Akramkhadabra

Il y avait une place devant, mais j’avais une place au rang Q et j’y suis restée – sur le cul. Je ne connaissais Akram Khan que de nom (et encore, sans l’orthographe) mais nom de nom, il aurait été dommage d’en rester là. Vertical road s’apparente à du contemporain sans le côté contempo, à du butô sans lenteur, à du hip-hop sans ouéch, à de la danse indienne sans délicatesse maniérée et à un art martial sans défaite. Cela ne ressemble à rien et ça a pourtant de la gueule, ce n’est rien de le dire.

 


Les mouvements très ancrés dans le sol, genoux pliés, tête souvent relâchée, explosent et libèrent une énergie qui confine à la violence. Pas de portés mais des jetés ; ici, quand on déboule, c’est au sol. Les secousses qui agitent le corps vont des à-coups de la pulsation cardiaque aux spasmes frénétiques de la transe, tandis que la musique, indissociable des corps, martèle dans un crescendo qui alterne avec des moments d’acalmie, des battements de coeur plus ou moins essoufflé et assourdissant. Cela part des tripes et vous y prend. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai le cou qui part en avant, une épaule qui se rabat ou les abdos qui se contractent, tant nous fait entrer en empathie avec les danseurs la musique dont on finit par ne plus trop savoir si elle part du corps des danseurs, accompagne leur effervescence ou n’est que la résonance très amplifiée de notre propre être intérieur.

On ne comprend pas toujours tout, mais on le vit. Ce n’est qu’en passant chez Amélie que j’ai pu reconstituer le fil d’un homme qui, d’abord séparés des autres derrière une bache translucide (effet d’ondes frappant), s’immisce à leurs côtés et cherche à prendre l’ascendant sur eux, jusqu’à ce qu’il se retrouve exclu, à nouveau séparé par la bache mais côté public cette fois, et doive tendre la main (poser la sienne sur celle des autres, en contrejour) pour faire tomber le rideau (cette chute… après la Prisonnière, le Funambule ou Kaguyahime, je ne m’en lasse pas, c’est toujours aussi beau).

Entre les deux, l’étranger arrive avec ses tablettes, qu’il pose droites comme les autres, d’abord immobiles et qu’il déplace comme des pions, soulevant au passage un nuage de poudre, entre poussière d’une tribu ancestrale et sable d’une contrée désertique (mirage d’Amagatsu). Quand ces être s’animent, ils sont possédés. Cela donne lieu à des scènes incroyablement fortes, notamment lorsque, oscillant sur les pieds et les mains, les genoux en l’air, ils avancent comme une armée de fourmis et colonisent la scène, ou se rassemblent en cercle, bras en l’air, battle sans idole. Dans cette étrange communauté où les filles ne se distinguent des hommes que par des chignons qu’elles portent très haut et qui les font ressembler à des mangas karatéka, on ne s’attire pas, on s’aimante. Et c’est alors un formidable combat où l’on porte atteinte à l’autre sans jamais le toucher (au summum de son pouvoir, les mains de l’étranger tournent autour d’une sphère imaginaire et c’est un autre qui, pris dans ce manège, s’en trouve malmené). Si les comparaisons n’introduisaient pas des connotations parasites, je dirais sans hésiter que des guerriers manga se battent à coup de champs magnétiques et finissent sans volonté aux mains de l’autre : sous imperium. Non moins fascinant est le moment qui suit où deux corps se retrouvent entremêlés plus qu’enlacés, dans un duo d’une sensualité ni suave ni animale, avant que la fille ne soit hissée sur les épaules de l’homme et que, genoux face à son torse, elle redresse son buste vers la lumière qui l’aspire, juste au-dessus d’elle. Moment de suspension. Et ça reprend – aux tripes, toujours. 

Pour les photos des saluts (quoique pas le même jour), voir chez Palpatine.

Danse sous influence

 

[il est recommandé aux non-balletomanes, si jamais il se risquent à la lecture de ce billet, de sauter cette longue introduction – la lecture est déconseillée à tous les autres ^^ ]

 

Quand chorégraphe rime avec autographe. Où il est visible que Palpatine déteint sur moi (s’agissant de n’importe qui d’autre, j’aurais intitulé la partie « Palpatine, sors de ce corps ! » mais là, on pourrait croire que mon surmoi a quelques difficultés à contenir mon inconscient, alors je vais m’abstenir).

Pas un seul instant je n’ai regretté d’être repartie dans le froid pour assister à la soirée des danseurs-chorégraphes à l’amphithéâtre de Bastille. C’est un spectacle qu’il faut aller voir seul : même en étant assez loin dans la file, cela permet de se faufiler dans les places restantes trop étroites pour les couples ou les bandes d’amis. Après avoir salué d’un mal-aimable « évidemment, c’est pris » le pull qui gardait les places des proches de celui dont je me suis ensuite rendu compte qu’il s’agissait de Yann Chailloux, j’ai trouvé une place au premier rang, au bout du banc central. À peine assise, j’aperçois une femme très droite, très classe, un peu à l’écart en bout de banc ; je me lève pour aller saluer B#5.

On est cerné de balletomanes, mes voisins de derrière veulent faire savoir tout le bien qu’ils pensent de leur « Marion » (Barbeau), mon voisin de gauche me montre Marie-Agnès Gillot juste derrière, que j’avais déjà repéré bien avant, Brigitte Lefèvre (idem) mais aussi Nicolas Paul et Emilie Cozette que je n’avais pu remarquée (comme de juste). Je crains d’ailleurs de l’avoir froissé, en lui expliquant que si je n’avais pas été voir d’autre cygne que celui de Lopatkina, c’était entre autres parce que Emilie Cozette ne me faisait aucun effet ; il s’est offusqué de la cabale honteuse qui l’accablait (j’ai essayé de ne pas penser à Victor Hugo), et l’a défendue en la présentant comme une danseuse d’une grande beauté, très discrète, qui mériterait vraiment d’être connue. Reconnue, peut-être ? Parce que bon, elle est étoile, tout de même… Toujours la même chose. Je peux reconnaître que c’est une bonne danseuse et assurément une très belle femme, mais qu’y puis-je si elle ne me fait aucun effet comme interprète ? Lorsque à la fin du spectacle j’ai demandé à mon voisin s’il était seulement balletomane ou s’il connaissait des danseurs, il m’a répondu qu’il connaissait des danseurs et s’est bien gardé de citer aucun nom à rebours de son enthousiasme à montrer qu’il était au courant de tout et de tout le monde, et j’ai compris que je l’avais froissé en rendant son étoile filante.

Pour finir dans le Who’s who ?, il faudrait ajouter Miteki Kudo, je crois, qui s’est faufilée dans les coulisses qui ont vu transiter pas mal de monde entre la salle et les coulisses. Ambiance familiale et amicale, donc, qui n’est mondaine que pour certains des (moins) proches parents, et dans laquelle le balletomane lambda peut s’amuser à tester son degré de balletomaniaquerie et se réjouir de ce que les danseurs de la « maison » soient solidaires et s’intéressent à ce qu’ils font les uns les autres.

Danse sous influence; écrire le mouvement et le danser

Cette série de pièces courtes agencées dans une programmation bien pensée permet de découvrir les aspirations protéiformes d’artistes que l’on voit toujours dans les œuvres des autres. Protéiformes dans la mesure où la chorégraphie se joint à l’interprétation, mais surtout dans la mesure où les styles qui se forment sont très divers et les influences, multiples, plus ou moins décelables selon le degré de maturité de ces jeunes chorégraphes (par l’expérience, mais aussi par l’âge). Beaucoup de noms me viennent à l’esprit et je me rends compte peu à peu que plus les pièces sont abouties, moins les influences sont clairement identifiables ou en si grand nombre que le brassage se fait nécessairement synthèse. En somme, une influence dominante suggère souvent que le style n’est pas encore très personnel (quoique pouvant être parfaitement maîtrisé, je pense notamment à Florent Melac), mais d’innombrables influences sont préférables à pas d’influence du tout, ce qui serait l’indice d’une certaine pauvreté dans le mouvement.

Avec tout ce que cela comporte d’outré, j’ai joué à me demander par quoi les chorégraphes avaient été traumatisés…

 

Allister Madin se prend pour Antonio Banderas dans Take the lead et nous sert un duo de danse hispano-latino-tango-flamenco sur pointes. C’est Allister Madin, il en fait trop, donc forcément, j’adore. La chemise ouverte jusqu’à la ceinture et la grimace de lover bad-boy sont un peu too much, mais comme il est plus galant que goujat avec sa partenaire, on se laisse entraîner sans refus (plus d’une fois cette soirée j’ai retenu ou plutôt contraint des mouvements involontaires qui cherchaient à reproduire dans mon corps la sensation de ce que je voyais, à ressentir, le verbe est bon). Le couple semble plus à l’aise dans la seconde partie que dans la première, pourtant plus soft, mais c’est peut-être précisément que la rencontre, où le contact s’établit, se dérobe et s’érotise, s’avère délicate lorsqu’en cherchant le regard de l’autre, on risque de surprendre celui du spectateur, à quelques mètres à peine, tandis que la seconde partie, fougueuse, fait montre d’une passion qui est nécessairement jouée, par les protagonistes aussi bien que par les danseurs. Coupe au carré cheveux lâchés et bientôt emmêlés, Caroline Bance relève alors le regard et le défi. Parti de passes attendues, quoique toujours efficaces, la chorégraphie surprend à deux trois reprises, par des portés ou des épaulements qui sont autant de revirements dans le duel de séduction qui s’est engagé.
J’aime quand, sur pointes, appuyée sur les épaules d’Allister de dos, Caroline Bance fait un signe de refus, non pas de la tête, mais par une violente dénégation de la jambe, agitée en attitude parallèle, le genou au niveau des hanches de son partenaire qui, tandis qu’elle se cabre, reste immobile, campé sur ses jambes écartées.
J’aime quand, face à lui (qui nous fait face, cette fois-ci), elle se plante avec aplomb en quatrième sur pointes, le visage immédiatement détourné de lui, visage qu’elle ne dérobe donc pas mais qu’elle lui refuse, avec toute la violence de la gifle qu’elle provoque et qu’il ne lui donne pas.
J’aime quand leur face à face est déséquilibrée, qu’elle est suspendue à ses bras et qu’il la traîne sur toute la diagonale de la scène, à reculons et à toute vitesse, en la tenant par le cou : on se sait plus s’il la tire à lui ou si elle lui fonce dessus comme sur un torero.
El Fuego de la pasion : Allister nous fait son cirque, dans l’arène de l’amphi marquée par une guirlande lumineuse. C’est trop !

 

Melancholia Splenica (les titres en français n’ont pas bonne presse : trop compréhensibles ? Trop peu évocateurs ?), loin de vous filer le spleen, vous refile plutôt la bonne humeur de Genus. Quoique peut-être pas aussi jubilatoire que la chorégraphie de Wayne MacGregor, la pièce de Florent Melac ne laisse pas d’être réjouissante. La copie ne souffre d’aucune pâleur, si l’on veut y voir une copie plus qu’une continuation ou une variation sur un même vocabulaire chorégraphique (en même temps les costumes similaires n’aident pas). Wayne McGregor avait traumatisé de nombreux spectateurs au motif qu’il traumatisait le corps des danseurs nombreux à se blesser, mais le seul traumatisme qui trahissent ces danseurs-chorégraphes est un enthousiasme tout ce qu’il y a de plus fécond.
Ajoutez à cette intelligence précoce (17 ans, apparemment – ce qui explique aussi l’influence quasi unique du chorégraphe anglais, dans laquelle il a du baigner l’année dernière et qui, dans l’enthousiasme, n’a pas vraiment eu le temps d’être confrontée à d’autres) des interprètes pleinement engagés dans le mouvement (Sylvia-Cristel Martin, aux bras aussi déliés que les jambes ; Charlotte Ranson, dont le visage magnifique ajoute à la présence ; Julien Meyzendi chez qui j’apprécie l’emplitude de mouvement, et Maxime Thomas qui, m’apprend mon voisin, vient de chez McGregor himself), et vous obtenez une pure danse !

 

La table en fond de scène et la musique de Bach sur laquelle Lydie Vareilhes a mis en geste le « vertige existentiel » d’un individu solitaire m’a immédiatement fait penser au Jeune homme et la mort dont le spectre a hanté tout Le pressentiment du vide pour en souligner à chaque instant le manque de force. Il y a de l’idée, une scénographie, des enchaînements de bras ingénieux et une belle intention, mais, outre un curieux décalage avec la musique (ce n’est pas que l’interprète n’est pas en rythme, juste que cela ne colle pas bien), on ne peut pour l’instant faire guère mieux que de pressentir les qualités de la jeune chorégraphe (22 ans), qui doit encore mûrir (mais on devrait pouvoir lui faire confiance, elle l’inspire, en tous cas) et de Letizia Galloni, qui a besoin de s’étoffer (à commencer au sens très littéral par se remplumer).

Pour la pièce de Bruno Bouché, un des plus aguerris, il m’a fallu chercher. Sur ma lancée Roland Petit, j’ai d’abord pensé à Proust ou les intermittences du cœur à cause du « combat des anges » entre Morel et Saint-Loup, mais j’ai ensuite bifurqué vers Siddharta pour le côté initiatique du duo entre deux hommes, sans toutefois écarter une possible influence béjartienne, spirituellement plus nourrie. Le crâne rasé d’Aurélien Houette me rappelle aussi celui de Russell Malliphant, mais cela commence à faire beaucoup. Avec ses yeux très clairs et son regard perçant, le danseur est imposant – presque dérangeant. À côté d’un Erwan Le Roux en noir, replié sur son être douloureux, il incarne une puissance lumineuse, qui est peut-être la plus violente lorsqu’elle est la plus tranquille et qu’il tourne simplement sur lui-même bras écartés… et pourtant la chorégraphie est recherché et les portés, des poses où l’équilibre est toujours tension entre les deux personnages. L’aigle blanc cherche clairement à dominer l’autre, sans aller pour autant jusqu’à l’écraser. Autant dire que pour un combat du bien contre le mal, il faudra repasser ; ou alors l’envisager de façon beaucoup moins simpliste que le jeu de couleur y invite et voir le mal non pas incarné par mais dans le danseur en noir (pour ainsi dire malmené par l’espèce de prêtre blanc presque féroce), mal ou faiblesse qu’il combat en se confrontant à la puissance de l’autre. Bless-ainsi soit-IL.

Souvenir Fugitif d’un trio de Nacho Duato avec Vladimir Malakhov, mais en le revoyant, force est de constater qu’il n’y a de commun avec la chorégraphie de Sébastien Bertaud que (la tenue et) le plaisir de voir exploser la puissance de trois danseurs à l’unisson. On distingue encore l’influence de Mc Gregor, quoique de façon moins marquée que chez Florent Melac ; elle est moins dans le vocabulaire que dans la démarche, notamment avec la recherche des lumières – bon, après avoir vu une pièce de Russell Malliphant, forcément, ce n’est pas ce qu’on retient. La danse en tant que telle me plaît davantage que sa mise en question technologique ou que sais-je encore, et la première partie, plus que la seconde, où l’on découvre pourtant avec plaisir Laurène Levy dans des pas de deux à partenaire variable (et une pose estampillée Forsythe, une – même sans jamais avoir vu In the middle en entier, on la reconnaît), avec Sébastien Bertaud, Axel Ibot, Daniel Stokes. Il n’est pas impossible que mon taux d’hormone ait renforcé mon enthousiasme pour cette pièce (notamment pour le dernier dont les jambes feraient presque oublier que les danseurs finissent par danser torse nu en mini-short).

Ce n’est pas sur du Chopin que s’ouvre Nocturne, de Nans Pierson, mais sur des cris de sirènes qui ne cessent que lorsque le pianiste commence à jouer. S’ouvre alors un étrange bal, où Juliette Hilaire, en simili chemise de nuit (à la Parc) et Alexandre Gasse dansent comme seuls (comme s’ils n’étaient pas entrés en même temps que le pianiste), dans un style très « romantique », avec… des masques à gaz. C’est d’autant plus curieux que le lyrisme de leur danse pourrait autrement prétendre à quelques camélias, par exemple. J’essaye d’abord d’en faire abstraction pour goûter la danse et quand je les oublie un instant, ils reparaissent sous forme de groin et rendent les danseurs encore plus difformes. Je me sens d’autant plus gênée qu’ils ne semblent d’abord pas gêner les danseurs – enfin, leur personnage- comme si le masque à gaz, plus qu’intégré à leur vie, l’était à leur physionomie (des groins, oui). Puis le couple s’arrête face à face, les amants prennent leur souffle comme s’ils allaient plonger, ôtent leur masque et retiennent leur respiration jusqu’à pouvoir l’expirer dans la bouche de l’autre – un baiser, en d’autres termes, en d’autres temps. Puis la danse reprend, comme à regret, regret de ne pas pouvoir atteindre l’autre. On sent qu’ils supportent de moins en moins cet attirail respiratoire, qui toujours s’interpose entre eux. Lorsque, à nouveau, ils plongent l’un dans l’autre, le garçon refuse de mettre son masque. La jeune fille (qui connaît visiblement les consignes d’avion) remet le sien avant d’appliquer celui de son amant sur son visage, qu’il dérobe. Le masque tombe et, sous le regard horrifié de la jeune fille, le garçon ne tarde pas à faire de même. La musique s’arrête. Je crains un instant que la jeune fille décide à son tour de cesser de ne pas pouvoir respirer et rejoigne le mythe de Juliette dans un double suicide, ce qui aurait considérablement atténué le geste de son amant, en l’inscrivant dans un cadre trop connu pour ne pas être devenu d’une certaine manière insignifiant (et puis, souvenez-vous, lorsqu’une tragédie se répète, elle tourne à la farce). Bien plus terrible, la jeune fille affronte la vie, devant le corps inerte du jeune homme mort ; le pianiste sort sous le bruit des sirènes et la jeune fille reste seule, en vie.
La pièce est forte et le chorégraphe aussi, d’avoir réussi à transposer la tension dramatique de la danse en elle-même lyrique à son interruption, romantique au sens fort (non-mièvre) du terme. J’aurais juste aimé que le premier baiser arrive plus vite pour être d’emblée dans l’histoire mais peut-être était-ce volontaire et que Nans Pierson a cherché à susciter sinon de la gêne, du moins un flottement, un trouble.

Près de toi mais pas forcément de moi. Même si j’apprécie davantage Marine Ganio que son frère, je n’en ai pas moins eu du mal à apprécier la proposition de Myriam Kamionka et Franck Berjont sur le thème de l’amour fraternel (et sororal). Il y a des moments-bulle (coupés par des noirs qui n’en sont pas vraiment à cause des vêtements blancs – robe très réussie- et de la musique qui ne s’interrompt pas) et des mouvements qui ont une certaine densité (sans que je parvienne à savoir si c’est du fait des interprètes ou de la chorégraphie) mais cette curieuse apesanteur ne m’a pas franchement fait planer.

 

Takeru Coste est me1 ; Samuel Murez, me2. Il est le personnage éponyme de cette pièce schizophrènique et c’est bien normal à le voir, car il ne fait vraiment qu’un avec sa gestuelle à la fois souple et hyper-nerveuse – hyper-rythmée, faudrait-il dire, tout comme la parole qui se dévide à tout barzingue, en un discours complètement dingue et concasse les mots jusqu’à ce qu’ils soient un pur jeu sonore au rythme jubilatoire (un peu comme dans 101). Là où la pantomime est de la danse mimée, me2 est du mime dansé. Le visage fardé de blanc, les danseurs nous offrent un duo d’une inventivité folle et follement poétique, traversé de part en part par un humour qui jamais n’annule le mouvement (mais au contraire qui en découle), avec une énergie Splendid (j’ai dit blanc, le masque de maquillage, pas vert) ! Rien que leur démarche… grandes enjambées, dos courbé, cou relevé, et bras balanciers terminés par des mains en pelles à tarte, ondulantes – on les croirait voir passer le temps, au travers de ces mains-passoires, mais on ne fait évidemment que le croire, parce qu’on ne voit pas le temps passer. J’aurais presque ri de ma fascination tellement j’étais enthousiaste.

Dans Le Funambule, Angelin Preljocaj avait abusé de la poudre pailletée ; Mallory Gaudion, lui, a un problème avec l’alcool. Des verres disposés en une ligne tel un rail de coke, des postures torturées pour les rattraper et finir par en faire un petit tas. Même si, contrairement à B#5, j’aime la musique d’Arvo Pärt (et pas qu’un peu), l’ennui a parfois affleuré : j’ai vraiment du mal avec le chorégraphe maudit (sans compter que l’image d’un apprenti chanteur coiffeur à la Nouvelle Star s’est superposée à lui – ce doit être la mèche, toutes mes excuses- pour en faire un rebelle de la sociétyyy). Qu’on ôte à Narkissos son narguilé et alors pourquoi pas.

La soirée a fini par un grand éclat de rire. Ça tourne à l’amphi… ça : les roues du vélo sur lequel Yann Chailloux débarque ; les hanches de Jennifer Visocchi en hauts talons, gros pull sexy, collants rouges et superstar (quelles jambes ! Comment fait-on pour avoir l’arrière des cuisses si musclé ?) ; les poules de Matthieu Botte en beau gosse qui se la pète ; les yeux d’Isabelle Ciaravola en diva qui a besoin de petites mains pour être repoudrées (mains qui sortent de fentes dans un paravent noir, simple mais chouette artifice) ; les trois petits films que s’est fait Béatrice Martel et qu’elle nous présente pour notre plus grand plaisir – et puis s’en vont. Ambiance détendue pour un divertissement de qualité : on nous apporte les coulisses sur un plateau, en deux temps, trois mouvements, quatre clips :

Clip campagne « tapis d’amour, premier baiser »

clip urbain, banc de filles et beau gosse

clip noctambule, trois accords façon fatale

clip clap trop poudrée…

Un coup de coeur particulier pour le premier avec un Yann Chailloux trop choupi et une Marion Barbeau trop sexy dans sa robe-short de tennis et soquettes blanches. De quoi envoyer au tapis (d’herbe synthétique sur lequel ils sont assis) les commentaires sarcastiques que d’habitude on entend toujours avec les chansons de Carla Bruni. Je ne sais plus qui était le thé et qui la tasse mais toujours est-il que cette soirée était ma tasse de thé. En guise de petit gâteau à tremper dedans : un sourire d’Allister Madin à la sortie.

Trisha Brown Dance Company

Après m’être fait draguée par une femme sur un banc derrière le théâtre de Chaillot (mais ceci est un autre post), j’y ai rejoint Palpatine devant l’entrée, en marron de la tête aux pieds – mais je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui demander si cela avait un quelconque lien avec le nom de la chorégraphe que nous allions voir : ce serait peut-être pousser le vice un peu loin. Il en serait néanmoins capable, à n’en pas douter ; de mon côté, cela aurait plutôt tendance à m’évoquer un brownie…Il suffirait d’y ajouter des bougies pour accompagner cette première partie de cadeau d’anniversaire – bah oui, quoi, j’ai 21 ans toute l’année ^^

On est placé à peu près au même endroit d’où j’avais vu Maliphant (pas de lien, la note est passée dans le flot des activités – je garde pour moi ce que sa danse avait d’hypnotique), i.e. assez haut et sur le côté, mais, c’est la magie des salles de spectacles conçues pour voir et non pour être vu, le dénivelé d’un rang à l’autre est tel qu’on y voit parfaitement.

 

 

Le programme comporte trois pièces, créées à un peu plus de dix ans d’intervalle l’une de l’autre : cet itinéraire dans le parcours chorégraphique de Trisha Brown était donc parfait pour découvrir sa gestuelle. Et son évolution, sur laquelle le programme insiste lourdement en martelant le mot « rupture » : peut-être est-ce du fait que je ne la connaissais pas et qu’il ne m’a pas fallu moins des trois pièces pour tâcher d’identifier ce qui constituait la façon de cette danse – toujours est-il que je n’ai pas remarqué de rupture très nette, plutôt une lente structuration, chaque pièce me paraissant plus aboutie que la précédente (du coup, l’ordre chronologique respectait également le crescendo que réclament les programmes composites).

Il m’a fallu un certain temps pour comprendre comment le mouvement pouvait apparaître à la fois brutal (brouillon ?) et ciselé. Je crois avoir fini par deviner : il se propage à travers le corps comme un onde de choc, amorcé par un geste volontaire, puis répercuté dans le corps jusqu’à ce que la constitution de ce dernier lui oppose résistance, et il repart alors en sens opposé, d’où l’apparence de brutalité et de pantin désarticulé.

C’est d’ailleurs curieux : du Forsythe (celui qui est dansé à l’opéra de Paris, donc encore soft) par exemple ne donne pas une telle impression alors qu’il outrepasse les limites « naturelles » du corps bien plus que ne le fait (semble le faire ?) Trisha Brown – comme si la maîtrise affichée chez le premier transformait en force ce qui apparaît comme brutalité chez la seconde. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas même sous-entendu : le vocabulaire de Trisha Brown ne me semble pas plus facile à acquérir ; il doit requérir un travail énorme, et c’est le genre de style chorégraphique que je préfère de loin regarder que danser (surtout que les danseuses passent une partie non négligeable de la troisième pièce la tête en bas…).

Quant je parle de brutalité, je pense à une force brute, dégagée de toute connotation de violence. Cette danse est pleine d’angles et n’en est pas moins remarquable par sa fluidité, puisque, tout choc qu’il puisse être, le geste se propage comme une onde, et jamais ne cesse, quand bien même un mouvement particulier peut s’interrompre et un autre prendre le relais. Pas de « pas » identifiable (peut-être simplement parce que je n’en connais pas les noms – si tant est qu’ils existent – éternel problème du mot et de la chose), rien d’arrêté ou de sec.

 

Set and Reset (1983)

 

Une espèce de tente flanquée de deux pyramides sert de toile de fonds à la projection de multiples carrés de films, images d’archive (course d’aviron, scènes de foule etc.), nous semble-t-il aujourd’hui. Puis le bidule de Robert Rauschenberg est levé (pas enlevé, néanmoins, les bobines continuent à tourner dans l’indifférence générale – admettons (enfin admettez) que je me constitue genre à moi seule) et la danse entre en scène. Le terme de « plasticien » me rend toujours perplexe d’avance et ce n’est pas cette pièce qui infléchira ce préjugé. Cet élément (peut-être devrais-je dire « dispositif scénographique ») est comme un grumeau dans la soupe : il n’en gâche pas le goût, mais on s’en passerait volontiers – d’autant plus que je ne vois pas le rapport avec la choucroute, il n’y a aucune interaction entre les films et la danse.

 

 

Heureusement, la danse ne fait pas truc expérimental daté : le mouvement s’articule (ou se désarticule, c’est selon), toujours neuf, dans des costumes fluides, de couleur comme de forme inidentifiables. Mon œil met du temps à savoir par quel bout de la lorgnette regarder, s’il est vrai qu’il n’y a pas ou qu’il n’y a que très peu de structures immédiatement lisibles : duos, trios, groupes se forment et se défont, désolidarisés, synchronisés ou en canon, chacun marchant alors dans les pas de l’autre à son rythme propre (celui de la musique, vous entends-je suggérer ; mais il n’y a pas vraiment de musique, elle est « originale » et s’apparente pas mal au bruitage – rien d’auditivement offensant néanmoins). Le mouvement se reprend et se défait, set and reset, à l’image de la colonne que forment à un moment les danseurs sans jamais tous rentrer dans le rang. Et hop que je t’attrape au passage. Et que je me défile. Aussitôt fait, aussitôt refait, et ce qui est refait défait en partie ce qui précède : le geste est toujours dans l’instant, sur le plateau (set), et il n’existe déjà plus à la seconde suivante (reset, compteurs à zéro) – que comme impression qui se lie et se fond aux suivantes (Set and Reset, la chorégraphie, ce qu’il reste de la danse).

Le salut semblait également faire partie de la chorégraphie. Alors que souvent, même lorsqu’il s’agit d’un corps de ballet rompu à l’alignement le plus strict, les danseurs s’avancent
en une ligne zigzagante et maladroite, saluent de façon plus ou moins synchronisée ou en cascade, et reculent à contretemps, hésitant à poser une pointe en béquille, ici, la ligne des danseurs est ondulante, forme un manège pour se déployer et comme à la parade équestre, (ou comme l’aiguille d’une montre, d’un radar…) forme un quart de cercle pour repartir en coulisses, celui côté jardin traversant toute la scène, et celui côté cour faisant presque du sur place. La classe du détail.

 

You can see us (1995)

Une femme (Leah Morrison), de dos et un homme (Dai Jian), de face, interprètent la même chorégraphie en miroir. Aucune interaction entre les danseurs, sinon la symétrie de leur place dans l’espace, comme les deux visages d’une carte à jouer.

Le programme nous suggère une « réflexion sur la gémellité » – j’adore ces termes généraux qui cachent autant qu’ils trahissent la confusion de celui qui se voit dans la nécessité d’écrire quelques lignes pour un programme, qui n’a pas la place pour un quelconque développement et qui lance des pistes tout à trac.

Il nous apprend également, ce je trouve bien plus intéressant, que ce duo est le recyclage d’un solo que Trisha Brown dansait à l’origine de dos. Du coup, le danseur de face paraît presque un intermédiaire entre le public et la danseuse de dos ; celui-là, aussi présent soit-il (regard frontal au public) ne fait que renforcer la curiosité que suscite celle-ci. Elle nous tourne le dos, et le face à face du public avec le danseur (assez génial, il faut bien le dire) efface excuse l’impolitesse de la danseuse, par laquelle on se laisse alors d’autant plus fasciner. Impolie, peut-être, mais impertinente, certainement pas : au grand regret de Palpat’, elle ne nous montre pas ses fesses en guise de salut. N’empêche qu’un dos à dos tournant aurait été amusant, genre les deux faces de Janus.

 

L’Amour au théâtre (2009)


 

De loin la pièce que j’ai préférée, et pas uniquement parce que je commençais à me faire à la particularité de la gestuelle, ou que les danseuses portaient des pantalons oranges (mais c’est un détail non négligeable, qui m’a d’emblée mise dans d’excellentes dispositions, ne le nions pas. Le haut blanc des danseuses rappelait par ailleurs le pantalon des danseurs dont la tenue était complétée par un T-shirt gris – je dois reconnaître que le gris s’accorde mieux au orange que le noir ; il faudra que j’y pense pour éviter le look halloween).

 

Je ne sais pas si Trisha Brown s’est éloignée de ses expérimentations pour se rapprocher du goût du public, si celui-ci s’est formé ou si les recherches de la chorégraphe, en s’étoffant, se sont nourries de ce dont elle semblait d’abord s’être éloignée, mais quelques figures géométriques distinctes et la symétrie (qu’elle soit suivie ou joyeusement mise à mal) rendent les ensembles beaucoup plus agréables (parce que / ou plus simples ?) à regarder. Peut-être aussi cette impression est-elle du à la musique qu’il est impossible cette fois de qualifier d’ « effets sonores », puisqu’il s’agit d’extraits d’Hippolyte et Aricie, de Rameau.

Des images de Que ma joie demeure me sont revenues à l’esprit, sans que je sache très bien pourquoi, s’il est vrai que cette pièce de danse baroque de Béatrice Massin n’a a priori rien à voir avec l’Amour au théâtre. Couleur des costumes ? (J’aurais très bien pu songer à la Bayadère, tant que j’y étais…). Symétries défaites ? musique ? Les associations d’idées sont parfois curieuses.

 

 

Dès le tout début, l’Amour au théâtre m’a plu, avec ses danseuses dans les bras des danseurs, tête en bas, et les jambes remplaçant curieusement les bras. Porté tête en bas, jambes pliées à l’équerre et décalées l’une par rapport à l’autre, on retrouve une position qu’on avait déjà aperçue dans Set and Reset (et qui me fait penser aux nymphes attrapées par les satyres de la Sylvia de Neumeier).

Mieux vaut ne pas imaginer les coups que les porteurs doivent s’être pris en répétition, lorsque les danseuses passent les pieds autour de leur cou, ou les enlacent rapidement de leurs jambes tentaculaires. Ce moyen de se caler par le pied flex revient par exemple lorsque deux danseurs se trouvent chacun en arabesque décalée et qu’ils ne sont retenus que par le pied de l’autre, qui assure l’équilibre de la figure. En réalité, d’une manière générale, le terme de « porté » ne convient pas très bien ici : le jeu de balance et de contrepoids est tel que celle qui est soulevée devient bientôt porteuse, contrepartie logique mécanique du mouvement qui se répercute de l’un à l’autre. Les « portés » ne sont d’ailleurs pas l’exclusivité du couple ; on s’y met parfois à plusieurs pour « manipuler » un(e) ou plusieurs danseur(s)/seuse(s), comme par exemple dans ces espèces de temps de flèches.

 

 

En bref, j’ai adoré cette pièce.

 

Alors qu’on s’apprêtait à lever le camp, une voix a annoncé la projection de deux films de ou sur Trisha Brown. Tant qu’à faire… on se recentre sur les places des non-curieux, et c’est parti pour du bizarroïde.

 

Water Motor (1978)

Le premier film est en réalité composé de deux films distincts ou plutôt du même film, mais visionné la première fois en lecture normale, la seconde, au ralenti. On y voit Trisha Brown herself, dans des mouvements saccadés d’une telle vitesse que lorsqu’on baigne dans la seconde version, on se dirait presque que la première était en accélérée. Le ralenti, en effet, n’entame curieusement rien du mouvement, il le laisse plutôt s’épanouir, en montre les articulations et surtout le rythme : on ne peut que constater la qualité du mouvement, retenu, lancé, su
spendu, ralenti et accéléré (impression de lenteur et de vitesse normale dans la seconde version). Le tout se déroule sans musique ; pour la seconde version, c’est effectivement beaucoup plus pratique, puisque la musique n’aurait pas supporté le ralenti (en tout cas, pas au point que le processus se fasse oublier).

En lisant le témoignage de Babette Mangolte, qui l’a filmée, j’ai découvert que l’absence de son n’était du qu’à une contrainte technique et que c’est par hasard que cela s’est trouvé utile pour le ralenti (prise de vue qui n’était pas préméditée mais s’est faite sous le coup d’une impulsion). Je vous invite d’ailleurs à aller lire le récit de cette expérience, qui comporte quelques remarques très justes.   (On peut aussi y visionner le film, mais ce sera peut-être plus commode sur youtube – début à 2’18).

“The only thing I feel sorry about is that I didn’t have the money to shoot with sync sound. The solo was silent anyway and performed with no music. But a silent film does not create the impression of silence. It is sound film that has created silence in motion picture.

Le silence serait plutôt l’absence de certains sons que leur inexistence totale ; et c’est vrai que le film dégage un sentiment d’irréalité en étant coupé de tout souffle ou crissement des pieds sur le sol, qu’une danse « dans le silence » ne manque pas de produire sur scène.

“As a filmmaker I knew that dance doesn’t work with cutting and that an unbroken camera movement was the way to film the four-minute solo. I had learned it by watching Fred Astaire and Gene Kelly’s dance numbers. Somehow the film camera has to evoke the hypnotic look and total concentration of the mesmerized spectator and fragmenting the solo in small pieces taken from different camera positions would break the spectator’s concentration and awe”.

Retrouver le sens de la fascination… B. Mangolte n’y est peut-être parvenu que dans la mesure où elle a elle-même appris le solo jusqu’à l’avoir dans la peau et être ainsi capable d’anticiper le moindre déplacement. Mais ce qui convient pour un solo ne fonctionne pas pour des ensembles, qui sont souvent écrasés par une vue plate, puisque l’œil du spectateur navigue d’un danseur à l’autre et se focalise arbitrairement sur l’un deux : on ne voit jamais vraiment tout l’ensemble, on le reconstitue, ce qui justifie ici le montage de plusieurs plans.

 

Le deuxième film, Shot Backstage, était de Trisha Brown elle-même, qui filmait sa chorégraphie depuis les coulisses, avec les inévitables zones masquées qui en résultent. Ses cadrages sont une curiosité, comme lorsqu’elle garde au premier plan les bustes d’une femme derrière un homme, face au public et donc de profil à la caméra, tous deux immobiles, derrière qui un danseur court à reculons en cercle (on le déduit d’après les arcs qu’on aperçoit). On retrouve la lumière particulière de la scène proche des coulisses, et les limites lumineuses des corps (rien de plus faux que des contours à l’encre noire). Mais les tressautements de la caméra à la main épuisent et le cadrage, tout fascinant qu’il puisse d’abord être par sa partialité, finit par énerver de ne donner qu’une image partielle. Etrange. Et je ne suis visiblement pas la seule à avoir trouvé le temps long, puisque les rangs se sont clairsemés avant la fin de la projection.

 

Oust ! Du ballet !

 

 

 

Le bas de l’affiche

 

Le gros plan sur les jambes des flocons de Casse-noisette, qui constitue l’affiche d’un nouveau documentaire au titre ô combien original de La Danse, n’était pas pour me rassurer sur le potentiel niaiseux du film. Ajoutez à cela une police peu sage– mais qui tire plus sur l’art déco que sur l’anglaise kitsch de la collection de DVD de danse, qui sort en kiosque (après, quand il s’agit d’avoir les Joyaux dans une distribution de rêve pour 12€, on passe rapidement sur le mauvais goût du maquettiste)- j’avais quelques craintes.

Peut-être aurais-je dû être davantage sensible à la composition, les tutus devenant graphiques en créant une zone blanche symétrique à celle où figure le titre. Peut-être cette affiche est-elle plus simplement destinée à faire venir les fétichistes des tutus-diadèmes-pointes, sans pour autant perdre le balletomane pur et dur qui viendra quand même, quelle que soit l’affiche, l’occasion étant trop rare pour être snobée. Mais…, bredouillez-vous, cela signifierait-il que l’amateur de tutus-diadèmes-pointes ne serait pas venu autrement ? J’en ai bien peur. Pour tous ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie, réjouissez-vous : ne vous fiez pas à l’affiche, c’est un attrape-nunuche.

 

Un anti-âge heureux

 

Dès les premières images, le ton est donné : passé un plan général du palais Garnier (on y échappe difficilement), on nous plonge dans les caves du lieu, avec ses couloirs gris et glauques, pleins de tuyaux et de repères tracés à coup de fin de pots de peinture, puis au niveau des machineries (ou de stockage de bobines et autres lourds accessoires non identifiés). Pas d’envolées lyriques sur les toits de l’opéra : tout au plus nous montrera-t-on, avec des images type documentaire animalier sur Arte, la récolte du miel qui y est cultivé. Pas le temps d’entrer dans les alvéoles, la ruche bourdonne en tous sens, de la musique sort de tous les studios, et celle qui s’attarde pour répéter quelques enchaînements de Médée se retrouve enveloppée de bribes de Casse-noisette.

Pourtant, la caméra ne croise personne dans les couloirs, glisse sur les escaliers ne grouillant pas d’élèves comme avant un défilé, et s’attarde sur les bancs vides qui meublaient les vestiaires des petits rats de l’Age heureux.

Les habitués de documentaire de danse souriront peut-être également devant la séquence un peu longue sur la cantine de l’opéra : il y a certes du brocolis, mais avec de la semoule et de la sauce, et sans pomme. Pas de fixette sur le menu diététique pour le rester (menue).

Vous l’aurez compris, le documentaire prend le contrepied de l’imaginaire de la ballerine, et c’est se montrer à la pointe que de repartir du bon pied. Pas d’overdose de pointes, pendant qu’il en est question : hormis Casse-noisette et Paquita, qui sont surtout là pour nous donner à voir le travail du corps de ballet, on fait dans le contemporain, en mettant l’accent sur l’élaboration de l’interprétation qu’il requiert pour les solistes.

 

 

L’anti-glamour est poussé jusque dans le classique pur : la sueur n’y est pas luisante. Le traditionnel travelling qui remonte en gros plan des pointes au plateau du tutu prend un tout autre sens lorsqu’il suit les jambes de Pujol (je ne suis plus bien sûre) en répétition : pointes destroy, collants blanc au-dessus de la cheville, sudette qui coupe le mollet et, cherry on top, le short-culotte rose sous le tutu blanc de répétition. C’est ce qui s’appelle en tenir une couche.

 

[Bon, on n’échappe pas au quart de seconde David Hamilton…]

 

 

La voie du sans voix

 

On peut trouver que le documentaire met du temps à démarrer, mais force est de capituler : on attendra en vain une voix off. La caméra filme comme un œil omniscient derrière lequel s’efface le caméraman muet (au contraire de Nils Tavernier qui posait des questions tous azimuts) et que l’on oublierait presque si le montage ne rappelait pas la subjectivité d’une présence. Pas d’enième compte du nombre de danseurs dans la maison, du parcours du quadrille jusqu’à l’étoile, des plaintes sur la fatigue physique compensées par des yeux brillants ouvrant sur des soupirs d’enthousiasme. Mais pas d’indication non plus : on ne sait pas qui danse, ni quoi, qui fait répéter, quel nom porte ce chorégraphe…

Les seules « explications » que l’on obtienne, c’est par le truchement de Brigitte Lefèvre. Mais là encore, il faut souligner qu’elle apparaît d’abord au téléphone et qu’elle ne s’adresse pas plus à la caméra par la suite. Elle est prise dans son rôle de directrice de la danse, qui se doit de recevoir les partenaires (l’organisation de la réception des mécènes américains lors de la venue du NYCB vaut son pesant de cacahuètes – « et que peut-on prévoir plus particulièrement pour les « bienfaiteurs » ? Ce sont les plus de 25 000 dollars. »), les chorégraphes (je ne sais pas qui c’était, mais il ne comprenait visiblement pas la différence de statut entre les étoiles et le corps de ballet) et les danseurs (crise de fou rire devant la piquante danseuse –who ?- qui vient refuser le pas de tr
ois de Paquita, parce qu’elle est déjà bien trop distribuée et que bon, elle n’a plus vingt-cinq ans).

Frederick Wiseman ne prend pas la parole, mais il ne la donne pas non plus : on évite les approximations de danseurs qui ne sont pas rompus à la parole et on les laisse s’exprimer de la manière qui leur convient le mieux : par le geste (dansant ou pas, selon qu’il s’inscrit dans la chorégraphie ou dans l’attitude lors d’une répétition). Alors que souvent dans les documentaires la caméra glisse d’une salle à l’autre et prend la fuite sitôt la variation finie, Frederick Wiseman prend le temps (et en 2h40, vous avez le temps d’avoir mal aux fesses – à ce propos, Palpatine, ton titre était déjà pris : « C’est long mais c’est beau. Rien n’est aussi délicat à filmer que la danse, et Wiseman le fait somptueusement. » Anne Bavelier, au Figaroscope) de filmer les tâtonnements et même l’épuisement (Marie-Agnès Gillot allongée/terrassée après un long duo).

En habituant les danseurs à sa présence discrète (Frederick Wiseman a tourné pendant douze semaines), et en ne les délogeant pas de leur mode d’expression qui leur est propre, la caméra évite la pose. Grâce à ce témoin peu indiscret, on a le droit à de savoureux dialogues. Le premier à avoir fait rire la salle est le désaccord sur la descente par la demi-pointe entre Ghislaine Thesmar et Lacotte (les noms grâce à Amélie).

Mais j’ai de loin préféré les commentaires lors de la répétition sur scène de Paquita. La caméra ne quitte pas la scène, mais, exactement comme si l’on était installé dans l’obscurité de la salle, on entend deux voix (dont une doit appartenir à Laurent Hilaire) qui commentent tout. Et c’est croustillant. On sent le maître de ballet généreux et énergique, mais dont l’enthousiasme, sous l’effet de la fatigue, commence à dégénérer en un état second joyeusement hystérique. Tout haut : « non, les garçons, non, les deux lignes, écartez-vous, vous voyez bien qu’il n’a pas la place de passer ! non, mais…. Pff. On recommence… (un temps)… il va bien falloir que ça la fasse, de toute façon. ». Un temps. Tout bas, dans un soupir : « putain… ». Puis viennent les commentaires réjouis sur Mathilde Froustey : « -Mais c’est quoi ce short rose ? – Elle est arrivée en retard. –Oh… » ; sur un garçon : « facile pour lui, c’est presque indécent » ; et deux filles : « Ah ! Celles-ci, c’est formidable, elles l’ont fait tellement de fois, qu’on les branche ensemble, et hop, ça marche ».

 

Variations pour un balletomaniaque

 

En l’absence d’indications, ce documentaire est un terrain de jeu rêvé pour le balletomane qui, interloqué un quart de seconde d’entendre « Ton pied, Létice ! », s’écrit aussitôt en son fort intérieur : « Laetitia Pujol ! » ; le degré de balletomaniaquerie étant inversement proportionnel au grade du corps de ballet. Aux nombreux points d’interrogation qui me restent, j’en déduis que je suis bien loin de la névrose. Après la devinette de l’identité grâce à la façon de danser, au visage et éventuellement au prénom prononcé par le répétiteur ou le chorégraphe, les tics de ces derniers constituent une nouvelle source d’amusement. La plupart du temps en anglais (avec ou non accent russe ou autre), les indications sont doublées de broderies musicales très variées « ta da dam, di da dam, pa da dam, ta da daaaaam » (les voyelles ainsi étirées signifient « bordel, sur le temps, l’accent ! en mesure les filles ! »), « la la na na na la laaaa na la na naaa » « bim bim bim didididim » et plus contemporain « chtiiiiiii yaak, chti papapapapam, chti chtouu dou chti tchi tchiii ya ».

Les choix des solistes filmés seront toujours discutés. Pour ma part, ça donnerait quelque chose comme ça : Marie-Agnès Gillot crève l’écran, thanks a lot ; clairement pas assez de Leriche et Dupont, c’est une honte ; plus de Pech, de Romoli et de Dorothée Gilbert n’aurait pas nuit ; trop de Cozette, et légèrement trop de Pujol (pas intrinsèquement, plutôt par rapport à ceux qu’il n’y a pas) ; j’aurais bien aimé voir Myriam Ould-Braham en répétition ; où sont donc passés Karl Paquette, Delphine Moussin et Eleonora Abbagnatto ?

 

 

Côté chorégraphes, il va falloir que je découvre Sasha Waltz (si c’est bien sa version de Roméo et Juliette que danse Dupont sur la scène inclinée), et les extraits de Genus (si ce sont bien les justaucorps bleus avec des espèces de colonnes vertébrales blanches dessus) m’ont donné une furieuse envie d’aller voir du Wayne McGregor (au programme cette année).

 

 

 

Hors des coulisses, le travail

 

Le frisson du hors-scène n’est pas le seul ni même le principal ressort de ce documentaire : les coulisses sont bien moins le champ d’investigation de Frederick Wiseman que le studio, et si l’on y parle beaucoup, ce film demeure étrangement muet. Quoique… muet comme une danse, parlant à sa manière, par ses angles de plan, son montage, son mutisme même. Il parvient à renverser la tendance du spectateur à envisager le « hors-scène » d’après le spectacle auquel il assiste, vers la perspective du danseur dont le quotidien culmine dans la représentation (sommet, mais finalement assez ponctuel dans le cheminement journalier). Il montre que le travail de la danse n’est pas seulement un résultat (au sens où un élève rendrait ses travaux pour que son professeur les corrige), mais d’abord un entraînement de longue haleine (on dit bien que le bois d’une charpente travaille) et aussi un emploi (Garnier pour bureau).

 

Frederick Wiseman : « Tous les gestes des danseurs sont du travail, de l’entraînement dès l’âge de 6 ou 7 ans, pour manipuler le corps et arriver à ces choses si belles. Et puis, lorsqu’ils sont plus âgés, ils ont souvent des maladies très liées à leur carrière. Dans un certain sens, c’est une lutte contre la mort, parce que c’est quelque chose de très artificiel. Et on sait que ça ne dure pas, parce que le spectacle est transitoire, mais également le corps. Et c’est un privilège de regarder les gens qui se sont consacrés à cette vie, et ne peuvent pas gagner cette bataille contre l’usure et la mort, ou alors pour très peu de temps. Cela m’intéresse beaucoup : la danse est si évanescente… »

 

Le travail comme emploi

Les séquences sur les petites mains qui brodent les costumes, la directrice de la danse qui gère l’administratif en relation avec les danseurs, ou encore les hommes de ménage qui passent dans les loges avec un aspirateur sur le dos ne sont donc pas inutiles en ce qu’elle
s permettent de replacer les danseurs dans un contexte qui n’est pas seulement artistique. Il ne s’agit pas de démystifier quoi que ce soit, mais de réinscrire les danseurs dans « la grande maison » (au sens très littéral : on voit des ouvriers replâtrer les fissures ou passer un coup de peinture sur les murs) et, plus largement encore, dans la société actuelle : ils sont salariés, et la question des retraites se posent pour aux aussi –d’autant plus qu’ils partent à 43 ans- ; j’ai été bêtement surprise lorsque Angelin Perljocaj explique que la main de Médée, qui passe sur le cou du Jason est à mi-chemin entre la caresse et la coupure, « vous savez, comme ces personnages dans Matrix qui ont des trucs au bout des mains… ils voudraient aimer mais ne peuvent pas ». Et Romoli de renchérir « Edward aux mains d’argent, quoi. » Ils continuent d’exister hors scène et hors opéra, mais rien à faire, le hors-contexte fait toujours un drôle d’effet.

Le film montre la danse comme un emploi, l’Opéra comme une administration. Dès lors, que les prises extérieures de Garnier et Bastille ne soient pas esthétisées, mais pleines de bruit, de pluie et de circulation, les intègre d’autant plus au parti pris du documentaire qui ne trace qu’une ligne des feux de la rampe à ceux de la circulation. Ne circulez pas, y’a à voir !

 

Le travail comme modelage du matériau qu’est le corps

Une respiration essoufflée vaut mieux qu’un long discours, et le temps de filmer une répétition, celui de faire parler les intéressés. C’est la première fois qu’un documentaire me donne à sentir ce que pouvait entendre Aurélie Dupont lorsqu’elle disait qu’une étoile était très seule. Ce qu’on voit habituellement des répétitions (temps d’une variation, ou répétition plus longue, mais parmi les dernières, c’est-à-dire quand les étoiles sont réunies avec le corps de ballet) ne laissait pas imaginer le triangle maître de ballet-étoile-miroir, avec le premier qui finit par laisser le silence se refermer sur le face-à-face des deux derniers. La danseuse se retrouve happée par son image, ainsi que le suggère le plan sur la jonction de deux miroirs où le corps tronqué du danseur vient à disparaître après s’être abi/ymé. La personnalité des maîtres de ballet prend d’autant plus d’importance ; autant Clotilde Vayer semble de glace, autant Laurent Hilaire paraît à même de fendiller cette espèce de solitude.

A ce niveau, mis à part quelques corrections techniques, les indications ne sont plus que des conseils et, une fois, dispensés à l’étoile, celle-ci est seule en scène. C’est d’ailleurs là qu’on a confirmation de ce qu’Emilie Cozette est plus une bonne élève qu’une brillante étoile : il faut que Laurent Hilaire lui décrypte chaque geste de la chorégraphie de Médée, qu’elle peine visiblement à s’approprier…

Sur fonds de cette solitude, la fatigue des corps couverts de pelures diverses et avariées ressort bien plus que par un plan ciblant une douleur particulière. Le grand classique du pied plein d’ampoules fait grimacer, mais n’a rien de commun avec la fatigue générale d’un corps fourbu d’être tant sollicité.

 

 

Le travail comme résultat

Chronologie, même lâche, oblige, on va plus ou moins de la répétition au spectacle abouti, sur scène. Mais le documentaire est tel que plutôt que de garder en mémoire le travail qu’il y a « derrière », on continue à voir dans la représentation le travail toujours inachevé du corps qui cherche continuellement le mouvement. Wiseman a compris que le spectacle ne se laisse pas filmer comme tel, qu’il y a besoin de tourner autour et de zoomer tout comme l’œil suit tel ou tel détail au gré de ses caprices (condition sine qua non pour ne pas mourir d’ennui au bout de cinq minutes – même si l’on a parfois le désagrément de constater que l’on n’a pas du tout la sensibilité du cinéaste, et que l’on aimerait toujours que la caméra soit dans le champ de ce qu’elle exclut), d’où que ses échappées hors scène vers les tringles en pleine chorégraphie ne sont pas du tout gênantes. Il en résulte que le mouvement est pleinement rendu. Et l’on se dit qu’au final, un titre banal mais dépouillé n’est pas si mal choisi pour ce film brut – ce n’est pas une pépite, pas d’ « étoile » dans le titre- qui se place continuellement en retrait pour aller au fonds des choses. Apre ou pudique, presque rien.

 

Le gala des étoiles du XXI ème siècle, édition 2009

(rien que ça)

Ce gala a lieu tous les ans au théâtre des Champs-élysées, j’y avais assisté il doit y avoir un peu plus de quatre ans (ou alors j’avais zappé le compte-rendu blog). Bien que Lucia Lacarra ne soit plus programmée, l’affiche n’a pas changé depuis – le principe non plus : on réunit des étoiles de différentes compagnies, on leur fait danser des pas de deux du répertoire et le balletomaniaque compte les fouettés doubles (ou triples, selon les années). Il est parfois de bon ton chez le balletomane non maniaque de mépriser ces galas pot-pourri où la performance risque toujours de glisser promptement du sens anglais au français et le pas de deux de virer au numéro de cirque. Certes, le rapprochement annoncé de différentes étoiles prédispose à la comparaison qui a vite fait de déboucher sur un classement. Certes, la volonté de servir des morceaux de choix peut se traduire par un saucissonnage des grands ballets du répertoire d’où on extrait un pas de deux, dansé hors contexte. Certes, la juxtaposition des pièces n’est parfois pas très heureuse, même si l’on pourrait invoquer le principe de la variation (ce serait assez de saison) et du contraste « baroque » (c’est l’adjectif génériquement correct pour parler d’un bordel organisé).

Cependant – vous attendez les raisons que vous interpréterez comme prétexte si vous faites partie des balletomanes non maniaques, mais qui en sont vraiment- c’est l’occasion de voir des danseurs que l’on ne connaît que par youtube (l’Allemagne a beau être proche, se rendre à l’Opéra là-bas vous coûtera quand même plus cher que d’aller avenue Montaigne – à plus forte raison pour les provenances plus éloignées) et de faire quelques découvertes chorégraphiques.

Tout ne se vaut évidemment pas : si en fine bouche vous n’en faites pas qu’une bouchée, vous pourrez toujours apprécier tantôt le danseur, tantôt la chorégraphe (ou l’un en dépit de l’autre) – et si cela n’était pas le cas, vous pourriez encore vous livrez à une passionnante étude anthropologique du balletomaniaque. Via les applaudissements, notamment. Ils commencent assez doucement, ce qui est un phénomène habituel, puisqu’une salle a toujours besoin de se chauffer (il fait pourtant une chaleur de gueux au théâtre des Champs-Elysés, si vous avez une robe de soirée décolletée de partout, n’hésitez pas, cela vous épargnera d’utiliser la Terrasse en guise d’éventail – et d’acheter le programme si vous avez refusé le journal distribué gratuitement), et entretenu de ce qu’il est pris en compte, puisque le programme est plus ou moins composé de sorte à obtenir un crescendo.

Plus curieux sont la proportion qu’ils prennent pendant la coda des pas de deux classiques, où cela a été jusqu’à provoquer la suspension de la musique quelques secondes le temps que ça se tasse (et que le suivant puisse avoir une chance de danser en musique et non pas au rythme qui salue les prouesses de son partenaire). Avec la délicatesse et la précision de l’enfoncement précipité de la touche « pause » sur un transistor en pleine répét.

Lorsque Daniil Simkin est en scène, les applaudissements perdent toute règle de savoir-vivre, il semblerait que l’à-propos soit redéfini par le spectaculaire. Pas de quoi mépriser le « bon » public, d’autant que j’en fais partie : je préfère dire que sa bonhomie enfantine me fait sourire. Enfin, c’est quand même dans cette espèce de schizophrénie que se trouve l’origine de l’aveu : oui, la virtuosité du jeune prodige est réjouissante, mais non, je ne le reconnaîtrai pas. On voudrait profiter des infinis pirouettes du zébulon sans que les applaudissements intempestifs nous forcent à penser (nous fassent nous rendre compte ou nous fassent croire, c’est là toute la question) que c’est la prouesse technique qu’on admire, et non l’aisance scénique dont la technique ne serait que le complément de la présence.

En danse le brio, s’il est souvent attendu, est toujours un peu suspect de dissimuler un manque de sens artistique. Je me rappelle un concours de l’opéra où, dans la variation imposée de la fête des fleurs à Genzano qu’elle « dominait de sa technique », Mathilde Froustey nous narguait allégrement – mais aussi, c’est qu’elle savait bien que tout le public jouait ce jour-là au jury ; et dans sa variation libre, elle s’était adressée au jury comme au public, montrant qu’elle savait parfaitement ce qu’elle faisait (ça n’avait d’ailleurs peut-être pas plu, elle s’est fait sacquer cette année-là – mais aussi, l’intelligence qui s’affiche comme se sachant telle est souvent agaçante).

Et Daniil Simkin, me direz-vous ? Assurément, il manque encore d’étoffe par rapport à sa maîtrise, mais celle-ci étant telle et son jeune âge aidant, je n’en veux rien savoir et qu’on me laisse m’esbaudir tranquillement ^^

A présent que sur la forme je me suis mis à dos les fanatiques du gala et leurs détracteurs, le contenu !

La Belle au bois dormant ouvrait la soirée, non pas dans la version de Noureev ou de Petipa, mais celle d’Ashley Page, dansée par Sophie Martin et Adam Blyde, du Scottish Ballet. Je ne connaissais absolument pas ce chorégraphe, et sans que ce soit une révélation, je verrais plus amplement son travail avec plaisir. Les portés sont plutôt originaux, sans pour autant laisser la moindre impression de maniement acrobatique. Ce serait virevoltant si ce n’était fluide, qualité qui loin de gommer tout contraste accorde aux entrepas toute l’importance qui leur est due afin qu’ils exercent leur fonction de liaison. Une tranquille découverte, qui aurait gagné à n’être pas placé en tout début de soirée.

Le rideau se baisse après le premier pas de deux ; je trouve ça un peu étrange jusqu’à ce que Ana Pavlovic entre en avant-scène côté jardin et provoque le lever du rideau en y frappant : un seul coup, la pièce a déjà débuté. I.V.E.K., une création de Leo Mulic pour deux danseurs du Ballet National de Belgrade, commence comme elle se terminera (avec Andrei Colceriu) après sa fin : dans le silence. A en juger par les quelques vidéos qu’on peut trouver sur youtube, il s’agit visiblement d’une habitude du chorégraphe – pas si gênante qu’on pourrait le croire, s’il est vrai que la danse créé son propre rythme. On aurait presque l’illustration de l’interdépendance de la danse e
t de la musique : la mise en exergue de danse silencieuse nous conduit à entendre la musique d’une certaine manière et celle-ci, même une fois tue, continue d’influencer notre perception du mouvement. Cette pièce m’a beaucoup plue, mais comme j’aurais un peu de mal à vous donner une idée du style avec des phrases aussi tordues que «  les bras sont toujours en tension mais jamais tendus », et que la création n’a malheureusement pas encore été filmée (ou le film piraté), mieux vaut aller vous faire une idée en regardant B sonata du même chorégraphe, interprété par Drew Jacoby et Rubinald Pronk – que j’ai découvert avec ceci, qui me fascine au plus haut point.

Avec le Corsaire, morceau de choix ou de bravoure selon qui l’interprète, on arrive de plein pied dans la tradition du gala. Si Dmitry Semionov, quoique très on danseur, m’a paru un peu maigrichon (question de carrure plus que de finesse, contre laquelle je n’ai rien – bien au contraire), Polina Semionova était tout simplement sublime. Je tenais vraiment à la voir, et n’ai pas été déçue du déplacement. Ca peut paraître un peu bête à dire, mais elle est belle – pas seulement parce que c’est une fille ravissante, mais parce que sa danse est belle. Pas une fille mais une danseuse superbe. On devine dans le buste le travail à la russe ; plus que dans les bras d’ailleurs, c’est assez marrant. Grande et très fine, elle ne donne pourtant pas l’impression d’une liane (comme c’est le cas de Lucia Lacarra). Il reste en elle quelque chose d’athlétique – ou de puissance, si vous préférez, s’il est vrai que sa danse est incroyablement calme (même dans ses fouettés) et éloigne le pas de deux du Corsaire du tape-à-l’œil. Pour la première fois ou presque les paillettes ne m’ont pas paru de trop sur le costume. Aussi belle à l’œil nu qu’aux jumelles, le sourire magnifique qui sait rester discret… la grande classe quoi.

L’enchaînement est plutôt heureux, l’intensité de Bella Figura succède aisément au charme de Polina Semionova. J’ai découvert Jiri Kylian avec le ballet de l’Opéra de Lyon dans Petite mort – à tomber raide- et forcément, j’ai vu quelques extraits  de Bella Figura sur internet. D’en voir un nouvel extrait interprété par Aurélie Cayla et Yvan Dubreuil, danseurs du Nederlands Dans Theater, ne me donne envie que d’une chose : assister au ballet en entier.

Nouvelle plongée au fonds du non-nouveau pour trouver des inconnus de l’Opéra de Munich de l’inconnu avec le pas de deux de l’acte II du Lac des cygnes dansé par Daria Sukhorukova (je ne me répéterai pas deux fois) et Marlon Dino. Je suis sans avis sur ce dernier, « ne se prononce pas », comme on dit dans les questionnaires. Elle, en revanche… bien sûr, on trouvera toujours plus ceci, moins cela, et d’autant plus aisément que le cygne blanc semble avoir été dansé par la terre entière, mais j’ai bien aimé. Peut-être lui suis-je déjà reconnaissante d’avoir montré patte blanche et de ne pas avoir choisi l’éclat plus violent du cygne noir (que j’adore, il ne faut pas croire, mais en contexte, c’est mieux). Mais pas seulement : elle sait faire montre de finesse sans jouer la délicate. J’adore ses mains ; je devais avoir un problème avec l’articulation des bras à l’école russe ce soir-là, il faut croire (avec un pareil nom, oui, russe ; il semblerait que les Allemands aient un don particulier pour récupérer les danseurs de cette nationalité). Ce poignet quand elle est côté cour, de dos ! Oui, bon, on a le droit d’avoir des fixettes occasionnelles bizarres (pour d’autres ce sont les nez étranges – le sien n’était pas mal dans le genre, d’ailleurs) ; c’est pourtant plus souvent qu’il ne faudrait que les mains se trouvent comme des choses mortes au bout des bras… J’aggrave mon cas, vous dites ? Peut-être. Maman a trouvé le pas de deux un peu long ; simplement lent pour moi.

L’unique solo de la soirée était réservé à Daniil Simkin dans Les Bourgeois, une chorégraphie de Ben Van Cauwenbergh sur la chanson de Brel (tout est dans l’ancrage de la rime, hein). Le côté foutage de gueule est toujours réjouissant quand on peut aisément se le permettre. Ce qui est le cas. Glissades sautillantes. La clope au bec, entre Voltaire et Casanova, on pourrait dire : « épatant ». Ne comptez pas les tours, vous risquez de vous donner le tournis. Pour un peu, « la salle est en délire », mais que voulez-vous… les bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient… : « Les bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient… ». Il n’y avait pas trop de l’entracte pour que tout ce petit monde se remette de ses émotions. C’est qu’il se décoiffe le gamin qui ne paye pas de mine lorsqu’il salue ! 

Paquita n’était clairement pas un bon choix pour les danseurs de Belgrade, qui donnaient alors l’impression d’être une erreur de casting, quand bien même leur premier duo devrait le démentir. Andrei Colceriu n’est pas à la hauteur techniquement, et cela passe d’autant moins bien qu’il vient après mini-Baryshnikov (il y a l’entracte, certes, mais la mémoire d’un spectateur, même de poisson rouge, en excède la durée) et qu’il se renfrogne à mesure que ça se gâte. Ana Pavlovic est sans conteste plus à l’aise, mais la mayonnaise ne prend pas (elle a des jambes bizarres, en plus, bien que je n’ai pas réussi à décider pourquoi au juste – elle faisait juste musclée dans son justaucorps contemporain… le physique atypique devient presque disgracieux en tutu plateau.) Je préfère oublier cette seule mauvaise surprise de la soirée pour garder en mémoire I.V.E.K, dont le style leur convenait parfaitement.

Sophie Martin et Adam Blyde revenaient avec Aria, un extrait d’In the Light and Shadow, de Krzysztof Pastor (il est désormais évident que j’ai le programme ; je n’aurais pas eu le temps de relever l’orthographe sur le prompteur – bonne idée d’utilisation dérivée, soit dit en passant). Comme à leur premier passage, ils servent la chorégraphie sans se faire remarquer, et c’est déjà en soi remarquable. Ca l’est l’autant plus que celle-ci l’est également. J’aime bien ces duos qui ne sont pas forcément des pas de deux, où le couple peut danser côte à côte à égalité, sans que la distinction masculin/féminin doive sans cesse se faire sentir, et le danseur servir de faire-valoir à la ballerine. Pour avoir une idée du style, je pourrais vous dire que j’ai cru un instant que c’étaient les danseurs du Nederlands Dans Theater, mais il serait plus prudent de vous envoyer par là (heu en fait j’ai mis lelien plus haut)

Pour la deuxième partie de la soirée, Odette s’est réincarnée en Raymonda (j’avais prévenu que je ne me répéterai pas deux fois). Le couple de l’Opéra de Munich reste dans le tout classique, mais le choix de Raymonda ne manque pas d’élégance. Je ne sais pas si c’est de l’avoir un jour travaillée en stage, mais la variation de la claque m’en colle une à chaque fois que je la vois. La force devient formidable de retenue, et cela convient bien à notre danseuse russe (je ne pense toujours rien de son partenaire, sinon qu’il a l’air un peu ahuri).

Come neve al sole (ici en vidéo pirate avec Polina Semionova, décemment filmé avec Alicia Amatrian, la demoiselle hallucinante que j’avais vue dans le gala de Roberto Bolle Curieux hasard de tomber sur cette vidéo, les instants d’assurance désinvolte m’ont fait pensé à elle) était franchement réussi, tant au niveau de la chorégraphie de Rolando D’Alesio, très drôle sans jamais verser dans l’exagération du burlesque ou l’insignifiance de l’amusement, que de l’interprétation de Polina Semionova et Dmitry Semionov, cette fois-ci très raccords. Autant le danseur du Corsaire aurait été interchangeable, autant sa place est parfaitement justifiée ici ; c’est même une évidence quand on voit une telle complicité entre les partenaires. Son physique tout en finesse prolonge même la similarité créée entre les partenaires par un costume identique : le short noir (tunique pour elle, en réalité) et le T-shirt rose vif contribuent à gommer les différences sexuelles. Seules restent les longues couettes de Polina Semionova, donnant d’emblée le ton de cette charmante chamaillerie (on ne tire pas les couettes, cependant, mais les T-shirts, extensibles jusqu’à devenir robe – là, on moins, on est à égalité, l’un comme l’autre en sont pourvus). On rit évidemment des airs faussement boudeurs, mais une certaine désinvolture empêche la chorégraphie de tomber dans le piège d’une parodie enfantine : on obtient plutôt quelque chose comme une tendresse espiègle, qui n’est pas sans me rappeler par moment le morpion de Barber Violon Concerto, de Peter Martins. Ludique sans être futile, on ne se prend pas au sérieux. J’adore.

Suivait un extrait de Whereabouts Unknown (petite question à Bamboo : est-ce qu’on pourrait traduire par « tenants et aboutissants inconnus » ou est-ce que ça a un tout autre sens ?), de Jiri Kylian. Magnifique, encore une fois. Les éclairages nous plongent d’emblée dans l’obscurité dans une atmosphère de pénombre, où le clair-obscur qui sculpte les mouvements ralentis des danseurs donne l’impression qu’ils évoluent dans l’eau (nous, il n’y a aucune substance illicite dans mes céréales). Aurélie Cayla et Yvan Dubreuil sont à nouveau parfaits là-dedans.

La soirée se terminait en grande pompe avec le retour de Daniil Simkin dans Don Quichotte (What else ?), aux côtés de Yana Salenko, petite rousse (il vaut mieux, le jeune prodige n’est pas très grand) qui ne s’en est pas laissé compter par son partenaire. Il est certain que seule une fille à la technique sans faille peut danser avec un maniaque des multiplications qui vous colle un grand écart à chaque glissade un peu ample et rajoute des cambrés de malade à l’atterrissage de toute se diagonale de cabrioles. L’Ukrainienne de l’Opéra de Berlin (ils ont le coup d’œil sûr vers l’est, vous disais-je) a en outre une classe certaine, et l’intelligence de ne pas en rajouter (autant que cela est possible dans le pas de deux de Don Quichotte, s’entend) : chouette variation, piquante sans étalage, coda explosive.

Le final, arrangé sous la forme d’une coda géante a fait revenir tous les couples avec moult diagonales, manèges, sauts et tours (à la seconde à toute vitesse en se payant le luxe de changer de bras pour qui de droit), grands jetés en portés… lorsqu’un tutu blanc a pour symétrique un T-shirt rose fluo, c’est assez drôle. Bref, le grand défouloir, pour continuer sur la lancée de Don Quichotte. Puis les traditionnels saluts couple par couple, en ligne, femmes puis hommes, puis à nouveau par couple, etc. Les applaudissements atteignaient des pics avec Daniil Simkin et Polina Semionova – je me dis toujours que ce doit être frustrant pour les autres. La russe de Berlin avait résolu le problème : après ses variations, elle forçait un peu la main en saluant longuement (et on sentait le « oui, bon, ça va » du public à l’arrêt immédiat des applaudissements sitôt le noir fait). Observer les saluts est une partie du spectacle que j’adore ; certains sont un peu crispés (le phénomène), d’autres ont l’inclination de tête chaleureuse, et certaines encore de généreuses révérences.

Aussi inconstante ai-je été dans mon attention (une personnalité, un phénomène, une technique, une chorégraphie, une tradition/école), j’ai passé une très bonne soirée – seule la perspective de trois heures de répétition le lendemain m’a retenu de danser avenue Montaigne.