Ex Libris

Une séance de plus de trois heures ne se cale pas comme cela. Ex Libris, le nouveau documentaire de Frederick Wiseman sur la New York Library, se mérite – mais il en vaut l’effort.

Les scènes relatives à l’organisation matérielle  et structurelle sont peu nombreuses : l’aspirateur, récurrent chez le réalisateur1, ne fait qu’une apparition éclair lors de la préparation d’un gala de mécènes, et il faut attendre les deux tiers du film pour voir la chaîne où les livres rendus dans diverses antennes sont triés pour être ré-acheminés (chaîne semblable à celle d’un distributeur dans l’édition, c’est impressionnant). Plus que le fonctionnement concret de l’institution ou ses coulisses, c’est sa visée sociale qui est au coeur des débats et occupe l’essentiel du temps, à travers des scènes aussi diverses que les utilisateurs de la bibliothèque2 : aide aux devoirs, atelier de robotique (j’ai vu Palpatine sourire), forum des métiers, prêt de modems 4G pour s’attaquer à la fracture numérique, initiation au braille, enregistrement de livres audio, numérisation de cartes anciennes, récital de slam, concert de chambre, réunion de quartier, aide à la recherche généalogique dans d’épais registres de recensement, atelier scolaire de recherche iconographique…

C’est l’architecte retenue pour la construction d’une nouvelle annexe qui résume le mieux la conception de la bibliothèque incarnée par la New York Library : non pas un entrepôt de livres, mais un lieu de connaissances et d’échange. Sans la diversité des scènes filmées, on pourrait croire à une formule. Or, force est de constater que les bibliothèques sont autant des centres culturels que sociaux, à la fois refuge, lieu d’étude, théâtre et maison de quartier. Aucune fétichisation du livre : éventré sur une table, malmené sur la chaîne de tri, dématéralisé en audio ou en numérique, perdu entre les DVD, les journaux et les cahiers, c’est tout juste si l’objet est filmé. L’absence de gants blancs fait même la fierté du responsable du fonds iconographique. Conserver, oui, mais pour faire circuler.

La bibliothèque comme hub est un concept aussi simple que surprenant. On revient aux bases. Si les livres apportent des connaissances, alors pourquoi ne pas proposer des ateliers pour acquérir de nouvelles compétences et organiser un forum des métiers, où les professions les plus diverses viennent pitcher ? Si la littérature parle de l’humain, alors pourquoi ne pas se rassembler pour discuter ? Il y a évidemment des passages plus attendus, comme les conférences érudites, qui surprennent néanmoins par leur variété. Extraits au programme : la survie de la culture juive dans les deli, avec un sérieux délire sur le salami, l’interview d’un musicien, une analyse de la traite négrière qui entend revaloriser le rôle d’un certain Islam dans la pensée anti-esclavagiste, ou encore une comparaison d’arguments libéraux et marxistes sur la question abolitionniste (je vous avoue que c’est le moment où j’ai dû lutter pour suivre)(paye ton manque de sommeil et tes références historiques ethno-européano-centrées).

Les annexes disséminées dans la ville illustrent autant la fracture sociale (entre le bâtiment principal orné de colonnes et statues, au fond prestigieux, et les médiathèques de Harlem ou autre, bâtiments anonymes aux collections restreintes) qu’une adaptation au public local afin de se donner les moyens de réduire ladite fracture (la moitié des rayonnages de DVD sont en chinois dans l’annexe Chinatown3).  L’accompagnement par le personnel est constant, qu’il s’agisse d’aider les enfants des quartiers noirs à faire leurs devoirs, les personnes âgées à utiliser une clé USB ou autre matériel informatique, ou encore les personnes démunies à faire des démarches administratives pour obtenir des aides au logement. La démarche de la bibliothèque et la patience du personnel est admirable, même si leur entreprise ne suffit pas à pallier les inégalités de la société (débordement abordé via la question des SDF dont l’installation dérange parfois les autres usagers).

Toutes ces actions  filmées sont régulièrement entrecoupées par des réunions du conseil d’administration qui tournent, encore et toujours, autour de l’argent :  faire rivaliser argent public et argent privé pour augmenter les dotations ; définir les priorités et les résumer par des éléments de langage qui sauront parler aux politiques, pour renouveler le budget alloué ; arbitrer entre best-sellers et collections de fond pour les chercheurs, i.e. entre service public et mission de conservation ; et à nouveau, recommencer à récolter des fonds, besoin récurrent quand la Ville pense s’être acquittée de sa tâche par un généreux don ponctuel. Si les décisionnaires ont trois heures devant eux, nul doute que Frederick Wiseman saura les convaincre de l’utilité publique de la New York Library. L’affiche et le titre le disent bien : Ex libris, sortir du livre pour apporter la connaissance dans la ville.

Affiche du film : vue du jardin devant la bibliothèque, remplacée par des livres géants


Tu n’as rien vu à Casablanca.

Carré 35 fait référence à la portion du cimetière où est enterrée la soeur du réalisateur, Éric Caravaca, morte en bas âge avant sa propre naissance. Leur mère n’a jamais nié l’existence de ce premier enfant, mais elle a tu les souvenirs qui y étaient rattachés, allant jusqu’à brûler toutes les photographies.

Le réalisateur s’efforce de faire entrer ce point aveugle dans le champ de la caméra. Il ne s’agit pas tant d’enquêter (le résultat des recherches finira par être récapitulé platement, à rebours de tout suspens) que d’interroger. Sa mère, son père, le souvenir, la famille, soi, le déni. Sa mère refuse de reconnaître que sa fille était trisomique (ça veut dire, quoi, normal, d’abord ? se défend-t-elle) ; le père en est très conscient, mais soutient que l’enfant avait quelques mois (quatre) et non quelques années (trois) lorsqu’il est mort – une chronologie qui pourrait elle aussi s’ancrer dans le déni, puisque suite aux guerres de décolonisation et à la dépression de sa femme, l’enfant a été confié-abandonné à la famille restée au pays, tandis qu’eux avaient émigré en France. Elle est morte loin d’eux.

Rapidement, il n’y a plus rien à chercher. La mère ne cherche pas à cacher quoi que ce soit. Même, elle abhorre le mensonge et regrette qu’on lui ait fait croire, enfant, pendant des années, que sa mère était à l’hôpital alors qu’elle était déjà morte. Il n’y a pas de mensonge, sinon à soi-même, dans une duplicité de soi à soi que l’on ignore comme s’il s’agissait d’un autre. Mécanisme de défense : cela n’a pas existé. Il ne s’est rien passé. Rien sur quoi l’on doive se retourner. C’est pas bien, ça, il ne faut pas, se défend la mère lorsque son fils l’oblige par ses questions à déterrer un passé sur lequel elle a fait une croix. Bien qu’il n’y ait rien de voyeur (remous de l’eau depuis la plage de Casablanca, herbes dans le cimetière… le spectateur n’est pas invité à voir mais à contempler), on finit par se demander s’il est vraiment nécessaire d’infliger ça à la mère, les questions auxquelles on a déjà trouvé une réponse, une visite au cimetière. La mère refusait d’y remettre les pieds et à la voir là, absente auprès de la tombe d’un fantôme qui l’a désertée mais hante le réalisateur, on se demande si l’apaisement narratif de cette scène rejoint un quelconque apaisement personnel.

Les échos que j’avais de ce documentaire se résumaient en un adjectif : émouvant. Très émouvant. Non. L’émotion appartient à ceux qui ont vécu le drame. Elle est recluse dans un déni que le réalisateur constate sans pouvoir l’entamer. Et c’est tout ce qui peut faire l’intérêt de ce documentaire familial qui, en soi, ne nous regarde pas – ou de biais, de travers, nous renvoyant par son histoire personnelle à l’histoire de la colonisation. En témoigne le cimetière où est enterrée l’enfant, cimetière français de Casablanca, à l’abandon. On ne veut pas voir. Surtout quand il n’y a plus rien à voir. Que des souvenirs, dont on ne sait s’ils sont en friche ou en jachère.

L’Opéra vu de Bastille

On pourrait parler en long, en large et en travers des coulisses, des répétitions, des petites mains et des mille métiers qui fourmillent dans le paquebot Bastille, on n’aurait encore rien dit du documentaire de Jean-Stéphane Bron. Préciser le mode opératoire ne suffit pas non plus : l’absence de voix off et d’interview directe ne font pas de L’Opéra un pendant à La Danse, documentaire au titre tout aussi nu de Frederick Wiseman. Celui-ci réfléchit dans la contemplation, celui-là dans l’effervescence…

Même si le calme le plus profond émane de certaines scènes (vue de Paris de nuit depuis le bureau du directeur, regard à travers la fenêtre pendant une leçon de chant…), le rythme du montage ne vous laisse pas le temps de lambiner : c’est qu’il y a toujours une nouvelle personne à suivre, une retouche costume ou maquillage à faire, une mesure à retravailler, un chanteur à remplacer à deux jours de la représentation, des négociations à mener pour faire retirer un préavis de grève, tous en scène dans cinq minutes. Le réalisateur abandonne les uns et les autres sans temps mort ni pitié (tel ce chanteur wagnérien effectuant un remplaçant au pied levé, qu’on ne reverra plus après que son collègue l’a encouragé, ça ne dure *que* six heures), tout en restant fidèle à quelques figures-fil rouges : le directeur pour l’importance des discussions qui ont lieu dans son bureau (je retrouve l’ambiance de certains documentaires politiques visionnés avec Palpatine)(et la vue de ce bureau, bordel, à vous donner des envies de pouvoir), mais aussi et surtout un jeune chanteur russe tout juste engagé dans l’académie lyrique, aux mines tout bonnement impayables.

Les cadrages sont hyper intelligents – souvent tronqués. Au lieu de filmer les coulisses depuis la salle, c’est-à-dire depuis le point de vue d’un spectateur curieux de ce qui lui est dérobé, qui s’introduirait dans l’envers du décor, Jean-Stéphane Bron filme depuis les coulisses, depuis le point de vue de ceux pour qui l’envers est l’endroit où ils travaillent, où tout se joue et se répète. Le point aveugle est déplacé : c’est la salle qu’on entend seulement, devant laquelle salue une chanteuse, ou le journaliste invisible qui interviewe un chanteur venant d’interrompre sa discussion avec l’apprenti qui continue à l’observer à distance (he’s not an admirer, he’s a signer, précise-t-il, très classe, au journaliste).

Il y a aussi ce plan inénarrable faisant flotter du Schönberg au-dessus d’une bouse de vache un peu trop bien imitée pour une mise en scène. Zoom out : nous sommes dans le box d’un taureau qui fera de la figuration dans Moïse et Aaron et que l’on saoule de Schönberg pour l’habituer. Easyrider (car tel est le nom du taureau) constitue une running joke qui relègue le banc de Millepied aux oubliettes (souvenez-vous de La Relève). Toute la salle a ri lors du zoom out. Et pas qu’à ce moment : L’Opéra est un documentaire qui a de l’humour. Stéphane Bron sait capter et mettre en scène les contrastes et points de friction qui rendent son film si savoureux : la mécène plus-grande-bourgeoise-tu-meurs élue grand-mère musicale par les enfants de dix mois d’école et d’opéra ; la régie qui chantonne comme si elle était en voiture ; les quiproquos de l’apprenti qui maîtrise le chant mais pas du tout la langue et ses yeux qui s’écarquillent quand il comprend que l’amphithéâtre ne comporte pas 100 mais 500 places, juste après avoir ironisé que Gott himself venait les écouter ; ou encore cette scène truculente où Philippe Jordan reprend la prononciation d’un chanteur sur une Wurst.

L’Opéra est une vraie tour de Babel : on confirme en allemand au chanteur russe qu’il est engagé, celui-ci finit en anglais les phrases qu’il baragouine en français, tandis que le directeur félicite une chanteuse en italien. Parfois aussi, tout le monde parle français et c’est du chinois : une partie du chœur refuse ainsi de se plier aux demandes du metteur en scène (pas délirantes pour une fois : chanter en diagonale plutôt qu’en carré)(je ne sais pas si c’est le Français ou l’artiste qui est le plus difficile à manager) ; les syndicats et les contraintes budgétaires s’agitent à tue-tête dans le bureau du directeur ; et l’adjoint accuse un métro de retard lors de la préparation de la conférence de presse :

– …insister sur nos spécificités… notre propre compagnie de danse, l’une des meilleures du monde, la meilleure…
– Non, ça, on ne dit plus.
– Ah bon ?
– Non.

L’humour vient aussi de ce que Stéphane Bron appuie là où ça fait mal – et le fait avec élégance : pas de remarque, on passe, on passe, ça enchaîne, on est déjà passé à autre chose. Il n’empêche, pour le balletomane qui a suivi l’Opéra sur Twitter ces dernières années, ce passage est juste ÉNORME. Deux minutes après le début du film, Palpatine et moi sommes donc en train de nous étrangler de rire. Le reste de la salle n’est pas plus sage, seulement moins balletomane (indice : ça s’effarouche des pieds d’une danseuse lorsqu’elle enlève ses pointes) : tout le monde approuve-grommelle lorsque le directeur souligne que le prix des billets est trop élevé. On est content qu’ils aient remarqué le problème. Mais silence à entendre les mouches voler lorsque le directeur ouvre le brainstorming sur comment résoudre ce « problème insoluble » (commencer par arrêter d’embaucher un vrai taureau et son éleveur, à tout hasard ?)(baisser les prix des soirées moins bankables pour assurer le remplissage et éviter de brader les places ?)(proposer des snacks abordables à l’entracte comme à Covent Garden pour que tout le monde en achète ?)(je ne suis plus jeune à partir de cette année ; j’ai plein d’idées).

Contrairement à ce que j’ai pu lire sur Twitter, la danse n’est pas absente du documentaire, seulement en retrait parce que moins parlante. Jean-Stéphane Bron n’est manifestement pas dans son élément : la grâce du mouvement ne se prête pas aux contrastes dont il est friand et dont il joue par ailleurs de manière brillante. Les seules oppositions qu’il met en scène relèvent de l’opposition entre la scène et le hors-scène, entre l’apparente absence d’effort et la douleur qu’elle peut cacher : ce sont des pieds abimés sous des chaussons de satins, c’est Fanny Gorse qui halète et s’allonge en sortant de scène… plans éculés, encore et toujours le rose et le noir. Peu à l’aise avec la danse, le réalisateur l’est davantage avec le ballet, comme corps de métier (défilé, cygnes, ombres… les tutus blancs se suivent et ne se ressemblent pas) et comme entité à manager (Benjamin Millepied en répétition puis devant les danseurs auxquels il annonce son départ). Rien de bien nouveau, il est vrai ; on aurait tort cependant d’en faire grief au réalisateur : non seulement le ballet a eu ses documentaires dédiés, mais celui-ci montre par leur juxtaposition l’étanchéité des mondes lyriques et chorégraphiques, qui ne se parlent pas, ne se voient pas, tel Stéphane Lissner qui, songeur, traverse la scène sans un regard pour Amandine Albisson, qui répète seule quelques pas de La Bayadère en attendant le lever du rideau.

Bonus balletomane : les balletomanes anonymes auront reconnu @dansesplume en gros plan flou lors de la conférence de presse… ^^

En bref : allez voir ce documentaire au ton truculent tant qu’il est à l’affiche !

Dernières nouvelles du cosmos

The true mystery of the world is the visible, not the invisible.
Oscar Wilde

Soyons honnêtes : si Melendili et Kalliparéos ne m’avaient pas vendu Dernières nouvelles du cosmos, je ne serais jamais allée voir le documentaire de Julie Bertuccelli sur une poétesse autiste. Le premier quart d’heure, je me demande si j’ai bien fait de suivre leur conseil, mal à l’aise devant ce corps que la caméra filme de près : un corps manifestement encombrant pour sa propriétaire, maladroit, mal contrôlé, qui bave parfois et ne parle jamais, émettant seulement des hoquets de rire ou d’angoisse – un corps d’idiot du village.

Et la pensée fut, fuse sous la forme de lettres découpées en carrés et plastifiées, qu’Hélène pioche dans un casier et étale sur une feuille de papier blanche, comme un enfant ferait des gommettes. Les premières fois, douteux, on a l’impression d’assister à un exercice de cirque pour bête de foire prodige. Mais les questions se succèdent, et les réponses, quoique décalées, restent pertinentes. Les lettres sont mal alignées, hampe par-dessus tête, et les formulations non conventionnelles, mais le sens est là, indéniable. Émerveillement : l’idiot du village est en réalité un génie, qui a appris à lire seule et compose naturellement de la poésie, sans aucune faute d’orthographe. Cela a quelque chose de surnaturel.

Alors que l’on suit en parallèle la mise en scène d’un texte dHélène aka Babouillec (poésie et handicap, forcément, Avignon likes that), l’exercice de composition se répète encore et encore devant la caméra, sans rien apporter de neuf. Le documentaire en devient lassant. Mais c’est précisément là sa force : sans que l’on s’en rende compte, un renversement s’est opéré ; ce n’est plus le surgissement de la pensée qui intrigue (l’intelligence d’Hélène est manifeste), mais le corps qui tout à la fois l’empêche et la reconfigure*. Autrement dit : ce qu’on pensait avec naïveté (et un brin de condescendance, il faut bien le dire) un problème d’intelligence est un problème de communication, d’articulation d’un mot à l’autre et d’un corps à l’autre. Ce n’est plus la jeune poétesse autiste qui est en défaut, mais nous, désespérément normaux, qui ne parvenons pas à nous hisser à, à nous immiscer dans son système de pensée, sa perception du monde. Dans l’une des dernières scènes du documentaire, un mathématicien vient ainsi la consulter comme on consulte la Pythie, en espérant entrevoir quelque chose que nous ne sommes pas encore parvenus à concevoir – entrevue qui donne au documentaire son très joli titre. Poétique : que l’on devine sans comprendre. (Tout autre, métaphoriquement.)

 

* La mère d’Hélène, devenue une encyclopédie sur l’autisme, explique que l’articulation du langage et de la main vont de paire. Pour appréhender le monde à travers les mots, il faut avoir une capacité de préhension, pouvoir refermer le pouce et l’index pour saisir (le geste par lequel un plongeur signifierait que tout est OK)(j’avoue avoir pensé : voilà enfin qui justifiait de donner « la main » comme sujet de philo à Normale Sup’). 
Je crois que la patience de cette mère, son amour pour sa fille, est une des choses qui m’a le plus émue dans ce documentaire (d’où le père est totalement absent). Après des années sans progrès, elle a retiré sa fille de l’institut spécialisé où elle était placée, s’est ingénié à trouver des moyens d’entrer en contact avec elle (par le langage, mais aussi par le toucher, car la jeune femme refusait tout contact) et continue ses efforts pour donner un jour, elle l’espère, la parole à sa fille.

Relève et rechute

Dans Relève, Thierry Demaizière et Alban Teurlai suivent Benjamin Millepied lors de la création de son premier ballet pour l’Opéra de Paris en tant que directeur. L’occasion de voir comment les différentes casquettes de l’ex-étoile française du NYCB lui vont…

 

Millepied people

Au risque de vous décevoir, les seuls images de Nathalie Portman se trouvent déjà dans la bande-annonce. Cela n’empêche pas son mari de cultiver le glamour hipster, toujours en T-shirt parmi les costards cravate, très Apple, un peu m’as-tu vu, people arty jusqu’au cliché dans la scène d’auto-congratulation sur la troisième scène. Mais honnêtement, je me fous de son snobisme bobo s’il distribue les danseurs placardisés, fait changer les parquets pour qu’ils se blessent moins, dote le ballet d’une équipe médicale digne de ce nom et contribue à faire bouger les choses et les mentalités. Tout créateur, tout dirigeant a son ego et le sien s’exprime d’une manière relativement inoffensive.

 

Millepied chorégraphe

Le Millepied chorégraphe n’est clairement pas le Millepied que je préfère. Je lui reconnais un talent certain pour s’entourer de talents et pour faire valoir celui de ses interprètes, mais ses ballets glissent sur moi sans jamais accrocher.

Il me faut plus de temps, sinon je vais faire ce que mon corps a envie de faire et ça marchera, mais ça ne sera pas intéressant, l’entend-t-on dire à un moment. J’opine du chef : je suis vraiment marrie de ne pas réussir à apprécier quelqu’un dont j’approuve à peu près toutes les déclarations pendant les deux heures que dure le documentaire.

 

Millepied directeur

Les citations qui ont indigné la sphère balletomane à la sortie du documentaire sur Canal + ont toutes été sorties de leur contexte ou déformées. Millepied ne dénigre pas la compagnie : il veut la pousser à honorer sa réputation de « meilleure compagnie du monde », qui est à l’heure actuelle davantage la preuve de sa suffisance que de son excellence.

Cet accès d’humilité a été mal reçu : c’est une qualité que l’on attend habituellement des danseurs, tandis que l’institution se gausse à leur place. Millepied proposait exactement l’inverse : une peu de modestie quant à la place de la troupe sur la scène internationale, et moins de pression sur les danseurs, davantage encouragés individuellement, parce qu’il appartient à chacun de faire vivre le ballet – y compris dans le corps de ballet, afin qu’il ne fasse pas papier peint. Et quand on entend Marion Barbeau parler comme d’un carcan du mètre carré qui lui est laissé lorsqu’elle danse alignée, on comprend que la métaphore de Millepied est tout sauf une accusation. Il veut apprendre aux danseurs à respirer, fusse dans cet espace réduit, les libérer de la contrainte intériorisée pendant des années jusqu’à l’asphyxie.

 

Millepied coach

C’est clairement en tant que coach-maître de ballet que Millepied est le meilleur, au plus près des danseurs. Quand il leur donne la classe. Quand il s’enquière de leurs blessures, en faisant tout pour qu’ils en parlent et ne les minimisent pas jusqu’à ce que cela finisse par sérieusement les handicaper. Quand il les encourage, les félicite. Quand il rit avec une danseuse qui rampe pour s’éloigner en découvrant la puissance du message préconisé. Quand il s’émerveille de ce qu’ils sont bons, quand même, non mais Axel Ibot quoi (je plussoie).

Ce sont tous ces échanges, tous ces regards, ces sourires, ces instants humains, où l’on voit les danseurs sur la réserve s’épanouir, qui rendent le documentaire magnifique et font prendre la mesure de ce que l’on a perdu avec le départ du directeur de la danse : la possibilité d’une ouverture, d’un assouplissement de la hiérarchie et surtout de la peur qui l’accompagne, peur de ne plus être distribué du jour au lendemain, d’être écarté pour une blessure, pour un rien, peur de n’être jamais assez bien.

 

Millepied away

La démission de Millepied clôt le documentaire – pudique mention factuelle, sans commentaire. Et presque sans explication. À y regarder de plus près (de plus loin, en réalité), on s’aperçoit que la délimitation du documentaire est en elle-même fort éclairante : le processus de création artistique, quoique central, n’est pas l’unique objet du documentaire. Le réalisateur ne pouvait passer à côté du Millepied directeur et nous le montre en décalage total avec le monde des parapheurs. Son assistante, véritable fée carlsonienne1, est là pour suppléer à l’organisation la plus matérielle et veiller au planning, mais on la voit souvent lutter pour capter l’attention du chorégraphe, tout à la musique de sa création – c’est-à-dire quand elle lui a mis la main dessus, car les coups de téléphones pour localiser le boss dans le théâtre deviennent une running joke (à égalité avec le banc utilisé dans la pièce, dont la longueur inhabituelle soulève tout un tas de questions, que ne comprend ou n’anticipe pas le chorégraphe).

Le titre même du documentaire rappelle que l’enjeu dépasse la réalisation artistique immédiate : parmi les seize danseurs avec lesquels le chorégraphe a choisi de travailler sont censées se trouver les futures étoiles de la génération Millepied. la relève du ballet. Or, ce ballet, le documentaire l’ignore en grande partie – une omission particulièrement cohérente avec le parti-pris de Millepied : avancer avec ceux qui veulent travailler avec lui, et pour les autres, tant pis. Le problème, c’est que les autres représentent l’écrasante majorité. Il aurait pu réussir avec son petit noyau de fidèles, mais il aurait fallu une patience incroyable : attendre que la génération d’étoiles sur le départ libère des postes, attendre que les mentalités évoluent, que l’équipement suive… À Benjamin Millepied ébahi qu’il faille faire des pieds et des mains pour avoir des enceintes ou une télé dans les studios, Stéphane Lissner répond que l’Opéra est un paquebot qui avance lentement, mais qui avance, croyez-moi… Or Benjamin Millepied est à peu près aussi patient que moi, et l’Opéra n’est pas sa maison, pas son combat : lui veut avancer, veut chorégraphier et le fera avec ou sans l’Opéra – sans, donc.

Quand on voit l’ingratitude de la tâche et l’abnégation qu’elle requiert, on ne peut guère lui en vouloir : se casser le cul pour quoi, déjà ? Une menace de grève à la première, des étoiles qui ruent dans les brancards… et un public pas toujours bienveillant (j’ai eu honte de nos blagues sur Cloud, loud, bright, forward). On a raillé quelqu’un qui essayait de faire bouger les choses, non sans maladresse, certes, mais qui essayait, avec une vraie vision, et nous voilà punis par ce qui s’annonce comme un retour à l’ordre moral, une véritable restauration, avec le bon petit soldat comme idéal artistique. (Les compliments d’Aurélie Dupont à Letizia Galloni sonnaient tellement faux, sérieux ; on avait vraiment l’impression que ça lui coûtait.)

J’espère en tous cas que les chouchous de Millepied n’en feront pas les frais, car il y a vraiment de superbes danseurs parmi eux. Curieusement, on voit très peu Léonore Baulac et François Alu, poussés hors champ par Axel Ibot, Letizia Galloni (à double titre, comme danseuse et caution diversité) et Marion Barbeau, dont le réalisateur est manifestement tombé amoureux – mais comment lui en vouloir ? Palpatine et moi avons soupiré de concert à chacune de ses apparitions… Tout de même, tant de belles personnes et une si mauvaise gestion, quel gâchis !


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 Avec son air mutin et sa coupe courte blonde à la limite du blanc, on la dirait tout droit sortie de Pneuma