Journal de lecture : Et puis ça fait bête d’être triste en maillot de bain

Poursuite de ma rencontre avec Amandine Dhée. Cet opuscule me raconte des bribes de son enfance, en maillot de bain mais pas que. Avec sa mère alcoolique qui lui a transmis le goût des livres et la méfiance des institutions. Son père taiseux. Le chat obèse. Son humour bien à elle. Ça permet de ne pas s’attarder, sans éluder. Pas d’enfantillage : si elle écrit à hauteur d’enfant, c’est une enfant qui n’est pas dupe. Elle te la prend par le bras et elle te l’entraîne dare-dare, son enfant intérieur. Puis ça continue, ce n’est pas un récit d’enfance en fait, je cherche ce qui relie les épisodes évoqués, la quatrième de couv’ propose parcours d’émancipation — pas con pour dire la puissance de ce qui retient et celle qu’on développe, qui fait d’Amandine Dhée une auteure, même si au début ce statut lui donne la « sensation d’enfiler un manteau de fourrure comme pour jouer ». Peut-être encore même maintenant ? « peut-être sommes-nous juste des humains tristes qui se tricotent des histoires pour avoir chaud. »

…

Je préfère ne pas lui offrir le bouquet moi-même toujours pour nous économiser question sentiment, j’imagine mal cette scène-là, Tiens papa voici un bouquet, Oh merci ma chérie et en plus tu as mis un petit mot comme c’est touchant, moi aussi je t’aime biens là que je te serre dans mes bras.
Je sais parfaitement la différence entre les films de la télé et la vraie vie, cette scène est impossible à jouer pour mon père et moi, il nous faudrait des doublures comme pour les cascades.

Mais si, finalement j’ai grandi. Assez grandi pour savoir que mon père n’est que mon père et que j’aime un père silencieux.
[…] Alors j’organise mes petites funérailles. Une minuscule procession intérieure avec des fleurs et de l’encens. J’enterre doucement le père qui me parlerait. À mes côtés la petite moi, que je tiens par la main.

…

Cette fois-ci l’achevé d’imprimé-colophon est un rond. Je moui avant de me rendre compte que le motif à pois de la couverture s’évase sur le bas : c’est un maillot. Et puis ça fait bête d’être triste en maillot de bain à pois.

Journal de lecture : À mains nues

Prendre des gants aurait transformé la chose en examen gynécologique, alors Amandine Dhée y est allée à mains nues, pour récupérer et dire son désir de femme. L’autrice alterne récit rétrospectif à la troisième personne et récit présent ou presque à la première personne, jusqu’à ce que les deux se rejoignent, qu’elle et je se mélangent au sein d’un même paragraphe et que, bien malaxés, ils finissent par écrire une seule et même personne, un seul et même parcours de jeune fille puis de femme et mère désirante. La plongée dans l’intime est si bien menée que j’ai mis du temps à remarquer que le déroulé aurait pu être anticipé. Ce qu’il pourrait y avoir de prévisible est désamorcé par l’humour — pas une ironie cinglante qui tourne tout en dérision après avoir commencé par la souffrance, non, de l’humour véritablement, qui charrie avec lui une bonne grosse dose de tendresse, même quand d’autres émotions moins agréables s’invitent entre les corps.

…

Dès la deuxième page, je me suis dit qu’on allait bien se marrer :

La solution est connue, bien sûr. Elle s’appelle le couple libre. […] Il paraît que certains couples se disent tout. J’imagine les discussions une fois de retour au bercail, Tiens, c’est sympa d’avoir pensé aux croissants, alors tu as passé une bonne soirée, ah oui, c’est vrai qu’elle est super cette fille, mon poussin mange proprement s’il te plaît, tu mets des miettes partout là, et samedi prochain, tu te souviens que je couche avec David, on a eu un mal fou à trouver une date, nous deux on peut se retrouver mercredi soir, j’irai au badminton juste avant, demain il faut absolument racheter des BN, tu sais ceux à la fraise qui soutien, et au fait, à quelle heure nous attendent tes parents ce midi ?

…

Quelques extraits pour le plaisir ou la justesse :

Pas très à l’aise dans mon rôle de Pénélope discount, moi qui m’aimerais si libre.

[pendant l’adolescence] C’est toujours le garçon qui prend les initiatives, qui donne le rythme. Son rôle se cantonne à l’arrêter s’il va trop loin.
[…] Elle applique du maquillage sur sa figure, enfile des vêtements qui collent, qui la mettent en valeur, puisque sa valeur ne va pas de soi.

C’est simplement que, dans ma tête, je me sens jeune. Je sais, ce sont les vieux qui disent ça, mais c’est vrai. […] J’ai cessé de confondre mon désir avec celui des autres. […] Je souris moins, aussi. Non que j’ai perdu en gaieté mais parce que je ne cherche plus d’emblée à avoir l’air charmante et inoffensive. Et je m’excuse moins. Avant, je m’excusais à tout bout de champ, en souriant donc, désolée par-ci désolée par-là, au cas où, pour lustrer. S’excuser, la maladie des femmes.

Pwd. (Pardon.)

[sur la découverte du plaisir par son enfant] Préserver l’enfant sans lui faire peur. […] Pas seulement le protéger de certains gestes, mais aussi des mots qui pourraient l’enfermer.

Ça veut dire quoi de jouir en s’imaginant pute ou salope ? Cela signe-t-il notre défaite ou notre victoire ? Vaguement trahies par nos inconscients, la faillite de nos imaginaires, nous rêvons à des fantasmes 100 % éthiques, où notre morale domine. […] À force de rêver à du cul politiquement correct, on s’empêcherait presque de jouir.

pwd — présentement dans un no man’s land de fantasme après avoir déserté un imaginaire érotique (ou en avoir été désertée) sans en avoir trouvé un autre…

Emménager dans une maison. Avoir un lit à eux. Du sexe régulier, pas volé . […] Ils ont le temps d’essayer du sexe, de rater, de rire, de recommencer. Le sexe avec une peau qu’on connaît, une bite qu’on aime, une odeur qui abrite.

Les soirées, ces moments qu’on appelle des fêtes. Elle ne vient pas pour s’amuser, elle. Elle abrite une urgence. Elle doit prendre, étreindre, s’étourdir.
[…] Pas de précipitation. Ne pas avoir l’air d’une crevarde du sexe. Discuter, boire un verre […] le jeu de la séduction, tu parles d’un jeu. […] Tout ça l’épuise, elle voudrait tout donner tout le suite. […] Elle voudrait jouer, savoir perdre et gagner, ne pas laisser l’enfant paumée prendre les manettes. […] On s’évalue, on s’argus.

Oui, j’abuse sur les cut […]. Vous n’avez qu’à lire le livre dans son entier.

[…] incrédules de ne pas être prisonnières, est-ce que c’est vraiment de l’amour ? On aime être confisquée, colonisée. Balayées, les questions, les choix à faire, embarquée par une passion, le bon plan. / Car ce serait trop simple de jouer les victimes, de nier les nuances.

C’est agréable parfois d’être allégé de soi-même. C’est d’ailleurs sur cet aspect que le roman Objet trouvé frappait juste.

[…] pourquoi a-t-elle appris à se taire, à sortir au son d’une sonnerie, à attendre à un feu, à ne pas insulter les gens, mais pourquoi n’a-t-elle pas appris à être autonome ? / Il paraît qu’il faut rassurer son enfant intérieur. Elle a plutôt envie de le secouer, d’être méchante, mais quand vas-tu grandir, sale petit gouffre affectif ?

Ça sent tellement l’agacement vécu en séance psy. Merci pour la vengeance.

Rien de plus doux que les familles élastiques, celles que l’on s’invente. Je sais sais qu’elles peuvent sauver, accueillir sans étouffer. […] On devrait s’échanger plus souvent nos parents, nos enfants, circuler les uns chez les autres au lieu de mijoter chacun chez soi. Sentir que notre maison protège à son tour. Le plus drôle, c’est que nos hôtes nous remercient, sans voir le bien qu’ils nous font.

Ça me rappelle un de mes meilleurs Noël, où mon amie M. en mal de famille s’était jointe à la mienne. Ça nous renforçait comme famille de l’y inclure.

Et puis il faudrait dire l’après. Ce qui continue après l’orgasme, qui est encore du Mozart. S’envelopper l’un l’autre, bouger le moins possible, se remercier. Pour maintenant, et pour toutes ces années passées l’un à côté de l’autre.

On ne dira jamais assez l’importance des postliminaires. Câlins above all.

…

Meilleur achevé d’imprimer avec ce colophon-calligramme :

Informations légales sous forme de calligramme représentant un clitoris

Journal de lecture : Tombée des nues

Les paragraphes sont parés de nombres, 1. qui renvoie à (7), 2. à (4), 3. à (9).  J’emporte le livre avec moi parce que j’ai spontanément sauté de 1. à 7. et suivi la sidération de l’infirmière face à ce qui s’annonce comme un déni de grossesse. Ça, ça m’intrigue. Je suis donc tout à fait prête à lire à saute-moutons quand, reprenant chez moi les pages liminaires, l’autrice m’avertit que le livre se lit soit de manière classique, linéaire, soit en sautant d’un paragraphe à un autre, auquel cas il faut commencer au 5. Mais la narratrice du 5. ne me plaît pas du tout, c’est une vieille râleuse qui se tient à distance. Alors, sans penser que je pourrais être rebelle et lire à saute-mouton à partir du 1., je prends l’option linéaire : je retrouverai plus vite l’infirmière. De fait, je suis surtout embarquée par des voix d’hommes, de paysans, Dédé qui gère la naissance comme une mise bas, Tony l’ami du couple qui gère tout le reste et Baptiste, le père qui refusait de l’être mais se découvre subjugué par le divin enfant :

j’ai expliqué que tout me paraissait très clair, j’avais besoin d’un enfant alors que je refusais catégoriquement d’en avoir, en le portant bien caché en elle Marion avait permis que mon désir se réalise

La mère, Marion, il faut attendre d’avoir dépassé la page 50 pour entendre sa voix, 50 pages pour ne pas se remettre du traumatisme, juste du choc premier et se réentendre penser — aux brebis laissées là-haut, surtout, dans la montagne.

Cette histoire m’a fascinée, parce que je suis secrètement persuadée que, ne voulant pas d’enfant, c’est ainsi que mon être réagirait si un autre y avait pris place (indifférence, rejet, dégoût — renforcés par l’impossibilité de la fuite, par tout le monde qui s’extasie autour). Violaine Bérot fait bien les choses, narre de manière à ce que cela soit audible. L’enfant qui n’était pas attendu devient désiré, par le père subjugué et par tout le village qui s’unit pour pallier les préparatifs qui ne pouvaient avoir lieu. Ils postparent à toute blinde, aménagent une chambre pour le bébé, menuisent un berceau, tricotent sévère et votent pour élire un prénom, qu’on devine sans qu’il soit jamais nommé. Avec tout cet amour où pourra se nicher l’enfant, il devient possible d’entendre l’absence de lien entre la mère et l’être qu’elle n’attendait pas, l’être qui s’est immiscé dans son corps sans son accord, sans qu’elle le sache même, et en est sorti de même, sans prévenir, la jetant dans la détresse et la douleur.

je ne voyais plus alors que le bébé et la nausée montait, j’avais besoin de vomir, de me vider encore, j’étais persuadée que restaient égarés en moi des morceaux de lui, des bouts pourrissants que je n’avais pas fini d’expulser, je sentais leur odeur, je puais la charogne, j’avais des spasmes qui me déchiraient le ventre, que ce bébé se soit permis de pénétrer à l’intérieur de moi sans ma permission m’était intolérable, je n’acceptais pas la violence avec laquelle il s’était imposé dans mon corps, je ne pouvais supporter cette intrusion, cette souillure, mais à qui aurais-je pu raconter cela, à qui aurais-je pu dire ces mots inaudibles, ce bébé m’a violée

Tombée des nues : c’est la mère jetée à terre et peut-être, aussi, on l’espère, l’enfant tombée du ciel, la chute transformée en miracle par un récit cru et sensible, qui donne à chacun la place d’exister.

elle s’est adressée à moi à voix très basse, sans se presser, comme on murmure une berceuse pour effacer les cauchemars, ce n’est pas vous Marion c’est l’espèce humaine dans son entier qui a perdu cet instinct ce n’est pas vous Marion une naissance c’est une adoption prendre votre temps ayez confiance en vous vous avez le temps Marion vous avez le temps

Mon seul regret est de ne pas pouvoir (de suite ?) rencontrer cette histoire par l’autre voie narrative.

(Je m’en rends compte seulement en recopiant les extraits : il n’y a pas de points. C’est donc pour cela… l’impression que la lecture s’emballait malgré moi, lire à en perdre haleine même sans prononcer un mot.)

Journal de lecture : L’échec. Comment échouer mieux

Comment échouer mieux, c’est presque un how-to Shadock que nous promet le titre (beckettien, en réalité). J’imaginais un essai quelque part entre ceux Charles Pépin et Claire Marin. J’y crois pendant le premier chapitre : Claro déploie les possibles de la sémantique, l’imaginaire de la faille, de la rive où l’on échoue… Puis, ah, ça se transforme en essai sur la traduction ; ce n’est pas ce que j’attendais, mais pourquoi pas, c’est bien mené, de l’humour, j’achète — d’autant mieux que je n’ai rien déboursé. Quand, oh, un inventaire à la Prévert (à la Sei Shonagon, dixit Claro) de ce qu’est poétiquement l’échec puis des échecs personnels de l’auteur. Vous prendrez bien un récit éclaté en feuilleton, tant que nous y sommes, hé. On se fait balader comme ça, dans un essai-lasagnes de courts chapitres qui n’ont rien à voir avec la choucroute, mais qui font monter la sauce béchamel. On échoue de rive en rive en rime à rien : Oui-oui fait nod-nod, la traduction est abandonnée pour la littérature étrangère, Kafka, Pessoa, Cocteau et on revisite Vertigo au prisme de l’alcoolisme. Je crois avoir moi aussi échoué à bien lire ce livre, pas vraiment dans le mood pour un essai littéraire (le propos sert la littérature quand je m’attendais à ce que la littérature serve le propos). L’humour qui faisait mouche au début me l’a fait prendre à la fin, le prétexte virtuose de l’échec finissant par tourner à vide. Ça a failli me plaire — est-ce un échec ? donc une réussite ? ou un échec échoué ? Et mat, à la fin.

…

Faillir, c’est aussi bien faire et ne pas faire ; se planter et ne rien semer. Échouer, c’est aussi, notons-le, arriver, certes mal en point, mais arriver néanmoins, tant qu’à faire sur la plage abandonnée, coquilles et crustacés.

La traduction est la grande école de l’échec. […] Que penser en effet de cet amour immodéré pour un texte qui pousse l’amant à supprimer intégralement chaque mot du texte adoré ?
[…] Quand je traduis « bread » par « pain », je fais comme si le rectangulaire pain de mie anglais avait le pouvoir de s’arrondir, s’allonger, se fendiller et dorer pour prendre l’allure d’une sémillante baguette parisienne.

Ce passage-ci m’a fait penser à Guillaume Vissac (et la suite, où Claro parle d’écrire avec la gomme) :

Une question qu’on pose souvent à l’écrivain, une question faussement ingénue : que voulez-vous dire quand vous dites… Ce à quoi il pourrait répondre : je ne veux rien dire parce que je ne dis rien. Je ne suis pas dans le dire. Je contre-dis, systématiquement, tout ce qui transite par ma tête, mon corps, ma pensée, car je sais, ou du moins je subodore, quelles sont ces choses qui aimeraient être dites. Elles sont là, elles attendent, fossilisées dans la langue qui et à ma disposition, dûment faisandées par la société qui chercher à les fourguer. Si je les dis, si je les exprime telles quelles, elles resteront lettres mortes. Je dois en former de nouvelles, déformer les anciennes et ne rien laisser passer qui soit passible d’évidence.

Le monde nous a tellement gavés de phrases toutes faites, de descriptions de descriptions, de mots d’ordre, de conseils, de certitudes, il nous a tellement roulés dans la farine des truismes que, pour une fois, nous sommes secrètement heureux de nous casser les dents sur du sens. Enfin le langage, telle cette chose en nous qui jamais ne se livre tout à fait, nous résiste, comme l’Autre nous résiste. […] Enfin, des choses obscures s’efforcent de nous faire signe, par de l’obscurité, et non par une fausse clarté.

Journal de lecture : L’Odeur des pierres mouillées

L’Odeur des pierres mouillées, de Léa Rivière. J’ai ouvert cet étroit recueil gris dans l’allée de la médiathèque, et suis tombée là-dessus :

Elles refusent de se battre contre ce dont elles veulent se débarrasser.

Oh ? Mais comment alors ?
Juste avant :

Elles disent que combattre quelque chose c’est faire de cette chose un centre.
Qu’alors, d’abord, la combattre devient une habitude.
Puis que cette habitude mute en besoin. Elles disent que si combattre une chose devient un besoin alors on finit par avoir besoin de cette chose, par en faire, pratiquement, une raison d’être au monde.

J’ai lu encore un peu en amont et en aval, d’autres choses hétérodoxes, et des pierres et de la forêt ont surgi des clit, bites, butch, trans. Je me suis sentie étrangère à ce monde, j’ai reposé l’essai poétique sur le présentoir. Ce n’était pas pour moi.

Mais ça a continué à me trotter en tête, de loin en loin, et la fois suivante, j’ai pris le recueil, l’ai ajouté à mon butin. Et ce n’était pas pour moi, c’est vrai, pas tout. La dernière pièce « Amour municipal », où Lila et Léo s’asticotent dans une joute sex-textuelle, m’a complètement échappée — il me manque tout une culture dans laquelle je ne baigne pas, quasi la moitié des références et théories LGBTQIA, dont je n’ai que le versant mainstream.

Les premiers poèmes, en revanche, m’ont plongée dans un monde étrange, comme est étrange le sien propre qu’on voit depuis l’autre côté du miroir, de la rivière. On n’est pas tous doués pour ouvrir les yeux sous l’eau, on n’a pas forcément envie, ça fait peur, ça pique et ça déforme. Léa Rivière, elle, est dans son élément et nous y entraîne. C’est comme ça qu’elle lutte, avec des “Armes molles” (titre du premier poème), maniées par des “lesbiennes géologiques” sous la forme d’une litanie. Elles disent… et alors, le militantisme poétique.

Elles disent que le rôle est une forme de stabilisation, densification, épaississement ponctuel de certaines relations.

Alors que l’identité serait plutôt leur négation — le projet de faire du monde un plan neutre avec des choses distinctes posées dessus, supposées interagir vaguement dans un second temps : des chevaliers « dans la nature », des colons dans la jungle, des soldats dans la panade.

Les pierres, la forêt, la rivière, le lichen… toute la nature poétique est reprise comme environnement dans une approche éthologique, qui coupe toute idéologie à la racine pour la replanter — écologie poétique qui réunit le fait social et le fait naturel, sans avoir à rien déconstruire, sans laisser de ruines derrière soi, rien que de mortes animistes, avec une histoire à raconter.

Elles disent qu’elles sont la rivière quand elles sont dans son lit, que faire partie d’une rivière c’est être la rivière.

Elles appellent ça une métonymie géologique.

[…]

Elles disent qu’une rivière n’est ni juste de l’eau,
ni juste des rochers, ni juste des arbres, des poissons,
des insectes, des oiseaux, mais toujours seulement
une composition de toutes ces choses et d’autres corps
encore, un flot de relations qui se forment,
se déforment, s’informent.

[…]

Elles disent qu’elles ne peuvent pas parler de l’eau sans pleurer et que pleurer c’est ce qu’elles peuvent dire de mieux de l’eau.

Elles disent qu’une personne qui écoute est un monde et que le monde est une personne qui écoute.

…

Dans la forêt, il n’y a qu’un être qui devient, c’est en société qu’il faut louvoyer entre des pôles sédimentés — d’où ce “Je ne suis pas trans dans la forêt”.

TRANS c’est le nom de la distance qui me sépare d’un ensemble de fictions situées qui ont échoué à traiter mon cas.

C’est le nom de l’écart entre moi et ce qu’il aurait été plus simple que je sois, franchement ce qui aurait arrangé tout le monde.
C’est le nom de la fosse plus ou moins sceptique
installé entre moi et ce qu’on a commencé à me
demander d’être quelques mois avant ma naissance.

TRANS c’est le nom de ce que tu vois de moi tant que t’as pas appris à me voir moi.

Dans ce dernier cas, on peut remplacer trans par femme ou homme ou français ou étudiant ou tout autre étiquette générique, ça marche aussi. Toujours me reste cette perplexité : j’ai parfois l’impression que les personnes non-binaires croient plus fort que les autres en l’identité, comme en un point unique qui nous définirait et qu’il faudrait fuir (il y a d’ailleurs quelque chose en ce sens dans la dernière partie, sous le prisme des traditions nécessaires à leur réinvention). Je les vois poser les identités côte à côte, comme des cercles qui cernent et qu’ils s’emploient joyeusement à contourner, alors que j’ai toujours imaginé ça comme des cercles qui s’empilent et se croisent, dans une définition toujours à recommencer, un jeu d’anneaux à lancer. Lisant Léa et Kim et qui j’entends, je me dis : non, toujours pas ; mais aussi : ah d’accord. Je suis toujours à côté de la plaque tectonique LGBT+, mais j’ai l’impression d’échouer de mieux en mieux. …

“L’odeur des pierres mouillées”

to feel seen 
[…] Est-ce que je
deviens ce qu’on
voit de moi ?

Elle me colle un regard ou un
pronom en coin,
et mon genre a déjà changé.

[devenir ce que l’autre voit de nous] Honnêtement, ça a l’air épuisant à l’échelle cellulaire.

…

Découverte de nouvelles ligatures non-binaires. Cela me semble une formidable aire de jeu typographique.