Dès l’introduction de Nos puissantes amitiés, j’ai pensé à Melendili. Évidemment, elle l’avait déjà lu… et ce n’était pas vraiment le livre qu’elle attendait. Je n’ai pas trop compris sur le moment, j’étais dans l’enthousiasme du premier chapitre — probablement celui qui m’a le plus appris. L’analyse sociologique des constructions genrées de l’amitié a confirmé une impression floue, à savoir que la plupart des amitiés masculines se construisent par opposition au groupe des filles… et ce, dès la maternelle ! Pas à l’adolescence, comme je l’aurais spontanément pensé, avec l’idée de se vanter de conquêtes parfois imaginaires. En maternelle ! Arrête de traîner avec les filles, sinon tu ne pourras pas rejoindre le « groupe des Méchants » (dénomination réelle d’un groupe étudié — c’est mi-adorable mi-terrifiant). Du coup, les amitiés masculines sont souvent davantage un moyen de ne pas être exclu socialement qu’un rapprochement intime ; et certains hommes finissent ainsi en « estropiés affectifs » (de mémoire, je ne retrouve pas l’expression exacte, qui était me semble-t-il empruntée à bell hooks).
J’ai beaucoup aimé aussi le renversement de la friendzone en fuckzone :
Fuckzoner quelqu’un (de fuck : baiser), c’est interagir avec une personne dans l’unique but de coucher avec elle. La fuckzone, c’est arrêter de parler avec quelqu’un quand on apprend qu’elle n’est pas célibataire. La fuckzone, c’est faire semblant de s’intéresser à l’autre, en ne poursuivant en réalité que sa fonction sexuelle. Ce que disent les féministes, c’est ceci : ce n’est pas nous qui friendzonons, ce sont les mecs qui nous fuckzonent à tout va. Et qui, ce faisant, empêchent toute véritable rencontre de pouvoir avoir lieu.
Dans la suite de l’essai, Alice Raybaud envisage l’amitié sous son aspect politique, en tant que levier permettant de repenser les normes sociales que sont notamment le couple, la famille nucléaire et la vieillesse en maison de retraite. À la fois, ça n’a l’air de rien, et c’est beaucoup, de partager ces histoires de colocation ou de parentalité amicales, avec un partage du care qui va bien au-delà d’une attention portée à l’autre lors des coups durs. Habiter ensemble passées les années étudiantes, élever un enfant en-dehors du couple, imaginer des solidarités pour échapper à la dépendance, c’est tout un monde à repenser, et j’ai eu plaisir à entrevoir d’autres manières de vivre ensemble (même si je me demande toujours s’il y a beaucoup d’introvertis parmi ces partisans de l’amitié comme mode de vie…). L’autrice s’attache également à souligner l’importance de la famille choisie pour les personnes queer, trop souvent rejetées par la leur, et plus largement le soutien des amitiés dans les luttes, notamment féministes.
Du coup, si pour vous habiter ensemble quand on est en couple ne va pas de soi, si vous avez déjà entendu parler de Thérèse Clerc, et si vous avez dans votre cercle de connaissance quelqu’un qui élève un bébé-pipette avec son meilleur ami homosexuel, vous n’aurez probablement pas l’impression d’apprendre grand-chose de nouveau. Mais peut-être n’est-ce pas le but. Peut-être faut-il seulement s’imprégner de ce que cela implique, prendre la mesure de la puissance des liens amicaux et se rappeler qu’ils méritent toujours davantage de soin qu’on a tendance à leur en accorder. Comme l’ouvrage d’un stoïcien dont la lecture vaut moins que la relecture, et la relecture moins que la tentative de vivre en accord avec ses principes.
Peut-être aussi m’attendais-je à une réflexion plus philosophique que politique — et en même temps, patate que je suis, c’était dans le sous-titre : Des liens politiques, des lieux de résistance. La dimension politique, sociologique, militante, je vois bien, maintenant. Mais l’intime, ses alchimies, ses efforts, ses joies et ses difficultés… on parle finalement peu de l’intimité qui peut exister entre deux personnes sans qu’il y ait pour autant du désir entre elles, du lien qui unit et nourrit davantage qu’un déj’ entre copines, comme si les amitiés étaient des fleurs coupées à la fin de la jeunesse, qui survivaient tant bien que mal dans un vase à l’âge adulte. L’autrice parle de cette sous-représentation au début de son ouvrage, et je crois que c’est à propos de cela, surtout , de cet intime, que j’aimerais lire, en piochant dans les références disséminées dans l’essai.
[citation d’Anne Pauly, article paru dans le numéro 4 de La Déferlante] Pour moi, la déflagration se produit toujours quand un·e ami·e devant moi déploie sa fantasie. Sa fantaisie, son imaginaire et sa boîte à connerie. Révéler à quelqu’un qu’on connaît à peine l’existence de son pays bizarre, c’est courageux, quel que soit l’âge. Le plus souvent, le simple fait d’y avoir été invité·e suffit à sceller le lien.
Les gens fantaisistes <3
Selon elle [Claire Richard, dans le podcast On ne peut plus rien dire de Judith Duportail], il y a un « manque d’un savoir-faire, de scripts et d’imaginaires », pour penser une variété de modalités de contacts, qui est très dommageable. « On est saturé·e de représentations de la gradation des contacts érotiques. Mais concernant les contacts amicaux, de tendresse, on n’a pas du tout le langage et donc cela nous en prive beaucoup. C’est vraiment un territoire non cartographié », pointe-t-elle, toujours dans ce podcast.
Tellement impensé que ça nous fait parfois bizarre à Melendili et moi de nous faire la bise — la bise, quoi ! Avec JoPrincesse, ce sont les hugs : elle y recourt spontanément, mais ils doivent être brefs et ils prennent ainsi fin au moment où je commence à m’y faire.
[citation de Camille Toffoli, S’engager en amitié] Dans les milieux queers, on accepte qu’il puisse y avoir du désir entre deux ami·es, que ce désir puisse être nommé sans nécessairement mener à des rapprochements.
Et d’inciter à sortir de la binarité entre amour et amitié.
Anne Pauly défend d’ailleurs que « l’amitié part aussi d’un rapport de désir avec l’autre », entendu que le désir n’est pas forcément sexuel. L’amitié nait également d’une attirance, même s’il ne s’agit pas d’une attirance sexuelle.
Si vous avez des coups de foudre amicaux à raconter en commentaire, on veut les lire !
L’autrice parle des amitiés nées de groupes de paroles, où les participantes s’offrent une « écoute radicale » qui produit une qualité de lien humain rarement atteinte dans la vie quotidienne :
cela tient beaucoup au fait de pouvoir s’exprimer et de s’écouter pleinement sans avoir l’esprit parasité par l’urgence de préparer une réponse à fournir à l’autre.