Bête à corne

Mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, au théâtre de la Ville

Rhinocéros. Cette pièce de Ionesco, je ne l’avais jamais vue, ni lue, ni étudiée. Dans ma culture littéraire, elle se résumait à une pièce de l’absurde dénonçant la montée du totalitarisme. Evidemment, ce n’est pas ça. Pas seulement. Pas vraiment. On pourrait mettre à peu près n’importe quelle idéologie à la place de ce que les Italiens ont vu comme du fascisme ou les Français comme du nazisme : des idéologies progressistes, bien-pensantes, phénomènes de mode, végétarisme ou que sais-je encore. Ce qui est au cœur de la pièce et qui est proprement fascinant, ce sont les glissements qui s’opèrent au sein du groupe – comment, l’un après l’autre, pour des raisons qui peuvent être diamétralement opposées, des individus se convertissent à la doctrine qui les effrayait et qu’ils repoussaient.

Comment devient-on rhinocéros ? Il y a l’homme que sa nature, un peu brute, y prédisposait ; le mouton qui prend facilement peur et préfère suivre le mouvement (cela vaut un peu pour tout le monde : les employés de bureau, assez différents les uns des autres dans la première scène, forment à la seconde, habillés en écoliers, un parfait troupeau1) ; le bon voisin qui surprend tout le monde en faisant volte-face et qui rassure quelque peu (c’était un homme bien, après tout) ; le logicien qui se persuade à coups de sophismes ; l’esthète fasciné par Thanatos ou encore le chêne qui résiste mais n’est pas roseau. Et puis il y a Bérenger, celui qui doute. Il ne résiste pas de toutes ses forces : il doute. Le rhinocéros a un côté séduisant, c’est sa force. Il n’est pas à proprement parler contre nature – les rhinocéros sont une espèce à part entière –, ce n’est juste pas la nature de l’homme. À moins qu’avec son incroyable vitalité, le rhinocéros ne soit l’avenir de l’homme, un homme nouveau, plus fort. Autrement plus fort qu’un vieil alcoolique, dont on a tôt fait de mettre en doute la parole.

Bérenger est bientôt le dernier homme : s’il était dans le tort ? si, à prendre les autres pour des fous, c’était lui qui basculait dans la folie ? Impossible de savoir sinon par instinct… par intuition, se reprend-t-il immédiatement, craignant l’animal qui affleure. Une fois passé de l’autre côté, une fois l’homme devenu rhinocéros, il n’y a plus de communication possible, le dialogue est coupé : on est rhinocéros ou on doit le devenir. Face à l’animal mutique, il n’est plus possible de faire entendre son point de vue ni même de comprendre ce qui a motivé l’autre à devenir rhinocéros. Car le rhinocéros a la peau dure, il résiste à toute approche. Et à tout discours : le rhinocéros, quoique lourd de sous-entendus, est trop présent pour n’être qu’un symbole. La mise en scène prend ainsi le parti de montrer les animaux, tels quels, de montrer leur tête de rhinocéros, qui se balancent comme des algues dans un aquarium, lançant leurs cris de sirène. Ils sont trop présents pour n’être que symboles, trop présents pour n’être pas menaçants. Ils ne chargent pas, pas encore – c’est en tous cas ce à quoi l’on se raccroche – mais comment ne pas se sentir encerclé lorsqu’on est entouré par un si grand nombre ?

La menace latente fait apparaître le problème, qui réside moins dans l’existence des rhinocéros eux-mêmes que leur impossible coexistence avec les hommes :

« Les idéologies devenues idolâtries, les systèmes automatiques de pensée s’élèvent, comme un écran entre l’esprit et la réalité, faussent l’entendement, aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l’homme et l’homme qu’elles déshumanisent, et rendent impossible l’amitié malgré tout des hommes entre eux ; elles empêchent ce qu’on appelle la coexistence, car un rhinocéros ne peut s’accorder avec celui qui ne l’est pas, un sectaire avec celui qui n’est pas de sa secte2. »

(À l’inverse de la secte, il y a Wikipédia, qui donne le fin mot de l’histoire sur la controverse qui anime une grande partie de la pièce : unicornu ou bicornu, le rhinocéros ? Les deux, mon général.)

Mit Palpatine

 

1 « Mais dès que la vérité pour laquelle ils ont donné leur vie devient vérité officielle, il n’y a plus de héros, il n’y a plus que des fonctionnaires doués de la prudence et de la lâcheté qui conviennent à l’emploi ; c’est tout le thème de Rhinocéros » Ionesco, préface de janvier 1960.
2 Ionesco, préface de 1964.

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