Le (Proko)fief de Walton, si(belius) !

 

Peut-être est-ce parce que je suis moins entrée que dessert, mais je trouve qu’on ne devrait jamais commencer un concert par les pièces courtes : à peine a-t-on entamé le mets qu’il est englouti, et avec lui ses arômes volatiles. Finlandia passe trop vite, au galop, comme Kullervo – ou, pour les balletomanes, comme la coda d’un Tchaïkovsky. Les brusques arrêts et reprises de l’incipit m’enthousiasment, créent un suspens qui déjà nous a précipités jusque vers la fin éclatante. On aurait gagné à respecter l’ordre alphabétique et faire passer Sibelius après Prokofiev. Sa symphonie n°5 est un excellent plat de résistance, consistant mais pas lourd, après lequel les pièces montées courtes se mangent sans faim : se dégustent.

Tant pis, je n’aurai pas gardé le meilleur pour la fin : c’est l’entremet qui réjouit le plus le palais, enfin l’oreille. La lecture du menu n’avance en rien à savoir ce qu’on trouvera dans l’assiette, je ne connais pas même le nom de William Walton (après, enfin avant, Benjamin Britten, William Walton : les Britanniques font dans l’assonance). Du moins n’est-ce pas un de ces noms ronflants dont les restaurants prétentieux affublent leurs plats. Ici, pas de « ah ! c(e n)’était (que) ça…», mais un « ah… ça ! », le morceau est de choix. Les ingrédients me restent assez mystérieux, pas de bœuf, mais de la viande forte en goût relevée enlevée d’une pincée de percutant. La forme du concerto permet de goûter le violon avec ou sans sauce orchestrale, dont on garde pourtant toujours la saveur en mémoire (ces vibrations en sourdine, dont on ne prend conscience que lorsque le chef les fait cesser…). C’est le chef Yoel Levi qui fait la tambouille dans son chaudron magique (comment voulez-vous qu’une souris ne pense pas à l’apprenti-sorcier lorsqu’on lui a désigné miss Disney ?).

Gil Shaham fait un drôle de serveur. On dirait un vagabond de luxe, l’air un peu penché (il n’a pas son violon sous le mention mais sous la joue), un peu fou avec ses mimiques et ses moues, surtout lorsqu’il se mord la lèvre supérieure. Il commence face au chef en élève bien sage, avant de divaguer puis de partager son autisme génial avec le premier violon, toi, mon frère, on se comprend. Sa tête est un peu rentrée par rapport à ses épaules, hautes et arrondies pour compenser sa position très cambrée – si cambrée que, lorsque ses genoux se plient brusquement en avant, on dirait que le coup d’archet est parti : c’est une tuerie. Cause ou conséquence, ce ralenti cinématographique prend place au milieu de curieuses images, d’un film que je me fais, course tzigane en pleine comédie musicale, plusieurs dizaines d’étages au-dessus des artères américaines. Je débloque joyeusement, c’est très ludique.

Si la soirée fut très à mon goût, il ne faut pas en déduire que ce fut un plaisir de tous les sens. Je ne parle pas de la vue, non – je me demande bien l’effet que cela peut faire d’être à la place de la partition du violoniste qui se situait à l’extrémité côté jardin, sous son regard perçant ; ce doit être terriblement excitant d’être ainsi déchiffrée. Pourtant, la vue n’est donc pas plus responsable que l’ouïe de ma déconcentration dans le dernier mouvement de la symphonie de Prokofiev. Alors quoi ? – l’odorat. L’affreuse climatisation a rabattu sur nous des vagues d’odeur… à ce niveau d’immondice, ce ne sont plus de vagues remous mais des lames. J’hésite entre d’improbables remontées d’égout via la clim et un vieux qui ne serait plus étanche (ceux d’à côté souffrent déjà d’incontinence verbale…) ; le nez de Palpatine, en cela fidèlement secondé par son inconscient, penche pour la pipe (le fumeur de). Je doute que l’odeur du tabac froid soit si nauséabonde, à moins d’imprégner des fringues sales elles-mêmes sur un corps qui n’a pas été lavé depuis au moins deux jours. Immonde. Après avoir amélioré et cumulé les techniques d’esquive (je tourne le dos à l’odeur, je mets le col de mon gilet sur mon nez, je le maintiens en me bouchant une narine) et tâché de conserver un équilibre entre « je m’asphyxie par la puanteur » et « je suffoque par manque d’air », nous avons abrégé les applaudissements avec les souffrances, et sommes sortis aspirer « à pleins poumons les bons gaz d’échappement ». Quand y’en a marre, y’a Bénabar.

Le concert pour lequel il ne fallait pas de vagues nerfs.

Je vous déconseille de passer l’après-midi à corriger un dictionnaire de muséologie (ou autre) avant d’aller écouter du Wagner. D’abord, vous pensez que tout ira bien. Les martèlements du mal de tête finissant se fondent sans difficulté dans le brouhaha – savamment orchestré, je n’en doute pas- des trois pièces pour orchestre de Berg qui font l’ouverture, et excusent les analogies douteuses qui se présentent : chef-judoka qui fait dans le bonzaï, ou mains parallèles qui semblent évoquer le corps d’une femme bien gaullée, puis tout raturer, courbes de carton ondulé. À chaque fois que j’attrape une ligne musicale et que je la sens décoller, elle s’incurve comme un godet de moulin à eau et me rejette à la mer quelques mesures plus loin – je nage. Ce n’est peut-être pas pour moi, au-delà de l’état de mon cerveau imperméable comme un caillou. Il ne s’agit pas de la fatigue qui aimante les paupières vers le bas, mais de celle qui fait perdre toute malléabilité dans le maniement des pensées : comme un muscle courbaturé, le cerveau est contracté ; j’ai toute les peines du monde à l’infléchir pour qu’il fasse retour sur ce que je perçois pourtant avec acuité.

La réflexion qui fait jour-nuit-jour-nuit n’est vraiment pas recommandée pour suivre le déploiement de ces thèmes dans Tristan et Isolde. De surcroît, cela commence ex abrupto, directement par le deuxième acte ; une des deux chanteuses, qui tient à son rôle de comédienne, rentre avec un regard hagard ; il est curieux de la voir jouer au milieu de trois mètres carrés. Plus gênante est notre position excentrée, où l’on se refroidit un peu entre deux passages de l’arrosage automatique des voix.

Au bout d’un certain temps, l’alternance des thèmes de la nuit et du jour se fait pesante. Le système de polarité est inversé : c’est la nuit que les amants appellent de leurs vœux, non comme l’asile de la chair, mais comme le lieu de la dissolution et de l’éternité. Malgré l’apaisement qu’apporte cet oubli de soi, il me gêne car il est en même temps oubli de l’autre, l’autre dont on ne veut pas voir les contours trop violents en plein jour. Plutôt que de supporter un soleil trop brûlant, les amants préfèrent se consumer. Ils veulent la nuit, l’amour et la mort, la nuit de mort, la mort d’amour, comme si c’était la mort de l’amour, une mort chérie. À force de les voir choisir la mort car seule capable d’éterniser leur amour, on finit par les soupçonner de ne s’aimer que pour s’annuler dans l’éternité de ce qui n’est plus.

Leur fusion dégage certes une puissance qui n’a d’égal que la voix des chanteurs, mais elle est destructrice, et les appels de Brangäne, qui en soulignent la menace, loin d’être menaçant, sont un véritable soulagement par la clarté et la sérénité qui s’en dégagent. Une voix plus profonde que la nuit. À l’entendre, on voudrait aller vers l’amour charnel, simple et lumineux, qu’irradie Iris Vermillion, belle femme brune, qu’on imagine italienne sous sa robe de soie rouge, généreusement fendue. Servante autrefois ancilla, aujourd’hui affranchie. Mais les amants morbides persistent vers l’inexistence, jusqu’au malaise de l’auditeur. Wagner, paraît-il, pensait que, bien joué, son opéra devait tuer les spectateurs. Il m’a bien achevée, en tous cas.

Plus tard, à Palpatine :
– Mais ce n’est pas humain, Tristan et Isolde.
– C’est clair. Il faut une voix, tu n’imagines même pas. Isolde s’enchaîne quand même vingt minutes de musique non stop à un moment et…
– Non, je ne parle même pas des chanteurs… inhumains, c’est sûr. Non, je veux dire pour le spectateur. Un acte avant, un acte après, ce n’est juste pas possible. Je ne pourrais pas tenir, en tous cas.

Musique vivhante

 

Prokofiev, dansant ; Stravinsky, percutant ; Haydn, réjouissant ; Chostakovitch, poignant (pas émouvant, poignant : comme dans poignard) : voilà tout ce que j’aime dans la musique1.

Dès les premières mesures de la Symphonie n°1 de Prokofiev, j’ai eu la surprise de me retrouver sur scène, avec le tout premier morceau sur lequel nous avons dansé : à quelques pas près, je ne me souviens plus de la chorégraphie, mais la musique s’est inscrite dans mon corps et celle qui jaillit de l’orchestre vient derechef combler cette empreinte. Il en est pour moi de la musique comme des gens : plus je les connais, plus je les aime. On n’est jamais sûr de les reconnaître – et de replacer le premier mouvement dans la totalité de la symphonie.

Surprise encore plus grande que d’être familière aussi avec le deuxième morceau, Capriccio pour piano et orchestre de Stravinski. Alors que le nom que j’y associais spontanément était celui de Gershwin, ce sont des extraits d’un ballet avec Claude Bessy (début d’un vieux documentaire sur l’école de danse de l’opéra) qui me viennent à l’esprit. Allez savoir pourquoi, quand j’aurais du compléter la réminiscence balanchinienne de Palpatine rubis sur l’ongle : Joyaux ! Et pourtant, ce n’est pas faute de l’avoir vu trois (quatre ?) fois… Mais les voies des associations d’idées sont impénétrables et ce beau caprice musical prend bientôt l’allure d’un cartoon, avec le chef et ses mains en bec de canard dans le rôle de Donald Duck, et l’embonpoint débonnaire du pianiste dans celui du mignon cochon bégayeur (a-t-il un nom ?).

Tout cela est évidemment à prendre avec une pincée de sel, qu’Emmanuel Ax saupoudre au-dessus de son clavier dans le Concerto pour piano en majeur de Haydn. Il se frotte les doigts et nous, les babines : c’est un régal. J’imagine d’abord une fête rutilante puis, au milieu, une rencontre assourdissante qui met les festivités bruyantes à distance (la caméra tourne au ralenti, bande-son coupée ou remplacée par des froissements d’étoffe et des échos de stéthoscope), pour mieux les rejoindre ensuite, après quelques feintes espiègles dont on ne fera pas une histoire (seulement quelques plans souriants – lendemain de fête, des pieds qui courent sur le carrelage à damier bordeaux et crème, une porte à petits carreaux, des adieux sans rupture).

On retrouve ensuite Chostakovitch, dont la musique est beaucoup moins désolée quand il s’efforce de l’être (face aux chiens de garde du réalisme socialisme – les génies ont trop souvent à s’excuser de leur talent ; le compositeur russe n’a-t-il pas assez expié qu’on doive encore parler de ses rapports à l’URSS dans chacun des programmes ?). Il y a du joyeux foutage de gueule et des apothéoses qui n’en sont pas dans la Symphonie n° 5 : le remue-ménage de la grosse caisse éléphant voudrait bien provoquer l’implosion de l’orchestre qu’il écrase de tout sa bruyante puissance, mais l’orchestre toujours reprend comme si de rien n’était, un peu plus légèrement encore qu’on aurait pu imaginer ; les crescendos n’explosent ni ne retombent comme des soufflés, ils sont obstinément défaits, par un decrescendo patient ou d’un rapide pas de côté.

Je commence à être un peu fatiguée mais je ne veux pas le savoir et fixe mon attention sur le chef : presque comme si c’était de la danse, je vois la musique, le chef y est corps (et âme, j’imagine). Sa pantomime m’absorbe, même si elle n’est pas à strictement parler lisible pour moi qui sais tout juste lire la clé de sol. Son crâne rasé et sa baguette avaient fait surgir devant moi Voldemort au début du concert ; aussi, il y a bien quelque chose du mage dans ses gestes : il convoque les violons (leur tire un son, les force à être bien là, tout de suite), appelle les altos comme des esprits, lance un sort aux percussions, congédie les violons pour mieux envoûter les vents. Lorsque la fanfare fracassante déferle, on dirait un instant qu’il est possédé – buste en arrière, bouche grande ouverte sur un cri si déchirant qu’il reste muet– puis son regard tombe sur sa baguette et il semble se souvenir qu’il dirige. Autant dire que mes paumes de main n’ont été épargnées que par le spectre d’un RER citrouille.

1 Sans oublier Arvo Pärt, fascinant, ni Fauré, lancinant.

Questions de goût

Jeudi matin, je lisais cela : « Le goût n’est autre chose que l’avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la nature des plaisirs que chaque chose doit donner aux hommes », Montesquieu, cité par Philippe Sollers. Jeudi soir, j’écoutais la symphonie n°88 de Haydn, à propos duquel il écrit : « On le touche à peine, il répond, il tourbillonne en cascade – saut, arrêt, saut, intermittence–, il s’éclipse, glisse, roule, troue, repart. » Ce bon goût est extrêmement reposant : on ne cherche à nous amener nulle part, voilà, nous y sommes : prenez votre plaisir. On pourrait dire que c’est charmant, si l’écho d’une voix chevrotante de grand-mère n’empêchait pas d’entendre tout ce qu’il y a de princier en même temps – une sorte de noblesse qui aurait oublié d’être empesée et s’est empressée vers la liberté.

Puis le concerto pour piano n°4 de Beethoven a été entamé par Rafal Blechacz, étonnamment jeune, qui pourrait être fort croustillant s’il n’avait un casque de cheveux estampillé années 1970. Faute de goût capillaire, on le trouvera sous ses doigts. Le piano s’est entouré d’un peu plus d’instrument que pour la symphonie de Haydn et a étendu le cercle des musiciens, si bien que je n’ai plus devant moi le bout de scène vide sur lequel projeter mes rêveries. Je remarque un peu plus les gesticulations de Lamirusse, à qui Palpatine1 a revendu sa place2 : depuis le début, il dirige le concert. Ça le rend un peu moins sibérien.

À l’entracte, alors que les estrades de la scène montent et descendent comme des chevaux de bois pour que les contrebasses déménagent de notre côté, il m’explique que si la disposition de l’orchestre dépend de l’effet que veut produire le chef, celui-ci doit également compter avec… le syndicat. Et de me raconter qu’à l’orchestre national, lorsque le dernier chef arrivé a voulu remettre les violoncelles devant, les altos ont vigoureusement protesté à l’idée de rentrer dans le rang. De la musique avant toute chose… vous parlez d’un impair !

To be Franck, j’aurais du mal à rendre à César ce qui lui appartient. Palpatine n’a su dire si sa musique était susceptible de me plaire et, après avoir entendu la symphonie en mineur, je comprends mieux, parce que je ne sais pas moi-même si cela m’a effectivement plu ou non. Il y a des moments, notamment lorsqu’un instrument à vent se dégage de l’épais tissu des archets, qui sont magnifiques, et d’autres que je n’entends pas vraiment.

 

1Tu n’as rien loupé : Lola n’était pas là.
2
Pas de dépit, Ariana, aucun souci, je te laisse ton russe, l’ami de Lamirusse l’était encore davantage.

Montagne et bête au vent

Jeudi était un concert en demi-teinte. Ce n’est certes pas l’adjectif que l’on attendrait pour du Beethoven, mais outre que la Consécration de la maison a domestiqué toute velléité d’apothéose par ses dix petites minutes d’ouverture et que la quatrième symphonie n’était pas du genre bourrine, celle-ci était précédée par le concerto pour violon « à la mémoire d’un ange » : on n’en fera pas une montagne, juste un Berg. Tout comme pour Wozzeck, je suis bien incapable de savoir si j’ai aimé ou pas et ne puis aller au-delà du « malaise harmonique qui lui confère une poétique singulière ». Imaginez le doux brouhaha des instruments qui s’accordent dans la fosse avant un opéra : c’est comme cela tout du long et, si j’adore entendre cette effervescence un brin nerveuse avant que ne débute la soirée, cela me laisse assez perplexe lorsqu’elle en tient lieu. Par contrecoup, toute symphonie qu’elle soit, la quatrième de Beethoven, claire et haute (comme on parle à haute et intelligible voix)1, me plaît bien. Sans compter que j’ai un faible pour ce qui, n’étant ni tragique ni héroïque, est souvent délaissé – on n’a rien à dire du bonheur qui n’est pas allègre ou hystérique, et c’est tant mieux. Le voyeurisme des journaux télévisés est restreint aux malheurs ; les critiques ont disparus depuis que Kundera écrit en français, en bref, s’amuse ; le seul moment où la punition du « degré zéro des symboles », comme dit Sollers à propos de Fragonard, est déplorable, c’est lorsque le « pas d’interprétation » ne s’applique plus aux théoriciens mais aux artistes – pourquoi ne jouerait-on cette symphonie « que rarement » (par rapport aux autres, j’imagine, plus que par rapport à du Fauré ou du Arvo Pärt ) ?

1C’est amusant comme, à propos de Beethoven, on ne peut manquer de trouver le vocabulaire du massif : même quand le sourd n’est pas lourd, on souligne une certaine « carrure beethovénienne ».