Quelques pièces de Monet

Comme c’est le cas lorsque le Grand Palais abrite un grand nom de la peinture, l’exposition affiche complet, toutes dates et heures confondues. Grâce soit donc rendue au CE de ma mère, qui nous a permis d’avoir des places, avec une conférence en prime, qui s’est déroulée avec diapos dans un studio à part pour ne pas encombrer les salles. Si l’on n’atteint pas la densité de surpopulation qui contraignait à grimper sur les bancs de repos pour voir les tableaux de Klimt (curieusement, hein, on se battait nettement moins pour Schiele et Kokoschka), on n’en a pas moins la désagréable impression d’être sur un tapis roulant qui défile devant les tableaux, lesquels, sitôt apparus, échappent à la contemplation. Du coup, j’adopte la technique maternelle qui consiste à zigzaguer dans le désordre et à se précipiter dès qu’il y a une éclaircie. C’est déjà mieux, même si on ne se débarrasse pas de quelques importuns qui n’ont rien compris à l’affaire et, non content d’être plantés à moins de deux mètres du tableau, mettent leur gros nez au raz de la toile, quand la tache de peinture qu’ils examinent ne cesse d’être insignifiante qu’à distance (comme cet effet de brouillard 🙂

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C’est déjà pénible en temps normal, mais avec des tableaux qui ne prennent parfois tout leur relief que depuis l’autre bout de la salle, cela devient exaspérant. 

Cela me fait mal de dire ça, mais si vous n’avez pas réservé d’entrée ou si vous habitez en province, achetez plutôt le catalogue d’exposition ; avec ma mère, nous nous sommes demandé pourquoi certains tableaux rendaient mieux en reproduction avant de comprendre le pourquoi de cette aberration : les photographie avaient probablement été prises à une distance raisonnable que n’autorisait pas l’affluence dans les salles. Un comble, des salles combles pour des visiteurs pas entièrement comblés.

 

Du coup, je passe plus vite sur les débuts tâtonnants où l’artiste n’a pas encore affirmé son style propre, sur des natures mortes au carré, sur des nymphéas répétitifs à tendance inachevée ou encore sur les… dindons. Certes, on pourrait arguer que c’est encore un motif blanc sur lequel étudier les effets de lumière, mais il y a des limites au rachat des œuvres de commande.

 

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Préférer les Femmes au jardin et leurs blancs caméléons, beige-gris sous l’ombrelle ou olivâtre sous la verdure ; regard baissé, la femme à l’ombrelle invite à passer son chemin, que l’on emprunte pour suivre la femme fuyante et finir son tour sur le manège du couple. La communication a laissé la place à l’expression : les couleurs y conversent plus que les personnages.

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Autre Femme au jardin, qui me donne moins l’impression d’être dans un jardin que d’être caractérisée par lui, une femme au jardin comme il y a une femme à l’ombrelle. Fantôme blanc, sur le côté, elle semble là pour nous indiquer ce qu’il faut regarder et donner du relief au bosquet de fleurs, de même qu’une silhouette de Caspar David Friedrich révèle la grandeur des montagnes.

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Sans personnage pour vous introduire, certains paysages ne se laissent pas pénétrer. Même ténue, j’aime apercevoir une présence humaine pour prendre la mesure (qui n’est pas toujours l’échelle) du tableau.

 

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Les Glaçons sur la Seine à Bougival cessent d’être quadrilatères blanc par les quelques traits noirs qui se tiennent sur la rive, et la Débâcle n’est telle que pour ceux qu’on devine embarqués.

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Les paysages à la chaîne peinent à me toucher, sauf parfois, comme pour ce Vieil arbre du confluent qui se découvre au détour d’un bras de rivière comme un naufragé sur une île déserte, qui agiterait les siens.

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C’est tranquille, pourtant, presque miraculeux, avec la lumière qui coule depuis les montagnes comme un projecteur divin. J’ai remarqué à plusieurs reprises cet éboulement du regard, de gauche à droite, comme si le tableau se lisait.

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Je l’ai remarqué dans un Train à la campagne, où le dénivelé, légèrement surligné par le train qui disparaît derrière les arbres fait de la clairière un îlot de sérénité.

 

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On le retrouve dans les Coquelicots à Argenteuil, plus importants que les personnages, semble-t-il, mais qui n’ont le rôle-titre que de mener d’un couple mère-enfant à l’autre (même chose pour les Lilas temps gris qui abritent l’ombre d’une jupe corolle).

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Cela m’a arrêtée Sur la falaise de Pourville, autrement assez anodin (il manquerait des personnages pour rendre l’effet plongeant des Falaises de craie sur l’île de Rügen de Casper Daviv Friedrich – encore lui, je sais, sans savoir pourquoi).

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Même si pour Monet, la lumière importe davantage que le sujet, je ne peux souvent m’empêcher de préférer les scènes humaines aux paysages et j’ai le sentiment que les séries de Meules sont surtout là pour éduquer notre regard (quand bien même Monet les a retouchées en atelier pour les harmoniser et pouvoir ainsi les exposer ensemble – indice : Van Gogh lui aussi à peint des meules en guise d’études), qu’elles valent essentiellement pour ce qu’elles nous apprennent à voir de ces autres tableaux, plus riches, où l’impression visuelle est aussi sensible mais risquerait de passer inaperçue en raison de sa richesse même.

 

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Le quai du Louvre a tôt fait de nous happer par sa profusion d’immeubles et de personnages et même si la flamme verte que forme l’arbre est en évidence au milieu du tableau, elle n’est pas flagrante. C’est ainsi, nous dit la conférencière, que Monet s’est détourné des scènes urbaines et de leur multitude pour se concentrer sur des sujets où rien ne vient divertir le regard. Peut-être à l’excès : au fil de sa vie, Monet a restreint son domaine de peinture, s’aventurant rarement à plus de deux kilomètres à la ronde (il a besoin de bien connaître un lieu pour pouvoir le peindre), pour finir par se fixer à Giverny où il créé son jardin tel qu’il veut le peindre (imiter en peinture la nature que l’on comprend en analogie avec l’art, cela me rappelle les élucubrations d’Aristote avec le bois de son lit – comme beaucoup de philosophe, il aurait mieux fait de prendre une poule pour éviter de nous pondre un œuf) ; bientôt ce n’est plus le jardin qu’il peint dans la fenêtre de sa toile, mais son bassin, sur lequel il se penche, à l’horizontal (tout horizon disparu) comme plus tard Pollock le fera sur ses toiles par terre (les conférenciers aussi font de drôles de rapprochement pour tracer leurs lignes d’évolution – dans ma méchante ignorance, je dirais qu’on aurait plutôt tendance à se diriger vers la singerie, d’ailleurs). Monet se resserre sur l’essentiel mais comme les huiles du même nom, c’est difficilement consommable à l’état pur. 250 tableaux de nymphéas, tout de même, c’est limite imbuvable.

 

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En s’approchant de la mort, Monet s’approche aussi de l’abstraction et je préfère revenir un peu en arrière, aux périodes où la forme n’est plus dilué dans le fond mais où le fond n’est pas encore dilué dans la forme (de plus en plus informe, du coup). Je veux bien que l’essentiel ne soit pas le thème d’un tableau, mais ce n’est pas un hasard si son modèle s’appelle un sujet ; l’effacer, c’est du même coup gommer le sujet perceptif (qui se donne toujours en même temps que son objet, le sujet du tableau – vous me suivez ?). Du coup, j’aime par-dessus tout les tableaux qui tiennent l’équilibre entre le figuratif et l’abstrait (le fond et la forme, l’objet et le sujet ; choisissez les mots qui vous plaisent), où il y a une présence qui donne forme aux couleurs – pas nécessairement un personnage, juste une présence comme la pie dans le tableau éponyme.

 

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Perchée sur la barrière, elle est comme la clé qui permet d’entendre la symphonie de blanc du tableau ; elle s’envole : tout s’écroule sans cette clé de voûte.

 

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Rue Montorgueil, la foule n’acquiert se présence que par les drapeaux qui agitent leurs couleurs comme autant de cris.

 

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Une présence, ce peut également être la trace d’un passage, un chemin qui vous promène dans le tableau. On s’engage dans le jardin Moreno par un sentier qui n’a de sens que par la villa figurée au fond mais qui nous fait pourtant faire un détour dans les traits presque abstraits du jardin.

 

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Même chose avec le Grand canal de Venise : le regard s’engouffre dans l’enfilade des bâtons et pourtant c’est l’à-côté que l’on irait bien visiter, cet à-côté dont les bouts de bois semblent avoir absorbé toute la couleur (il faudrait en faire une infusion). Ce pas de côté et ce bleu, en fin de vie, j’entends un écho de Kundera, qui s’étouffe dans la tranquillité de cette Venise noyée, belle en cet instant débarrassé de touriste.

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Beauté de cette quasi-immobilité comme si l’apaisement des morts parvenait un instant à ceux qui, encore en vie, peuvent jouir, sereins, du spectacle. Même silence et effacement que chez Camille Monet sur son lit de mort.

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Le peintre s’est fait peur par son obsession de peindre jusqu’aux couleurs de la mort sur la peau de sa femme. Pourtant, coiffe bretonne, voile de mariée, linceul, ou effacement, le blanc sauve cette Ophélie des eaux de l’oubli.

 

Pour finir, et pour le plaisir, quelques toiles qui ont été des découvertes :

 

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La Terrasse Sainte-Adresse. Je me suis demandé pourquoi ces drapeaux, plantés là, alors qu’il y a déjà de magnifiques plates-bandes. Puis j’ai compris qu’ils étaient l’équivalent d’ancres marines : lorsque le regard avance dans le tableau, il est immédiatement cadré par les deux drapeaux et, avant même d’avoir perçu leur présence, s’arrête au bord de l’eau, en compagnie de l’homme et de la femme à l’ombrelle jaune ; si l’on regarde uniquement la partie droite du tableau, en revanche, l’œil dépasse le bastingage muret marron et dérive vers la mer : à/au bord du tableau, on est embarqué !

 

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Le déjeuner. Une table, une ombrelle, un chapeau (et une femme, une autre, un enfant) mais tout ceci reste marginal par rapport à la grande tache de lumière, centrale. Lumineux, mon cher Watson, vous pouvez vous reposer, c’est l’heure de la digestion.

 

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Intérieur après-dîner. C’est exactement ça. Lampe jaune arrondie, table ronde en bois clair, ombre circulaire et à côté de ce bonhomme de lumière seulement, trois personnes. Il y a quelque chose de Hopper là-dedans, j’aime beaucoup.

 

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La Capeline rouge. Rideaux tirés mais vitre barrée : un spectacle se refuse, que nous voudrions voir dans la femme à la capeline quand celle-ci le cherche à l’intérieur, de notre côté, suivant les lattes du parquet. C’est la femme de l’artiste, certes, mais c’est ici une passante, qui fait ses adieux en même temps qu’elle se présente – révérence.

Double vision, Carolyn Carlson

Si c’était par la fin que tout commençait, il faudrait faire faire l’introduction à Miss Red : difficile de dire si l’on a aimé ou pas, et c’est peut-être mieux comme cela. Ce qui est certain, c’est que le spectacle ne laisse pas indifférent : on hésite entre fascinant et dérangeant, s’il est vrai que le choc est avant tout esthétique. On ne sait pas trop où l’on va, jusqu’à ce que la chorégraphe elle-même nous indique en bilingue les lieux par où l’on est passé :

 

the world I see

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La taille enserrée dans une jupe qui s’étale sur toute la scène, Carolyn Carlson s’étend, se consume ou flotte au milieu des remous de tissu, soulevé par de l’air pulsé, selon que les images projetées sont celles d’un arbre (les plis du tissu donnent alors du relief aux racines, les petits gestes nerveux de Carolyn Carlson deviennent ceux d’un écureuil), d’un feu (flammes du tissu crépitant) ou de la glace qui peu à peu, depuis les bords jusqu’à la danseuse, se cristallise en banquise.

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En fond de scène, incliné, un miroir reconstitue comme il le ferait d’une anamorphose les images projetées sur le tissu depuis les cintres. L’œil aux aguets est sans cesse dérouté par cette double vision qui oblige le spectateur à synthétiser ce qu’il perçoit ou à choisir ce qui lui donne à l’instant l’image la plus poétique, soit la scène, soit le miroir, selon que celui-ci donne un sens à celle-là en perdant la danseuse dans son espace plan ou qu’il le déforme en l’aplanissant.

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On en ressort vidé mais c’est la partie que j’ai préférée, avec toutes ses variations qui sont autant de surprises. La plus étonnante résulte peut-être de la projection de fourmis rouges qui traversent d’abord l’image de l’arbre puis grossissent au point de devenir indépendantes, de grosses globules rouges (image suscitée par le « blood » de la bande-son) qui vous donnent des démangeaisons.

 

the world I make


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Des bandes verticales descendent des cintres, sur lesquelles sont projetées des images elles-aussi verticales, bandes d’autoroute vues du ciel, chiffres qui défilent, gratte-ciels ou lumières accélérées de la ville. Carolyn Carlson revient en ombre, habillée et cagoulée de noir au point de se confondre avec l’ombre réelle (si je puis dire) qui est projetée juste derrière elle sur les bandes.

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Cette fois-ci, l’écureuil a fait un détour par la banque et est devenu agent comptable ; les doigts ne s’agitent plus pour faire provision de noisettes mais pour taper sur des machines à écrire imaginaires ; l’agitation saccadée serait celle d’un homme d’affaire passée en accélérée. Signe du temps, j’ai parfois l’impression d’apercevoir les silhouettes i-pod, qui, dans le clip publicitaire, se trémoussent façon hip-hop sur fond coloré. Une ou deux fois, Carolyn Carlson relève un bout de tissu derrière sa tête et sa silhouette apparaît voilée, suscitant une curieuse association avec les connotations précédentes.

 

the world I imagine

 

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Après les courbes du premier volet et les verticales du deuxième, le troisième manque de traits distinctifs. On y projette des morceaux d’écriture et la danseuse, entre autre, tenant retournée la doublure de son manteau-tunique (couleur Miss Red, qui a bien pensé aller le chiper pendant les saluts) pour un effet très graphique, tourbillonne lentement comme un derviche tourneur. En dépit de la tripartition, j’ai trouvé la première partie beaucoup plus imaginative – peut-être parce que le monde que je vois se présente déjà avec la vision que j’en ai et que la nature est une entité imaginaire. Du coup, le monde de la création artistique qui est pourtant présente dans toute sa vigueur dès le début, se présente comme un monde appauvri à force d’auto-référentialité ; comme sa danseuse, il tourne en rond, et le tout a tôt fait de virer au conceptuel. Certes, la tripartition annoncée après un bla-bla pseudo-métaphysique permet d’organiser ce que l’on vient de voir, mais elle lui fait aussi perdre de son onirisme si l’on écoute les paroles plutôt que d’entendre la voix encore musicale qui les prononce. Lorsque le noir ou plutôt l’obscurité se fait, on reste sinon sceptique, du moins méditatif, et les applaudissements mettent longtemps à prendre, comme un feu qui tarderait à se propager.

 

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Pour que la vision soit vraiment double, j’invite Miss Red à commenter maintenant que cela a eu le temps de décanter.

Sacrée soirée composite

Jeudi dernier, Garnier, par l’entrée des artistes, puis des loges à la salle : séance de travail pour le programme Balanchine/ Brown/ Bausch. Cela me rappelle les répétitions à Montansier, sauf qu’à Garnier, tout est plus : plus impressionnant, plus grand, évidemment, avec plus de techniciens plateau et plus de monde à la régie. Le maître de ballet n’a pas à corriger les éclairages, il y a pour cela du monde en loge : on entend derrière nous des « à jardin, plus de lumière ; faut se concentrer sur les voiles des deux femmes qui viennent de s’écarter, là » – cela me fait bizarre d’entendre parler de femmes plutôt que de danseuses, on a tendance à l’oublier quand elles sont en scène. Lorsqu’elles prennent une pause pour entendre les corrections de Laurent Hilaire à la fin du ballet de Balanchine, là seulement on se rend compte que la tunique blanche avec jupette à trente ans, c’est un peu violent. Apollon musagète n’est pas le Balanchine que je préfère, et je ne dis pas cela seulement parce que Mathieu Ganio frise la caricature de lui-même en Apollon ou qu’Emilie Cozette rame un peu avec ses grandes jambes (quelle idée en même temps de la mettre avec deux petites, surtout quand l’une d’elle se trouve être Myriam Ould-braham qui malgré sa taille, sera toujours plus balanchinienne que l’étoile) : c’est un joli divertissement qui ne me touche guère.

La suite, en revanche… quand on pense que ce n’est qu’une répétition… Je me souviens de réaction mitigées à la création de O Zlozony/O composite et ne comprends absolument pas pourquoi ce ballet n’a pas suscité l’émerveillement le plus pur. Pourtant, rien que le titre… écoutez… oh !…des voix qui chuchotent des confidences, une langue étrangère dont je ne soupçonne pas même la nationalité, pure incantation, d’avant la signification ; une danseuse en apesanteur et des hommes sensuels ; un fond étoilé … Melendili n’hésiterait pas : c’est cosmique ! Si les balletomanes du dimanche étaient des lectrices du magazine Elle, je leur ferai l’équation de la semaine : fond étoilé d’In the night + l’intermède du Parc où Aurélie Dupont est portée en apesanteur par les jardiniers = O Zlozony/O composite. C’est au point que si la correction adressée à « Jérémie » n’était pas un lapsus du répétiteur, je vais devoir revoir mes positions concernant Jérémie Bélingard ; j’ai eu une petite pensée pour Amélie et son engouement pour la « sexitude » de cette étoile, parce que si c’était bien lui (et j’ai toujours du mal à croire que Jérémie Bélingard puisse avoir une danse plus latino qu’Alessio Carbone qui, s’il n’y a pas confusion, montrait plus une raideur romaine que l’onctuosité latine)… je dois reconnaître qu’il y avait de la sensualité dans l’air – après, Palpatine vous dirait que c’était à cause de Muriel Zusperreguy dont la présence n’était évidemment pas pour gâcher le trio.

La répétition allait son train avec tout le sérieux des danseurs et l’enthousiasme des musiciens ; tous prennent une longue pause pendant que des techniciens apportent de grandes bennes sur scène. Je me demande, vaguement inquiète, si les danseurs vont se cacher dedans, mais le contenu de ces immenses poubelles a tôt fait d’être déversé sur scène : de la terre ! Pendant une vingtaine de minutes, elle est répandue à coup de pelles, étalée, aplatie, tassée, et enfin… arrosée ! J’imagine bien sur le CV : terrassier ? mais vous n’étiez pas technicien à l’opéra ? – si, si, justement. C’est assez hallucinant. Avec le tuyau d’arrosage qui ressemble à un lance-flammes, l’état de guerre est déclaré ; le spectateur va s’en prendre plein la tête. Après cette installation et quelques faux-départs dus aux éclairages (sans lumière, l’orchestre peut difficilement suivre la partition), les danseurs qui s’échauffaient jusqu’alors autour du praticable terreux se lancent dans la chorégraphie de Bausch. La puissance des ensembles et la violence de la musique me terrasse dans mon siège, j’en ai oublié jusqu’aux palabres un peu bruyants pour régler les lumières. C’est à couper le souffle et l’Élue, musique achevée, reste effectivement au sol jusqu’à ce qu’un danseur vienne la relever ; on a le sentiment qu’elle va tomber à chaque fois qu’on lui presse l’épaule ou le dos pour la féliciter, comme si la violence des hommes se perpétuait, amoindrie, chez les danseurs. Ce n’est pas un ballet émotionnellement anodin, il semble falloir du temps pour sortir de son rôle.

De les voir là, épuisés, la pièce achevée, on en est presque désolé, on mesure la solitude de ces répétitions tardives, lorsqu’ils dansent pour personne sinon pour rien. Et je me demande si elle est allégée par la présence du public les soirs de représentation, si cette présence les galvanise, ou si la solitude demeure en dépit du public, invisible derrière les feux de la rampe. Je n’arrive pas à savoir si je crains le mécanisme d’une danse devenue répétitive au-delà des répétitions ou si je suis rassérénée par le geste toujours fait pour soi. Quoiqu’il en soit, le Sacre du printemps secoue. C’est à répéter – non tant pour les danseurs que pour les spectateurs.

 

Petrouchka ébachi

[Pleyel, jeudi 2 décembre avec Palpatine]

Comme des patins à glace, la baguette de Dima Slobodeniouk trace des arabesques sur le Lac enchanté d’Anatole Liadov, qui porte bien son nom (le lac tout droit sorti d’une « scène de conte de fée », pas Anatole, voyons). On peut glisser.

Gil Shaham porte son regard béat sur le Concerto n°2 pour violon, histoire de nous ébahir avec les surprenantes figures de Prokofiev. Il joue de son instrument et avec le public : l’archet suspendu, il vous regarde par en-dessous comme s’il préparait un bon coup- de fait, la comparaison est inutile, le coup est toujours juste lorsqu’il entreprend d’agacer son Stradivarius. Et c’est comme s’il portait en notre compagnie un toast à la musique qu’il prend la peine d’annoncer son bis, qui devient rapidement un ter puis un quater ; pour une fois on sait ce qu’on entend— même si j’ai déjà oublié de quels morceaux de Bach il s’agissait au juste. Ce que je n’ai pas oublié, en revanche, c’est la beauté de ces morceaux, où l’on entendait simultanément la musique et le silence— un silence plus hypnotique encore qu’attentif, qui ne disparaissait pas recouvert par la musique. Pour un peu, on aurait aimé que le concert se transforme en récital…

…quoiqu’en musique de ballet, ce n’était pas mal non plus. Pour moi qui ai peu d’oreille, écouter un ballet en concert me donne l’occasion de voir autrement la musique ; par exemple, ce moment où, à la musique de foire tenue par les vents, Stravinski superpose les cordes : elles déforment ce qui n’a donc été qu’une citation et devient tout autre chose. Puis, pour le coup, l’orchestre est vraiment en scène : « En composant cette musique, raconte Stravinski, j’avais nettement la vision d’un pantin subitement déchaîné qui, par ses cascades d’arpèges diaboliques, exaspère la patience de l’orchestre, lequel, à son tour, lui réplique par des fanfares menaçantes. Il s’ensuit une terrible bagarre qui, arrivée à son paroxysme, se termine par l’affaissement douloureux et plaintif du pauvre pantin. » J’ai quant à moi suivi la marionnette qui dansait dans mon souvenir, jusqu’au moment où j’ai perdu de vue Petrouchka, égaré quelque part entre le Maure et la ballerine. Du coup, je me suis fait surprendre par la fin, non sans m’être auparavant ravigotée à cette musique aussi brillante que bigarrée.

Cadmu[S] e[t] He[R]mione

Cadmu[S] e[t] He[R]mione, le titre m’a bouffé ma petite capitale !

Je suis sortie six jours sur sept cette semaine : nombre de découvertes stimulantes mais peu d’heures de sommeil et encore moins de compte-rendus. Le feu d’artifice a été ouvert lundi à l’Opéra comique. Comique déjà dans sa décoration : mosaïques carrelées au sol, morceaux de marbres déparés, mosaïques dorées au plafond, peintures à l’exubérance italienne, moulures et dorures à foison, rien ne va avec rien, comme si chaque artisan avait suivi mécaniquement son idée sans se mettre sous la houlette d’aucun maître d’œuvre. Il n’y a vraiment que l’étiquette de « baroque » pour imaginer unifier tout cela. Sur scène, c’est un peu la même chose, à ceci près que l’anarchie des costumes bigarrés est atténuées par la faible intensité lumineuse. En effet, on redécouvre ici au sens propre ce que signifie passer les feux de la rampe et, bien que je ne sois pas une fille à bougie (essayez de m’en offrir une, vous verrez la tête que je ferai, voire la grimace, si elle est parfumée), cette belle ligne de lumières à l’ancienne suffit à me ravir – un peu le même émerveillement en prélude au spectacle que devant les petits trains de Fabre (qui déraillait ensuite).

 

La faible luminosité est un peu fatigante pour les yeux mais la façon dont elle recréé des physiques semblables aux gravures de l’époque est fascinante : éclairés en contre-plongée, les visages plombés de perruque s’alourdissent, tandis que les costumes resserrés aux chevilles font des petits pieds et de menues foulées aux danseuses baroques. Cela sautille avec des rameaux dans la main lors des festivités agrestes et se suspend en poses précieuses, aux lignes brisées qui ne seraient que disgracieuses sur des gravures (où les mouvements figés ont souvent l’air maladroits) mais que l’on dirait pourtant alanguies grâce aux tuniques grecques (qui ne vont pas si mal aux hommes – l’un a un maquillage qui me fait un instant penser aux cygnes de Matthew Bourne) et au décor de colonnes et de miroirs au milieu duquel ils évoluent.

 

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Je m’attarde sur la danse et les costumes mais, aussi, l’opéra de Lully n’est que pur divertissement et l’argument est tout au plus un prétexte à louer l’amour et les dieux – la morale de l’histoire est à ce titre sans équivoque : « Vivez heureux ». Tout y est art, tout y est pacotille, jusqu’aux épreuves de Cadmus pour délivrer Hermione des liens auxquels sont père Mars l’a promise et qui doivent l’enchaîner à un géant de la région (qui se ballade sur échasses avec des écailles sur le dos, façon dinosaure de SF) : le dragon qui apparaît avec force fumée et qu’il abat d’un coup d’epée me fait rire comme une gamine à un spectacle de marionnettes, les soldats qui veulent le tuer sont neutralisés par une grenade qu’Amour a obligeamment fourni à notre héros (parce que si vous aimez votre prochain, c’est pour mieux trucider votre lointain) et les Géants sont changés en pierre par Pallas avant que Cadmus ait même songé à les affronter. Si amour et gloire y sont si facilement interchangeables, c’est qu’il n’est question, dans un cas comme dans l’autre, que d’élection : vous avez choisi de vous illustrer auprès de telle dame et telle déesse a choisi de vous aimer, pardon, de vous aider. Caprice hasardeux de l’amour et bravoure de pacotille – qui ne rend pas moins risible (quoique plus sympathique) Arbas, le pleutre de service, sûrement aïeul du Matamore, qui singe son compagnon héroïque, tant dans ses exploits guerriers qu’amoureux (moment particulièrement croustillant lorsqu’il conte fleurette à Charite qui, n’étant pas encore chrétienne, le pousse dans les bras de la nourrice amoureuse – et travesti, en l’occurrence).

 

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Les rebondissements sont assurés par des dei ex machina, machines grinçantes qui les propulsent dans les airs où les chanteurs se balancent, plus ou moins à l’aise dans leurs nacelles (plutôt moins que plus, et certainement moins que les démons- acrobates en trapèze ou harnais). Ces apparitions sont d’autant plus réjouissante que de notre place, nous les voyons préparées, la mise à feu s’avérant périlleuse. Au final, la brochette de dieux est savoureuse (Luanda Siqueira est une Junon resplendissante) et les noces de Cadmus et Hermione peuvent être célébrées en grande pompe. Ete de rrreparrrtirrr dans le froide, en roulant les /r/ et en prononçant tous les /t/ et les /s/ muets (Palpatine se gèle les couillesses) – un peu comme on ne peut s’empêcher de « fort » utiliser l’adverbe « moult » (depuis intégré à mon lexique personnel) après avoir vu Perceval le Gallois de Rohmer- c’est le syndrome baroque.

 

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Je ne me suis peut-être pas enflammée mais j’ai passé une bonne soirée.