Le spectre des ballets russes, nouveau fantôme de l’Opéra (de Paris)

 

Le spectre des ballets russes hante l’esprit collectif : la troupe de Diaghilev est la seule figure de la danse que j’ai croisée dans mes cours d’histoire. Du moins en tant qu’expression artistique – Loïe Füller est également présente, mais seulement en vertu des progrès de l’électricité, et Noureev n’est plus qu’exilé politique parmi d’autres. Les ballets russes, c’est un assemblage de noms prestigieux, dont les plus connus n’appartiennent pas a priori au monde de la danse. On sait que Picasso, Matisse, Stravinsky ou Satie y ont trempé, mais comme dans quelque affaire louche dont on ne connaît pas bien le fond : les ballets russes, tout le monde connaît, c’est bien connu, mais peu ont assisté aux ballets en questions, on s’arrête généralement à des décors ou à l’affiche de Nijinsky en faune. La soirée proposée par l’Opéra de Paris était donc l’occasion d’aller voir cela de plus près. J’étais d’autant plus curieuse que, d’une part, je ne connaissais qu’une pièce de la troupe, Parade, reprise par Europa danse l’année dernière, et d’autre part, les notes et photographies d’Anne Deniau m’avaient fortement mise en appétit.

 

 

Le spectre de la rose, le parfum d’une époque ?


 

Note de tête : d’horribles couvre-chef : la jeune fille flotte dans une robe blanche bien froufroutante et un bonnet de nuit à vous faire faire des cauchemars, tandis que le spectre est moulé et encapuchonné dans un académique rose où sont cousues les fleurs de la même couleur. Mais il est bien connu que l’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur.

Note de cœur : des huiles pour animer ce parfum. La danse d’Isabelle Ciaravola ne m’a jamais semblé entêtante, elle est même volatile en jeune fille éthérée, mais je lui suis tout à fait reconnaissante de s’endormir pour que son songe fournisse le cadre d’où surgit Mathias Heymann. Je n’ai pas vu son saut d’entrée, mais je me rattraperai en regardant la diffusion de la captation vidéo faite ce soir-là*, en attendant cela m’évitera de réduire tout le ballet à ce seul souvenir. En effet, si l’argument n’est qu’un prétexte pour développer le motif de la rose, celui-ci est très réussi. Pour une fois, le comparé n’est pas la jeune fille : cette dernière porte la fleur à son corset, mais le souvenir du bal qu’elle fait surgir est bien celui d’un homme (celui qui la lui a offerte, peut-être).

 

Note de fond : la forme, évidemment, la chorégraphie de Fokine. Malgré son costume, pas une seconde Mathias Heymann n’a l’air ridicule : délicatesse féminine et puissance virile rendent le spectre insaisissable. Odeur intangible, il se répand dans la chambre d’un grand jeté où les mains déploient les bras pliés et diffusent le parfum comme on envoie un baiser lorsqu’on s’est déjà quitté. Souvenir fugitif, il embaume la scène et respire la sensualité dans ses couronnes un peu fanées. Fantôme du ballet classique et parfum de nouveauté, le spectre s’évapore sitôt respiré – une métaphore pour la danse.

 

* Les spectateurs situés derrière les caméras devaient être heureux, tenez ! Nous aussi, nous serons par-terre le 1er janvier, la télévision allumée sur France 3 (non, pas d’erreur, pas Arte).

 

 

Le faune et la (fine) flore de l’Opéra de Paris


 

La toile de Léon Bakst, très proche de l’avant-scène, annonce par ses aplats de couleur une danse presque en deux dimensions qui, pour inspirée des bas-reliefs qu’elle soit, ne manque pas de relief. Toges et coiffures à la grecque, bras à l’égyptienne, les nymphes évoluent dans un monde mythologique sans espace. Leurs poses, pourtant très statiques, ne figent pas la danse, elles en font monter le désir, si bien que l’attente n’est jamais impatience mais attention hypersensible au moindre mouvement. La gestuelle du faune est beaucoup moins anguleuse, mais tout aussi lente – ou plutôt, en tension. Les demi-tours en quatrième sur quart de pointes engagent la contraction des muscles ; on scrute, on attend le moment où ils vont se relâcher et les nymphes se débander à l’arrivée de leur prédateur. Bouche béante, pouces tendus, presque hors de la main, qui l’entraînent vers l’extérieur, le poussent à sortir de lui, il se rit de leur fuite, sûr de jouir d’elles ensuite. Il jette son dévolu sur Emilie Cozette, et pour une fois (mais ne serait-ce pas déjà la deuxième ?), je me garderai de discuter ce choix, tant elle est aimable – ce qui, dans le vocabulaire classique, revient à peu près à dire désirable. Son visage aux traits finement mais nettement dessinés vient rehausser la gestuelle anguleuse de la nymphe qu’elle incarne. Mais je préfère le sexe fort ce n’est rien face à Nicolas Leriche, pourtant méconnaissable en blond – mais pour une figure de l’âge d’or, à quoi ne consentirions-nous pas ? On se réincarnerait en grappe de raisin, pourvu qu’on ait l’ivresse. Mais la nymphe est plus enviable, même et surtout lorsqu’elle se retrouve en face du faune qui, sans la toucher, l’enserre de ses deux bras tendus : ravie, de crainte ou de désir, elle ploie sous lui, mi-cambrée (mais le dos droit), mi-agenouillée (mais pas soumise). Je me suis trompée, Nicolas Leriche n’est pas un dieu, c’est un faune, et c’est encore mieux. D’où je comprends mieux à rebours que Nijinski soit un dieu.

Rien en soi de choquant, donc, mais on peut imaginer que cela a pu être un peu trop fort il y a un siècle. Non que je croie le public de l’époque particulièrement puritain : il me semble que ce n’est
pas tant les gestes suggestifs (bien que le fauve épicurien s’achève ventre à terre et bassin ondulant) qui ont du choquer que l’érotisme étouffant d’une danse trop lente et contrainte pour ne pas être irritante.

 


Prendre le taureau par le tricorne

 

 

L’Espagne vue par les Russes, reprise par une troupe française et dansée par un espagnol : José Martinez nous fait retomber sur nos pieds. Au passage, il enlève la fougue slave et la retenue de l’élégance française (qui n’existe plus que comme un stéréotype, nous sommes d’accord – mais le ballet brosse toujours ses tours du monde à grands traits).

L’argument n’est pas moins archétypal que la vision de l’Espagne que propose Massine : tandis que le meunier vérifie ses pouvoirs de séduction, sa femme s’amuse d’un vieux barbon ventru et sautillant (l’Opéra a bien fait d’inviter ce Fabrice Bourgeois, réjouissant en corregidor). Elle l’agace tant et si bien (il faut le voir courir après la grappe de raisin qu’elle agite) qu’il finit par faire emprisonner le meunier pour avoir la voie libre. Mais par un rebondissement dont l’auteur a le secret (et pour cause : le renversement doit avoir eu lieu un peu trop côté cour), les rôles sont inversés, le barbon battu par ses gardes, le meunier libéré, et sa femme soulagée.

Cette dernière était interprétée par Marie-Agnès Gillot qui, pour la première fois, m’a un peu laissée sur ma faim. Le tempérament ne lui fait pas défaut, c’est chose certaine ; peut-être aurait-il fallu davantage de finesse ou de piquant pour aiguillonner le spectateur (j’aurais bien vu Dorothée Gilbert dans le rôle).

José Martinez en revanche est absolument sensationnel. La classe et miamesque à la fois, j’ai le rythme sur dans la peau. Il faut voir son corps nerveux trembler jusqu’à précipiter ses pieds dans des claquements au caractère affirmé. Huuuum ! Foulez-moi aux pieds ! (Inci, M. et le Teckel se souviendront peut-être). Mais je ne suis pas une amante grecque, ces piétinements m’égarent. Je ne regarde plus mon étoile fétiche, seulement les pieds qui ébranlent les jambes invisibles dans leur pantalon noir jusqu’au court veston violet qui l’enserre et dont les pans sont fermement tenus par deux mains puissantes. Et pour finir le blason, au-dessus du corps fébrile, le visage serein d’un danseur follement séduisant (pas séducteur, il n’y a que les jeunes premiers et les vieux barbons qui jouent encore à cela). C’est l’éclate. Ca claque. Rien ne vaut un coup de Martinez.


 

Pétrouchka : une poupée de son et de pas


 

Quatre tableaux : deux scènes de foire encadrent des passages plus intimistes où l’on pénètre successivement dans la chambre (ou l’enclos) de Pétrouchka et du Maure, deux pantins qui se disputent la ballerine – enfin, c’est vite dit, celle-ci n’ayant, outre aucune inclination, aucune pitié pour Pétrouchka. Entre les danseuses de rue, l’haltérophile escroc qui soulève des ballons, l’agent qui se fait graisser la patte, celle de l’ours dont le montreur assure qu’elle est blanche, l’homme à la barbe de deux mètres, et la foule, c’est la foire d’empoigne. La drôlerie obligée de la fête rend plus pathétique encore la tristesse de Pétrouchka, renfermé sur lui-même (épaules tombantes, jambes en-dedans) plus encore qu’enfermé par le magicien responsable de l’attraction qu’il forme avec les deux autres pantins (comme la Bacchante, il prend soin de ses instruments de travail). Aucune issue, la porte hérissée de petites flammes de cirque est bien fermé, il y a brûlé ses petites moufles. Déconfit, il s’enfonce, l’ennui du Maure le confirme a posteriori, dans le désespoir. Lorsque les pantins sont remis à la tâche dans leurs petites cases respectives, ils s’étripent, et Pétrouchka, dont l’humanité a été tuée par le mépris de la ballerine qu’il aimait et le couteau du Maure qui la convoitait, n’est plus qu’une poupée de son qui s’évide. Alors que le magicien (charlatan, dit la distribution pour annoncer Stéphane Phavorin) en ramasse la dépouille, on voit son spectre lancer un dernier appel sur le toit de la baraque foraine – dernière manifestation de sa présence (il était bien quelqu’un à l’intérieur de sa carcasse de poupée) avant que le rideau ne tombe.

Malgré l’Orient de pacotille dans lequel il évolue, Yann Bridard a évité de rendre son Maure bête et méchant en lui accordant des impulsions humaines quoique primaires (sentiment de plénitude d’une existence pourtant vide).

Clairemarie Osta, véritable danseuse, n’a pas fait de la ballerine la poupée que j’aurais pu attendre de sa part après l’avoir vue dans la Petite Danseuse de Degas. Elle n’a rien à voir avec l’automate du début de Casse-Noisette, par exemple. Par la dureté qu’elle affiche, sa ballerine n’a rien de poupin : si elle est inhumaine, c’est par absence de pitié, non de sentiments.

Quant au Pétrouchka de Benjamin Pech, il était pathétique et misérable au possible. Il vous fendillerait le cœur. J’ironise un peu parce que le ballet n’est pas mon préféré (debout pour mieux voir, je commençais probablement à en avoir plein les pattes), mais cet interprète est vraiment formidable. En me rappelant que Nicolas Leriche était distribué en alternance (ce doit être quelque chose, aussi), je me suis dit qu’inversement, j’aimerais bien voir Benjamin Pech en faune. Il ne serait certainement pas gha à la manière de Leriche, mais j’ai comme dans l’idée que cela lui irait bien.

 

 

Les ballets russes par des Français un siècle plus tard, était-ce une bonne idée, alors ? Les costumes voire certains décors ont mal vieillis et n’aident pas à percevoir ces pièces comme un spectacle où convergent tous les arts, ce qui était tout de même l’une des innovations de Diaghilev – d’où l’impression d’avoir parfois affaire à une reconstitution historique où la valeur documentaire prévaut sur l’artistique, sans pour autant vraiment faire comprendre ce qui a pu faire scandale. Le fantôme des ballets russes, c’est sûrement le prix à payer pour que le spectre de cette danse expressive (ces bras, brrr) continue de nous hanter – car elle a encore largement la capacité de nous subjuguer. La preuve.

 

 

 

(z)érotisme dans la danse classique

Le sujet était riche ; le modèle, parfaitement choisi : la divine Polina Semionova ; les extraits, déjà moins : Silvia, surtout si ce n’est pas celle de Neumeier, n’est pas la quintessence de ce qu’un ballet peut receler en terme d’érotisme. Au final, le documentaire passé sur Arte hier soir perdait complètement de vue le fil directeur qu’il annonçait. L’étoile de Berlin était présentée par le prisme admiratif d’un danseur des ballets Trockadéro dont des extraits formaient le second sujet d’étude. S’ils posent une quelconque question sexuelle, c’est par le biais du travestissement, la sensualité n’étant en aucune façon une des caractéristiques essentielles de leurs ballets parodiques. Mais même le travestissement semble aller de soi : ces hommes dansent les rôles de femme, « avec les pointes, naturellement ». On grappillera tout de même des bouts de leur classe, attestant effectivement de l’ « exigence » que leur parti-pris de l’humour ne requiert pas moins qu’une compagnie traditionnelle. Un danseur se coltine ensuite la variation du grand pas classique d’Auber, si la preuve était encore à faire.

Et puis, pêle-mêle, on nous glisse que Balanchine aimait « les formes juvéniles » (et son amour des femmes ?), ce qui permet de ne pas oublier le cliché des problèmes de poids (but thank God, comme le souligne notre danseur, Polina Semionova a des seins), pour passer en toute logique aux ballets russes dont on mentionnera l’érotisme sans jamais le faire sentir – alors qu’il y a de quoi faire. L’érotisme est le maître-mot du documentaire et il n’est jamais défini.

Outre les simplifications d’histoire de la danse qui confinent au contresens, les images sont bien plates, une succession de plans très sages. Lorsqu’on voit les jambes de Polina Semionova, la caméra semble offrir l’étude de son impeccable travail de pied et de bas de jambe à disséquer, sans jamais trahir un regard subjectif – ne serait-ce qu’en montant ou descendant le long de ses formidables lignes pour en donner une vision un peu sculpturale, rappeler qu’elle est un être de chair en même temps qu’un squelette autour duquel s’articule sa technique. J’en connais un qui, si vous lui donniez pareils thème et sujet, fixerait nez et jambes à vous faire oublier qu’ils procèdent d’un seul et même corps. Il ne s’agit pas de filmer les fantasmes de quelque balletomane pervers, mais de poser la question du rapport au corps et au désir, à la fois dans le ballet (du pas de deux à foison) et dans la vision qu’on en a. Que la danse soit « mal vue » à l’époque du pas de quatre me fait doucement rire : soit elle n’est pas du tout vue, parce qu’on parle bien de la danse et qu’elle peine à s’imposer comme un genre à part entière qui ne soit pas réductible aux divertissements d’opéra, soit on veut parler de la réputation des danseuses. Et, en effet, le ballet était un peu pour les abonnés le vivier où repérer la demoiselle qu’il se ferait un plaisir d’entretenir. Cela aurait pu être un point de départ, on en fait une voie sans issue.

Ah, ça, le documentaire ne risque pas de verser dans la vulgarité : bien que le mot soit régulièrement martelé, la chose est éludée, on passe à côté de toute sensualité. Heureusement que le sourire resplendissant de Polina Semionova et sa joie de danser sont là, que les extraits de danse peuvent s’apprécier indépendamment de la trame dans laquelle ils sont enchâssés et des commentaires qui les dénaturent ou ne sont que redondances, parce que le documentaire, en tant que tel, est plutôt décevant.

Avis aux amateurs, le thème mérite toujours d’être traité.

Chercher des noises à Casse-Noisette

A l’entracte, alors qu’on tente en vain de se replacer et que Palpatine est parti chercher les flyers de la distribution, B#4 me demande ce que j’en pense, et ce n’est pas uniquement mon incapacité chronique à engager la conversation avec quelqu’un que je viens de rencontrer qui me prive de donner une réponse pertinente. Je n’en pense rien. J’aime cette féerie cristalline qu’est Casse-Noisette, la regarder se dérouler comme le compte à rebours d’une boîte à musique, me laisser hypnotiser jusqu’à ce que les derniers flocons de polystyrène soient retombés immobiles dans leur boule de neige.

Mais je n’en pense pas grand-chose. Joël, rencontré après le spectacle (il était aussi à l’opéra mais à Garnier), a sommairement mais assez justement résumé la chose : le premier acte est destiné à ceux qui aiment les enfants, le second, à ceux qui aiment la danse. Ca tombe plutôt bien, à défaut d’un quelconque élan vaguement maternel pour les shreks braillards, je fais partie de la seconde catégorie, ce qui m’empêchera peut-être de passer pour une sale gamine totalement blasée.

Pas de calendrier de l’Avent cette année, ni de sapin, mes cadeaux ne sont pas encore faits ; Noël me paraît loin, perdu dans des illuminations criardes à la Broadway sans rien conserver de la poésie de l’avenue mythique – non mais, vous avez vu l’horreur des Champs-Elysées ? Certes, ce n’est pas l’artère du bon goût, mais pas de veine, elle contamine les alentours : l’avenue Montaigne, quoique moins aveuglant en rouge, frise le bordel. D’habitude à cette période, j’adore me promener les joues au froid, emmitouflée dans des vêtements bien chauds ; cette année, le froid fait mal et n’est en rien vivifiant. Je ne trouve pas qu’il soit de bon ton de mépriser l’esprit de Noël, simplement, là, je n’y suis pas. C’est un peu la même chose pour Casse-Noisette.

Je ne parviens pas à m’émerveiller devant les enfants, même si je trouve que leurs alignements sont plutôt bien observés pour des élèves de l’école de danse. Les divertissements du deuxième acte sont brillants, mais m’apparaissent plus décousus que jamais – le paradigme de la fête fourre-tout dans laquelle les délégations étrangères (espagnoles, russes, chinoises…) côtoient des bergères de roman précieux. La danse arabe est une petite merveille de sensualité ; aussi ne devais-je pas avoir les sens très en éveil pour m’étonner de l’ampleur des applaudissements lorsque Céline Talon est venue saluer. Quant au prince, j’ai eu du mal à reconnaître Marc Moreau dont il m’avait semblé lire le nom dans la distribution affichée sur le site de l’opéra, et pour cause : c’était Nikolaï Tsiskaridzé. Pas forcément une grande complicité avec sa Clara (on peut imaginer que l’artiste, invité, a eu un nombre de répétitions assez réduit avec sa partenaire), mais bon prince (ah, la variation du deuxième acte, quasiment imprimée dans la mémoire depuis le concours… c’est reposant de ne pas craindre de l’y voir tituber – tours finaux qui claquent), sans qu’il me mette sous son charme.

Trop de mais. Peut-être est-il un peu normal de chercher des noises à Casse-Noisette : après tout, son combat contre le roi des rats donne lieu à l’un de mes moments préférés, en souris bon public que je suis. Et il est clair que Myriam Ould-Braham est parfaite en Clara (je me demande bien en quoi elle ne serait pas parfaite, tiens – la mauvaise foi est à double sens). Tous les gestes sont ciselés, nuancés ;  l’évolution de son personnage, parfaitement conduite : métamorphose de l’enfant à la femme, que je ne peux que constater lorsque, à la clôture du songe initiatique par le réveil de Clara, je suis surprise de la retrouver dans sa petite robe bleue, enfantine sans être puérile. Quelques instants auparavant, elle était en tutu plateau, maîtresse souveraine. La petite Wendy a bien grandi, et Myriam Ould-Braham est plus ravissante que jamais.

 

Ces petites noisettes (entourées de chocolat praliné, on ne voyage pas au royaume des sucreries pour rien) étaient délicieuses, mais, vous l’aurez compris, je n’en ferai pas provision – vision plus que jamais éphémère. Je ne regarde pas ce ballet de haut, certainement pas ; nénamoins, si j’en donne l’impression, c’est peut-être aussi de l’avoir vu de haut. Curieux qu’il ne m’ait pas porté au septième ciel, parce qu’on est était très proche aux 7èmes galleries : la vue imprenable sur les crânes plus ou moins dégarnis du parterre en contrebas (exception faite pour les chignons des gamines – Casse-Noisette fait descendre la moyenne d’âge du public) nécessitait de ne pas avoir le vertige et de faire attention à ses affaires (j’ai tout de même réussi à faire tomber ma place comme un flocon, qui a eu le culot de filer la métaphore jusqu’à fondre et demeurer introuvable).

[moment volé au ballet : me tourner vers ma droite et voir nos trois petites têtes plantées sur nos mains, avants-bras posés sur la rambarde – spectateurs à la tête de choupinets]

La vision est assez bonne en ce qui concerne le champ auquel elle ouvre : l’angle mort sur le côté est très faible, bien plus qu’à Garnier, surtout avec les décors encombrants (il n’y a guère que l’arrière-scène qui soit hors de vue et masque l’arrivée du roi des rat – la scène de Bastille est très profonde, aussi) ; elle l’est beaucoup moins en terme d’angle. Si l’on oberve quelques curiosités, comme les arabesques décroisées ou la neige de polystyrène qui tombe bien en ligne en avant-scène, puis en arrière-scène, laissant au corps de ballet, entre les deux, l’espoir de ne pas trop glisser, la belle cartographie mouvante qu’offre cette vue du ciel ne suffit pas à compenser les visages qui nous sont soustraits (et que j’étrangle Palpatine en lui empruntant ses jumelles, passées autour du cou par précaution, rapport à la hauteur – Héloïse Bourdooooon !), ni surtout à faire oublier à quel point les lignes sont aplaties. Le problème n’est pas tant que la distance fasse des danseurs de petites marionnettes, mais qu’elle en déforme les proportions, les écrasent : les arabesques sont raccourcies, les sauts plaqués à terre… Plus que jamais, je me rends compte que la danse classique repose sur une esthétique des lignes. Il me vient alors à l’esprit que si la gestuelle déstructurée de Genus faisait glousser ma voisine qui soulignait pourtant l’originalié de Nicolas Paul en s’étonnant de ce que l’on pouvait encore inventer après Forsythe (elle semblait donc l’apprécier), c’est peut-êtr
e parce que Wayne McGregor brise ces lignes (ou les fait onduler), tandis que Forsythe (du moins celui du répertoire de l’Opéra de Paris, je ne connais de toutes façons que celui-ci) les rend encore plus visibles par les étirements auxquels il les soumet. Une idée comme ça, ce doit être l’effet boule de neige. A ne pas confondre avec l’effet flocon de neige (cf chez Palpatine le « mathiiiilde » final).

Platée de rires par Rameau

 

 

Certaines œuvres comiques m’incitent parfois à croire le temps de leur représentation que les œuvres dites sérieuses n’ont été inventées que pour offrir le plaisir de les parodier ensuite. Ce sont celles dont la bouffonnerie ne tombe pas dans le grotesque et dont l’humour ne tombe jamais à plat, c’est Platée, en l’occurrence, servi par une mise en scène délirante : Laurent Pelly ne recule devant rien, sauf devant l’excès du mauvais goût. L’opéra joue avec les conventions du genre, mais nul besoin d’être un fin connaisseur pour apprécier l’ironie. Quelques mots du contexte musical permettent certes de souligner l’originalité de cette œuvre qui annonce ou parodie les opéras italiens en mélangeant les genres pourtant bien rangés dans leurs cases par les Français. Cependant, si cette mise en perspective historique présente Platée comme un brillant pastiche, l’opéra, comme toute œuvre digne de ce nom, va bien au-delà de la caricature et peut être apprécié pour lui-même, sans avoir forcément besoin d’être référé à ce qu’il pastiche.


 

Quoi, moi ? – Oui, toi !

 

Le rideau se lève sur… une salle de spectacle, dont les gradins sont peu à peu remplis par des spectateurs retardataires (on notera le souci de vraisemblance), que placent, déplacent et replacent une escouade d’ouvreuses hyperactives et bientôt épuisées de gambader dans leurs petits uniformes d’hôtesses de l’air. Le calme ne se fait pas dans les rangs, loin de là, c’est même la débandade : on descend les escaliers sur les fesses comme des enfants boudeurs ou l’on avance entre les sièges à quatre pattes (l’étroitesse des rangées ne le permettrait pas, dommage, l’idée était bonne), l’ouvreuse-meneuse de revue la lampe torche dans la gueule, comme une rose à la bouche d’un séducteur de pacotille.

 

Au premier rang, affalé sur plusieurs sièges, Thespis cuve son vin. La troupe de spectateurs vient le réveiller en chœur et réclame une histoire pour célébrer Bacchus. L’inventeur de la comédie finit par accéder à la requête des spectateurs, qui ne sont autres que la transposition de vendangeurs – serions-nous rustres ? à en juger par l’imbécile heureux à qui j’ai du arracher son enveloppe pour qu’il cesse d’en faire bruire l’ouverture en papier cristal, l’insinuation n’est pas dénuée de fond ; se trouver dans l’enclos optima avec ses nobles moutons cravatés et emperlousés n’y change rien (premier rang de premier balcon, ces places –Palpatine fait le pluriel- de dernière minute étaient un véritable cadeau de Noël, le guichetier en a convenu). Il faut dire aussi que Thespis, mal embouché d’être éveillé après tant de bouteilles débouchées a prévenu que tout le monde en prendrait pour son grade – Dieux comme mortels. Personnages comme spectateurs, pourrait-on ajouter, s’il est vrai que l’adage de corriger les hommes par le rire prend un certain relief avec le mont Cithéron transformé une salle de théâtre. On a moins une mise en abyme (même si à un moment, une miniature de scène tombe du ciel, enfin des tringles, pour encadrer les spectateurs regroupés en chœur) qu’une inversion des perspectives : ceux que nous observons à leur tour nous observent et nous renvoient ainsi notre regard.

L’impression est assez curieuse, quoique moins forte qu’à la séance de cinéma où quelques personnes arrivées en retard, au lieu de se faire discrètes, ont pris le parti de jouer leur rôle d’emmerdeurs, et ont fait savoir sur le ton de l’aparté mais à toute la salle qu’ils étaient en quête d’une place. Le rire s’est propagé dans les gradins, avec une bonne humeur suffisante pour que la bouffonnerie soit poussée jusqu’à leur faire une haie de déshonneur et qu’elles accèdent aux places centrales vacantes. Si le dérangement, quoique abusif, n’a pas été perçu avec animosité, c’est peut-être aussi qu’il constituait un dérangement des habitudes. Ainsi, le rire des spectateurs installés visait moins à se moquer des retardataires qu’à prévenir toute gêne –celle de se sentir observé alors que les salles obscures sont par excellence le lieu où l’on voit sans être vus (les couples d’amoureux affalés l’un sur l’autre sans aucune retenue sont un bon indice de la prégnance de ce sentiment d’être dissimulé). L’irruption des retardataires qui se sont adressés aux spectateurs au lieu de faire rapidement et tacitement corps avec eux a transformé les gradins du cinéma en amphi qui rit d’être pris sur le fait (rien de répréhensible – les spectateurs pris à parti sont comme des écoliers soudainement interrogés par un professeur qui, ce faisant, les distingue du groupe dans lequel ils se fondaient, invisibles). Cette impression est moins forte sur scène où, contrairement à l’image des acteurs qui ne risquent pas de nous répondre, de véritables personnes évoluent sous nos yeux. Il n’en reste pas moins que le renversement des perspectives produit un drôle d’effet en enfreignant la convention habituelle selon laquelle les comédiens ou chanteurs se laissent regarder en faisant semblant de ne pas sentir les regards posés sur eux. La scène constituée en salle fonctionne donc comme un miroir, et c’est donc bien le spectateur que le spectacle représente – et moque, en l’occurrence. Le spectateur, spectateur de lui-même grâce au spectacle dont il se croit le témoin et non l’objet : *Proust power*.

 

 

Quoi, l’on se rit de nous ? Et l’on fait bien – de ne pas prendre au sérieux le sérieux des hommes *Kundera power* – de rire même de cette tentative trop sérieuse de le montrer. La mise en scène le montre assez bien à elle seule : de la mousse verte envahit peu à peu les sièges et transforme la salle en épave, qui elle-même va partir en morceaux –de choix- tout au long de l’opéra. Le naufrage emporte avec le décor l’ambition d’éduquer les hommes par le rire – ne surnage que le divertissement. Le plaisir de l’histoire : Thalie, déesse de la comédie (Melendili, you were perfect), Momus, dieu de la satire (je ne le connaissais pas celui-là), et Amour, impertinente dans ses sous-vêtements encadrés d’une veste noire, veillent au grain (de folie). Et Thespis s’est assuré l’inspiration à l’aide de quelques ingurgitations : il a fait venir une longue table recouverte de verres de vin, d’où a surgi une grenouille (sic). L’élément perturbateur est annoncé.

 

 

Le croassement de l’histoire

 

Jupiter éternel séducteur, Junon, perpétuelle jalouse, Amour, joueur de fléchette… l’histoire est bien connue et le mythe, bien rôdé. Seulement, l’argument, c’est tout une histoire : les cases sont respectées, mais le livret d’Adrien-Joseph Le Valois d’Orville (le dernier ferme la porte) d’après une pièce de Jacques Autreau les remplit avec la légèreté d’un questionnaire de Cosmo quand il aurait fallu l’attention d’une déclaration d’impôts. La distribution se révèle cocasse : dans le rôle de la belle qui ravit le dieu des dieux, Platée, une « nymphe batracienne », être aussi fleur bleue que verdâtre, affublé d’un tutu de pétales roses.


Paul Agnew « mi-clochard, mi-reine d’Angleterre »
(on n’aurait su dire mieux, le petit sac vert est too much)

 

Forcément, dans ces conditions, l’histoire bégaie, le tragique tourne au comique – et la salle s’esclaffe de la plaisanterie montée par Cithéron et Jupiter, avec Platée pour objet et Junon pour destinataire, qui consiste à faire croire à celle-ci que Jupiter s’est épris de celle-là. La méprise n’aura d’égale que le mépris du dieu pour sa nouvelle conquête.

Platée ne court pas dans la combine, elle y saute à pieds joints, de son saut de batracien. C’est ce qui la rend ridicule, bien plus que appâts véreux – à chaque fois qu’il en était question, je ne pouvais pas m’empêcher de visualiser un vers visqueux se tortillant au bout d’un hameçon. Devient risible toute tentation de prendre quoi ou qui que ce soit au sérieux : Platée persuadée de sa beauté, l’amour et ses foudres, un des thèmes de prédilection de l’opéra et ses grands airs. Tout part en déliquescence, tout prête à rire. La destruction progressive du décor l’a pourtant planté : on nous laisse nous enliser à notre aise dans l’histoire, dans les marais de Platée.

Dans cette noble et putride demeure, il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille. Tous ses amis sont réunis pour l’occasion, une piscine leur est même aménagée par le retrait de quelques rangées de fauteuils et dans l’euphorie, les assonances en « oi » pullulent. Le jeu du cri des animaux continue avec les métamorphoses de Jupiter tandis qu’il se manifeste pour la première fois à Platée. La chouette l’est déjà pas mal (chouette), mais l’âne est impayable ; je ris tellement que je ne dois plus être très loin des grands hochements de tête de Jupiter dont la nature asine est déjà inscrite dans la partition. Croassements, ululements et braiements doivent avoir une sonorité particulièrement marquante ; ce sont précisément leurs onomatopées qui ont servi d’indices pour reconstituer la prononciation du latin (ne pas sous-estimer le potentiel comique d’un poly). De curieuses choses me passent par la tête en spectacle, je vous l’accorde, mais cela aurait pu être pire, j’aurais pu me revoir dans le Songe d’une nuit d’été en train de me pâmer devant l’âne.

L’apparition de Jupiter est ainsi céleste. Il est vraiment dans les airs, puisque descendu dans le lustre de la salle initiale. A bord de cette nacelle de récupération, il a l’air d’une caricature de pin-up dans une coupe de champagne. D’autant qu’il le vaut bien : le monsieur Loyal de tout ce cirque, en costume violet à paillettes (Mercure n’est pas mal non plus, très cloclo, tout argenté) a le sourire Colgate et la coiffure de Ken (hilarant jeu de scène lorsqu’il s’efforce de cajoler Platée : il caresse ses cheveux comme il le ferait d’un chien, puis après que celle-ci ait répliqué, il s’empresse de rectifier sa coiffure et de la débarrasser de la saleté éventuelle que la sale bête aurait pu lui laisser. Il se passe toujours quelque chose sur scène, toujours un détail croustillant à dénicher). Avec le lustre- nacelle de montgolfière, on a un nouveau clin d’œil aux artifices du théâtre, qui tout en s’en moquant, renoue avec la tradition des grands effets de machinerie. Jupiter est décidé à nous en mettre plein la vue, et bougie pétillante sur le gâteau, il fait même jaillir le feu de ses mains avant qu’une pluie d’étincelles s’abatte sur scène (c’est l’instant de la photo que l’on retrouve comme affiche et programme) – que voulez-vous, les feux de l’amour sont démonstratifs.

 

 

 

Aimer à la Folie

 

L’objet d’amour tient de l’affreux bibelot et Platée est tout juste un sujet : elle aime sur autorité du livret, avant même d’avoir aperçu Jupiter. Ce dernier est là pour nous rassurer, l’amour n’est pas aveugle, et souligner l’absurdité d’aimer à la folie. Toute marguerite vous confirmera la proximité de « pas du tout » avec la Folie. Si cette dernière surgit au mariage du couple improbable, ce n’est pas pour chanter les délices de l’amour, mais les délires d’une blague farfelue, après avoir piqué sa lyre à Apollon. Un peu de brutalité dans ce monde de douceur. Incarnation de la diva, Mireille Delunsch est magnifiquement excessive avec sa perruque blanche et sa robe en feuillets de partition. Elle mène tout le monde à la baguette, y compris le chef d’orchestre. Tandis que ce dernier, s’essayant à la comédie, s’arrache les cheveux pour la faire chanter en mesure avec l’orchestre, elle, arrache une des feuilles de son costume et consulte ainsi son antisèche.

 

 

Campée sur une petite avancée qui donne sur la fosse, vague souvenir d’un podium de défilé, ses grands airs et ses petites mimiques sont délicieuses. Plusieurs fois, elle revient sur son promontoire, prête à plonger dans la musique, mais c’est la grenouille du banquet initial qui plongera au sens propre. Apparue au balcon de la première baignoire côté jardin, elle lance une corde, descend dans l’orchestre et sans interrompre le bon cours de la musique, sème la zizanie, ébouriffe les cheveux d’un violoniste, change la partition d’un autre, zig-zag, fait de l’ombre au chef d’orchestre et finit par le saluer son travail en lui rendant sa baguette.

Voilà, j’ai trouvé ce que je voudrais faire quand je serai petite : grenouille dans Platée. La sœur du Vates voulait bien devenir flocon de neige dans la parade de Disneyland – nous avons de l’ambition. Je suis prédestinée, mon père m’appelait « la grenouille » quand j’étais bébé et que je dormais les pattes en losange. Puis cette grenouille qui efface les frontières bien définies de la représentation (qui paraissent toujours plus aisées à transgresser quand on est de l’autre côté de la rampe, d’ailleurs, où les coulisses ne constituent pas l’envers du décor mais une zone trouble où s’amorcent les métamorphoses), transforme d’un coup de baguette magique le chef en apprenti comédien, et fait de la fosse aux lions tout un cirque m’est très sympathique.

 

 

Un ballet-bouffon

 

Les rires ont besoin de danse pour devenir véritable fête : les ouvreuses hyperactives ont fait leur barre pendant le prologue, tandis que c’était le bar que leurs collègues masculins tenaient plus ou moins – dans l’esprit des serveurs de Roland Petit dans la Chauve-Souris. La bonne blague, la danse des canards grenouilles a fait régresser Mimy au stade de Mimicracra, l’eau elle aime ça, tant pis si ça mouille, elle fait des patouilles. Avec les trombes d’eau de la tempête souffle un vent à décoiffer les feuilles mortes (mais les perruques à l’horizontale tiennent bon), qui piétinent sur un rythme jubilatoire avant de se laisser emporter dans leurs robes déjà asymétriques sous l’effet de rafales anticipées par un costumier inspiré – elles reviendront ensuite équipées de tutus-parapluie. Les intermèdes de ballet suivants ont été un régal, pas la cerise sur le gâteau, non, le gâteau de mariage lui-même, crémeux à souhait. La ronde de danseurs qui accompagne la Folie, tous fardés de blanc, se lance dans une relecture du baroque où pointe l’hilarante bouffonnerie des ballets du Trocadéro : on s’endort dans les symétries, on s’entrechoque dans les lignes d’arrivée, et on attend sagement à sa place les bras bas et le dos rond. Suggérer la possibilité de l’ennui dans les divertissements brillants et systématiques du mariage est une façon pleine d’humour de souligner le caractère conventionnel de ce passage quasi-obligé dans une histoire, prétexte parfait à caser un patchwork de numéros décousus. Et si ce n’est pas un mariage, ce sera quelque autre grande fête, pratique et commode comme un beignet qu’on peut fourrer à tout et n’importe quoi (cf. Casse-Noisette, et son melting-pot de danse arabe, chinoise, espagnole… il y en a pour tous les goûts). La noce traîne en longueur pour Platée, impatiente sous son voile, et tend un peu trop dangereusement vers la prononciation des vœux pour Jupiter. Mais tout n’est que paix et amour. A moins que ce ne soit stratégie de séduction et désir de victoire écrasante : quoique vêtus de vert comme des herbes follement sauvages, le batifolage champêtre des danseurs est de courte durée. Bientôt, on s’excite les uns contre les autres, et l’un des messieurs se prend une volée de coups de sac à mains avant que le cortège ne défile en bon ordre pour les tendre (les mains) à Jupiter, félicitations. Cette partie me ferait davantage penser à l’enjouement d’un Mathew Bourne dans les scènes de société de son Swan Lake. Le metteur en scène et la chorégraphe, Laura Scozzi s’en donnent à cœur joie dans le dernier acte, leurs trouvailles trahissent une imagination délirante totalement débridée : les trois grâces sont des hommes maigrelets qui s’emmêlent le bras dans leur pas de trois et Cupidon, ayant été porté aux abonnés absents a dépêché un remplaçant qui n’a même pas eu le temps de finir de s’habiller et débarque en marcel, slip blancs et chaussettes noires – glamour attitude. Une platée de nouilles.

 

Tandis qu’on s’amuse, Platée s’impatiente, réclame l’amour et l’hymen ou « au moins l’un des deux » et Jupiter s’inquiète d’avoir à offrir quoi que ce soit. Heureusement, Junon surgit à temps. Violette de rage, prête à pousser sa rivale du canon de son fusil, elle ne fait que pousser un cri d’épouvante et de soulagement en découvrant le visage de cette dernière. La voilà bien attrapée : jamais plus elle ne pourra devenir verte de jalousie, sous peine d’être assimilée à la nymphe ridiculisée. Mais elle ne l’est déjà plus, non par l’effet de sa mansuétude divine, mais simplement parce qu’elle est rassurée – sa jalousie pourrait bien n’être que le résultat éclatant d’un complexe d’infériorité. Tout est bien qui finit bien. Platée ? Humiliée, rouée de coups de pieds… l’argument n’est pas une mince affaire, Platée a une certaine stature, il faut bien la fouler aux pieds pour conclure sur un pied de nez aux livrets trop bien léchés. C’est bête et méchant ? N’ayez crainte, comme Blanqui, la grenouille est increvable et s’accommodera très bien des yeux mouillés de Platée – celle-ci passe à la trappe, une dernière gerbe d’eau avant le noir final – retour à son élément.

 

Le sérieux de l’opéra dans tout cela ? Soyons sérieux une minute, il faut rire.

 

 

BerioOoo0O0o°oooo’secours !

Je ne connaissais pas la musique de Berio, ni même son nom, mais cela ne m’aurait pas manqué. La Sequenza I pour flûte m’avait pourtant plu : le flûtiste seul en scène, debout, un chat avec une queue de pie, donnait ses notes comme des coups de serpe, pour écarter les lianes d’une jungle visiblement vide, mais sait-on jamais, les fausses alertes déboulent et rebondissent, une présence peut toujours se cacher derrière une note et se débusquer au détour d’une absence d’harmonie.

 

Le temps se gâte avec la Sequenza VII : le hautboïste, qui arrive la chemise dépenaillée, a du perdre quelques notes en même temps que sa veste. Elles sont en nombre restreint, et l’instrument nasillard s’en plaint. Bon (parce que) bref.

 

Les ténèbres tombent avec la Sequenza XII pour basson (les chiffres romains… je préfère ne pas imaginer qu’on ait pu commettre d’autres morceaux dans le genre). Lumière tamisée sur des lunettes qui le font ressembler à un aveugle, le musicien est encore plus statique que ces prédécesseurs –mais en plein accord avec sa musique, i.e. des sons démesurément allongés et parfois modulés. L’éternité s’installe, et comme qui dirait, c’est long, surtout vers la fin. Qui s’annonce plusieurs fois mais se transforme en pause – fatalement suivie d’une reprise des hostilités. L’assimilation des rangées de projecteurs à des chauves-souris suspendues au plafond me surprend le nez en l’air, et mon esprit divague, pêche des comparaisons plus idiotes les une que les autres : vol d’une mouche unijambiste de l’aile, vol d’un bourdon (malheureusement, j’ééééééétais là) ou de toute autre bestiole que je fais voler de la main près de Palpatine après avoir constaté qu’il suppliait sa montre de se hâter. Cette sale bête m’a accusée d’avoir attiré le vol du basson à cause de mon T-shirt rayé. Voilà une nouvelle comparaison : l’abeille. Le registre animal ayant été passé en revue sans que nul applaudissement insecticide n’ait fait le ménage sur scène, un autre registre image s’est imposée à moi : les réacteurs d’un avion au décollage ou la corne de brume d’un navire en partance.

 

J’avais visé juste, parce que l’Altra Voce pour flûte alto, mezzo-soprano et live électronique nous a menés chez les bédouins du désert. A la console pas du tout ludique, des techniciens étiraient le son jusqu’à la plainte, et faisaient résonner le désert païen dans une nef d’Eglise. Durant cette conférence (le flûtiste et la chanteuse se trouvaient assis derrière une table, casque sur les oreilles), je me suis demandé si les ombres projetées sur le mur par les fauteuils du premier balcon ressemblaient davantage à des peintures rupestres ou aux strates de la pierre érodée par le vent du désert. La voix et la flûte se mélangeaient pourtant harmonieusement (contrairement au trio infernal précédent), mais le basson m’avait usé mon capital attention pour un bon moment.

 

Entracte. On a pu croire mourir, mais heureusement, la ligne mélodramatiquedico-cardiaque du compositeur s’est arrêtée avant, le basson maintenu sans modulation en coma artificiel est coupé. Palpatine souffle : avec Schönberg, ce sera le retour à la civilisation. Et Beethoven, donc.