6 août
Ma vie a pris un tour qui s’extirpe si bien de l’ordinaire que mon anniversaire ne parvient pas à s’imposer comme le jour extra-ordinaire que j’aime envisager. Les œufs Bénédicte et les pancakes pour lesquels j’avais fait la réservation dans ce restaurant avec Mum, cela n’est précisé nulle part, ne sont pas servis en semaine. Grosse déception qui me coupe même l’envie de cacio et pepe dans une meule de fromage. Gestion de la contrariété niveau 5 ans, alors que je suis si bien entourée et que l’horizon est plus que dégagé pour cette 33e année. Il doit y avoir autre chose. Dans le train, où la tristesse fond sur moi à très grande vitesse, je me rappelle que mon grand-père est mort il y a deux ans jour pour jour. Si je suis honnête, ce n’est pas sa disparition qui m’attriste, mais qu’elle matérialise sans ambages le passage du temps et ma crainte d’en manquer.
Je suis presque soulagée d’être récupérée à la gare et intégrée pour le week-end à un groupe d’amis qui n’est pas le mien, où je ne connais presque personne, et dont l’anniversairée a 40 ans. Ces gens sont incroyables d’amour les uns pour les autres, et il y a ce truc un peu régressif d’être lové l’un contre l’autre dans la vision des autres qui nous font couple à leur tour – et me donnent envie de leur fausser compagnie pour leur donner raison. Il y a aussi les vapeurs de beuh qui me donnent des vertiges ; je me tiens aux murs pour aller me coucher après le barbecue de minuit (j’ai évidemment ruiné les bols de chips, tomates et fromage bien avant).
7 août
De grands sacs de viennoiseries à l’intérieur, du deal de Doliprane, une longue table (deux) à l’extérieur, des amis qui se connaissent depuis plus de vingt ans, des prénoms que j’oublie ou que je n’ai pas demandés, du bœuf, des saucisses, des merguez, des bières, des andouillettes, du poisson, des travers de porc, des poivrons, des aubergines grillées délicieuses aussi, du soleil, des nuages, une averse, l’odeur vaguement désagréable puis caractéristique – donc nostalgique- de l’humidité, de la pierre et des murs épais, des bougies dans une tarte à croisillons industrielle plus émouvante qu’un fait maison, on a failli oublier mais t’as quand même pas cru qu’on aurait, que ça dit, quatre bougies chassées au Carrefour Market du coin, 40 puis 33, c’est qui qu’a 33, la copine à Titi, puis les merguez reviennent dans le cycle éternel du barbecue, le taboulé, la chambre-alcôve.
13 août
Je crois qu’on sait qu’on est heureux quand on est heureux sur une aire d’autoroute. Quand on s’attarde à la table de pique-nique entre les camions, les éoliennes et le bruit des TGV qui lacèrent soudain la campagne derrière, derrière le générateur qu’on a d’abord soupçonné de dérailler. La golden hour sublime tout, même une pause Magnum sur l’autoroute.
14 août
Dernière nuit dans l’appartement où j’ai vécu 7 ans. Ça fait quelque chose. Je ne sais pas si je dois l’accepter et vivre la nostalgie qu’il y a à vivre, ou s’il vaut mieux ne pas s’appesantir, pour être partie avant qu’il faille partir.
La pièce dans laquelle on tourne en carré, salon-chambre-bureau,
l’étroitesse de la vie que j’avais laissé se rétrécir autour de moi,
ça, je ne regretterai pas.
15 août
Ironie de l’immobilier parisien : c’est en redevant étudiante que j’accède à un appartement d’adulte, après un début de vie active dans un studio. Je mesure ma chance, 31,5 mètres carrés, je n’étais pas à plaindre, je plaisantais seulement : Quand je serai grande, j’aurai une chambre, et je mimais un émerveillement enfantin outré sur le mot chambre.
Je ne sais pas si je dois utiliser le présent ou l’imparfait : traduction grammaticale de cette période de transition, où j’ai encore tous les trousseaux de clés, plus un nouveau.
Tous les cartons ont été déménagés, tout ça pour ça, tout est à refaire-défaire.
7/38, le score du jour se compte en cartons déballés.
Y a-t-il assez de lumière ? D’où puis-je voir le ciel, assise sur le canapé ?
Le salon est baigné de lumière, en réalité, moirée par le feuillage de l’immense saule pleureur d’à côté.
Ce si beau bruissement ne provoque-t-il pas un inconfort stroboscopique ?
J’ai peur seulement de regretter mon quatrième étage, les métamorphoses du ciel qui se reflètent sur les barres d’immeuble en face et en oblitèrent la laideur soixante-disarde, matins à la Hopper, l’Ouest couchant dans les vitres en face, puis les damiers aléatoires de petites fenêtres la nuit – la fenêtre qui devient miroir alors, et devant laquelle on peut danser.
16 août
Premier jour de télétravail commun chez lui, l’amour deux fois.
De retour chez moi, je n’ai pas l’impression de faire le ménage en récurant planches, poignées, joints, plinthes, vitres et carreaux : j’efface les traces. Un morceau d’ADN me trahit sur un carreau déjà lavé, malgré mon chignon. Il n’y a ni ménage ni crime parfait*. J’efface les traces de mon passage, de celle que je ne suis plus et ne voudrais plus être.
On vide la cave, remonte ce qui était caché : une souris morte intacte est recroquevillée sur une marche entre le deuxième et le troisième étage.
Symbolisme
superstition,
je refuse de jeter avant l’état des lieux de sortie le brin de muguet complètement desséché qui trône sur le bureau en partance pour les encombrants.
(* Mum ferait sans doute une serial killer redoutable tant la scène du crime serait détartrée.)
17 août
C’est la première fois que je déjeune avec cette collègue, et on s’aperçoit un peu plus tard que c’est notre dernier jour de travail ensemble.
Guyozas tofu-chou blanc-champignons noirs pour elle, guyozas œuf-ciboulette-crevette pour moi, c’est un très bon premier-dernier déjeuner.
Chez moi redevient un appartement de petites annonces, en bon état général, orienté Est, T1 lumineux, pièces bien pensées, cuisine séparée, grands placards dans l’entrée. Bientôt un plan quand l’expert énergétique aura remis ses cotations au propre. Catégorie E. La gestionnaire de l’agence est contente ; elle n’avait que des G cette semaine.
J’ai pensé à prendre en photo le carrelage de la salle de bain, le loup, la dame aux camélias et les autres figures que mon œil a tant de fois débusquées dans les marbrures bleues lors de ses errances anthropomorphiques pour se divertir des TOC.
18 août
Le déménagement me fait tout penser en terme d’espaces. Je me sens bien dans le studio de danse, et peut-être cette raison fera-t-elle à elle seule que j’y serai à ma place en tant que professeur, indépendamment de toute question de niveau. Pour l’instant, j’y suis cette élève qui sourit niaisement aux autres et trottine pour se placer pour le dernier exercice de chat quatre retiré qui fait office de révérence. Je suis arrivée au cours crevée et mon énergie est remontée au fil du cours (assez raisonnable pour transposer à pied plat certains exercices à la barre et ainsi préserver mon pied gauche, qui n’est plus douloureux mais reste fragile).
19 août
État des lieux de sortie. Exercice détestable, qui place dans un état de culpabilité a priori.
Avant de rentrer chez E., je fais un détour par le muret du jardin pour laisser aux larmes le temps de couler invisibles. J’ai besoin d’être seule ; je suis si bien entourée.
21 août
Sur la route à nouveau, j’aurais envie d’hurler, que tout s’arrête, faire une pause, passer un week-end seule à ne rien faire ni surtout penser à devoir faire.
Finalement la perspective de devoir faire s’estompe devant ce que l’on commence à faire.
22 août
Première nuit dans le nouvel appartement, d’un calme tel que la journée m’apaise, pourtant entièrement consacrée à bouger divers objets, des cartons aux placards, du salon à la chambre, du bac de l’évier à la zone de séchage et divers ustensiles de nettoyages sur diverses surface.
Mieux que la pause Magnum, la pause Ferrero Rocher glacé.
Plus que 3 cartons à déballer sur les 38 totaux.
Bientôt on saura identifier les diverses aires d’autoroutes : celle du poke ball, celle du yaourt au granola, du quinao-noisettes…(La boboïtude commence à arriver sur les autoroutes.)
(J’ai pensé pousser la blague jusqu’à dessiner des illustrations marron et blanches pour annoncer l’aire du poke ball, du yaourt au granola, etc., mais il faut parfois savoir renoncer pour pouvoir passer à autre chose.)
24 août
Passion se faire faire un certificat médical de non contre-indication à la danse avec une resucée de lumbago. Mon dos n’a pas aimé remonter la grande étagère.
26 août
Bénis soient les patchs de Voltarène.
Aux Tuileries, A. déballe trois pâtisseries pour deux (son fils de quatre mois nous a cédé sa part). C’est étrange que tout paraisse si normal, après 2 ans sans se voir et un bébé. Quatorze ans que l’on se connait, a-t-elle calculé.
27 août
Bénis soient les ostéo et leurs mains en or.
Blessure au pied qui a entraîné un déséquilibre, stress, non-ménagement… et beaucoup d’émotions aussi, non ? Le haut de mon colon me trahit apparemment. J’aime assez l’idée que les émotions seraient stockées quelque part de localisable dans le corps, comme de la lymphe – avec la promesse moins abstraite de pouvoir les évacuer peu à peu. Lorsque l’ostéo parle d’énergies, je lève les yeux au ciel intérieurement, mais à la fin de la séance, c’est de gratitude. Je suis bluffée comme par un tour de magie : debout, yeux fermés, ses mains bougent autour de moi et je sens mon axe bouger de gauche à droite et de droite à gauche, de plus en plus faiblement ; il me rééquilibre comme un niveau à bulle. Incrédule encore mais prête à croire déjà, je dis cette chose absurde, que je sens maintenant mon pied gauche plus enfoncé dans le sol que le droit. Yeux fermés, tour de passe-passe à nouveau, et alors je sens, je jure que je sens ma jambe gauche remonter à niveau, dépasser la droite, revenir, s’ajuster. Je serais… je suis… équilibrée ? Je ressors de là gaie et apaisée.
28 août
Je ne sais pas si énumérer tous les gâteaux, les cadeaux, les noms suffirait à dire la gratitude d’être là avec mes amis au parc de Choisy, mon parc de Choisy, pour un pique-nique-goûter d’anniversaire-départ. Je pouvais difficilement espérer plus belle cérémonie de clôture. Jusqu’à la pluie qui a brisé là, dans le vif et le vivant, la tentation des adieux.
29 août
Journée sans rien. C’est quelque chose quand ce n’était pas arrivé depuis un moment.
Rien : pyjama, corps nus, dessins. La friction des peaux fait disparaître les tensions qui cohabitaient en nous. Je ne sais pas vivre avec et, dans la fatigue, je ne suis même pas sûre de le vouloir. La mauvaise humeur me semble se réfracter entre nous comme la lumière entre deux miroirs face à face ; je ne puis plus que vouloir être seule pour que cesse toute stimulation émotionnelle. Un fondu au noir. Avant de me coucher, je fais d’ailleurs la chasse aux LED (je tolère à grande peine les rouges et les oranges ; les bleues, blanches et vertes sont mes ennemies jurées). Quand la fatigue me fait percevoir toute accroche sensorielle comme une agression, une journée sans rien est un véritable soulagement.
30 août
Gratitude pour les gens à gare du Nord qui m’ont permis de passer devant eux aux tourniquets, me voyant paniquée à l’idée de rater mon train (il s’en est fallu de peu). Je me maudis d’avoir pris tant de barda pour prendre le train.
Je rentre chez moi.
Chez moi a déménagé.
Je tente de m’apaiser au parc Barbieux. Il est assez long mais un peu étroit pour cela : bordé par deux routes très passantes, les endroits où l’on oublie le bruit de la circulation sont rares. Il n’empêche : pelouses-panorama, arbres immenses, cours d’eau avec mini-cascade, roseaux et nénuphars (!), explosion de couleurs fleurie… je comprends que la ville ait tracé ses frontières tout autour du parc, le dérobant à Croix : à nous, il est à nous, proclame le plan.
31 août
Repérage et chronométrage des trajets pour le conservatoire, la fac et les studios de danse. Derniers cartons de livres déballés-rangés. Nouvelle carte de médiathèque et premier butin BD pour célébrer. Je m’enivre de briques, de fenêtres, de soleil, Camille Claudel en street art. La journée pétille de possibles.
(Les entrées n’ont pas été rédigées au jour indiqué. Il me faut manifestement quelques jours pour que décante le jour et ne pas me retrouver avec des anecdotes curieusement détaillées pour des omissions bien plus essentielles. Si je persiste dans l’exercice du journal, il me faudra trouver mon rythme de croisière, quelque part entre les notes d’Alice, le diario de Gilda, le journal de Guillaume Vissac publié au jour le jour avec un mois de décalage, et le carnet mensuel de Thierry Crouzet – tous diaristes que j’aime à suivre et que je vous invite à lire.)
C’est magnifique, peut-être parce que j’ai un peu le même âge et pas la force de faire comme toi, peut-être parce que ce que je lis de toi, ailleurs, n’a pas tout à la fois cette poésie et cette vérité, – alors, continue, ou au moins sais que si tu continues tu seras lue avec gratitude.
Merci, vraiment. Cela me donne envie de reprendre. <3
J’espère que tu réitéreras l’exercice du journal en trouvant un rythme et le format qui te convient. C’est très beau à lire.
Je te souhaite une douce et joyeuse installation et exploration des possibles dans cette nouvelle étape de ta vie qui commence.
En parlant de chambre, il faut que je te passe Histoire de chambres de Michelle Perrot. Il y a des passages qui te plairaient sans doute.
Merci pour tes souhaits. 🙂 Je n’ai pas encore trouvé le rythme et le format, mais ce n’est pas pour ça qu’il faut baisser les bras.
Histoire de chambres est dans ma bibliothèque, ce serait peut-être l’occasion de l’en sortir pour enfin le lire !
« Chez moi a déménagé »
Bon, on écrit toujours aussi bien, par ici. Le papier d’emballage est maintenant roubaisien, on dirait. Mais pour le reste…. Fantaisie, air du temps, souvenirs carrelés de la dame aux camélias…. Tout a été emporté dans les 38 cartons. Et les mots foutraques itou (une anniversairée, tu captes, Anselme ? Bien sûr, coco, aussi clairement que ce pas chat quatre retiré, tu reveux du Doliprane ?).
Épi surtout, ça parle comme avant de bouffe à tous les étages. Le sucre console de la réalité semble t-il, presque aussi sûrement que les mots.
Il y a juste un hic, à cette écriture calendaire. Y as tu pensé, sérieusement ?
Pour tes silences des 23 et 25 août, j’espère que tu as une bonne excuse à fournir à tes lecteurs, hein !
Et le sourire taquin-serein à la lecture de ce commentaire, tu le captes, Anselme ?