je vous l’envoie, envoyez moi un mail et je vous le ferai parvenir par ce biais… Merci encore de vos gentillesses… à bientôt, et bel été.

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