Somebody Else

 

« Arthur Schnitzler, le romancier viennois du tournant du siècle, a publié sous le titre Mademoiselle Else une nouvelle remarquable. L’héroïne est une jeune fille dont le père s’est endetté au point de risquer la ruine. Le créancier promet d’effacer les dettes du père, à condition que sa fille se montre nue devant lui. Après un long combat intérieur, Else consent, mais sa pudeur est telle que l’exhibition de sa nudité lui fait perdre la raison, et elle meurt. Évitons tout malentendu : il ne s’agit pas d’un conte moralisateur, dirigé contre un méchant richard vicieux ! Non, il s’agit d’une nouvelle érotique qui tient en haleine ; elle nous fait comprendre le pouvoir qu’avait jadis la nudité : pour le créancier, elle signifiait une énorme somme d’argent, et pour la jeune fille une pudeur infinie qui faisait naître une excitation confinant à la mort. »

 

 

Kundera est un dieu, ce n’est pas l’Immortalité qui viendra y contredire. J’en avais assez de ficher, fatiguée d’estimer la quantité de liens que je devais avoir omis d’après la découvertes de quelques échos tardivement perçus, alors j’ai rangé mes affaires et suis partie en quête de cette nouvelle qui permettait à mon divin auteur de redéfinir la pudeur loin de toute morale pudibonde : « La pudeur signifie que nous nous défendons de ce que nous voulons, tout en éprouvant de la honte à vouloir ce dont nous nous défendons. »

 

Mademoiselle Else, qui n’a aucune envie de se montrer au « salaud » qu’est M. de Dorsday, rêve à d’autres moyens de récupérer l’argent, ou plutôt à employer le même moyen avec d’autres, plus jeunes et largement plus attirants : «  « Paul, si tu me procurais ces trente mille florins, tu pourrais me demander ce que tu voudrais. » Encore une phrase de roman : la fille au noble cœur se vend pour l’amour de son père bien-aimé, et… elle en retire du plaisir. Tout cela me dégoûte. » Demander tout ce qu’il voudrait, ou plutôt tout ce qu’elle voudrait. Mademoiselle Else, comme j’ai pu le constater rapidement, s’il est vrai que la nouvelle se lit d’une traite (ou presque – interrompue par un cours qui a vraiment eu lieu – j’aime ces lectures inopinées), est peut-être vierge, mais pas effarouchée.


Sensuelle, elle le dit elle-même, et l’on ne peut pas manquer de le remarquer lorsqu’on aborde la nouvelle par le biais de Kundera (qui a tout compris, comme d’habitude *Kundera power*). Au milieu de ses observations se glissent quelques formulations du désir : « J’aimerais bie’n me marier en Amérique, mais pas avec un Américain, ou épouser un Américain et ne pas vivre en Amérique. Une villa sur la côte, des marches de marbre descendent vers la mer, je m’étends nue sur le marbre… » ; « Dommage que le grand brun avec sa tête de Romain soit reparti. Paul disait qu’il ressemblait à un faune. Ma foi, je ne déteste pas les faunes, au contraire… » ; « Il ne sait pas quoi me dire. Ce serait plus simple avec une femme mariée. On dit quelque chose de légèrement indécent et la conversation est amorcée. » ; « Et à Gmunden, noble demoiselle Else, que s’est-il passé un matin de cet été, à six heures? N’auriez-vous pas aperçu les deux jeunes gens qui vous regardaient fixement du fond de leur barque ? Ils n’ont pas pu discerner mon visage, mais ils ont vu que j’étais en chemise. Et j’étais ravie. Ah! Plus que ravie, ivre de joie. De mes deux mains j’ai caressé mes hanches en prétendant ignorer qu’on me regardait. La barque demeurait immobile. Oui, voilà comment je suis, me voilà au naturel. Une dévergondée. Et chacun le sent ».

 

Cela amoindrit-il la répugnance à la perspective de se donner en spectacle pour M. von Dorsday ? Nullement. Au contraire, il est bien pire que le sacrifice requis d’elle ne le soit pas dans l’absolu. C’est même toute la subtilité de la nouvelle, de ne pas faire consister le dégoût dans l’acte même, mais dans la dégradation de sa signification : l’excitation du corps perd sa valeur en lui fixant un prix ; elle, veut se donner pour rien, c’est-à-dire pour son propre plaisir. La mort, qu’elle envisage à maintes reprises, n’a rien à voir avec le suicide d’une Lucrèce : s’il lui arrive de la souhaiter avant la mise à nu, comme évitement, elle se reprend et se dédie lorsqu’elle la prévoie à la suite – ne pas faire ce plaisir à un salaud, surtout quand la honte serait aussi l’expression de son désir, qu’il n’ y aurait alors plus de raison de réfréner. : « N’ai-je pas désiré toute ma vie une occasion de ce genre ? »

 

« Mais rien ne m’oblige à le faire. Je peux changer d’avis avant même d’être descendue. Je peux revenir sur mes pas, une fois arrivée au premier. Je peux aussi n’ y pas aller du tout. Mais j’ai envie… je me réjouis de le faire. » La tension érotique naît de ce qu’elle veut (se montrer nue) ce qu’elle ne devrait pas vouloir (humiliation du chantage), de ce qu’elle est tenue de faire ce qu’elle aurait voulu dans d’autres circonstances, et que néanmoins elle n’aurait pas tenté sans cette « occasion ». Dès lors, son souci est moins de se montrer nue que de gâcher le plaisir de celui qui l’exige, et la façon dont elle choisit de se montrer nue, à tous, écarte définitivement l’interprétation d’un dilemme entre le heurt de la pudibonderie ou de l’honneur d’une jeune fille de bonne famille. «Je voudrais trouver moyen de gâcher son plaisir? Si quelqu’un pouvait être là, pour me voir en même temps que lui ». Plus d’exclusivité, le salaud n’aura pas le plaisir d’arracher le secret de ce qui se donne librement. « De quel droit M. von Dorsday jouirait-il d’un privilège ? Si lui me voit, que chacun me voie. Oui ! L’idée est merveilleuse. Tous me verront, le monde entier me verra. »

 

L’écriture n’est pas celle d’hésitations apeurées et rationnelles, mais de revirements ardents du désir et de la répulsion, que rend particulièrement sensible le choix de la narration à la première personne. Vue de l’extérieure, on aurait cru qu’elle se résignait, non qu’elle osait : « Nue, toute nue. Comme Cissy m’enviera. Et les autres qui ne demanderaient toutes pas mieux que de le faire, et qui n’osent pas. Prenez exemple sur moi. J’ose, moi, la vierge. » On est pris dans un flux de pensée très dense dès les premières pages, qui relève moins du monologue intérieur que d’un dialogue permanent que la jeune fille mène avec elle-même (n’est-elle pas somebody Else ?) ainsi qu’avec le monde dont elle anticipe et façonne à sa guise les réactions. Les guillemets ne résonnent que dans son esprit, et il n’y a que des tirets qui puissent forcer son intériorité et faire parvenir des paroles à sa perception. Rien de monotone ou de trop coulant, donc, les remarques fusent, le style est vif et incisif, à l’image de celle qui en est l’émanation. Cela m’évoque Zweig (littérature allemande, aussi, même société mise en scène), qui aurait, en toute improbabilité, croisé Duras.

 

Les emportements de la jeune fille sont dans ces conditions particulièrement bien rendus ; sa folie, pas même déraisonnable, puisqu’elle telle que pour qui n’a pas accès à son intériorité. La fin, qui se produit nécessairement par délitement (interruption par points de suspension – les morts se racontent rarement), n’en est pas moins certaine, puisqu’elle est discrètement confirmée au travers de la jalousie de Cissy. La conscience por
tée à l’inconsciente : « Elle me parle, elle me parle comme si j’étais réveillée. Que veut-elle ?
– Savez-vous, Else, ce que vous avez fait ? Imaginez ! Vous êtes descendue vêtue seulement de votre manteau, vous êtes entrée dans la salle de musique et subitement vous étiez là toute nue devant tout le monde. Après vous êtes tombée évanouie. Une crise d’hystérie, prétend-on. Je n’en crois rien. Je ne crois pas non plus que vous soyez évanouie. Je parie que ce que vous entendez tout ce que je vous dis. »

 

 

Sa mort, au final ? Aidée du véronal qu’elle avait préparée au cas où. Mais surtout délitée par des forces antagonistes ne l’ont pas paralysée mais écartelée. « Pudeur et impudeur se recoupaient en un point où leurs forces étaient égales. Ce fut un moment d’extraordinaire tension érotique. »

Que ma joie est demeurée

(vendredi dernier, à Chaillot, avec Palpatine)

 

Barock

 

La douceur des Songes de Béatrice Massin n’engourdit pas le plaisir de danser qu’exultait Que ma joie demeure. La chorégraphe exploite toujours la richesse du baroque pour explorer des voies contemporaines. Pas d’archéologie du patrimoine avec des moyens modernes, mais la découverte de l’intemporel présent depuis un style ancien mais pas passé. Déjà, à propos du précèdent spectacle que j’avais vu, elle avait expliqué auparavant en conférence qu’elle avait choisi de reprendre des éléments de cette danse de cour sans toutefois conserver la symétrie absolue des parcours géométriques, qui, très lisse, assèche la perception que l’on a du mouvement – l’école buissonnière dans des jardins à la française. Les Songes vont plus loin encore : les danseurs sont pieds nus, les costumes n’évoquent plus, même se façon stylisée, les costumes de cours, et les corps ne se retiennent plus de même. On ne peut plus vraiment dire que cette danse est un mélange de contemporain et de baroque, il n’est plus question de genre mais de forme, de style ; la démarche de Béatrice Massin est aboutie, elle est parvenue à faire sien le vocabulaire baroque dans une danse pleinement contemporaine.

Le bras-chandelier, poignet cassé, main tombante vers l’intérieur n’a plus rien d’un code, tantôt suspendu en apesanteur, tantôt ballant au-dessus de la tête du rêveur singeant la position du dormeur allongé. Le geste n’est plus contraint par aucun corset, ces bras-chandeliers levés au niveau de la tête puis glissés par la main jusqu’au bas du buste éclairent l’intériorité des personnages qui peuplent discrètement ces songes, loin de l’apparat de la cour. Rien de clinquant et pourtant tout est lumineux, les costumes bouton d’or, les miroirs, le geste, enfin, avant tout, pur et donc jamais mécanique. Intention projetée et non pas projet intentionné.

 

 

Reflets oniriques

 

Ces songes n’ont pas d’autre cadre que celui de la scène, c’est éveillé que l’on est le plus à même d’apprécier la poésie du sommeil. Le rideau se lève sur une femme qui se déplie plus qu’elle ne marche, en apesanteur plus qu’au ralenti. Le déplacement n’engage pas le haut du corps, c’est une marche seule, semblable au trot invisible d’un cheval de bois. Le mouvement est si minimal, si pur, si décomposé que la marche se mue en équilibre. Elle flotte, traverse hypnotique l’espace de la scène en diagonale. D’autres danseurs la rejoignent bientôt sur leurs propres orbites trajectoires, très proches pourtant ; ils ne sont pas nombreux mais la lenteur transforme leur défilé en procession. Cette entrée en (absence de) matière est fabuleuse, elle apaise le spectateur qui vient de courir après le métro, sa place ou un cake – le purifie, pourrait-on dire, si le verbe ne portait pas de connotation religieuse. La traversée est le sas grâce auquel on est transporté hors temps et hors lieu, situation commune au rêve et à la scène.

La danseuse paraissait se mouvoir en apesanteur, les suivants marchent tout bonnement sur les nuages : un cercle de ciel est projeté au sol et morcelé par des miroirs posés sur le sol à la verticale, sans cesse réorientés, ou suspendus aux cintres, inclinés. Leur fonction poétique paraît en même temps que le soleil, un danseur vêtu d’une longue robe jaune, qui évolue en manège sur le ciel : ils en réfractent l’éclat, font apparaître en l’air, sans que l’on sache bien d’où il vient, un rayon de la traîne jaune, répètent l’ondulation du tissu sans le corps qui le met en mouvement, enflammant alors la course du danseur-soleil. Le jeu des miroirs est réfléchi plus avant tout au long du spectacle. Leur agencement ne sert pas seulement à démultiplier le mouvement, ou à le faire voir sous plusieurs angles : pour chaque spectateur, il le réinvente, quitte à le tronquer ou à dissimuler le danseur qui en est à l’origine. Des pieds, un dos, une touche de jaune, une masse mouvante, un aplat de mauve : tout est métamorphose anamorphosée. L’un des miroirs est d’ailleurs déformant. Loin de créer un effet burlesque comme au jardin d’acclimatation, il informe le rêve, et lorsqu’on le fait pivoter, c’est pour se dédoubler en une sorte de tourniquet (comme à l’entrée des musées ou des magasins) à partir duquel rayonnent tous les danseurs dans leur robe jaune. Curieusement, le costume va mieux aux hommes qu’aux femmes : la robe transforme presque les femmes en danseuses espagnoles, tandis qu’elle confère aux hommes le pouvoir magistral des cardinaux.

La chorégraphe prend le temps d’exploiter ses trouvailles scénographiques, d’en extraire l’effet poétique, sans pour autant donner l’impression de décliner une idée jusqu’au concept, ce qui m’avait empêché d’être vraiment emballée par les Répliques de Nicolas Paul. Le thème du double, du faux-semblant et de l’illusion est également présent à travers le jeu des reflets, mais son traitement poétique se tient éloigné de toute théorie. Il serait vain de chercher à rassembler les reflets en une reconstruction cubiste, cette vision détaillée, ciselée, et incertaine se suffit à elle-même, elle est l’ornementation même du rêve.

 

 

Fragments d’éternité

 

En effet, le fragment est l’esthétique des Songes : juxtaposition d’extraits musicaux, côtoiement des personnages, éclats volés de gestes pourtant d’une grande fluidité, succession de tableaux… La logique onirique veut que tout aille de soi, et sans jamais que l’on se pose de question sur l’enchaînement des tableaux, variés par souci de contraste (baroque) plus que diversité (soli/ ensembles plus ou moins complets, quasi-immobilité/virevoltes empressées, silence musical/rythme intérieur…), les échos se rencontrent et donnent toujours plus d’ampleur à la danse.

Comme chaque phase d’un rêve, les séquences du ballet au pluriel pertinent ont pourtant leur caractère propre. Chaque tableau est un songe à lui seul, avec ses motifs de pas : les jambes d’un trio viril assènent leur force en se déployant depuis une position accroupie, esquivent avec souplesse en un tour en quatrième devant fini par un rond de jambe ; le déséquilibre par-dessus la jambe de terre d’un piqué en petite seconde, bras également à la seconde en supination, fait déferler les lignes entrecroisées des danseurs et perpétue l’agitation de leur monde foisonnant ; une femme esquisse un solo en l’absence de musique, comme seule sur la grève, où le rythme intérieur s’extériorise enfin par le martèlement de tout le groupe, pieds-percussions. Un tel passage figurait déjà dans Que ma joie demeure, il tirait le baroque du côté des claquettes ; ici, plus de chaussures, les pieds nus claquent à la réce
ption des sauts, le contact avec le sol est plus direct, les secousses, plus organiques ; le rythme enfle et reflue selon le nombre des danseurs qui entrent en jeu et leur synchronisation.

 

Sol nuageux, robes soleil – les danseurs de ce cosmos intime sont des dieux qui échappent au temps mythologique. Ils évoluent dans l’espace d’un imaginaire indéfini, où les Grecs peuvent (aller) se (faire) voir : aucun bas-relief dans la fresque de danseurs aux poses dramatiques sans être tragiques – sculpturales- ; si vase il y a, ce ne peut être que la contenance proustienne d’une heure de spectacle. Le temps n’avance pas, il tourne au ralenti (s’étourdit lui-même), comme le corps de deux danseurs qui de porteur en porté se renversent l’un l’autre, (s’en)tête(nt) en bas, les jambes droites et serrées, des aiguilles qui tournent dans l’espace – sablier incessamment retourné et qui ne coule jamais. Métamorphose dernière quoiqu’indéfinie de deux étranges lutteurs qui se mêlent (comme au rugby, corps incliné jusqu’à l’horizontale, la tête disparue au creux de l’épaule) amoureusement en un animal fabuleux.

 

L’éternité est fugace pourtant. Après s’être étirée voluptueusement comme dans la tiédeur des draps matinaux, une danseuse couchée entre deux miroirs disparaît dans leur interstice : le rêve avale la présence sans pour autant la faire disparaître s’il est vrai que l’image lui donne son aval – son a-corps. Elle (en) redouble en( )cor(ps)e la présence, loin de s’y substituer, ce qu’exclut l’exhibition de la mise en scène, puisque les miroirs poussés comme des caddy par les danseurs à demi cachés finissent par refléter les roulettes sur lesquelles il sont montés . La manœuvre n’est pas si maladroite qu’elle en a l’air (elle l’est peut-être seulement par sa durée) : les mises en abyme du songe dévoilent fréquemment (du moins dans la littérature de la Renaissance ; les séminaires, ça atteint) son caractère illusoire, et cela ne fait que renforcer l’illusion. Dans la mesure où celle-ci se définit comme l’erreur qui persiste même après sa découverte, le paradoxe n’est qu’apparent. Fabrique (verbe et nom) du rêve. Quand bien même une mise en abyme conduirait visuellement à un rétrécissement (modèle des poupées russes de plus en plus petites), ce dernier n’aurait rien d’étriqué puisqu’il participe à l’élargissement de l’horizon de pensée (vous pouvez insérer ici un mot en -méta ; non, métabolisme n’est pas pertinent).

La force des Songes est de transcrire esthétiquement cet élargissement, grâce à la disposition mouvante des miroirs qui n’enferment pas le mouvement entre le geste et sa réplique mais confèrent une force nouvelle aux éclats qu’ils isolent. Épanouissement du détail, prélevé sur la durée, haïku visuel. Sensuel, même, comme ce pas de deux démesuré entre un titan tout fin et une femme petite. Elle, re-tenue par la nuque par sa main à lui, lui, par le pied entre ses jambes à elle. Et ce porté, semblable à celui d’Amoveo, et cette portée, la femme arrimée à l’épaule du géant, un monde pour ce maigre Atlas. Ce sont bien des bribes de songes qui restent de ce spectacle, des images fragmentaires qui tirent leur intensité de l’esthétisme très fort du ballet dont le souvenir s’évanouit paisiblement, comme fondent les danseurs s’agenouillant dans la cire de leur robe, sous la conduite des mouvements persistants de l’un des danseurs (le rêveur qui va s’éveiller ?).

 

Photobucket

 

Photo des saluts que je pique éhontément à Palpatine.
On peut se faire une bonne idée de la scénographie (et repérer le géant, troisième en partant de la droite).

 

Une exposition en clair-obscur

L’âge d’or de la peinture hollandaise, à la Pinacothèque de Paris

J’étais dans d’excellentes conditions pour voir l’exposition de la Pinacothèque : délicatement repue après avoir trempé une brioche riche en beurre dans le meilleur chocolat chaud du monde, rêveuse à souhait d’avoir échafaudé avec ma grand-mère l’hypothèse de partir toutes les deux cet été à Rome – hypothèse qui a pris la forme de pastas parfumées et tardives dans l’oubli d’une journée en clair-obscur éblouissant, près des pierres qui auraient retenu la chaleur du soleil bien davantage que la splendeur de l’antique passé- et allégée au vestiaire de quelques kilos que leur contenu ne rendait pourtant pas bien lourds. Qui oserait dire de Nicolas Leriche qu’il est pesant ? Prenez plutôt de sa photographe l’adjectif de « dense ».

A l’entrée, j’ai retrouvé l’ex-vierge (urgent de trouver un pseudo – Erato ?), dont j’ai vite découvert que nous nous entendions à merveille pour voir une exposition ensemble. Ce qui va rarement de soi, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Entre les maniaques de l’ordre qui refusent de jouer de l’affluence en arpentant une salle en fonction de ses espaces libres, et les zappeurs qui vous pressent justement parce que vous ne les sentez plus autour de vous, trouver un compagnon de musée qui n’alanguit ni ne brusque votre rythme relève déjà de la gageure. Quand de surcroît votre accompagnatrice vous sert de Bible portable pour parer aux lacunes les plus honteuses de votre manque de culture religieuse, vous commencer à la trouver sainte. L’ex-vierge et moi visitons l’exposition de manière élastique, sans être collées, mais en nous retrouvant souvent, pour accélérer devant les gravures de chevaux noueux et partager des rires autour de remarques idiotes. Mais aussi, je vous assure qu’il y avait un Jésus bien pire que les Christ-crevettes vus avec Palpatine au musée Jacquemart- André, qui ressemblait à Golum ; que Aelbert Jansz van der Schoor avait fait rouler son crâne sous toutes les coutures pour faire ressortir la vanité de son modèle mort ; que l’un des peintres devait être un mage noir pour avoir doté une famille entière de nanisme ; et que les paysages enneigés ne vous enflamment pas le neurone à moins d’y trouver un personnage qui fait le zouave.

 

 

Aelbert Jansz van der Schoor Vanité


Nous avons pu râler de concert sur l’éclairage des salles qui tendaient invisiblement à se mettre au diapason des œuvres exposées ; mais comme souvent, l’imitation n’est pas à la hauteur de l’original et les longs panneaux de commentaires déstructurés en blanc sur violet/vert/ marron produisaient un piètre clair-obscur.

 

Malgré les yeux flingués au bout de deux salles, j’ai continué à lire le méli-mélo d’informations socio-économiques (ah, les Pays-Bas, ses tulipes et ses prospères flottes qui font des marchands de petits mécènes et permettent le développement des arts, c’est beau, c’est philanthropique, que c’est civilisé !), biographiques (sûr que ça change la face du monde de savoir que tel peintre a épousé telle illustre inconnue qui lui a pondu x marmaille) et artistiques (je n’avais jamais pensé que le clair-obscur dont la lumière irradiante émane d’une source invisible car tenue cachée derrière une main était particulièrement propre à évoquer le rayonnement qui émane de la divinité) . L’évolution des genres picturaux doit être passionnante à étudier ; au musée Jacquemart-André (les peintres hollandais ont la côte), on apprenait que le paysage est devenu un genre de premier-plan après avoir quitté les arrières du portrait, ici, on tracera la filiation des vanités aux natures mortes, nouvelle occurrence d’un glissement du sacré au profane.

On oubliera les désynchronisations qui font mauvais effet (comme de souligner que Vermeer est l’un des rares à ne pas s’être essayé aux scènes de genre… juste à côté d’un Vermeer, qui en toute logique aurait du être absent de cette salle consacré à ce type de tableaux), et empêchent de trouver cette exposition aboutie, au titre par ailleurs un peu abusif : de Rembrandt à Vermeer, lorsqu’il n’y a qu’un seul tableau de ce dernier…


 

La Lettre d’amour fait néanmoins l’objet d’une interprétation qui m’a bien plu, celle d’une intimité qui se laisse surprendre, le peintre ayant pris soin de disposer des objets qui préservent moins l’intimité en faisant obstacle aux regards qu’ils ne la créent, par leur quotidienneté (le seau et le balais renversé par terre comme signes du désordre amoureux, il ne faut pas pousser), il est vrai, mais surtout par le délai qu’ils imposent à l’entrée dans la scène.

La thématique de l’intimité est également mise en scène dans la Femme à sa toilette, de Jan Steen : elle y est théâtralisée par les rideaux du lit dont on perçoit à peine les baldaquins.

 

(je ne me rappelle pas du cadrage arrondi…)

La qualité d’une expo ne se juge pas à la quantité, mais il ne faudrait pas penser toujours attirer le chaland en lui faisant miroiter quelques chefs-d’œuvres et en remplissant les salles de tableaux à l’intérêt variable.

 

Wallerant Vaillant, Maria van Oosterwijck, peintre de fleurs
Seul élément vivant, la page cornée

Ici, au contraire, (qui me retrouvera la Nature morte avec des livres de Jan Davidsz de Heem ?) les pages ne sont plus tournées, les livres ne sont plus des supports au savoir, au divertissement, à la découverte, etc. En les prenant pour objet (sujet), la peinture les transforme en objets (matérialité limitée à elle-même, jamais animée par l’esprit qui la parcourt) : ils sont réduits à n’être que des choses, usées, entassées, vaines. Cela m’a frappé de voir ce tableau à la suite des vanités, et cela me choquerait presque à présent que Folio ait pris une nature morte de livres pour les Essais de Montaigne, pour qui la lecture est tout sauf engrangement mécanique de petits caractères.

Le contraste de qualité redonne un sens au « chef-d’œuvre » qui prend effectivement le pas sur les autres. Il faut profiter de cette conscience plus aiguë qu’à l’accoutumée pour ne pas sauter d’un tableau à l’étiquette que lui confère la légende (en minuscule et illisible, histoire qu’on oublie que la légende est ce qui est – mais on n’aime pas les lettres antiques, j’en veux pour preuve l’Odyssée dénichée dans un enclos perdu de la BU, pas loin de Kundera *bouhou* , au-dessus de l’étiquette « littérature russe »), et prendre le temps de se demander s’il n’y aurait pas des œuvres de premier chef auxquelles on aurait omis pour une raison ou pour une
autre d’apposer l’appellation d’origine (in)contrôlée
.

 

(reproduction toute sombre, toute pourrie… si vous trouvez mieux…)

Ma découverte préférée de l’exposition se trouve ainsi en la personne d’Emanuel de Witte, qui a peint un tableau curieux malgré son thème on ne peut plus bateau. Ce qui attire d’abord le regard dans Le Nieuwe Vismarkt à Amsterdam, c’est, en dépit de l’usage, l’arrière-plan, beaucoup plus lumineux que l’étal de poissons. Une réflexion derrière moi, « c’est presque moderne », le rend évident malgré l’anachronisme improbable : c’est à Hopper que les façades me font penser. Comme chez le peintre américain, le cadrage est ingénieux, quoique beaucoup moins ostensible : il empêche le regard de se fixer uniquement sur les chaires sombres de la marchandise, tire le tableau de l’ornière potentielle de la nature morte et lui fait prendre le large en reliant les différents acteurs et lieux de la ville : on devine le port à quelques mats, qui se dressent avec panache derrière le chapeau d’un des clients. On aperçoit ici d’un regard ce que les panneaux explicatifs tentaient de nous brosser de terme d’activité économique et de société, et qui prennent seulement alors tout leur sens.


Le sens du cadrage d’Emanuel de Witte se confirme avec l’Intérieur de la synagogue portugaise d’Amsterdam. Quoique celui-ci m’emballe moins que le précédant, j’ai fini par comprendre que ce qui m’arrêtait et m’empêchait de glisser au tableau suivant comme ce genre de grande scène me pousse pourtant souvent à le faire, c’était le point de vue choisi, qui subvertit la symétrie : la scène étant prise de biais, le regard peut se faufiler ; on ne s’enfile pas les colonnes comme un verre d’eau lorsqu’on est assoiffé.


A défaut d’être vraiment organisée (comme ce post), l’exposition utilise le principe du crescendo et fait languir un peu le visiteur avant de lui donner du Rembrandt. Ce nom ne me déclenche pas des spasmes comme ont dirait qu’il le fait à certains, mais j’ai (été) retenu(e) par sa Salomé blonde et chaudement vêtue (cela plairait à Ariane en lui donnant raison : non, Salomé n’est pas une histoire sexuelle), à la main étrange. Suspendue, elle est pourtant prise dans un mouvement qui n’a rien d’évident (interrogation, désir, autorité ?), et ce poing qui n’en est pas vraiment un (il n’a pas donné le coup) dérange une image bien sage pour celle qui a réclamé la vie de Saint Jean-Baptiste. C’est d’ailleurs ce dernier qui fournit son titre au tableau, et c’est d’autant plus pertinent que celui-ci semble réaliser la décapitation de celui-là par son cadrage cou(pé).

 

Du beau, du moins bon, quelques découvertes sans grande révélation, cette exposition titille tout de même suffisamment le neurone pour que l’on ait envie de prendre son temps à contempler certains tableaux malgré l’éclairage « crépusculaire ».

Béjart, vous avez dit Béjart ?

Nom de nom ! La compilation de L’Amour, la Danse, le Boléro et quelques vidéos youtube m’avaient fait associer à Béjart une danse pleine de vitalité –énergie et humour compris-, dont l’évidence expressive ne gâchait en rien l’intensité. Une danse qui, pour intelligente qu’elle était ne tombait pas dans l’intellectualisme abstrait et quelque peu aride auquel il m’a semblé assister à l’Opéra. Malgré (à cause ?) des pièces de plus en plus grandes (longues ?), la soirée a été decrescendo : autant j’ai adoré la première pièce, apprécié la deuxième, autant la troisième m’a laissée sur ma faim (de lion) et j’ai réussi à me demander si je mangerais des frites avec l’hypothétique steak tartare que j’envisageais de prendre ensuite, mais avec toutes les Kartoffel que j’ai ingurgité ces derniers temps, la salade serait bienvenue… ce qui est tout le même le mauvais indice de ce que je commençais à trouver le temps long.

 

Dissonance à trois

1 cercle de lumière assez large mais ténu enserre trois chaises et exclut de sa surface une porte de sortie. Pas d’issue de secours hors de ce cercle vicieux, c’est bien à un huis-clos que l’on assiste, conformément à la pièce de Sartre dont Sonate à trois se veut l’adaptation. Et c’est effectivement une belle transposition de cet enfer glacial. (Avec le film de Lelouche qui se clôt sur le Boléro de Ravel et Béjart, on retrouvera aisément la formule sartrienne dans son ensemble). Barjo sur du Bartók.

2 femmes en robes à manches longues, simples, uniformément rouge pour Kateryna Shalkina, verte pour Elisabet Ros sont recroquevillées sur leur chaise. Un homme en noir, Domenico Levrè, presque invisible dans la demi-obscurité du début, vient compléter le triangle, déjà déséquilibré dans sa distribution des genres (un couple à l’avant, une femme isolée à l’arrière).

3 loin d’être le symbole d’une harmonie divine, est le chiffre des emmerdes : ça commence avec la sainte-trinité et ça se termine avec le vaudeville. Cette dernière perspective serait bien commode : il suffirait de dire que la femme verte l’est de jalousie dans la mesure où c’est elle, l’inévitable laissée pour compte de tout trio. D’une part, elle ne l’est pas forcément de la personne que l’on attendrait, s’il est vrai que, à plusieurs reprises, elle prend le visage de la femme en rouge dans ses mains caressantes (la gueule et le dos –ce dos !- d’Elisabet Ros, presque androgyne, pour peu que l’on accepte d’utiliser l’adjectif pour une femme et de le faire dériver vers la virilité, se prêtent à l’équivocité) ; d’autre part, elle ne cherche pas à dissoudre pour le reformer à partir d’elle un couple qui n’en est pas un. L’homme repousse plusieurs fois, et violemment, la femme rouge et s’ils s’obstinent à demeurer ensemble, c’est davantage pour se rassurer par l’image de la conformité à une relation (une femme un peu coquette –main-miroir-, un homme fort avec elle) qu’en raison d’un quelconque attrait. La mauvaise fée verte, un poison, ne cesse de les séparer : trop facile de jouer le jeu de la passion, même quand on est une peste qui fait voir rouge, même quand on est un homme violent et lâche. Elle ne les jalouse pas, elle veut les détruire.

Dissonance entre trois êtres qui ne peuvent ni se supporter ni se passer les uns des autres (après que l’homme a tambouriné vainement à la porte, elle finit par s’ouvrir, mais lui ne veut plus partir (battu) car les deux femmes le lui ordonnent), le ballet transpose parfaitement l’inextricable situation de la pièce de Sartre. Pour ce que je m’en souviens – je ne me rappelle plus des chefs d’incriminations contre chacune de ces médiocres pourritures, trop glaciales pour brûler dans des enfers grandioses, mais au final, cela a bien peu d’importance (Victor Hugo n’a-t-il pas choisi de passer sous silence le crime de son condamné ?) comparé à l’insoutenable coexistence sous laquelle s’étranglent les trois personnages. La jalousie ou le désir de possession insatisfait sont beaucoup trop faibles pour rendre compte de ce qui se trame parmi ce trio proprement infernal : sans cesse épié, épiant et suspect, chacun des trois personnages est limité par le regard de l’autre, qui le renvoie toujours à son propre échec, lui refuse tout progrès et par là même, tout espoir de rédemption. Repli sur soi brisé de brèves et brusques saillies, duo de pirouettes menaçantes arrêtées comme un refus, manèges d’enfermement… c’est un heurt éternel au regard de l’autre qui vous réduit à ce que vous ne voulez pas être, vous confine à ce que vous avez été et n’êtes plus et vous interdit donc d’être – ce n’est plus une vie : les trois personnages chosifiés ne survivent plus que par le désir de se détruire (et devenir, vivre enfin).


Webern aux puces V

De même que le piano était sur scène dans le Duo Concertant de Balanchine, un quator de musiciens joue la musique de Webern (opus V) directement sur scène, à côté d’un couple de danseur qui les ignorera durant les 11 minutes que dure le pas de deux. Paul Knobloch est en blanc, Daria Ivanova en tunique et collants noirs ; la chorégraphie est tout aussi épurée, jamais tout à fait classique pour autant. En bric à brac, le flâneur trouvera : bras arrondis à l’inverse comme le zigouigoui d’un violon à l’horizontale (ah ! voilà la preuve que je ne suis pas désarticulée, comme me l’ont suggéré les filles parce que ce mouvement que je leur ai collé à la fin du Vivaldi leur déboîtait les épaules), pieds flex par-ci, par-là, attitudes étirées (mais pas à la russe, en scorpion)… Quand on y pense, l’attitude est un pas sous-estimé, auquel on préfère souvent l’arabesque, mais dont ce ballet découvre les potentialités.

Ce qui m’a proprement fasciné, c’est le début (et la fin
–identique) : le rideau se lève sur un équilibre attitude. De profil, Daria Ivanova fait face à son partenaire qui la soutient, tout aussi immobile. Les danseurs n’ont pas été annoncés par une entrée, mais ils n’attendent pas non plus de s’animer, ne sont pas figés dans une pose antérieure au mouvement. L’attitude. Quoiqu’immobiles, ils sont déjà danseurs. En pause, mais déjà là, sans pour autant que le ballet démarre in media res : la scène est suspendue, l’introduction, décentrée. La fin, enlevée, perdue dans la stabilité du même équilibre.


Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

Dialogue de l’ombre double, de sourd aussi, aurait-on pu ajouter. On retrouve Kateryna Shalkina en combishort bleu, on découvre avec non moins de plaisir Oscar Chacon, en combishort rouge (ou l’inverse, je ne sais plus, ils échangent de toutes façons à un moment donné), coupe de cheveux et démarche à la Jason Reilly. Ils sont très bons tous deux, plein d’humour dans leurs gestes enjoués, mais leurs petits mouvements de bras (*qui moi ? oui toi*) battent en vain une mayonnaise qui ne prend pas.

Deux draps recouvrent des formes. Avec les lumières en arc-de-cercle côté cour (et la visite récente d’une crypte au Dom de Berlin), je penche pour des mini-sarcophages dans une crypte. Je sens déjà mon erreur quand un arc-de-cercle complémentaire s’allume côté jardin et qu’entrent en piste, dévoilé par la danseur-prestidigitateur, deux lions. Même qu’ils sont mécaniques et que celui de gauche hochait la tête et remuait la queue, avec peu près autant de grâce qu’une poupée qui cligne des yeux. Bref, je vous renvoie au titre de ce paragraphe, je n’ai trouvé de piste convaincante.

 

Sans marteau ni tête

Il n’y a qu’une chose sans queue ni tête, qui soit bonne : c’est le poisson. Comme principe chorégraphique, ça marche nettement moins bien. La musique de Boulez est intenable, non pas parce qu’elle serait bruyante (je peux même aimer la machine à écrire pourvu qu’il y ait un rythme) mais à cause de ses sons trop décousus pour former vraiment une musique. Par-dessus, la chorégraphie peine à trouver une cohérence. Sûrement, je n’ai pas les références adéquates. Je me suis évertuée à retrouver le nom du philosophe qui avait pondu la formule du « marteau sans maître ». Je savais qu’il y avait un H quelque part et je butais sur Husserl en sachant bien que ce n’était pas de lui. Le Vates soumis à la question ce matin, pas encore huit heures : Heidegger, mais c’est bien sûr ! Rien de plus agaçant que de ne pas réussir à cracher ce que vous avez sur le bout de la langue. Cela ne m’avance à rien, cela dit, je ne l’ai pas plus lu que le recueil éponyme de René Char. Toujours est-il que si Sonate à trois pouvait s’apprécier sans rien connaître de la pièce de Sartre (et il me semble qu’une œuvre devrait toujours pouvoir être appréhendée de façon autonome, même si on gagne en richesse et complexité à la confronter à d’autres), le Marteau sans maître reste sans disciple chez le novice.

Ce n’est pas qu’on ait nécessairement besoin d’une histoire (la story ou l’argument, de l’ordre de la pantomime, entrave souvent le propos chorégraphique et, inversement, la danse d’un Balanchine est une belle preuve a contrario de ce que la danse peut être abstraite sans tomber dans l’hermétisme), mais d’une cohérence, d’une construction, d’une forme qui soit d’emblée significative. Des mouvements épuisants, des personnages en noir qui viennent contraindre, ligoter, immobiliser les danseurs (bel effet visuel, leurs mains noires font de redoutables fers, leurs bras, des garrots serrés) et apportent sur scène Elisabet Ros, en jaune comme la Mort qui accompagne le jeune homme chez Roland Petit… Je ne sais pas qui est censé être marteau sur le plateau ; en revanche, pour l’absence de maître (chef et tête), c’est très crédible, on se passe le relai pour mener la danse et chaque meneur rentre ensuite dans le rang ordonné par les silhouettes noires.

Si le marteau sans maître est bien une critique de la technique, le Marteau sans maître est effectivement une belle illustration du danger de la technique (de la danse) qui nous échappe : des mouvements potentiellement artistiques perçus comme mécaniques au milieu d’une chorégraphie qui s’emballe bien plus qu’elle n’emballe le public. Près de quarante minutes sans maître, c’est à vous rendre marteau.

Mitigée au final, j’ai fait bien attention à ne pas rouvrir les gerçures de mes mains en applaudissant trop fort. Bizarre, vous aviez dit Béjart ?

Le spectre des ballets russes, nouveau fantôme de l’Opéra (de Paris)

 

Le spectre des ballets russes hante l’esprit collectif : la troupe de Diaghilev est la seule figure de la danse que j’ai croisée dans mes cours d’histoire. Du moins en tant qu’expression artistique – Loïe Füller est également présente, mais seulement en vertu des progrès de l’électricité, et Noureev n’est plus qu’exilé politique parmi d’autres. Les ballets russes, c’est un assemblage de noms prestigieux, dont les plus connus n’appartiennent pas a priori au monde de la danse. On sait que Picasso, Matisse, Stravinsky ou Satie y ont trempé, mais comme dans quelque affaire louche dont on ne connaît pas bien le fond : les ballets russes, tout le monde connaît, c’est bien connu, mais peu ont assisté aux ballets en questions, on s’arrête généralement à des décors ou à l’affiche de Nijinsky en faune. La soirée proposée par l’Opéra de Paris était donc l’occasion d’aller voir cela de plus près. J’étais d’autant plus curieuse que, d’une part, je ne connaissais qu’une pièce de la troupe, Parade, reprise par Europa danse l’année dernière, et d’autre part, les notes et photographies d’Anne Deniau m’avaient fortement mise en appétit.

 

 

Le spectre de la rose, le parfum d’une époque ?


 

Note de tête : d’horribles couvre-chef : la jeune fille flotte dans une robe blanche bien froufroutante et un bonnet de nuit à vous faire faire des cauchemars, tandis que le spectre est moulé et encapuchonné dans un académique rose où sont cousues les fleurs de la même couleur. Mais il est bien connu que l’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur.

Note de cœur : des huiles pour animer ce parfum. La danse d’Isabelle Ciaravola ne m’a jamais semblé entêtante, elle est même volatile en jeune fille éthérée, mais je lui suis tout à fait reconnaissante de s’endormir pour que son songe fournisse le cadre d’où surgit Mathias Heymann. Je n’ai pas vu son saut d’entrée, mais je me rattraperai en regardant la diffusion de la captation vidéo faite ce soir-là*, en attendant cela m’évitera de réduire tout le ballet à ce seul souvenir. En effet, si l’argument n’est qu’un prétexte pour développer le motif de la rose, celui-ci est très réussi. Pour une fois, le comparé n’est pas la jeune fille : cette dernière porte la fleur à son corset, mais le souvenir du bal qu’elle fait surgir est bien celui d’un homme (celui qui la lui a offerte, peut-être).

 

Note de fond : la forme, évidemment, la chorégraphie de Fokine. Malgré son costume, pas une seconde Mathias Heymann n’a l’air ridicule : délicatesse féminine et puissance virile rendent le spectre insaisissable. Odeur intangible, il se répand dans la chambre d’un grand jeté où les mains déploient les bras pliés et diffusent le parfum comme on envoie un baiser lorsqu’on s’est déjà quitté. Souvenir fugitif, il embaume la scène et respire la sensualité dans ses couronnes un peu fanées. Fantôme du ballet classique et parfum de nouveauté, le spectre s’évapore sitôt respiré – une métaphore pour la danse.

 

* Les spectateurs situés derrière les caméras devaient être heureux, tenez ! Nous aussi, nous serons par-terre le 1er janvier, la télévision allumée sur France 3 (non, pas d’erreur, pas Arte).

 

 

Le faune et la (fine) flore de l’Opéra de Paris


 

La toile de Léon Bakst, très proche de l’avant-scène, annonce par ses aplats de couleur une danse presque en deux dimensions qui, pour inspirée des bas-reliefs qu’elle soit, ne manque pas de relief. Toges et coiffures à la grecque, bras à l’égyptienne, les nymphes évoluent dans un monde mythologique sans espace. Leurs poses, pourtant très statiques, ne figent pas la danse, elles en font monter le désir, si bien que l’attente n’est jamais impatience mais attention hypersensible au moindre mouvement. La gestuelle du faune est beaucoup moins anguleuse, mais tout aussi lente – ou plutôt, en tension. Les demi-tours en quatrième sur quart de pointes engagent la contraction des muscles ; on scrute, on attend le moment où ils vont se relâcher et les nymphes se débander à l’arrivée de leur prédateur. Bouche béante, pouces tendus, presque hors de la main, qui l’entraînent vers l’extérieur, le poussent à sortir de lui, il se rit de leur fuite, sûr de jouir d’elles ensuite. Il jette son dévolu sur Emilie Cozette, et pour une fois (mais ne serait-ce pas déjà la deuxième ?), je me garderai de discuter ce choix, tant elle est aimable – ce qui, dans le vocabulaire classique, revient à peu près à dire désirable. Son visage aux traits finement mais nettement dessinés vient rehausser la gestuelle anguleuse de la nymphe qu’elle incarne. Mais je préfère le sexe fort ce n’est rien face à Nicolas Leriche, pourtant méconnaissable en blond – mais pour une figure de l’âge d’or, à quoi ne consentirions-nous pas ? On se réincarnerait en grappe de raisin, pourvu qu’on ait l’ivresse. Mais la nymphe est plus enviable, même et surtout lorsqu’elle se retrouve en face du faune qui, sans la toucher, l’enserre de ses deux bras tendus : ravie, de crainte ou de désir, elle ploie sous lui, mi-cambrée (mais le dos droit), mi-agenouillée (mais pas soumise). Je me suis trompée, Nicolas Leriche n’est pas un dieu, c’est un faune, et c’est encore mieux. D’où je comprends mieux à rebours que Nijinski soit un dieu.

Rien en soi de choquant, donc, mais on peut imaginer que cela a pu être un peu trop fort il y a un siècle. Non que je croie le public de l’époque particulièrement puritain : il me semble que ce n’est
pas tant les gestes suggestifs (bien que le fauve épicurien s’achève ventre à terre et bassin ondulant) qui ont du choquer que l’érotisme étouffant d’une danse trop lente et contrainte pour ne pas être irritante.

 


Prendre le taureau par le tricorne

 

 

L’Espagne vue par les Russes, reprise par une troupe française et dansée par un espagnol : José Martinez nous fait retomber sur nos pieds. Au passage, il enlève la fougue slave et la retenue de l’élégance française (qui n’existe plus que comme un stéréotype, nous sommes d’accord – mais le ballet brosse toujours ses tours du monde à grands traits).

L’argument n’est pas moins archétypal que la vision de l’Espagne que propose Massine : tandis que le meunier vérifie ses pouvoirs de séduction, sa femme s’amuse d’un vieux barbon ventru et sautillant (l’Opéra a bien fait d’inviter ce Fabrice Bourgeois, réjouissant en corregidor). Elle l’agace tant et si bien (il faut le voir courir après la grappe de raisin qu’elle agite) qu’il finit par faire emprisonner le meunier pour avoir la voie libre. Mais par un rebondissement dont l’auteur a le secret (et pour cause : le renversement doit avoir eu lieu un peu trop côté cour), les rôles sont inversés, le barbon battu par ses gardes, le meunier libéré, et sa femme soulagée.

Cette dernière était interprétée par Marie-Agnès Gillot qui, pour la première fois, m’a un peu laissée sur ma faim. Le tempérament ne lui fait pas défaut, c’est chose certaine ; peut-être aurait-il fallu davantage de finesse ou de piquant pour aiguillonner le spectateur (j’aurais bien vu Dorothée Gilbert dans le rôle).

José Martinez en revanche est absolument sensationnel. La classe et miamesque à la fois, j’ai le rythme sur dans la peau. Il faut voir son corps nerveux trembler jusqu’à précipiter ses pieds dans des claquements au caractère affirmé. Huuuum ! Foulez-moi aux pieds ! (Inci, M. et le Teckel se souviendront peut-être). Mais je ne suis pas une amante grecque, ces piétinements m’égarent. Je ne regarde plus mon étoile fétiche, seulement les pieds qui ébranlent les jambes invisibles dans leur pantalon noir jusqu’au court veston violet qui l’enserre et dont les pans sont fermement tenus par deux mains puissantes. Et pour finir le blason, au-dessus du corps fébrile, le visage serein d’un danseur follement séduisant (pas séducteur, il n’y a que les jeunes premiers et les vieux barbons qui jouent encore à cela). C’est l’éclate. Ca claque. Rien ne vaut un coup de Martinez.


 

Pétrouchka : une poupée de son et de pas


 

Quatre tableaux : deux scènes de foire encadrent des passages plus intimistes où l’on pénètre successivement dans la chambre (ou l’enclos) de Pétrouchka et du Maure, deux pantins qui se disputent la ballerine – enfin, c’est vite dit, celle-ci n’ayant, outre aucune inclination, aucune pitié pour Pétrouchka. Entre les danseuses de rue, l’haltérophile escroc qui soulève des ballons, l’agent qui se fait graisser la patte, celle de l’ours dont le montreur assure qu’elle est blanche, l’homme à la barbe de deux mètres, et la foule, c’est la foire d’empoigne. La drôlerie obligée de la fête rend plus pathétique encore la tristesse de Pétrouchka, renfermé sur lui-même (épaules tombantes, jambes en-dedans) plus encore qu’enfermé par le magicien responsable de l’attraction qu’il forme avec les deux autres pantins (comme la Bacchante, il prend soin de ses instruments de travail). Aucune issue, la porte hérissée de petites flammes de cirque est bien fermé, il y a brûlé ses petites moufles. Déconfit, il s’enfonce, l’ennui du Maure le confirme a posteriori, dans le désespoir. Lorsque les pantins sont remis à la tâche dans leurs petites cases respectives, ils s’étripent, et Pétrouchka, dont l’humanité a été tuée par le mépris de la ballerine qu’il aimait et le couteau du Maure qui la convoitait, n’est plus qu’une poupée de son qui s’évide. Alors que le magicien (charlatan, dit la distribution pour annoncer Stéphane Phavorin) en ramasse la dépouille, on voit son spectre lancer un dernier appel sur le toit de la baraque foraine – dernière manifestation de sa présence (il était bien quelqu’un à l’intérieur de sa carcasse de poupée) avant que le rideau ne tombe.

Malgré l’Orient de pacotille dans lequel il évolue, Yann Bridard a évité de rendre son Maure bête et méchant en lui accordant des impulsions humaines quoique primaires (sentiment de plénitude d’une existence pourtant vide).

Clairemarie Osta, véritable danseuse, n’a pas fait de la ballerine la poupée que j’aurais pu attendre de sa part après l’avoir vue dans la Petite Danseuse de Degas. Elle n’a rien à voir avec l’automate du début de Casse-Noisette, par exemple. Par la dureté qu’elle affiche, sa ballerine n’a rien de poupin : si elle est inhumaine, c’est par absence de pitié, non de sentiments.

Quant au Pétrouchka de Benjamin Pech, il était pathétique et misérable au possible. Il vous fendillerait le cœur. J’ironise un peu parce que le ballet n’est pas mon préféré (debout pour mieux voir, je commençais probablement à en avoir plein les pattes), mais cet interprète est vraiment formidable. En me rappelant que Nicolas Leriche était distribué en alternance (ce doit être quelque chose, aussi), je me suis dit qu’inversement, j’aimerais bien voir Benjamin Pech en faune. Il ne serait certainement pas gha à la manière de Leriche, mais j’ai comme dans l’idée que cela lui irait bien.

 

 

Les ballets russes par des Français un siècle plus tard, était-ce une bonne idée, alors ? Les costumes voire certains décors ont mal vieillis et n’aident pas à percevoir ces pièces comme un spectacle où convergent tous les arts, ce qui était tout de même l’une des innovations de Diaghilev – d’où l’impression d’avoir parfois affaire à une reconstitution historique où la valeur documentaire prévaut sur l’artistique, sans pour autant vraiment faire comprendre ce qui a pu faire scandale. Le fantôme des ballets russes, c’est sûrement le prix à payer pour que le spectre de cette danse expressive (ces bras, brrr) continue de nous hanter – car elle a encore largement la capacité de nous subjuguer. La preuve.