Bulles de BD : La vie gourmande

J’ai failli ne pas lire La vie gourmande d’Aurélia Aurita : j’ai cru l’avoir déjà lue et en fait non, je confondais avec Comme un chef. Aurélia Aurita emploie le même principe de monde en noir et blanc, d’où les saveurs surgissent en couleurs — cette fois-ci non plus au service d’une biographie, mais d’un nouveau volet de sa production autobiographique.

Le récit, un peu déstructuré, commence au moment où elle répond à une commande du chef de Comme un chef (d’où l’air de déjà vu) et finit par évoquer son cancer, en passant par tout un tas d’épisodes culinaires et amoureux qui l’ont complètement enseveli dans ma mémoire. Si je n’avais pas pris en photo une planche ironique sur l’atelier « bien-être » dédié à des femmes cancéreuses sponsorisé par des grandes marques de cosmétique, j’aurais carrément zappé l’épisode. J’ai surtout été marquée par ce que je connaissais déjà d’Aurélia Aurita et qui me plaît dans ses bande-dessinées : la gourmandise avec laquelle elle parle de sexe, et l’enthousiasme avec lequel elle parle de bouffe.

— Qu'est-ce qu'on mange de bon ?— Oh, un truc simple ! Des spaghettis…
— Je vois ça ! La sauce, c'est fait avec quoi ?
— Avec amour.
Case suivante : « Ce soir, l’amour a un goût de bisque de homard. »
Un maki à l'oursin "Visuellement, c'était pas terrible. Ça me faisait penser àd es petites langues coupées…""Mais au goût…" L'autrice s'est représentée sur une barque, cheveux hérissés devant la vague d'Hokusai… vague orange, de la couleur du maki à l'oursin.
Je crois me souvenir de ce souvenir déjà narré dans ses chroniques japonaises…

…

Bonus pour le récit de sa rencontre et de son amitié avec Mona Chollet, mais noooon ?! entre petit pincement de jalousie, incrédulité de voir mes mondes entrer en collision et joie du cross-over :

…

C’est amusant, on ne sait jamais quel détail d’une lecture viendra se rappeler à nous dans un contexte qui n’a rien à voir. Il y a peu, alors que le boyfriend se réjouissait que je n’ai pas senti l’ail dans le plat qu’il contribuait néanmoins à équilibrer, j’ai repensé à ce passage de La Vie gourmande dont je n’avais pas même cherché à garder une trace, où Aurélia et une amie dégustent dans un étoilé un plat où le chef a inséré une pointe infinitésimale d’une substance qui, en plus grande quantité, agirait comme poison. Sur le moment, j’ai trouvé ça complètement con. J’y ai repensé aujourd’hui encore en testant une recette de risotto de coquillettes et petits pois au fromage ail et fines herbes, qui m’attirait inexplicablement dans ce bouquin alors que je n’aime toujours pas l’ail. Il faut croire qu’un goût peu aimable excite les papilles et qu’on en a parfois autant besoin que le réconfort procuré par, par exemple, le chocolat aux amandes que je boulote en rédigeant ce paragraphe. En écho me revient l’anecdote d’un programmateur musical ou d’un critique, je ne sais plus, qui se demandait si, vraiment, la vieille bourgeoise qui s’indignait d’un morceau contemporain n’en avait pas davantage profité que le Mozart sur lequel elle avait roupillé…

Bulles de BD : L’été du vertige

C’était le grand silence dans ma tête.
Et là j’ai compris : c’est pas que j’arrivais plus à réflechir
c’est qu’il y avait une idée qui tournait en boucle, et que je voulais pas écouter.
Cette idée, c’était : m’enfuir.
Tout laisser, tout ce poids.
Toutes ces choses auxquelles je ne pouvais rien.
Les laisser là derrière et faire mes propres choix, mes propres pas.

Peu d’attrait pour le trait, mais les couleurs le débordent, et chaudes se mettent à jurer sur les froides, flamboient de leur propre chef, comme si tout était illuminé par un feu secret, intérieur ou hors-champ qui menace d’embraser le reste. J’ai trouvé ça particulièrement réussi dans cette séquence où les draps mis à sécher deviennent des flammes (attention spoiler) :

Le feu est loin de n’être qu’une métaphore passionnelle dans ce récit porté par l’envie de tout cramer. L’ambivalence du feu qui purifie et détruit se retrouve dans la relation entre les deux personnages : fascination libératrice ? influence malsaine ? Impossible de dire si l’héroïne se trouve ou se perd. Sans doute les deux en même temps, d’où un coming of age dérangeant qui sonne un peu comme un manifeste pour la maison d’édition qui le publie (aux côtés de Tout brûler et Un monde plus sale que moi pour ceux que j’ai lu) : La Ville qui brûle, pyromane quand This is fine au milieu des flammes.

le vertige c’est
à la fois une peur
et une attraction
comme un appétit
de soi-même
l’envie de découvrir
ce dont
on est capable
perdre pied
pendant un instant
se rendre compte
de l’immensité
de l’immensité du vide
et vouloir y plonger

Journal de lecture : Deux vies

Deux vies, d’Emanuele Trevi : ma première lecture de 2024… et un article resté en brouillon depuis près d’un an. J’avais croisé Emanuele Trevi dans La Librairie sur la colline d’Alba Donati ; le retrouver par hasard sur une étagère de la médiathèque dans la même collection que l’excellent L’Allégement des vernis m’a semblé un signe. Je l’ai emprunté.

Les deux vies en question sont celles de deux amis de l’auteur… que je n’aimerais pas avoir pour ami. Il a l’amitié âpre. Difficile de déceler de la chaleur dans les portraits qu’il dresse devant lui, devant eux, comme un étrange miroir, témoin scrupuleux plus que complice. Je ne peux pas vraiment dire que j’ai aimé l’ouvrage qui en résulte, l’affection ne relève pas du vocabulaire adéquat, mais l’écriture m’a retenue ; il y a de ces dissections de la psyché et de ses mystifications tortueuses…

…

Quand à être heureux, c’est
terriblement difficile, exténuant.
Cela équivaut à porter en équilibre
sur sa tête une précieuse pagode
de verre soufflé, ornée de clochettes
et de fragiles flammèches,
et à continuer d’accomplit heure après heure les mille
mouvements obscurs et pesants de la journée
sans qu’un seul lumignon s’éteigne,
qu’une seule clochette émette une note fêlée.

Lettre de Cristina Campo (citée en exergue)

C’est comme une antithèse à l’expression de Simone de Beauvoir ; on pourrait n’être pas « doué pour le bonheur ».

…

Please meet Rocco :

Drue et compacte, la masse inamovible de ses cheveux paraissait modelée et peinte sur sa tête, comme celle des marionnettes.

Toute fantaisie, jusqu’aux innocents losanges d’un pull-over, lui causait de l’embarras, m’a-t-il confié un jour.

L’efficacité de la description. Le mec te taille un costard-jacquard en deux deux. Et ne lésine pas sur la névrose :

Il avait une soif désespérée, dirais-je, du sens exact des mots, purifiés de toute leur ambiguïté […]. […] Rocco s’efforçait obstinément de simplifier, de nettoyer. Si l’anatomie humaine l’y avait autorisé, il aurait volontiers astiqué ses os et ses serfs à l’aide d’une brosse en fer.

Évoquer le vie de Rocco signifie nécessairement évoquer son infélicité et admettre qu’il appartenait à la troupe prédestinée des individus nés sous l’influence de Saturne.

Néanmoins, cette constellation de faits positifs, ou du moins normaux, se disposait autour d’une espèce de trou noir, capable d’absorber en son centre toute son énergie vitale, la transformant en un mal d’exister lourd, inerte, désespéré, qui l’amenait à voir dans l’avenir la répétition irrémédiable d’un présent insupportable. Il était assailli par des nuées de pensées, pareilles aux sauterelles de la malédiction biblique, dont il ne réussissait en aucune façon à se libérer.

…

À côté de ce Rocco torturé, il y a Pia… et quelques préjugés sexistes qui transparaissent. Pour notre auteur hétérosexuel, Pia est une « créature enchanteresse », forcément appréhendée par sa beauté ou son absence.

Pia, cette charmante ‘demoiselle anglaise’, si séduisante qu’elle n’a jamais semblé regretter la beauté qui lui faisait défaut […]

Elle était plutôt un être intense, dotée d’une âme réceptive et sensible, encline à l’illusion, se vexant facilement.

Difficile de ne pas soupçonner une pointe de rancœur inconsciente de n’avoir pas été considéré comme amant, même si rationnellement, évidemment, c’est beaucoup mieux comme ça, il n’est pas de la même étoffe que la « vermine » de Pia — terme apparemment utilisé par la principale intéressée pour ironiser sur ses choix amoureux peu judicieux.

Heureusement il y a de la malice dans le portrait de la « demoiselle anglaise »,

une sorte de Mary Poppins à l’envers, en rien pédagogique, dotée de dangereuses réserves d’incohérence et de susceptibilité étrangement associées à une douceur de caractère que son attitude ironique et malicieuse trahissait parfois de manière émouvante.

Cela sautait aux yeux, Pia était une créature bizarre, absolument non conformiste, un véritable trésor dans le désert social et la prison des convenances intellectuelles. Ainsi, tout en étant occupée par d’austères travaux de traductions de vieux textes religieux, tels que la Vie de l’archiprêtre Avvakum par lui-même, elle aimait écrire des scènes de sexe d’une façon très désinvolte, c’est-à-dire sans rien estomper quand ses personnages en venaient au fait. Comme toutes les personnes intelligentes qui s’efforcent de dénicher un équivalent crédible au sexe, elle optait parfois pour des moyens qui relevaient davantage de la pornographie que de l’égotisme hypocrite et bon marché qu’on trouve dans tant de romans pour dames, lesquels sont le seul lieu au monde où les bites se transformant en « membres » et autres agréments de ce genre . […] l’érotisme n’est autre qu’une censure adoucie par les lieux communs du racolage.

(Les scènes de sexe sont vraiment des passages casse-gueule dans les romans. Il faudrait une anthologie du pire et du meilleur.)

…

Quelques considérations sur la disparité des souvenirs et des traits humains, qui rend l’exercice du portrait si intéressant et difficile :

De manière inexplicables on associe à la photographie l’idée d’immortaliser, mais c’est une façon de parler erronée : plus que tout, la photographie, inexorablement liée à l’instant et au présent, nous rappelle notre nature transitoire et futile.

Plus on s’approche d’un individu, plus il ressemble à un tableau impressionniste, ou à un mur écorché par le temps et les intempéries […]. Si l’on s’éloigne, en revanche, ce même individu se met à ressembler excessivement aux autres. La seule chose qui importe, dans ce genre de portraits écrits, est de chercher la bonne distance, qui est la marque de l’unicité.

// La bonne distance pascalienne. // On n’y voit rien arassé. // Le monstrueux qui naît de trop de perfections rassemblées en un seul visage chez Théophile Gauthier, les traits qui s’entrechoquent, symptôme de la jettatura.

Par quel mystère enfermons-nous tant de traits aussi inharmonieux et contrastés, à l’image de vieux tiroirs où les objets s’entrassent en vrac sans le moindre critère ?

Un souvenir isolé peut être parfaitement gai et insouciant, comme une marguerite qui s’ouvre entre deux gelées.

…

Back to Rocco

[…] l’écriture stimulait chez lui deux de ses talents les plus dangereux et les plus destructeurs : l’art de se tourmenter pour des motifs futiles et celui d’être déçu par son prochain.

Plus tard seulement, alors qu’il n’était plus de ce monde, nous avons été nombreux à nous rendre compte que ces polémiques, ces entêtements […] étaient un moyen d’occuper le centre de l’attention et de réclamer cette affection dont il se croyait toujours créditeur. Il lui était impossible de percevoir une affection silencieuse et privée de manifestations tangibles. Et si le prix de ce qui lui était indispensable consistait à culpabiliser les autres alors qu’ils se sentent coupables !

Nous croyons être malheureux pour une raison ou pour une autre, sans nous rendre compte que c’est justement l’infélicité qui produit en permanence son théâtre de causes, lesquelles ne sont en réalité que des masques qu’elle adopte, et nous passons une bonne partie de notre vie — pas toute, espérons-le ! — aux prises avec des problèmes apparents : sentimentaux, créatifs, économiques…

…

Les deux vies ont pris fin quand l’auteur s’attaque à leur portrait, deux morts qui ont leur propre violence, Roco décédé dans un accident de moto, Pia à la suite d’une maladie neurodégénérative. Peut-être que ce livre est un hommage en même temps qu’un pillage. Peut-être que leur rendre justice, c’était de ne pas les épargner.

[…] lorsqu’elle parle d’une maladie, la littérature se contentera de la transformer en une maladie sans nom, la seule qu’on puisse proportionner dignement à cet unique entrelacement de destin et de caractère, de contingence et de nécessité, qui donne vie à un personnage.

Rocco avait trouvé une façon de se tenir à l’écart des gros problèmes ; l’infélicité et la joie de vivre avaient repris leur rythme acceptable de systoles et diastoles.

[Nous dépensons de l’énergie] pour repousser d’obscures menaces, pour chercher un équilibre instable entre des forces contraires, pour fuir le destin que nos parents ont souhaité pour nous. Nous ne nous en rendons même pas compte, pourtant, lorsque nous nous sentons fatigués, nous ne devrions pas songer uniquement à ce que nous avons fait, mais au travail obscur de soustraction et de renoncement que nous coûte notre propre consistance en état de veille ou de sommeil.

[…] la volonté de s’installer à la campagne, lorsqu’elle n’est pas dictée par une nécessité pratique incontournable, m’est toujours apparue comme une automutilation délétère. J’ai beau passer la plupart de mon temps enfermé chez moi, j’ai besoin de savoir que la ville est là, dehors, avec son enchevêtrement infini de possibilités et de désirs, de mauvaises odeurs et de beautés involontaires, et j’ai tendance à attribuer aux autres mes propres besoins.

Si elle n’était plus en mesure de prendre soin de son jardin, c’était le jardin maintenant qui prenait soin d’elle. Exactement ainsi : il l’attendait, non comme les morts, dit-on, attendent les vivants, plutôt comme un véhicule apprêté devant la porte […].

Pia Pera est entre autres l’autrice de Ce que je n’ai pas encore dit à mon jardin.

…

Les deux vies du titre apparaissent p. 106 et ne désignent pas celles de Rocco et Pia :

Parce que nous vivons deux vies, toutes deux destinées à s’achever : la première, la vue physique, est faite de sang et de souffle ; la seconde se déroule dans la tête de ceux qui nous ont aimés.  […] pendant que j’écris et tant que je continuerai à écrire ces lignes, Pia est ici, sa présence est aussi encombrante que la table à laquelle je suis assis, ou que la lampe.

encombrante… le choix de cet adjectif est assez emblématique de cet étrange rapport de l’auteur à ses amis.

[…] l’écriture est un moyen singulièrement approprié pour évoquer les morts et je conseille à tous ceux qui ont la nostalgie d’un être cher de s’y exercer : ne pas penser à lui, mais composer un écrit à son sujet ; on le constate vite, le défunt est attiré par l’écriture, il trouve toujours un [je n’ai pas photographié la page suivante, où se terminait cette phrase — le défunt trouve toujours un moyen de se manifester à nous, j’imagine, nous rappeler de lui des choses que l’on croyait avoir oubliées]

Journal de lecture : Sortir au jour

Lu en juillet 2024

Cela peut sembler à la fois présomptueux et naïf, mais je mentirais en le formulant autrement : je voulais écrire un texte réconfortant sur la mort.

Cela dit bien ce qu’est Sortir au jour : un texte réconfortant sur la mort, sur tous les liens qui se tissent en dépit d’elle, s’intensifient parfois même à son approche. Du moins pour la partie d’Amandine Dhée, qui raconte autre chose que la maladie d’une amie, l’annonce du cancer de son père, d’une chanteuse qui symbolise son enfance, de son chat, du Covid — la mort proche comme lointaine, vague spectre ou douleur intense, quelque part entre le sacré et le médical, dont on se demande s’il faut ou non en parler aux enfants, qui éclaire en creux tout ce qu’il y a de famille, de vivant et de liens.

On parle de liens du sang, mais les familles sont d’abord faites de beurre et de sucre, n’en déplaise aux scientifiques et aux diététiciens.

Je ne suis plus une petite fille, je suis une femme adulte, elle-même mère de deux enfants. Cette mort me le rappelle. J’avance d’une case sur l’échiquier familial ou je recule, difficile à dire.

Ce sont les femmes qui conservent les photos, m’a dit ma tante. […] C’est vrai, c’est moi qui fais les albums photos dans la famille. Et ma mère conservait comme un trésor sa boîte à chaussures remplie à ras bord de photos. Et c’est peut-être plus juste, ces clichés pêle-mêle, plus fidèle à nos mémoires et nos souvenirs qui se télescopent.

Les mains qui se cherchent pour braver la mort, ça, ça ne changera jamais. On n’est rien, à part du lien.

En regard, la parole est donnée à Gabriele, qui regarde sinon la mort du moins les morts en face. Elle est thanatopractrice et son métier l’oblige à apprivoiser différemment la mort, seulement armée d’une trousse de maquillage. On plonge dans le monde des soins, des paroles qu’elle adresse à ses patients, toujours Madame et Monsieur, ne jamais les réduire en papis et mamies — tendresse et déférence —, de la difficulté à s’occuper d’un corps jeune, trop jeune pour être entre ses mains, ou encore des manières parfois étranges dont elle est traitée par les familles endeuillées.

Je réalise soudain que lorsque Gabriele m’a parlé de son arrière-grand-mère, mon imaginaire l’a replacée dans la cuisine de cette grand-tante.

Je crois aussi que Gabriele et moi faisons un peu le même métier : raconter une histoire.
Gabriele dénoue les traits des visages défunts, ferme les yeux, fait se joindre des mains. Elle met en scène une fin paisible, elle oppose un récit au chaos.

Une trajectoire exemplaire

Une trajectoire exemplaire de Nagui Zinet commence comme ça, catchy :

Les amours ratent, mais de peu, c’est ainsi que commencent les suivantes.

Tout le prologue est écrit à la deuxième personne du pluriel, histoire de se mettre simultanément à la place et à distance du grossier personnage qui dégueule sa focalisation interne :

Sur le trottoir d’en face, une femme attend, son téléphone à la main. Elle est brune, belle, et quelqu’un la possède, cela se lit facilement.

C’est dégueu, mais drôle aussi un peu, d’un humour noir qui ne me déplaît pas. C’est là en tous cas que je décide de lire la suite :

La conversation au comptoir semble ne pas s’arrêter, vous les égorgeriez bien, mais vous n’êtes pas un homme très tactile.

Le politesse du désespoir ou de la chouine, à vous de voir :

[…] vous êtes toujours ce gosse tirant vanité de son exclusion sociale à haute voix et chialant dans sa piaule.

…

Le prologue embraye sur un récit à la troisième personne, featuring le juge d’instruction qui se trouve en possession du journal de N., rédigé à la deuxième personne du singulier. Nous voilà mis en garde et rassurés : nous allons lire le journal d’un prévenu, l’errance de ce pauvre type va quelque part, l’auteur décline toute responsabilité en cas de propos misogyne ou raciste ou dégueulasse.

…

On est tenté de croire au début que l’emboîtement des récits n’est qu’un prétexte, pour passer tout un tas de faux-semblants sociaux au vitriol.

Elle prépare du thé. Tu n’aimes pas le thé. Elle sort des biscottes. Tu n’aimes pas les biscottes. Elle sort du jus de pamplemousse. Tu ne savais même pas que ça existait.
— Ça te va ?
— Parfait.

Lui, il est plutôt bibine et alcool fort, qu’il picole dans bar nommé L’Étrange. Quand t’es alcoolique et bourré, ça a un petit relent camusien.

Elle t’a donné le code de sa carte bancaire. […] Tu n’as jamais été aussi à l’aise financièrement. Et tu l’aimes de plus en plus. Tu essaies de te convaincre que ce n’est pas lié.

Tu profites d’un silence trop pesant pour aller fumer une cigarette dans le jardin et contempler cette pelouse sur laquelle tu n’as jamais pu jouer. Ta mère estimait qu’un enfant qui joue dans l’herbe est un enfant qui abîme l’herbe. Ce qui n’est pas dénué de bon sens. Puis tu vois une petite boule noire tout au fond, près de la cabane […] un chien. Tu t’approches et l’examines, il n’est pas bien vieux, et il s’amuse comme un fou à creuser un trou. Le veinard ! penses-tu. À ce moment précis, tu sais que tu n’aurais jamais dû venir.

Désormais, tes mensonges seront les mêmes pour tous. C’est ta nouvelle règle. Ta passion pour les vies parallèles s’en trouve contrariée.

La libraire porte une jupe et a des yeux verts. Tout cela lui va à merveille.

À la gare, tu regardes le tableau des TER puis celui des TGV.
Souvent, tu as soif d’aventures. Là, tu hésites entre Douai, Arras et Rouen. Un type se met à jouer du piano. Il ne joue pas si mal que ça, mais pourquoi joue-t-il ? Comme toujours, des gens le regardent comme s’il était Glenn Gould.

(À chaque référence lilloise, je suis surprise ; mais, c’est chez moi !)

…

Je ne prends plus aucun passage en note ensuite. N. devient de plus en plus méprisant parce que méprisable. L’inverse aussi, méprisable parce que méprisant. L’humour noir ne fait plus rire mais grincer, puis dégoûte et lasse. Le lecteur alors est mûr pour l’escalade, l’accident puis le meurtre délibéré. Le juge d’instruction nous récupère. Journal refermé, la trajectoire exemplaire est décapée de son ironie littéraire, devient très littéralement un exemple parmi tant d’autres de violence.

Alors tu es gênée d’avoir parfois ri goguenard avec ce pauvre type. Soulagée aussi que ça soit fini. En Googlant le roman pour trouver l’image de la couverture, tu tombes sur la photo de l’auteur, t’aurais préféré ne pas, parce que de nouveau, t’as l’impression que le cadre narratif n’était qu’un prétexte (à dégeuler sans se faire emmerder, en se faisant peut-être même encenser), t’as l’impression de t’être fait mettre en boîte.