En gare de Rotterdam, sur le quai, une gamine aux jambes immenses et toutes fines boit son café en dehors, agite sa touillette comme la fille mal gardée moud le grain. Son chignon tire ses traits fins, creuse ses yeux. L’expression reprend soudain son sens : petit rat comme rachitique.
À un moment, j’ai suivi un blog dont le principe était : les photos que je n’ai pas prises. Je n’ai pas pris les guidons de bicyclettes qui dépassaient des haies, comme les cornes d’élans dans la forêt. Je n’ai pas pris cette gamine blonde aux yeux de loups. Je n’ai pas pris, pas comme je le voulais, derrière la vitre un peu fumée, le profil incroyablement pur d’une asiatique que l’on aurait crue recueillie en pleine cérémonie du thé et qui buvait simplement un café avec une amie tout ce qu’il y a de plus néerlandaise. De drie Graefjes. Une suffisait.
C’est Audrey. Pas au bon siècle, pas dans le bon livre, que j’ai pris pour The Invention of tradition, mais c’est Audrey.
À vélo, à Paris, on dépasse peut-être les taxis mais à Amsterdam, à vélo, on fait des trucs bien plus rigolos : discuter comme si l’on était assis au café ; promener son chien qui rayonne moins que les roues ; promener son gamin ; promener une tripotée de gamins, collés sur des bancs en face à face à l’avant d’un curieux pousse-pousse minibus néerlandais ; sucer des sucettes ; fumer la pipe ; tapoter le dos de sa voisine ; écouter de la musique et son corollaire : chanter ; rêvasser les coudes sur le guidon ; téléphoner et mieux encore : textoter. Ils sont nés avec un vélo entre les cuisses. J’imagine, à la naissance : un garçon ? une fille ? C’est un vélo !
Amsterdam ne connaît pas le niveau à bulle. Les immeubles sont plantés le long des canaux comme les dents d’une vieille dame. Comme si du traditionnel voyage en Italie, on n’avait retenu que Pise. Les façades indiquent que cela dure depuis 16xx, 17xx ; ce n’est pas maintenant qu’on va tout remettre d’équerre.
Palpatine s’étonne que je me repère bien. Ce n’est pas compliqué : la ville est en WiFi, les canaux en guise d’ondes autour du point de la gare Centraal.
L’herbe – verte : une odeur âcre à certains coins de rue. Les vitrines – rouges : des pièces aux chaises et lavabo rosés, désertées à l’heure du dîner ; une fenêtre très en hauteur derrière laquelle une jeune femme en jeans ôte un blouson après avoir étendu une serviette de plage sur un lit invisible, regardant d’un air las la ville à ses pieds.
(Question idiote : les lanternes sont-elles plus prisées que les néons ?)
Sur les ponts, les chromes des bicyclettes se confondent avec les reflets du soleil dans les canaux – le versant poétique des diamants qui, selon Palpatine, achèvent de faire de la ville un paradis fiscal.
Il faudrait le faire : la rubrique nécrologique des parapluies désossés, qui gisent au coin des rues comme de grosses araignées amochées ; la collection de fifty shades of blond (hair) et, sur bandes, les cinq ou six sons de sonnettes que l’on entend en permanence dans son dos parce que le piéton est une invention touristique qui piétine les plate-bande des vélos, toujours en travers de leur (auto)route. Le Parisien est un dilettante : traverser à l’amsterdamois, voilà qui est du sport – peu pratiqué, il est vrai, vélo oblige : deux ou trois passages piétons recensés en quatre jours de quadrillage pédestre.
« Le premier qui trouve le soleil lève le pétale ! »
Le B, le b.a.-ba de la bouffe : Bagels & Beans, qui vous empaquette votre bagel à la cream cheese honey & walnut dans une boîte à burger bio ; Bed & Breakfast et leur muffins au goût new-yorkais, appel & cinammon. Boulgui-boulga de langues : les ingrédients se déchiffrent en néerlandais grâce à l’allemand, et les commandes se prennent en anglais – que tout le monde parle heureusement. On ne réagit pas au français sur les devantures ou dans les menus : c’est le prix qui fait un choc. Le français est chic, le français est cher : forcément, le Français est râleur.
Quand on achète des chaussures à Amsterdam, elles sont déjà imperméabilisées. Et après, c’est Londres qui traîne une mauvaise réputation météorologique.
Marcher seule, à son rythme, jusqu’à baigner dans cette attention flottante qui rend tout visible et vivant puis se retrouver, marcher plus vite, s’animer et discuter jusqu’à oblitérer la ville. Le plaisir de visiter seule et voyager à deux.
J’ai vu Isabelle Ciaravola, étoile de l’Opéra de Paris, danser dans la boutique de danse d’Amsterdam, juste derrière la caisse. Papillon, c’est le nom du magasin. J’y ai fait l’acquisition d’un joli justaucorps de pétasse violet.
Dans le a d’Amsterdam…
Visiter les sex shops avec Palpatine, c’est ne jamais trop savoir si l’on s’amuse sous prétexte d’informatique embarquée ou si l’on fait une étude de marché sous couvert de lubricité. Inégalités mises à nu : l’un, cheap et plastique, ne risque pas de convenir avec ses sex toys que je verrais bien accrochés au-dessus d’une pêche aux canards, n’était leur caractère sexuel ; l’autre, classe et dentelle, avec des loups qu’on achèterait bien si on avait la moindre idée de l’occasion à laquelle les porter, est tenu par un vendeur trilingue. Alors qu’il tâte le terrain dans un français parfait, je repasse mentalement toutes les âneries que j’ai pu dire dans les minutes précédentes. Mais il n’est que respect, conseils discrets et sourire chaleureux.
Every cloud has a silver lining. C’est faux : every cloud has a golden lining.
Aux abords de la gare, un mât, une mouette et. Le ciel vide.
La grisaille d’Amsterdam a quelque chose de réconfortant : elle n’est pas exigeante, on ne se sent pas obligé d’être heureux ou rayonnant, de profiter de son week-end. On peut le gâcher tranquillement, pas à pas, pavé à pavé, le laisser ruisseler jusqu’aux canaux et se contenter d’exister, quelque part sous un parapluie.