In the Air

 

 

[spoilers, as usual]

 

Sans annoncer explicitement la comédie, le titre laissait entendre qu’elle serait légère. Pas inconsistante pour autant, Jason Reitman n’a pas fait de barbe à papa avec les nuages, ni fait boire de café à George Clooney, that was not the time. Il incarne en effet Ryan Bingham, un homme que la critique a un peu vite défini comme cynique d’après son job ingrat pour des boîtes qui l’emploient à licencier leurs employés. Malaussène est-il cynique, je vous le demande ? Vous m’objecterez que Ryan est sûrement moins naïf, mais je vous renverrai à ses conférences de management, où il explique de manière imagée que tout ce qui ne tient pas dans un sac à dos est un fardeau trop lourd à porter. Il n’a pas encore lu Kundera, mais c’est un bouc émissaire qui prend le taureau par les cornes. Plus qu’un self-made man, Ryan est self-sufficient : il sillonne le pays en avion, dort à l’hôtel, roule en voiture de location et n’a besoin de personne – un vrai stoïcien des temps modernes. Son mode de vie lui convient, et ceux qui le disent cynique sont surtout suspects d’être jaloux de son indépendance qu’il a choisie et assume.

 

 

Lorsqu’il rencontre une femme, il joue cartes sur table – au sens propre du terme avec Vera Farmiga (splendide Alex Goran, parfait pendant au bel homme qu’est Georges Clooney), femme d’affaire (et affair) dans son genre, qu’il agace et provoque à une bataille de cartes de fidélité en tous genres (la grande ambition de Ryan est d’atteindre les dix millions de miles – objectif qui témoigne d’une grande puérilité en même temps que d’un certain amour du jeu, de la collection belle car inutile). Toute la salle rit d’assister à cette scène de cours atypique, comme, après l’amour, de les voir dans un face à face qui figure la symétrie des têtes dans les cartes à jouer : laptop contre laptop, ils procèdent à la synchronisation de leurs agendas, l’un pourrait bien faire un peu effort et un saut dans la ville d’à-côté, une heure de vol, ce n’est vraiment pas le bout du monde. Toute la salle rit alors et ne trouve rien à redire à ce mode de vie que partagent l’un et l’autre. Willing suspension of disbelief… Natalie Keener (jouée par Anna Kendrick), la jeune femme qui propose une nouvelle méthode de licenciement à distance par ordinateur, et file le parfait amour avec son boyfriend qui remplit toutes les cases du jeune homme bien sous tous rapports n’est alors que la cruche de service, un contrepoint comique au couple libre que forment Ryan et Vera. Presque mariée et larguée par texto : now you feel how it’s like being fired by proxy (en substance – j’ai vu le film il doit y avoir maintenant deux semaines…).

 

[Natalie, la catastrophe de service, avec sa valise aux roulettes qui grincent]

 

C’est comique mais pas encore romantique – sexy plutôt, donc pas romantique selon les canons de la comédie romantique. Pour cela, il nous faut un renversement, celui qui peut vous faire dire que l’amour, ça vous change un homme (la femme devient simplement plus niaise, c’est déjà dans sa nature ^^). On en sent les prémisses lorsque Vera déclare aimer les enfants, ce que fuit Ryan (un chiard hurleur dans un avion, c’est l’enfer au ciel). Le turning point, c’est le mariage de la soeur de Ryan, qui a émis le souhait particulièrement kitsch qu’on lui ramène des quatre coins du monde le cliché de leur photo montée sur carton (dégradation du plus poétique nain de jardin d’Amélie Poulain, qui du moins se savait kitsch).

 

 

La mariage ne rentre pas dans son cadre de vie, le couple encartonné dépasse même de son sac à dos, c’est dire. Il rechigne à y aller, mais avec Vera, ça passe tellement mieux.

Sur place, c’est lui qui rassure le futur marié pris de panique, et à le voir ensuite en famille et tendrement enlacé à Vera, les bons sentiments du spectateurs reviennent au galop : vous voyez, il s’y laisse prendre, il revient à ses racines, il s’attache, il y prend goût. Voilà que Natalie avait raison, elle était peut-être plus ridiculisée que ridicule, la pauvre. Voilà aussi que Ryan, à qui l’on avait tout passé jusque là, se révèle a posteriori avoir été cynique (qu’on se rassure, on l’apprend au moment où il devient « quelqu’un de bien », on peut continuer à l’approuver, parce que bon, c’est Clooney). Ré-évaluation, les apparences sont trompeuses, on s’était trompé, c’est beau l’amour.

 

 

 

Si le film en restait là, il aurait mérité son étiquette de comédie romantique, mais pas forcément qu’on s’y attarde. Les deux fils de l’intrigue qui reprennent vie sentimentale et vie professionnelle s’équilibrent l’une l’autre. Certes, Natalie n’avait peut-être pas entièrement tort concernant l’attachement (qu’il faudrait encore distinguer de l’engagement-enferrement de la bague au doigt, mais n’en demandons pas trop), mais c’est malgré elle, car il est manifeste, par la modernisation qu’elle met en place dans le système de licenciement à distance qu’elle ne comprend pas grand-chose à la psychologie humaine. Laquelle Ryan maîtrise, même s’il n’est pas forcément sous l’emprise de la compassion (réflexe de survie, aussi). Magnifique (trop) exemple d’un parfait licenciement où le gars, en rogne contre Natalie (vous aurez du temps pour vous accuper de vos enfants), se fait retourner comme une crêpe par Ryan : vous voulez mériter l’admiration de vos enfants, réalisez votre rêve, devenez un grand chef (indice d’inférence dérisoire : option cuisine au bac).

 

 

Du grand art de sophiste, mais qui aide certainement davantage les malheureux que les bonnes intentions maladroites de la jeunette. Ryan n’est pas un pur salaud, et Natalie aussi peut être inhumaine. Il n’y a guère que Pascal qui ne soit pas remis en cause : c’est bien par la rectification mutuelle des erreurs qu’on approche de la vérité.

Le professionnel contrebalance le privé, donc, mais surtout le renversement qui conduit chacun à reconnaître ses erreurs est lui-même suivi d’un autre renversement, q
ui ne nous ramène pas pour autant au point de départ (c’est beau comme c’est dialectique, vous ne trouvez pas, tout ce travail du négatif…) – même si tous les aéroports et tous les avions se ressemblent, je suis d’accord. Il n’arrive plus rien à Natalie, qui peut se remettre paisiblement de sa rupture et se décoincer un peu. C’est Vera qui est en cause : Ryan découvre qu’elle mène une double vie, entre terre (mari, gosses, maison) et ciel (amant, ordinateur portable, hôtel). Elle tient cet équilibre, et Ryan, à la franchise : l’atterrissage est brutal. Notre amoureux pas si cynique que ça n’est pas tombé sur quelqu’un qui ait le courage de sa cohérence, ni peut-être qui porte le même degré d’attention au bienaimé, s’il est vrai que son absence de lien ne signifie pas absence d’attachement et de considération). Si peu cynique, en réalité, qu’il est même profondément moral. Et si Ryan en a plein le dos de ses conférences et de la métaphore du sac, il ne peut que repartir (up in the air – décoller des étiquettes), fidèle du moins à son choix de vie.

A nouveau dans les airs, sans point d’appui (ni sur le ciel ni sur la terre – après Hegel, je sentais que vous vouliez aussi du Kant), la seule façon de ne pas basculer dans le vide vertigineux (if you haven’t built castles in the air, qui se révèlent souvent n’être que paroles… en l’air) est de continuer sur sa lancée. What else ? Un avion à réaction, pirouettes, cacahuètes…

 

L’amante en chair et en mouvement

 

Aurélie Dupont.

Aimée par Manuel Legris dans la Dame aux camélias.

L’aimant dans le pas de deux du Parc, appuyée sur sa bouche. Tendue dans la détente de l’abandon.

 

Et aussi son fils et Jérémie Bélingard, mais ce n’est pas le propos. Entre l’élève et les adieux à la scène – de son compagnon de scène- Cédric Klapisch dresse le portrait de l’interprète, pas de l’étoile plantée au haut de la hiérarchie comme la décoration filante au sommet du sapin (pas de visite du palais, pas d’explications, pas de plans interminables sur les pieds, c’est sa bouche qui en dit le mal), ni de la femme danseuse (sa vie privée le demeure). C’est juste magnifique. Elle, est magnifique. Les chorégraphies sont à tomber par terre. Ils tombent d’ailleurs souvent par terre, parce que pour une fois, on les voit au travail. Pas à celui, mécanique et musculaire, de la barre : à celui de l’interprétation qui ne se surajoute pas à l’exécution technique, mais réside dans le moindre mouvement, même celui de se mettre correctement à genoux (humour de la gamine par terre, qui se rit de la danseuse à terre – déséquilibre ou épuisement- : « il a fait beaucoup de choses dans sa carrière, mais ça… »). Elle se frotte les mains dans l’angoisse de s’échapper à elle-même, de ne pas maîtriser le parcours de l’intention dans son corps. Une courte scène d’une répétition du Lac, on lui fait remarquer qu’elle ne repousse pas son partenaire ; en effet, « Je ne l’ai pas fait, je ne savais pas si je le repousse » (et non pas « si je dois le repousser ») : elle sait ce qu’elle fait, ce qu’elle fait est pétri de sagesse.

 

C’est juste magnifique. Elle est magnifique. Les chorégraphies le sont aussi. C’est superbement filmé. D’une façon si juste, qu’elle déborde du cadre, prend la clé du hors-champ. Pas de gros plans sur des piétinements pour se hausser de quelques centimètres vers le haut. Lorsque les pieds sont filmés, c’est dans l’immobilité de l’équilibre, piédestal éphémère. La caméra remonte toujours, à la source du mouvement, dans l’intelligence de sa naissance, de l’émotion, vers son visage à partir duquel ses mouvements irradient et vers lequel toute sa danse converge, se ramasse et nous ramène. C’est la main et le doigt retenus dans Raymonda. C’est l’étreinte du corps de Legris dans le Parc. C’est l’absence qui la décompose dans la Dame aux camélias, et qui la fait s’évanouir hors du cadre à la fin du documentaire.

 

Au lieu de lever de grands yeux admiratifs devant l’étoile, Cédric Klapisch prend de la hauteur, embrasse depuis les cintres des corps déjà en prise l’un à l’autre et qui échappent au saisissement, il parvient à toucher ceux qui nous touchent, à rendre sensible la chair sous la main qui caresse en le cambrant le buste de l’autre, réconcilie l’abandon et la prise, et dépose le couple sur le lit de la scène – où meurent les personnages et où se délimitent les artistes. On ne nous entraîne pas dans les coulisses, on nous laisse observer depuis les coulisses, là où l’interprète se fait dans la fusion du personnage et de celui qui l’incarne. Qui ils sont ailleurs, ou après, c’est leur affaire, leur inquiétude. Hors temps. Ce qui nous importe, nous emporte, c’est le présent (qui n’exclut pas la durée de la maturation, de la recherche perpétuelle), le présent de la présence, de la densité et de l’intensité. Incarné, un instant dans l’espace. L’espace d’un instant. Dimension de l’espace où l’on évolue, portée du geste. Cela donne juste superbement envie. De danser, de sentir, de recommencer, de ressentir, de s’attacher, de caresser, de vivre, de désirer. Envie.

Auréliiiiiiiiiie.

Une éducation – à refaire ?

Pour une critique plus concise, et sans spoilers.

 

 

 

Les critiques étaient partagées : entre subtil et cliché, grande finesse et mouvement univoque, Palpatine et moi nous en sommes remis à notre a priori favorable causé par l’affiche (aux horaires des séances, aussi). Il est vrai que l’histoire n’est pas d’une originalité folle : David, un homme trentenaire séduit Jenny, jeune fille brillante (et belle, évidemment) de seize ans, qui se met à délaisser ses études pour mener la belle vie d’une femme libre mais entretenue (oxymore inside). Le problème n’est pas tant la différence d’âge que le mode de vie : elle s’ennuie dans son existence de jeune fille de bonne famille, installée dans un quartier résidentiel de Londres ; lui, sait vivre sans compter, part en virée à Oxford, en voyage à Paris (où l’on bouffe du fromage et les yeux de l’autre devant un splendide coucher de soleil assorti au verre de vin, il va sans dire).

 

– Je sais qu’il ne faut pas monter dans la voiture d’un étranger, mais j’ai pitié de votre violon (pluie torrentielle) : mettez-le à l’arrière, vous marcherez à côté.

 

Curieusement, c’est au début que le film est le plus subtil, lorsqu’il met en balance la monotonie d’une éducation sérieuse laissant peu de place à l’épanouissement, et l’attrait pour une grande liberté d’accès à la culture. Car Jenny n’est pas d’abord séduite par un homme mais par son monde, celui des concerts (autres que celui de l’orchestre de l’école, dont Jenny fait partie pour que les examinateurs des dossiers d’Oxford en déduisent qu’elle sait s’intégrer – logique imparable du père), des sorties, des voyages, un monde qu’elle connaît à travers ses lectures et qui s’incarne alors en un homme. Ce n’est que petit à petit que le sens artistique laisse place au sentiment amoureux, lequel devient ensuite assez fort pour masquer totalement la disparition du premier. Car ce serait plutôt ici que réside la trahison de David ou l’aveuglement de Jenny. Bien sûr, on découvre à la fin que le fiancé est un homme à femmes marié, pourvu d’un gosse ; c’est la fin du film, commode pour mettre en point final qui soit le début d’une nouvelle ph(r)ase pour Jenny. David a beau être escroc et menteur, on ne parvient pas à le faire entrer dans la case du « salaud » de service. On le savait déjà en un sens, puisque Jenny le voit voler un tableau, l’écoute baratiner ses parents : David n’est pas seulement celui qu’il prétendait être – pas seulement, parce que malgré tout, il n’a pas traité Jenny par-dessus la jambe, épris d’elle, respectant la date d’anniversaire qu’elle s’est elle-même fixée jusqu’à laquelle est veut rester vierge (jolie scène où l’on doute qu’« il se contente de regarder » et où l’on a cependant tort de supposer qu’il va profiter de la situation, puisqu’il ne s’approche d’elle que pour remonter ses bretelles de soutien-gorge – comme quoi, le rhabillage peut être aussi sensuel que le traditionnel effeuillage).

 

Contrairement à ce qu’on pourrait induire de l’épilogue qui, dans sa hâte de mettre un terme à cette histoire, manque de la subtilité qui y avait présidé, l’erreur n’est pas tant d’avoir choisi la voie du mariage contre celle des études (après tout, la diatribe de Jenny contre la vie étriquée et ennuyeuse de sa prof de français ne sonnait-elle pas un peu trop juste pour qu’il n’y ait pas une once de vérité ?) que de s’être leurrée sur la « vraie vie ». Chez David et chez les parents, on retrouve la même métaphore (qui implique néanmoins des choix totalement opposés), celle de l’argent qui ne pousse pas sur les arbres, et une même illusion, celle de la culture ravalée au rang de moyen mais toujours prétendue fin en soi (ou que Jenny perçoit ainsi) : David aime les tableaux plus que la peinture, et le père considère que les études, si jamais elles ne débouchent sur rien, n’en constituent pas moins une dot estimable. Si les études sont un bien, comme nous le serine l’épilogue, voix de la raison et du progrès, il faut savoir en quoi, pour que le « go to Oxford », équivalent de « passe ton bac d’abord », ne soit pas qu’un leurre d’émancipation.

 

La « vraie vie » ne tolère pas de raccourcis (no shortcuts), Jenny ne coupera pas à son dictionnaire de latin offert en doublet à son anniversaire (ils auraient pu se concerter pour qu’elle ait le thème et la version tout de même ^^), ni à l’effort qui seul la conduira à la maturité – elle le dit elle-même à la fin, « she feels old, but not wise ». Le vécu ne suffit pas à faire l’expérience, encore faut-il en tirer des conclusions. La directrice de l’école avait raison en déniant à Jenny le statut de « ruined woman » que celle-ci propose lorsqu’elle apprend qu’on ne la reprendra pas : she’s not even a woman. Une gamine encore, qui a certes du goût (comme lui fait remarquer l’ami de David), d’emblée attirée par les belles choses, mais manque assurément de discernement concernant celles qui lui conviennent. Le retour près de son professeur de français, chez qui les tableaux que David achetait aux enchères ne sont que des reproductions, signe son départ de chez ceux « who know the price of everything and the value of nothing ».

 


Une éducation : scolaire (connaissances apprises, qui donnent du goût mais dispensent du jugement), sexuelle (« quand même, tant de chansons, de poèmes… pour une chose si brève »), parentale (austère mais pas très rigoureuse, finalement – Jenny le souligne lorsque son père ne réagit pas à son annonce de fiançailles : « isn’t it the moment you’re supposed to say ‘and Oxford ?’ ? ») ; une éducation à  refaire ? – en partie en la faisant, sous le mode de l’expéri
ence vécue, s’il est vrai qu’une éducation est tout un apprentissage
(l’école de la vie, comme on dit, dont David reconnaît n’être pas le meilleur élève – statut que ne mérite pas non plus immédiatement Jenny de ce qu’elle est une élève brillante).

 

On fume beaucoup, c’est chic – en français dans le texte.

 

 

Très fin ou trop lisse, alors ? Le film est l’un ou l’autre selon que l’on s’attache aux mouvements intérieurs des personnages (qui n’ont rien d’un balancement univoque entre raison et sentiment) ou que l’on s’attarde sur le cadre dans lequel ils sont développés (celui-ci étant justifié par ceux-là). Après tout, on n’a pas grand-chose à faire que David soit marié, l’important étant que la précision précipite la fin sans entraîner la chute de Jenny. Le choix, bien qu’ayant été effectué n’est pas irrémédiable, et se borne à ne devoir rester qu’une erreur de jeunesse – la ligne entre expérience et vie gâchée est bien mince, une éducation s’y tient tout entière. Peut-être le film garde-t-il l’équilibre parce qu’il est drôle sans pour autant que quiconque n’y fasse de l’humour. Pas de traits d’esprit, on souligne plutôt d’un bon sens commun les travers des uns et les mauvaises bonnes intentions des autres. Comme celles de David qui ne trouve rien de mieux que de se dénommer « patapouf » (l’onomatopée anglaise est plus formidable encore) pour mettre à l’aise sa Minnie, sa petite souris (forcément, avec Palpatine, on n’a pas pu s’empêcher d’exploser de rire – je tiens à préciser que le parallélisme de la souris n’entraîne en aucune façon celui du « patapouf » – Peter Sarsgaard perd de son charme quand on le voit le bide velu à l’air). Face à cela, des sarcasmes salvateurs, assénés avec classe par Carey Mulligan, qui, pour être comme Ellen Page dans Juno bien plus âgée que son personnage, n’en est que plus crédible – il doit être plus facile de révéler au moment propice une maturité dissimulée sous des traits juvéniles que de la faire jouer par une gamine qui fait plus que son âge.

 

 

Ni femme, ni enfant, Jenny est peut-être les deux à la fois, une tête, comme sur les cartes à jouer. Aussi réversible que le jugement que l’on peut porter sur David. Têtes bêches sur l’affiche. Jouer à être grand ou cartes sur table, le film entier est terrain de jeu pour le spectateur qui préfère la chasse à la prise.

 

La grande Dame aux camélias

 

désir d’aimer / d’avoir une place

 

Bouton

 

Aurélie Dupont, Jiří Bubeníček. En voyant cette distribution, j’ai failli m’étrangler. Puis comme cela devait sûrement être très complet, j’ai eu envie d’étrangler quelqu’un pour récupérer sa place. J’aurais plaidé le crime passionnel. Quand j’ai appris que Palpatine avait une place pour cette distribution de rêve, je me suis limitée à une crise de jalousie (il allait voir Aurélie – quand il ne s’y rendait que pour Mathilde), me disant qu’on ne tue pas à la légère sa poule aux œufs d’or. Grand bien m’en a pris, parce qu’il a invoqué B#5, qui, avec ses grands yeux et son visage calme, a tout d’une bonne fée. Elle m’a dégotée un fond de loge de face et, coup de chance, ma voisine devant rester debout pour filmer (pratique normalement interdite, mais commandée ici par les danseurs aux-mêmes, pour pouvoir retravailler ensuite à partir de l’enregistrement), j’ai pu me décaler au milieu des deux rangs de deux fauteuils. Très exactement au milieu de la scène, visible dans toute sa largeur (et pour la profondeur et les sourires ou les regards qui menaçaient de s’y perdre, j’avais mes jumelles). Une bonne fée. Sortie de cours à 19h, je n’ai plus eu qu’à prendre le métro (j’étais tellement obnubilée par l’idée de me dépêcher que j’ai passé mon trajet habituel en accéléré, et pris le métro en sens inverse), et à rembourser ma bienfaitrice – manque de chance, elle n’avait pas de monnaie, j’ai été obligée d’acheter le programme pour avoir le compte rond. Le rayon de ma bibliothèque, qui leur est réservé, est complet, je sais bien, mais c’était un cas de force majeure.

 

J’avais déjà vu ce ballet de Neumeier. Il avait fallu supplier le guichetier de me vendre une place -sans visibilité, vous n’allez pas voir, c’est aux stalles, le poulailler de côté, n’importe je prends, donnez-moi, je vous dis- et je n’ai pas regretté mon torticolis (soulagé par un replacement au deuxième acte – initié par ma mère, il faut bien le préciser, au vu de mes pauvres performances de ninja). J’y avais découvert Aurélie Dupont – ma mère aussi, qui de ce jour n’a plus douté du caractère dramatique de la danse ; des gestes si évidemment significatifs qu’on aurait cru du théâtre. Du flux de conscience en mouvement, en somme.

Cette petite analepse devrait faire comprendre l’hystérie de départ. Ajoutez à cela la perspective de revoir Jiří Bubeníček qui avait dansé cet été, au gala de Roberto, à Florence, un duo sublime avec son frère jumeau… C’est tout de même autre chose que Mathieu Ganio, qui aurait presque rendu le spectateur (de mauvaise foi – moi, par exemple) heureux que Marguerite renonce à Armand.

 

 

Éclosion

 

Le ballet est tiré du roman de Dumas, que je n’ai toujours pas lu. Je n’avais par conséquent qu’un vague souvenir de l’histoire, un amour rendu impossible par la condition de courtisane de la dame, qui finissait par mourir – de langueur, de tuberculose, c’est tout un. Lire le programme au lieu de s’amuser de la coïncidence qui nous rendait visiblement assortis, Palpatine et moi – ma chemise et mes collants rouges collaient à son nouveau chapeau, et plus encore, à ses lacets (ça crée des liens) ; performance déjà réalisée sans concertation en violet, mais plus inattendue encore en rouge, compte-tenu de nos garde-robes respectives- m’aurait permis de comprendre que la scène initiale que j’avais prise pour une prolepse était en réalité le point d’ancrage d’une narration toute en flash-back. Ce qui explique pourquoi monsieur Duval est resté posé sur sa chaise en avant-scène une bonne partie du spectacle, destinataire de l’histoire qui n’en devient un personnage qu’à un seul moment, lorsqu’il se souvient être allé demander à Marguerite de cesser tout contact avec son fils (pour son bien, évidemment – quelle nuisance que la réputation), ne se doutant pas alors quel amour véritable il détruisait. Hop, ma cocotte, bas les pattes, reprends ta vie de courtisane, des rivières de diamants, un amant grisonnant.

 

 

Le parallèle de l’histoire de Marguerite et Armand avec celle de Manon et des Grieux est intégré sous forme de mise en abyme (non, ne partez pas !) qui, comme toute mise en abyme digne de ce nom, donne lieu à des perturbations entre le récit enchâssé et son cadre (à la fin du ballet, retour de Manon et des Grieux comme spectres et non plus comme acteurs/danseurs), qui irriguent de sens l’histoire principale (identification de Marguerite à Manon, d’Armand à des Grieux, lors d’une rencontre en miroir, à l’avant-scène). Cet écho au roman de l’Abbé Prévost accompagne le couple de la dame aux camélias ; par sa préfiguration du dénouement tragique, il renforce l’effet de prédestination créé par le récit rétrospectif. L’héroïne est déjà morte avant d’être apparue, en témoigne son portrait, jeu d’absence et de présence, posé sur scène avant que ne débute le spectacle. « Avant le lever du rideau », n’en déplaise aux adeptes du style substantif, n’est pas possible puisque la scène s’offre au regard du spectateur dès son entrée dans la salle.

Tout commence lorsque tout finit, que les acheteurs potentiels inspectent le mobilier de la défunte, et que les déménageurs roulent les tapis et partent avec sous le bras, soulèvent, déplacent, emportent ce qu’il reste. Le décor n’est pas planté, mais le ton est donné, déliquescence d’une histoire et d’une vie jusqu’à la mort, vécue chaque instant sous le mode de la nostalgie, dans l’horizon d’une perte irrémédiable qui ne peut manquer de se produire (dans le récit) puisqu’elle a toujours déjà eu lieu (dans l’histoire). [Le séminaire sur la « mise en intrigue » me met les neurones en vrac, vous risquez de croiser beaucoup de « récit », de « sens » et de « signification », ici, qui n’en auront peut-être pas toujours beaucoup.] Anouilh avait raison, le vrai suspens, c’est de connaître la fin – il n’y a qu’à partir de là que se construit le sens, suspendu à la forme de l’œuvre – dans le cas de la danse, suspendus aux gestes comme l’on peut être pendu à des lèvres. On croirait les entendre parler, Armand et Marguerite, tant leur intériorité est extériorisée avec finesse. Transposition délicate, pourtant, où se perd souvent l’imperceptible de la nuance.


Avec Manuel Legris – impo
ssible de trouver des photos avec Bubenicek.

 

 

Floraison

 

Aurélie Dupont. J’en ai assez de recommencer à chaque fois, allez donc la voir danser. Il n’y a qu’elle qui puisse me fasciner même immobile, d’un regard, alors qu’on danse plus près, sur scène, qu’on s’agite, loin d’elle. Cela n’a rien à voir avec une quelconque beauté plastique, une séduction facile et affichée (ce qui fait tout le charme d’une Mathilde Froustey, par exemple – je vais voir s’il a lu, tiens). Bien sûr il y a les robes, lourdes, qui dénudent les épaules… mais. Un geste seul suffit : la main puis le bras qui descend le long du corps, par la main, ni ouverte, ni serrée, qui ne retient rien qu’un souvenir, laisse glisser entre ses doigts, comme les cheveux entre les dents du peigne, laisse glisser la retenue à ses pieds, se dévêtit de l’espoir, à main nue, les doigts repliés, la main dénouée, et le bras lentement.


Hors contexte, mais une petite photo tout de même.

 

Jiří Bubeníček (*tchèque power*) a une sensibilité assez proche de sa partenaire, un peu la même façon de tenir les arabesques dans la déséquilibre. S’il était un mouvement, il serait l’homme prostré, prosterné, consterné, au sol, à genoux, dos arrondi, les bras projetés encore en avant, quoique posés au sol, suspendus par ces mêmes mains, dans l’ébauche de la femme saisie ou échappée. Ou cette contraction des bras, qui ne lui en tombent pas, mais dont l’élan se brise, ramenés aux côtes par des coudes assassins, à la réception des sauts.

L’un avec l’autre sont encore mieux que l’un et l’autre. Silhouettes harmonieuses ensemble, quoique un peu atypique l’une comme l’autre, elles se dessinent sous la même impulsion du mouvement. Ils dansent intensément – loin d’être une crispation, la tension1 est chez eux retenue. Du geste, juste. De l’émotion, pudique.

Retenue. Alors que. La Dame aux camélias pourrait être facilement dégoulinante, pleine d’abandons, d’effusions de larme ou de passion, de sentiment dans tous les sens, mais sans grande signification autre que l’exaltation du lyrisme. C’est pour cela que je crains un peu de voir Isabelle Ciaravola dans le rôle (enfin je crains… sans billet, en même temps, il n’y a pas grand risque ni grande chance) ; d’après son rôle de Manon, tout indique qu’elle serait sublime, éthérée, infinie comme ses jambes, d’une fluidité sans heurt… Mais justement : si elle sera (est, dans Manon) « assez souple […] pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie», je doute qu’elle soit « assez heurtée pour s’adapter […] aux soubresauts de la conscience », ce dans quoi Aurélie Dupont excelle en toute simplicité. Il n’en demeure pas moins que le rôle de Manon lui convient parfaitement, qu’elle peut dans le cadre du théâtre en abyme donner cette quintessence du mouvement, trop pure pour m’enivrer, mais belle néanmoins. Je serais peut-être surprise, comme par ce geste au dernier acte, où Manon, terrible, écarte des deux mains dilatées le voile qui masque le futur de Marguerite.

 

 

Je veux être fascinée. Tension, retenue, densité. Le soucit pour seule émotion, pièce maîtresse de toutes les autres. Et, comme le faisait remarquer le programme à propos de la musique de Chopin, Aurélie Dupont échappe à toutes les catégories – non pas au-delà, dans un idéal romantique, mais entre, toujours à côté de ce qu’on attendrait, à louvoyer. Pas un peu de tout en alternance, il ne s’agit pas d’une recette de cuisine ; elle est pleinement chaque qualificatif, et en même temps, ou passe si rapidement de l’un à l’autre que c’est tout comme.

J’en oublierais les autres, que l’on rassemblera en bouquet : Mathilde Froustey, pimpante et aguichante à souhait en Olympia, Ludmila Pagliero, à regret (cela s’appelle pécher par excès de Prudence) ; lors de la partie de campagne, le charmant joueur de jockey, qui en plus de m’avoir fait rire par son esprit cravache, pardon, bravache mais jamais potache était tout à fait à mon goût (qui était-ce, diable ?) ; en père d’Armand, Michaël Denard, formidable carrure artistique, dont la résistance exacerbait celle d’Aurélie Dupont et d’un même mouvement contraignait celle de Marguerite (qui évidemment obtempère pour le bien de son aimé – la contradiction entre sacrifice et bonheur ne choque-t-elle donc personne ?) à se rendre, à abandonner après s’être abandonnée. Complétés par Vincent Chaillet en Gaston Rieux, Eric Monin en duc, Simon Valastro en duc, Béatrice Martel en Nanine, et Isabelle Ciaravola et Jérémie Belingard (rien à faire, je le confonds toujours avec Stephane Bullion) en Manon et Des Grieux.

Je ne sais pas si les tentures des loges étouffent le son, mais j’ai trouvé que les applaudissements manquaient d’éclat pour une soirée qui en avait tant. On remerciera également le public de ne pas même saisir les nombreuses occasions offertes par notre héroïne tuberculeuse pour tousser au moment opportun et faire la bande-son.

 

 

 

Fanaison

 

 

Après le spectacle, B#4 (non, je ne me suis pas trompée de numéro, c’était rassemblement de balletomanes à l’entracte – dans l’immédiat, ça donnait un concours d’onomatopées : – waw – pfff -ralala – oui, c’est exactement le terme – ce n’est pas le même ballet que j’ai vu, etc.) et Palpatine ont voulu groupiser (verbe-valise signifiait faire la groupie), et nous sommes donc allés attendre à la sortie des artistes.

Mathilde s’est fait sauter dessus par Palpatine (chastement, au grand regret de ce dernier) qui a récolté « pleins de bisous ». « Pour Palaptine », parce qu’elle a demandé « c’est pour qui? », et l’intéressé, comme un gamin caché sous la table pour attribuer les parts de galette des rois en bonne et due forme hasardeuse, a répondu « c’est pour Palpatine! ».

Puis les stars arrivent au compte-goutte, et d’abord Isabelle Ciaravola, divine diva avec une grande gerbe de lys – ça colle tout à fait à l’étoile, je trouve- les traits du visage beaucoup plus marqués que je ne l’aurais cru, mais belle, précisément (LA preuve qu’il faut nous foutre la paix
avec les antirides). Puis Michael Denard, qu’une habituée a trouvé « encore mieux » que les jours précédents, mais c’est normal, l’interprétation n’est jamais la même selon les partenaires avec lesquels on danse, c’est comme les mots qui « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux », sous la rampe. Et vu que là, c’était Aurélie Dupont, il est donc tout à fait normal que tout le monde ait été « beaucoup mieux », quelques aient été les points de comparaison.

A ce point, je constate que, décidément, je n’ai pas l’âme d’une groupie. Palpatine et B#4 m’amusent à parler choix de stylo et technique de séchage. Rien à faire d’une signature, à la limite, elles dégradent les photos. Je range donc mon programme et mes stylos dans mon sac, cesse de me sentir idiote ; et lorsque Aurélie Dupont, apparue, est retenue par Palpatine, je la regarde benoîtement (ou béatement, si l’on désactive le mode *autodérision *), bien calée dans mon coin de marches. Le seul geste qui conviendrait -mais inconvenant hors-scène-  serait de reprendre celui du son personnage, que j’ai essayé de décrire un peu plus haut, et qui signifierait quelque chose comme la parole volontairement tue, les armes de la conversation baissées, les mots qui s’effacent devant la reconnaissance du geste, l’admiration pour une métamorphose qui n’est ni le personnage ni vraiment l’artiste. Un sourire qui ne montre pas les dents. Qui germe et ne fleurit pas. Aurélie. Un grand groupe d’amis l’attend, elle est épuisée et souriante, radieuse de fatigue. Signe et s’éclipse. L’invité d’honneur ne se montrera pas, sûrement retenu au dîner de l’arop. Hop, le métro.

 

 

 

 

1A propos du mime dans Macbeth, C. m’a raconté que ses cours de théâtre en comportait et que tout résidait dans la tension, consistait en la création d’une résistance. L’intention est dynamique, pas visuelle.

Macbeth

 

 

 

Dimanche 14 février : à Sceaux et à gambades

 

Des affiches disséminées un peu partout dans la fac m’ont bien fait rire : « Pour la Saint-Valentin, faites l’amour, pas les magasins ». Je n’ai fait ni l’un ni l’autre1, mais suis allée voir la mise en scène de Macbeth par Dunclan Donnellan au théâtre de Sceaux. Mister From-the-Bridge nous avait déjà emmené voir Troilus et Cressida l’an passé, et Cymbeline l’année d’avant ; aussi, c’est avec la promesse d’assister à une représentation de qualité que j’ai immédiatement accepté sa proposition de me joindre à la sortie de groupe, retrouvant ainsi la Bacchante et des camarades khûbes.

 

 

 

Here we are

 

La mise en scène de Donnellan est contemporaine sans pour autant être en quelque manière transposée – rien qui puisse faire allusion à une modernité qui serait datée dans quelques années. Les costumes, tout d’abord : Lady Macbeth porte une robe noire à la Martha Graham, et les hommes, aristocrates et donc chevaliers, portent les pantalons en forme de treillis et les grosses pompes genre Caterpillar, qu’ils avaient déjà dans Troilus et Cressida. Mais alors que l’Antiquité avait apporté aux costumes la couleur sable de son archéologie, l’enfer de Macbeth impose un noir uniforme (ce qui est loin d’empêcher un jeu lumineux).

La simplicité du décor confère à l’inexistence : des colonnes de bois ajourées remplacent le velours noir des coulisses et suffisent à dissimuler les acteurs et quelques caisses/tabourets, uniques accessoires que le metteur en scène s’autorise. Dis comme cela, on pourrait froncer les sourcils et fredonner la chanson de Delerm : « pourtant la mise en scène était pas mal trouvée, pas d’décors, pas d’costumes, c’était une putain d’idée ; aucune intonation et aucun déplacement, on s’est dit pourquoi pas : aucun public finalement ». Il n’en est évidemment rien : la mention de Jane Gibson comme collaboratrice à la mise en scène et mouvement n’est pas pur ornement, et ce n’est pas seulement mon côté balletomane qui justifie le recours à une danseuse comme comparant.

 

 

Pas de décor mais des corps

(Un certain Rhinocéros leur trouve des allures Jean-Paul Gautier)

 

Mime de rien

 

Plusieurs critiques, en effet, ont trouvé les déplacements si bien réglés qu’ils les ont qualifiés de chorégraphie. C’est effectivement l’impression que l’on peut avoir lorsque les barons esquissent au ralenti des gestes de combat stylisés, par exemple. Ce qui domine, cependant, c’est un extraordinaire travail de mime : on tue à mains nues et le spectateur voit l’épée traverser le corps, puis s’en retirer, d’un coup ou par secousses ; le présent que Duncan fait à Lady Macbeth est payé en monnaie de singe, et pourtant, le diamant invisible pèse au creux de la main du mari ; on trinque sans verre, mais le spectateur est déjà pris d’ivresse. Ce recours au mime n’est pas uniquement une superbe prouesse qui allège le budget de la pièce, c’est avant tout un parti pris qui donne une grande cohérence à l’ensemble.

Voyez plutôt (imaginez plutôt – c’est tout un, en l’occurrence) : la dague imaginaire qui apparaît à Macbeth devient tout aussi réelle que l’épée qui tuera Banquo, puisque toute la consistance des objets leur vient du langage. Je dis: une dague ! et, hors de l’oubli où mes yeux relèguent aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que le texte su, musicalement se lève, chose même et sensible, la présence du fantasme de Macbeth. C’est le bouquet ! Chaque geste, même a priori anecdotique, acquiert un sens supplémentaire : le diamant invisible dans la main de Macbeth, c’est la paume qui mendie plus encore que la richesse, le pouvoir.

Le régicide est sanglant à la conscience, lorsque les assassins se re-présentent ce qu’ils ont commis : retour de Macbeth sur le lieu du crime, pour qui la découverte n’est pas celle du corps mais de l’acte qui une fois fait, ne peut pas être défait ; enfants, certes grands, mais arrachés à leur père, pour Lady Macbeth qui avait assuré, mime à l’appui, qu’elle arracherait son propre enfant (qu’elle n’a pas) de son sein et lui fracasserait le crâne si c’était nécessaire.

Le meurtre de Banquo ne donne rien d’autre à voir qu’un corps sain qui s’effondre : le geste meurtrier se répète une deuxième fois sous un mode presque comique – la tragédie était bien le régicide, non en raison du statut royal du personnage, mais du geste fondateur, l’origine de l’impossibilité de rien construire, qui réduit l’action à la destruction.

(Dans cette mise en scène épurée, la portière du château de Macduff, en concierge pétasse qui lit des tabloïds et mâchonne un chewing-gum, dans sa loge envahie d’accessoires aussi criards qu’inutiles constitue un contre-point comique qui détonne !)

Il n’y a pas que les objets that are conjured up by words : so are the witches et autres esprits. Comme dans la Petite Catherine de Heilbronn (parallèle suggéré par l’atmosphère brumeuse initiale ?) où le tribunal secret se trouvait quelque part dans la masse indistincte du public, les sorcières demeurent invisibles ; l’adresse de Macbeth et Blanquo seule permet d’identifier la source des voix prophétiques. Ces êtres imaginaires le demeurent alors même que les corps qui leur prêtent voix (amplifiée par synthétiseur, certes) sont sur scène, derrière Macbeth et Banquo, les actrices étant disséminées au milieu des hommes, plantés là comme les arbres de la forêt qu’ils font surgir sur scène et dont le bruit du vent dans les feuilles est rendu par leurs murmures incessants et incantatoires. Cette scène rend parfaitement plausible la prophétie selon laquelle « Macbeth shall never vanquish’d be until. Great Birnam Wood to high Dunsinane Hill Shall come against him ». Que les hommes avancent avec une branche d’arbre devant eux en guise de camouflage n’a plus rien d’un subterfuge, la métaphore ayant déjà été préparée par la scène initiale.

 

Men in black magic

 

Plus tard dans la pièce, une fois que Macbeth a accédé au pouvoir, il invoque à nouveau les esprits, qui sont cette fois-ci matérialisés par la lumière, des douches rouges, vertes et blanches, très précises étant projetées sur le visage puis le corps de l’acteur. Les voix démoniaques (sont ce qui) lui arrivent, mais pourraient tout aussi bien émaner de lui, prophéties prévisibles comme conséquences des ses actes. Avec ces lumières, c’est bien la seule fois où du rouge est employé sur scène ; Donnellan s’écarte de toute fascination sanguinolente pour se concentrer sur un drame noir, moins celui d’un tyran sanguinaire que d’un homme qui ne sait rien faire – d’autre que le mal.

« Je pense qu’un être humain ne peut pas être mauvais. Seul un acte commis par quelqu’un peut l’être. Cela fait une énorme différence », distingue Donnellan dans une interview que l’on trouve dans le dossier de presse (sorry, Mister From-the-Bridge, I didn’t fought the image of the raven).

Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Ariana, à qui cette lecture de la pièce n’aurait pas déplu s’il est vrai qu’elle (la pièce) est très proche de l’analyse qu’elle (Ariana) en fait, en soulignant que le mal existe, non comme une entité abstraite, quasi-divine, mais ex-iste, au sens où il sort de l’existence de l’individu, provient de ses actes (et sort de l’existence en tant que vie, comme on sort de scène, pourrait-on ajouter, dans la mesure où l’individu qui acte le mal ne créé rien mais s’emploie à détruire ce sur quoi il n’a pas de prise). Les sorcières n’ont pas de corps, le cadavre de Duncan n’est pas montré sur scène, swords are mightful because of words : le mal n’est pas incarné mais il irrigue la pièce – ou plutôt en découle.

 

 

 

Une tragédie de l’imagination

 

Le mime à la place des accessoires ou des êtres fantastiques permet de donner à voir une subjectivité (qu’on pourrait dire objectivée, projetée dans des objets qui n’ont paradoxalement d’autre matérialité que verbale). On voit moins Macbeth qu’avec lui, ses visions comprises. Sa folie n’est pas tant apparentée à la démesure de la volonté de pouvoir, qu’à l’incapacité à distinguer entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Il délire mais manque d’imagination, peine à se faire lui-même une image de ce qui ne peut alors que lui apparaître sous forme d’hallucination. Les limites se brouillent, réel et factice, corps et image… le spectre de Banquo est jouée par l’acteur dont le corps ne subit aucune altération si ce n’est que son buste est effacé car plongé dans la zone d’ombre d’une lumière qui n’éclaire que sa tête (coupée), tandis que la nourriture bien concrète du banquet semble complètement irréelle dans la mesure où elle n’existe qu’aux travers des gestes factices du couple Macbeth, qui dîne mécaniquement juste après l’apparition spectrale de Banquo. Brouillage entre rationnel et pulsionnel, aussi : Lady Macbeth ne paraît jamais aussi sensée que lorsqu’elle planifie le meurtre de Duncan. C’est avec des cheveux attachés qui domptent son aspect de folle un peu sorcière qu’elle échafaude un meurtre aux mobiles très rationnels (répréhensibles, évidemment, mais c’est autre chose).

Créatures imaginaires, délire de Macbeth… Donnellan sollicite l’imagination du spectateur pour restituer avec cohérence l’imaginaire shakespearien.

 

yeux dans les yeux…

 

… Cheek by Jowl, épaule contre épaule

 

Last but not least, les comédiens sont tous excellents. Cause ou conséquence, les rôles principaux tournent (comme la fortune : Troilus est devenu simple baron). Comme on a pu, je l’espère, l’imaginer à la lecture de ce post, Will Keen rend parfaitement les errances de Macbeth, le conduit depuis l’homme anonyme jusqu’au nom redouté, aux côtés (et non pas sous la domination ou la manipulation) de sa femme à laquelle Anastasia Hille, grande, échevelée, presque maigre, mais belle, prête son corps de corbeau – oiseau de malheur, non de proie. Fêlée, sa fragilité transparaît et, si elle précipite la métamorphose de son mari en meurtrier, ce n’est pas sous l’effet de je ne sais quelle castration symbolique qu’elle aurait opéré en se substituant à lui, mais par l’exhortation à se montrer un homme, qu’elle lui adresse dans une étreinte amoureuse où elle tient le dessous. Mais je m’éloigne à nouveau des comédiens et repars vers leurs personnages ; ils sont vraiment trop bons pour qu’on s’arrête longtemps sur eux.

 

 

 

 

Surtout, on a affaire à une troupe – un groupe dont on sent la cohésion. Les tapes dans le dos des barons au banquet ne sont pas uniquement ressenties comme la traditionnelle et très conventionnelle accolade virile2 ; il y a trace d’une fraternité de jeu, pleinement autorisée à ce moment-là de la pièce. Et les saluts, francs et souriants comme je les aime, où les comédiens répartis côté cour et jardin courent les uns vers les autres, complices dans le jeu après l’avoir été dans le crime, courent à la rencontre des uns et des autres, avant d’accourir vers le public et ses applaudissements nourris…

On l’aurait presque oublié, pourtant, ce public, n’étaient un ou deux brefs moments de décrochage (au moment du « Out out brief candle. Life’s but a walking shadow. A poor player that struts and frets his hour upon the stage » – accompagné d’une vague de la main qui chassait une fumée inexistante-, la citation m’a extrait une seconde de l’intrigue et j’ai constaté avec surprise qu’une multitude m’entourait, qui regardait tout aussi avidemment le poor player upon the stage, la vie même, représentée sous nos yeux. Un peu avant aussi, lorsque l’assemblée des barons a applaudit le nouveau couple royal, j’ai eu l’impression qu’on applaudissait déjà les comédiens – quoique cette mise en abyme soit assez cohérente avec les personnages, bons acteurs dans la dissimulation de leur double jeu.)

Contrairement à l’opéra, les envies de meurtre sont cantonnées à la scène… Je ne sais pas si la retenue british (forcément, Shakes
peare en VO, ça attire le native – pas seulement, heureusement, c’est si bon de goûter au bon accent – pas toujours évident à suivre, certes, ça crie et on se prend les pieds dans les rebondissements, mais les prompteurs sont là pour venir à notre rescousse, alors…) a inspiré la salle, mais si même le public se met de la partie, le spectacle ne peut être que parfait. Évidemment, à la sortie, From-the-Bridge a émis quelques réserves, mais peut-on reprocher à quelqu’un de ne pas déroger à son motif ? Yes indeesd but…

(Thx for invinting me to join and rejoice)

 

1Quoique si l’on considère le texto de miss Red qui y a été jeudi : « La pièce était orgasmique ! »…

2 Complicité masculine ici, démarche du pianiste et du chanteur dans les saluts vendredi dernier… je ne sais pas ce que j’ai. Curiosité pour un nouveau motif éveillée par Querelle de Brest ?