Ex Libris

Une séance de plus de trois heures ne se cale pas comme cela. Ex Libris, le nouveau documentaire de Frederick Wiseman sur la New York Library, se mérite – mais il en vaut l’effort.

Les scènes relatives à l’organisation matérielle  et structurelle sont peu nombreuses : l’aspirateur, récurrent chez le réalisateur1, ne fait qu’une apparition éclair lors de la préparation d’un gala de mécènes, et il faut attendre les deux tiers du film pour voir la chaîne où les livres rendus dans diverses antennes sont triés pour être ré-acheminés (chaîne semblable à celle d’un distributeur dans l’édition, c’est impressionnant). Plus que le fonctionnement concret de l’institution ou ses coulisses, c’est sa visée sociale qui est au coeur des débats et occupe l’essentiel du temps, à travers des scènes aussi diverses que les utilisateurs de la bibliothèque2 : aide aux devoirs, atelier de robotique (j’ai vu Palpatine sourire), forum des métiers, prêt de modems 4G pour s’attaquer à la fracture numérique, initiation au braille, enregistrement de livres audio, numérisation de cartes anciennes, récital de slam, concert de chambre, réunion de quartier, aide à la recherche généalogique dans d’épais registres de recensement, atelier scolaire de recherche iconographique…

C’est l’architecte retenue pour la construction d’une nouvelle annexe qui résume le mieux la conception de la bibliothèque incarnée par la New York Library : non pas un entrepôt de livres, mais un lieu de connaissances et d’échange. Sans la diversité des scènes filmées, on pourrait croire à une formule. Or, force est de constater que les bibliothèques sont autant des centres culturels que sociaux, à la fois refuge, lieu d’étude, théâtre et maison de quartier. Aucune fétichisation du livre : éventré sur une table, malmené sur la chaîne de tri, dématéralisé en audio ou en numérique, perdu entre les DVD, les journaux et les cahiers, c’est tout juste si l’objet est filmé. L’absence de gants blancs fait même la fierté du responsable du fonds iconographique. Conserver, oui, mais pour faire circuler.

La bibliothèque comme hub est un concept aussi simple que surprenant. On revient aux bases. Si les livres apportent des connaissances, alors pourquoi ne pas proposer des ateliers pour acquérir de nouvelles compétences et organiser un forum des métiers, où les professions les plus diverses viennent pitcher ? Si la littérature parle de l’humain, alors pourquoi ne pas se rassembler pour discuter ? Il y a évidemment des passages plus attendus, comme les conférences érudites, qui surprennent néanmoins par leur variété. Extraits au programme : la survie de la culture juive dans les deli, avec un sérieux délire sur le salami, l’interview d’un musicien, une analyse de la traite négrière qui entend revaloriser le rôle d’un certain Islam dans la pensée anti-esclavagiste, ou encore une comparaison d’arguments libéraux et marxistes sur la question abolitionniste (je vous avoue que c’est le moment où j’ai dû lutter pour suivre)(paye ton manque de sommeil et tes références historiques ethno-européano-centrées).

Les annexes disséminées dans la ville illustrent autant la fracture sociale (entre le bâtiment principal orné de colonnes et statues, au fond prestigieux, et les médiathèques de Harlem ou autre, bâtiments anonymes aux collections restreintes) qu’une adaptation au public local afin de se donner les moyens de réduire ladite fracture (la moitié des rayonnages de DVD sont en chinois dans l’annexe Chinatown3).  L’accompagnement par le personnel est constant, qu’il s’agisse d’aider les enfants des quartiers noirs à faire leurs devoirs, les personnes âgées à utiliser une clé USB ou autre matériel informatique, ou encore les personnes démunies à faire des démarches administratives pour obtenir des aides au logement. La démarche de la bibliothèque et la patience du personnel est admirable, même si leur entreprise ne suffit pas à pallier les inégalités de la société (débordement abordé via la question des SDF dont l’installation dérange parfois les autres usagers).

Toutes ces actions  filmées sont régulièrement entrecoupées par des réunions du conseil d’administration qui tournent, encore et toujours, autour de l’argent :  faire rivaliser argent public et argent privé pour augmenter les dotations ; définir les priorités et les résumer par des éléments de langage qui sauront parler aux politiques, pour renouveler le budget alloué ; arbitrer entre best-sellers et collections de fond pour les chercheurs, i.e. entre service public et mission de conservation ; et à nouveau, recommencer à récolter des fonds, besoin récurrent quand la Ville pense s’être acquittée de sa tâche par un généreux don ponctuel. Si les décisionnaires ont trois heures devant eux, nul doute que Frederick Wiseman saura les convaincre de l’utilité publique de la New York Library. L’affiche et le titre le disent bien : Ex libris, sortir du livre pour apporter la connaissance dans la ville.

Affiche du film : vue du jardin devant la bibliothèque, remplacée par des livres géants


  1. Autre récurrence : la danse, cette fois-ci présente à deux reprises, par des clichés de tap dancers ainsi que par la battle-cakewalk d’un groupe de parole, avec des femmes plus toutes jeunes, dont l’une a pris, cela ne fait aucun doute, des cours de modern’jazz, quand d’autres ont le rythme dans la peau.
  2. Contraste résumé avec humour en deux conversations téléphoniques, que l’on entend côté employés : l’une explique à l’utilisatrice qu’elle ne peut emprunter un nouveau titre parce qu’elle a atteint la limite des 50 ouvrages, et commence à énumérer des titres putassiers de développement personnel ; l’autre précise que le vieil anglais n’est pas son fort et résume à son interlocuteur le propos de l’auteur selon lequel l’homme est un loup pour l’homme, mais est une licorne à l’intérieur.
  3. La table de sélection du mois de Chinatown a pour thème la chicken soup, ça ne s’invente pas.

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