Cymbeline

          Shakespeare a la langue bien pendue : Cymbeline dure deux heures et demie. Pas une seule minute d’ennui cependant, tant les intrigues d’enchaînent, s’emmêlent, et se démêlent pour mieux rebondir. Inutile de tenter de vous résumer la pièce, ce serait long et maladroit. Car la force de la représentation que nous (non, je ne parle pas encore au nous de majesté, il s’agit des anglophones sinon anglophiles de la LS1) avons eu l’occasion de voir au théâtre de Sceaux, il faut se rendre à l’évidence, est la mise en scène de Declan Donnellan. Autant vous dire que le nom m’était clairement obscur, mais que je tacherai de m’en souvenir pour pister ses prochaines apparitions en France.

                   Posthumus and Imogene

           
            La mise en scène est moderne, mais pas de cette modernité agressive plaquée sans raison sur une pièce du répertoire. L’ensemble est sobre sans être épuré ni froid ; les coulisses latérales ont été supprimées pour élargir le champ d’action, et le ballet des rideaux suspendus au milieu sépare des scènes, en découvre d’autres. Le premier acte, qui se déroule à la Cour me rappelle singulièrement celui du Swan Lake de Matthew Bourne. Même genre de robes, à la fois simples et empesées, même costards cravate, même humour pour suggérer l’étiquette. Tout est humour, certains personnages sont ridicules et pourtant, rien ne tombe dans le burlesque. Le serviteur a beau passer la moitié de son temps à faire le dos rond, pas une de ses courbettes ne revêt l’éxagération des dix coups de chapeau à plumes de Louis de Funès. Toujours sur le fil du rasoir, je vais finir par croire que c’est le charme british.
            Du british, n’oublions pas la composante rose bonbon : mais même ici, le too much est parfaitement dosé, pas de risque d’écoeurement. La robe de la reine est juste ce qu’il faut de satinée et de teinte dérivant sur le turquoise, tandis que son chignon très pièce montée achève de la couronner. Juchée sur ses talons, elle domine largement la gent masuline, à commencer par son mari qui arrive pile à la hauteur critique pour pouvoir enfouir sa tête dans son décolleté. Elle le bichonne un peu comme votre grande-tante en userait avec son bichon anglais, en esquissant une petite moue de contentement et en roucoulant « mon chou ». Le ton est donné, les rires s’échauffent ; à trois sièges de moi se fait ouïr un petit « oh !oh ! » qui, j’imagine, provient d’une dame très comme il faut, très anglaise aussi, comme une grande partie du public.
            Les rires culminent en fous rires lorsque Cloten, le sale « beau » gosse de la reine décide de venir pousser la chansonnette pour éveiller la belle Imogène, fille du roi d’un précédent mariage. On s’attend à un beau cliché en guitare mineure, mais l’un des deux acolytes de Cloten apporte un micro, et c’est le début de la fin. Les petits zosieaux, l’amour mièvre et que sais-je encore – à ce moment vous oubliez définitivement les prompteurs- sont enrolés dans un rock qui ne tarde pas à devenir endiablé. Les deux acolytes font un parfait chœur, du moins de l’avis du public, puisqu’à cet instant précis, Imogène se renfrogne sous sa couverture essayant délibérement d’échapper à ce qu’elle considère comme une nuisance sonore [Pour ma part, je ne comprends pas, mon guitariste de l’appartement d’en dessous me ravit –surtout à minuit. Private joke, sorry] Nos chanteurs avancent en avant-scène et c’est le délire total. A côté de moi, N. n’arrive plus à s’arrêter de rire ; les clichés chorégraphiques type tube des années 50 s’enchaînent et sous leurs airs de marioles qui s’enflamment sur le dance floor, les trois acteurs réalisent une belle performance – au sens anglais et français du terme. D’une manière générale, même si de façon moins extême que dans cette scène, le jeu corporel des acteurs est très réussi. Pas du tout statique, genre déclamatoire ( de toute façon l’écriture de Shakespeare ne s’y prête pas) mais au contraire du mouvement, des courses-poursuites, ou des farandoles genre remix de la chenille avec des petits coups de jambes à la mode écossaise, le tout ponctué de « hé » so… so what ? Les fondus enchaînés entre deux scènes étaient du plus bel effet, comme deux calques qui se chevauchent, les personnages de la scène précédentes se figeant pendant les premières répliques de la suivante. Dans le même registre, l’inclusion d’un lieu dans un autre (le repaire des sauvages en pleine cour anglaise) permet de ne pas perdre de vue la simultanéité des multiples intrigues. Bref, je trouve tout à fait justifié que figurent sur le programme la collaboratrice « à la mise en scène, mouvements » et l’ »assistant du directeur des mouvements ». Autre grand moment, je trouve, quand l’un des deux frères joue son rôle de sauvage à fond et avance avec des mouvements d’épaule tels que l’on y voit parfaitement la suavité du félin. Et non, il ne s’agit pas d’un quelconque engouement pour l’acteur [ A ce sujet et selon les dires de mes camarades, il conviendrait plutôt de signaler l’acteur qui jouait Iachimo – un béguin pour les dragueurs à l’italienne ? – quoique Pisanio m’ait bien plu].
            Enfin et surtout, la performance de Tom Hiddleston était tout bonnement fantastique. Ce même acteur jouait simultanément les rôles de Posthumus, l’amant d’Imogène (un chouilla cul-cul sur les bords) et Cloten, le petit morveux de service, la métamorphose s’opérant par un simple pardessus et des lunettes. Le dédoublement est si réussi, que la première fois, j’ai cru avoir loupé l’entrée d’un nouveau personnage par un coup d’œil un peu trop prolongé au prompteur. Ce parti pris (la dualité ! dirait notre professeur de latin) était totalement justifié du point de vue de l’action et le jeu de l’acteur le rendait tout simplement formidable.

En résumé, pas un moment d’ennui (même s’il est vrai que la seconde partie soit un peu moins rythmée), la performance devient divertissement, au sens noble du terme, of course.

Mimy la fine mouche

        Faites place ! Faites place ! Je veux entendre une mouche voler ! Que diable, je suis la reine !

Elle ne se mouche pas du pied celle-ci, direz vous. Mouchard, apprenez à vos dépends que je ne suis pas une reine avec collerette, éventail et mouche au coin des lèvres : je suis la reine des mouches ! Halte-là moucheron ! On ne rigole pas. La mouche est une figure hautement littéraire : elle apparaît dans l’Etranger, symbolise le remord dans la pièce de Sartre. Un jour, je ferai un mémoire intitulé : De la mouche en littérature, avec plein de petites notes en pattes de mouche. Mais revenons à notre mouche. Je suis telle, avec ma belle couleur, ma taille fine et mes ailes dorées (un peu d’imagination, diantre !) dans Orphée aux enfers, l’opéra d’Offenbach. La générale publique a eu lieu hier au théâtre de Fontenay-le-Fleury, je sors de la première et demain signe la fin de la trilogie – et des répétitions jusqu’à minuit et plus si affinités. J’essaierai de vous mettre une photo de ce spectacle ZzzZZ’ailé (et zélé). En attendant, je retourne me moucher –du nez cette fois-ci, même Jupiter métamorphosé en mouche est sujet aux rhumes- reposer mes pattes et retrouver Morphée qui m’appelle… Ce que le Dieu veut, la feeemme le veut.

Adieu, Jupiter… for… ever.

[Private joke qui ne fait rire que moi puisque rare seront les personnes ayant assisté au spectacle à venir voler par ici. Alors pour explication : les deux dernières phrases sont d’Euridyce, peu avant que nous rentrions en scène.]  

Victor Hugo

[Faites place, misérables ! vous êtes faits comme des rats.]

 

Oxymore ?

                                                                     Oxymore mot/chose ? 

           Le nom est posé, dans toute sa lourdeur. Hugo, deux barres plantées dans le sol ; l’édifice est immuable. Je ne sais plus quel auteur étudié en première comparait cette initiale aux tours de Notre-Dame. On fait dans le monumental. Dépassé la fausse confession à la Rousseau, nous ne sommes pas des sauvages. Ni des bons d’ailleurs. Dépassé le drame en trois actes de la vie de Chateaubriand. D’autres –eaux ont coulé sous les ponts. Hugo est prêt à entrer en Seine. Paris, ville de Victor Hugo, avec sa rue à son nom et de son vivant s’il vous plaît. La troisième République veut en imposer. Cela n’a pas été pour arranger l’ego d’Hugo, qu’il avait déjà démesuré. Imaginez le courrier : Moi, rue Moi. Paris. * Paris, la ville lumière. Paris, capitale du Progrès  – allez savoir pourquoi, le progrès est majuscule, c’est un ami d’enfance à Totor. Paris, ville des révolutions. Paris (si j’arrêtais le chauvisisme et que je me mettais à crier New York ?), terrain de jeu de Gavroche. Paris et son double souterrain, les égouts. Vous connaîtrez tout sur les égouts – un livre entier dess(o)us- et vous apprendrez tout le respect que vous devez à Bruneseaux  (il était prédestiné, le pauvre misérable). Paris, ville des misérables, en un mot comme en cent. Mais plutôt en mille.

      Les Misérables. La majuscule est posée ; ça y est, vous pouvez vous étrangler en toute légitimité. Une bagatelle de 1600 pages en deux volumes. Ce qui est vraiment énorme, c’est le culot démesuré de l’auteur qui prend toute sa place. Et tout son temps. La parenthèse devient digression et la digression devient dans le meilleur des cas un chapitre, au pire, un livre. Le livre septième de la deuxième partie s’intitule d’ailleurs « Parenthèse » et vous rappelle la couleur : « Ce livre est un drame dont le premier personnage est l’infini. L’homme est le second. » C’est formidable. Pas de raccord en biais à l’histoire, non. Le grand H. a tranché : car tel est mon bon plaisir. Une parole royaliste. Mon Dieu ! Le pauvre doit se retourner dans sa tombe. Il fallait dire : car telle est la marche de l’histoire (avec H.). Jean Valjean descend dans les égouts ? Attendez, attendez, ne prenez pas la fuite si vite. Je vais vous faire visiter les égouts. Et pendant un chapitre, le pauvre Jean Valjean se tient dans la puanteur. Pas étonnant qu’on le retrouve éreinté, à porter Marius sans connaissance. C’est lourd un homme. Que dis-je, un homme ? Un être humain, une conscience, une particule du Progrès ! Et là, vous voilà reparti pour une tirade. N’attendez pas la réplique, nous ne sommes pas au théâtre ; Hernani végète dans l’ombre des catacombes. Le discours hugolien se reconnaît de loin à ses rythmes ternaires, à son grondement, à son renflement, à ses formules assassines et à ses métaphores terribles. Hugo aime les mots. Pourquoi choisir et devoir en faire mourir quelques-uns ? A la suite ! À la queue le le ! En rangs… non pas deux par deux, trois par trois. Pourtant, ils sont pesés. Pas de doute la dessus, le volume tient bien en main. Tous ont le droit de cité parisienne. La voix au chapitre est royale, même et surtout pour l’argot. Kéceksa ? Très amusant. Et puis il y a du monde, ça grouille, un momacque, une guenille, un mioche, une misérable, un forçat, une poupée, un éléphant… Il y a à boire et à manger. Sauf sur les barricades, où vous ne mangerez que de la poussière. Le Progrès de l’Humanité a ce goût amer, sans (bi)tume.
       Résister et tenir tête. Mourir pour ses idées et vivre pour épargner. Hugo aura vécu ses idées mais meurt sans nous  épargner. Et pourtant… même si l’œuvre assomme tout d’abord, son poids finit par se caler bien en main. On suit tout ce petit monde, pas bien sûr au début de la direction. On se perd dans le dédale des pages et des rues de Paris, puis on se retrouve. Retrouvailles formidables et grandioses de pauvreté. L’oxymore ne fait pas peur. Les mots sont des armes, on se joue des balles à la plume. Barricadé dans la littérature, table renversée et mains tachées, le combattant nous jette de la poudre aux yeux. Le mélange est détonant, il va exploser dès que vous l’aurez dépoussiéré. Non, décidemment, ce n’est pas en vain que de sa barricade le génie lance son pavé.

A vos armes. Prêts ? Lisez !

[A vos livres, citoyens…]

*    passage copyrighté de notre cher professeur d’histoire.
**  (ne cherchez pas les deux ** dans le texte, c’est un passage bonus) Même la chute est grandiose. Rien de simple. « […] faire la part de l’immense infériorité de l’auteur d’Hernani » Cette part, c’est la cerise sur le gâteau. On n’en attendait pas moins.

Sylvie Guillem et Russell Maliphant

… duo de choc de douceur et d’osmose

Push

 

        Arriver rue Montaigne ne gâche rien : les couturiers ont gardés leurs sapins tout de rouge vêtus et les vitrines offrent au regard (le porte monnaie ne permet pas de lécher, tout juste de baver d’envie) de somptueuses robes de soirée.
        Dernier coup de baguette de la féerie de Noël que de voir ce spectacle au théâtre des Champs Elysées : trois chorégraphies de Russell Maliphant, dont le style m’avait déjà enthousiasmée auparavant, interprétées par lui-même et Sylvie Guillem, dont le nom suffit à faire rêver. En général, même ceux qui ne s’intéressent pas à la danse l’ont déjà entend, avec celui de Pietragalla ou d’Aurélie Dupont. Danseuse au caractère bien trempé qui n’a pas hésité à partir de l’Opéra pour mener sa carrière à sa guise, elle était jusqu’il y a peu assimilée à la danseuse étoile par excellence, au coup de pied à faire pâlir d’envie et à la souplesse abracadabrante. Les chorégraphies de Russell Maliphant, s’il est évident qu’elles exploitent ses capacités hors du commun, la montrent sous un jour totalement différent, en véritable interprète. La soirée se composait de trois soli (c’est comme ça qu’on dit, non ?) puis d’un duo.

        Solo était interprété par Sylvie Guillem, en tenue blanche et fluide, sur une musique à consonance espagnole. C’était absolument génial. D’accord, ça ne vous avance pas beaucoup mais je trouve que ces chorégraphies sont avant tout hypnotisantes. Les éclairages y sont certainement pour beaucoup ; ils créent un espace intime et par les ombres qu’ils projettent sur les corps, les dévoilent sous un nouveau jour. Fluidité me semble le maître mot. A ce titre, le travail des bras (qui paraissent être libérés de l’articulation du coude) est plus impressionnant encore que ses levés de jambe, pourtant phénoménaux. La maîtrise est extraordinaire, et même les accents espagnolisants que sont ces arabesques coups de pieds se fondent dans le moelleux de la danse. C’est fluide, le mouvement coule, danse, s’accélère, s’éternise, se suspend… on voudrait qu’il continue ainsi indéfiniment ; se laisser porter sur cette dynamique apaisante. 

         Shift est interprété par le chorégraphe lui-même. La danse est plutôt lente, enroulée sur elle-même en un tournoiement aussi hypnotisant que les derviches tourneurs, mais sans jamais être monotone. Les motifs gestuels qui reviennent – un double battement de la main sur la poitrine développé ensuite vers le ciel ou encore d’une position accroupie un redressement par la tête qui entraîne tout le corps, cambré (un peu comme dans le Lac des Cygnes de Mattew Bourne). Mais la beauté de ce solo réside dans la scénographie et un usage fantastique des lumières (le régisseur de la lumière mériterait de figurer lui aussi sur l’affiche…) : le cyclo de fond de scène est divisé en cinq panneaux et recueille l’ombre du danseur, éclairé par des projecteurs en avant-scène. Un homme géant double toutes les postures du danseur, puis un autre apparaît avec une nouvelle lumière. Ces doubles rétrécissent à mesure que Russel Maliphant se rapproche de la toile de fond et l’ont en vient à se demander s’il n’y aurait pas derrière la toile deux danseurs qui doubleraient ses mouvements. Puis une troisième ombre, l’une disparaît, reparaît, elles sont cinq, non, quatre, puis trois, le bras de l’une reparaît, le pied de celle-ci disparaît, on shift d’un panneau à un autre ; ballet majestueux tout en étant un solo imposant, ayant un je ne sais quoi qui le rattache aux figures noires des poteries grecques et aux silhouettes noires se détachant sur le ciel flamboyant de la savane.

 

Two

    Two, incontestablement mon solo préféré, monte en crescendo. Une danseuse mais deux espaces de lumière. L’éclairage dédouble Sylvie Guillem qui se trouve dans un carré de faible lumière, entouré d’un contour lumineux plus dense. Pieds aux sols, tête en bas, justaucorps foncé et pantalon noir, la lumière fait ressortir ses bras, son dos et sa coupe de cheveux au carré teints en roux. Son dos est un terrain de jeux pour le lumière qui fait saillir chaque muscle, cache telle zone, déforme telle articulation. Au bout de quelques instants, la concentration de lumière fait qu’on ne sait plus très bien ce que l’on voit. Dans sa position de départ, elle me fait songer à un scorpion. Ondulations puissantes des bras, dissociation de muscle… elle ne semble plus avoir un corps humain pour la simple et bonne raison que le corps est ici véritablement sculpture vivante. Même impression de force et de sensualité que dans le dos des danseurs de la Valse de Camille Claudel, même si la danse de salon est à mille lieues de ce solo. Vingt mille lieues sous les mers pourrait-on plutôt dire. Des bruits de sonar rythment son redressement et inscrivent chaque mouvement dans son écho. Le silence est résonnement. L’attention devient palpable dans le public et les victimes tousseuses de l’hiver sont à deux doigts de se faire lyncher par leurs voisins de siège. « Mais il n’y a que des tuberculeux ici !» déplore-t-on devant moi. Nonobstant ces bruits gênants, chacun replonge son regard dans la scène. Plus encore que d’habitude, l’au-delà de la rampe est un monde à part. La danseuse de redresse  par des mouvements anguleux (si en fait, elle a vraiment des coudes), dont un qui revient à plusieurs reprises et qui me plaît bien : en quatrième croisée sur demi-pointes, tête penchée en avant, mains aux épaules et coudes vers le sol. Reprise, comme si le sonar avait fait son tour. Puis le corps entre en contact avec le contour lumineux du carré central où évolue la danseuse. Un pied, une main, une épaule entre en lumière et se détache de la danseuse. Lent, lent, accéléré, rapide, rapide, accéléré… les bras traversent la lumière comme une matière, à une telle vitesse que l’on ne voit plus des bras mais des traînées de lumière, comme les jongleurs qui la nuit enflamment leurs bolas (ou comme les épées fluos de la guerre des étoiles, mais là, ça manque franchement de charme et n’a pas du tout le côté envoûtant et mystérieux de la chorégraphie.) Accélération, le crescendo monte inexorablement alors qu’on s’attend à tout instant au final, puis c’est enfin (pour le suspens) et déjà (pour le plaisir) la fin. Quand les lumières crues se rallument sur scène, on est presque surpris de voir apparaître une danseuse en simple pantalon noir et justaucorps vert foncé, dont le soulèvement et l’abaissement rapide de la poitrine traduit l’essoufflement et qui malgré l’air à reprendre sourit à son public. Je n’ajouterais pas de fan en délire, mais c’est bien parce que le délire s’était mué en admiration extasiée. [Petit remerciement ici à ma maman qui avait emporté une charmante paire de petites jumelles roses grâce auxquelles je peux ici faire mention de ce magnifique et sincère sourire].

Two

En
tracte

         Push réunissait les artistes dans un sublime duo (duo sublimé ?). Sylvie Guillem est portée par Russel Maliphant dans des poses qui ne sont pas sans évoquer les figures de proue des navires grecs (pourquoi grecs, je ne sais pas, c’est peut-être la musique qui me pousse à cette comparaison). La construction humaine se défait, et chacun se retrouve recroquevillé. Noir. Lorsque la lumière se rallume, la danseuse est à nouveau dans les airs. La lumière les éclaire sur le côté en rasante. Le procédé se répète quelques fois puis le duo devient pas de deux. Les deux danseurs se rapprochent au point d’être imbriqués ; difficile de démêler les deux corps, le mouvement lent et continu brouille la vision classique que l‘on a du corps. Tout semble glisser, la danseuse s’abandonner sur le dos de son partenaire puis devenir elle-même point d’appui. Jeux de moulinets de bras et de déséquilibres rééquilibrés par le partenaire (le titre de la pièce est éloquent) me rappellent une autre danse du même chorégraphe que j’avais vue interprétée par deux danseurs de l’Opéra de Lyon lors de sa venue au CND à Pantin. C’est athlétique sans jamais cependant verser dans le côté exhibition. Un certain porté à ras du sol en écart rappelle une figure de patinage artistique, et certains écarts renversés proches de la souplesse rappellent le passé de gymnaste de la danseuse, mais le parallèle s’arrête là. (Pourtant je ne peux pas m’empêcher de penser aux coups que chacun a du se prendre en répétition… -Sylvie Guillem portait d’ailleurs des genouillères…) L’acrobatie s’est métamorphosée en art. Brillante alchimie du chorégraphe. Doux et hypnotisant, on aurait voulu que ce duo ne s’arrête pas. Au fond le seul défaut de cette soirée sera qu’on reste sur sa faim. D’où l’intensité des applaudissements et les innombrables manœuvres du rideau de scène.

Push

 

« C’est un grand voyage que nous faisons ensemble, raconte Maliphant au Monde. Nous appartenons à deux mondes différents. Elle bosse énormément et peut tout faire avec une facilité apparente incroyable. Je chorégraphie en fonction de la singularité de chaque danseur. Avec Sylvie, j’ai donc pu aller beaucoup plus loin dans l’écriture. »

 

Du côté de chez Proust

          L'illustration colle bien à la Ière partie, je trouve. Tout à fait le papier-peint de Combray.

               Il ne faut pas vouloir s’attaquer à Proust comme à un pavé échoué sur la plage dans sa migration vers l’île prépa. Lire à grande vitesse, c’est s’exposer à décrocher avant même d’avoir adhérer. Il faut au contraire s’y immerger et de même que nos mouvements sous l’eau semblent freinés et adoucis comme en apesanteur, la lenteur du rythme de lecture amène la rapidité dans la progression.
               Qu’en ai-je pensé ? Je partais avec un gros a priori qui n’était pas pour servir l’auteur, à savoir que ce pavé n’était qu’un amas de longues phrases aussi ennuyeuses qu’Emma Bovary pouvait l’être. A la recherche du temps perdu ? Ne cherchez pas je l’ai trouvé, c’est de passer tant de jours sur ce roman. Ce genre d’idées qui sont aussi pensées que les rappels de mise un jour scandés par l’ordinateur.  
               
Ai-je  aimé alors ? Je n’en sais trop rien. L’histoire n’est pas passionnante en soi. Le narrateur me paraît même un peu geignard au début. Le style, s’il déborde de subordonnées n’est pas mélodieux en lui-même. Non, l’intérêt que j’y ai trouvé (sans prendre à ce que ce soit le seul valable) réside ailleurs. Dans la perception du réel. [Pas d’overdose de Merleau-Ponty, pas d’inquiétude – un certain intérêt –ok, beaucoup plus que pour Kant]. Proust a une façon tout à lui d’aborder le monde. Il ne cherche jamais à en être un observateur spectateur. L’extérieur se déduit de son intériorité, de la résonance qu’il a eue sur lui. Ainsi les descriptions ne sont jamais ennuyeuses puisqu’il n’y a pas de description  comme on l’entend d’habitude. Vous ne feriez pas renter un morceau de Balzac sans que cela détonne, par exemple. Si j’osais mélanger allégrement les époques, je dirais qu’on s’approche des tropismes, ces petits riens qui sont à l’origine de changements quasi imperceptibles en nous (Ca c’est ma définition imprécise, pour quelque chose de plus consistant, rendez vous directement auprès de la principale concernée, c’est-à-dire Nathalie Sarraute, l’inventrice de ce néologisme.) L’ensemble est décousu, pas de fil directeur mais une succession de sensations qui s’imbriquent et finissent à coup de digressions et remarques en apparence anodines à esquisser une ambiance, modeler un caractère, recrée une sensation identique chez le lecteur.

              J’en arrive à ce qui m’a littéralement (et  littérairement) fasciné : les comparaisons. Du côté de chez Swann ressemble pour moi à une gigantesque boîte à images, des métaphores en tous sens qui colorent la vision usée que l’on a du quotidien [Je sais, ça sens Bergson d’ici]. Une saynète ou même un moment deviennent un instant magique suspendu dans le temps. Le genre de chose dont on se dit : « C’est tellement juste. C’est exactement ça. Même si je n’y avais jamais pensé. ». Et la madeleine ne me semble pas le morceau le plus savoureux, loin de là. Proust, je l’ai goûté par morceaux, comme on se régale de miettes en oubliant totalement l’aspect de la part que l’on vient d’engloutir. Et là, j’ai envie de reprendre le volume et d’y colorier les passages qui m’ont interpellés pour pouvoir les retrouver à loisir et m’offrir une parenthèse, comme un bonbon que l’on savoure avant de repartir de chez la tante ou la grand-mère. Oui, c’est décidé, je deviens collectionneuse d’images poétiques et impressions fugaces. Première vitrine, au hasard des pages sur lesquelles je suis retombée :

Tailladé dans la phrase… parce que je me sens comme chez mon arrière-grand-mère quand je hume cela :
« et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et «lever» la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense «chausson» où, à peine goûtés les aromes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée de couvre-lit à fleurs. » [Combray II ]

« Devant la fenêtre, le balcon était gris. Tout d’un coup, sur sa pierre maussade je ne voyais pas une couleur moins terne, mais je sentais comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation d’un rayon hésitant qui voudrait libérer sa lumière. Un instant après, le balcon était pâle et réfléchissant comme une eau matinale, et mille reflets de la ferronnerie de son treillage étaient venus s’y poser. Un souffle de vent les dispersait, la pierre s’était de nouveau assombrie, mais, comme apprivoisés, ils revenaient; elle recommençait imperceptiblement à blanchir et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en musique, à la fin d’une Ouverture, mènent une seule note jusqu’au fortissimo suprême en la faisant passer rapidement par tous les degrés intermédiaires, je la voyais atteindre à cet or inaltérable et fixe des beaux jours, sur lequel l’ombre découpée de l’appui ouvragé de la balustrade se détachait en noir comme une végétation capricieuse, avec une ténuité dans la délinéation des moindres détails qui semblait trahir une conscience appliquée, une satisfaction d’artiste, et avec un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et heureuses qu’en vérité ces reflets larges et feuillus qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir qu’ils étaient des gages de calme et de bonheur. »  [ Troisième partie du roman : Noms de pays : le nom ]

Aller, un dernier pour la route :
« Et il y eut un jour aussi où elle me dit: «Vous savez, vous pouvez m’appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom de baptême. C’est trop gênant.» Pourtant elle continua encore un moment à se contenter de me dire «vous» et comme je le lui faisais remarquer, elle sourit, et composant, construisant une phrase comme celles qui dans les grammaires étrangères n’ont d’autre but que de nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom. » [idem]

Pour ceux qui ne seraient pas encore tout à fait morts, la lecture entière se trouve ici.