Casser des théières

Je voulais voir Les Éternels pour la scène où l’héroïne casse une théière sur le crâne d’un homme irrespectueux, dans le calme le plus complet – à quoi tient le choix d’une séance ciné…

Il faut attendre la fin du film pour retrouver la scène de la bande-annonce, et le côté badass n’est plus si jouissif qu’on aurait cru, alors même que la force de caractère de l’héroïne n’est plus à démontrer. Elle n’est simplement pas celle que l’on croyait. Badass, mais dans le genre brisée puis recollée à la force du poignet. Une self-remade woman.

Qiao est la compagne de Bin, figure respectée de la pègre locale. Tellement locale que Qiao rejette le mot lorsque Bin lui confie un revolver récupéré un peu par hasard, et lui dit qu’ainsi elle en est. Des années plus tard, elle en sera plus que jamais, plus que Bin, qui s’est moins efforcé de se racheter une conduite qu’il n’a renié son passé. Entre les deux, Qiao a fait de la prison – pas à la place de Bin, mais pour lui. Pour lui sauver la vie. Elle a sorti l’arme et a mis en joue les hommes qui lynchaient Bin en pleine rue. Cinq ans de prison pour elle ; une seule pour lui. Ce goujat n’est même pas là à sa sortie de prison ; il n’a ni la décence de la remercier, ni le courage de lui dire qu’il a refait sa vie. Ghostage level infini. Les Éternels est une fresque en trois parties de cette goujaterie.

  • Année 0 au tout début des années 2000, qui ressemblent en Chine à nos années 1990 à nous : Qiao porte des hauts en nylon transparent et Bin magouille dans une atmosphère de discothèque de pacotille. Ils sont ensemble.
  • Bagarre et peine de prison nous propulsent 5 ans plus tard, en 2006. Qiao tente de retrouver la trace de Bin qui s’est débiné, et traverse les Trois Gorges, sur le point d’être englouties par les eaux du barrage en construction.
  • Ellipse d’une décennie : 2017, Bin en piteuse forme se fait recueillir par Qiao qui n’a pas bougé de sa baraque-boutique miteuse malgré les nouveaux lotissements construits pas bien loin, et tient seule la maison de la pègre. Le retour de l’enfant prodigieusement goujat est doux comme un homme qui se rend à l’évidence d’un amour perdu, amer comme un schéma misogyne : à la femme bafouée revient le rôle de l’infirmière, qui serait le beau rôle s’il n’était si épuisant, si l’amour qui s’y manifeste par-delà toute romance n’était accueilli d’ingratitude. Car Bin, qui a fait appel à Qiao en sachant qu’elle serait la seule à ne pas se moquer de lui, n’a même pas le courage de sa dépendance. Sa lâcheté, s’entachant d’une bien tardive noblesse, va jusqu’à ne pas assumer d’être un fardeau : partant enfin, il la quitte à nouveau.

L’arrière-plan des transformations de la Chine n’a pas uniquement valeur de document ; le passage des années, ainsi scandé dans son élan vers la modernisation, souligne par contraste l’enlisement des protagonistes dans leur relation. Contrairement à la Chine en plein essor, rien ne change entre Bin, l’éternel goujat, et Qiao, l’éternelle compagne. Mais quand rien ne change, en vingt ans, tout est changé : le lien en entrave ; l’amour en dépendance ; et la vie, que Qiao a endurée sans jamais la refaire, en destin. Prise dans cette ambiguïté devenue constitutive, Qiao est vouée à rester une femme forte – de son amour, de sa persévérance, de l’endurance qu’elle a développée à surmonter, plus qu’une faiblesse, ce constant affaiblissement de demeurer une épouse jamais épousée.

C’est beau, comme toute vie transformée en destin, et c’est commode, le destin, pour sublimer esthétiquement un gâchis existentiel, mais ça donne envie de casser des théières.

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