100 souvenirs de 2024

Il dit « j’ai 100 souvenirs pour l’année passée. »

Ce serait chouette d’écrire tous les souvenirs de l’année 2024. Comme ils viennent sans regarder les photos, sans discuter avec les autres et de voir ce qu’il nous reste d’une année entière.

J’ai lu ça dans Les Carnets Web de La Grange et je me suis moi aussi dit que ce serait chouette, que j’avais envie d’essayer. Étonnement, les souvenirs ne se sont pas précipités en débordant, il a fallu les traquer pour arriver jusqu’à cent.

  1. L’anxiété avant de passer le DE
  2. Pleurer dans le métro après l’obtention du DE
  3. Le steak végétal beaucoup trop bien imité du burger pris dans ce café beaucoup trop bruyant
  4. Les filles qui se massent à la chaîne et moi qui ferme la porte pour qu’on ne voit pas cette fin de cours qui dégénère dans le calme
  5. La variation du golfeur avec de vrais clubs de golf, rapportées par une petite fille à prénom composé
  6. Regarder le Casse-Noisette de Karl Paquette dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier à défaut de pouvoir dormir (les voisins de la maison d’à côté)
  7. H. qui glisse en chaussettes en tentant lui aussi de tirer la porte-fenêtre que la proprio n’a toujours pas fait réparer
  8. Le moment où l’on abandonne la litanie des HHHHBH, BBBHB, HBHBHBB pour improviser une partie de la mistake waltz du Concert de Robbins ; on s’en remet au hasard pour susciter la désynchronisation de bras en haut ou en bas
  9. Le premier cours particulier que je donne
  10. Mum et moi en expédition scones au cheddar chez M&S
  11. Les mêmes mangeant des chips au vinaigre sur des chaises longues
  12. Les promenades au parc Barbieux qui se confondent les unes dans les autres
  13. Être distraite par une tortue sur les nénuphars, L’Art d’être distrait à la main
  14. Causer prépa au téléphone avec la formatrice d’éveil-initiation
  15. Causer écoles de danse supérieures avec une maman que je ne connais pas (pas plus que sa fille)
  16. Les multiples crêpes de la crêperie de Fontenay-le-Fleury, entre miel et marron
  17. Retrouver une ancienne camarade de lycée comme parent d’élève lors de mon tutorat
  18. Le tutorat : ma tutrice qui rit au OUI ridicule que je glapis de joie quand une élève intègre la correction ; le one-woman show qui s’annonce quand je leur demande de mettre la tête dans les dégages ; le « génial » d’une géniale élève
  19. Le cours fluide et les compliments de la maman de M. 
  20. Assister au Casse-Noisette de mon ancienne école
  21. Le gâteau au marron de Melendili 
  22. L’envoi de M., tout en angle et rondeur sous ses timbres Pokémon, et masking tape caractéristique
  23. Courir prendre le 282, 10 ou 51
  24. Avoir froid en regardant les autres jouer au minigolf
  25. Engager une conversation avec une danseuse de burlesque pas loin du barbecue et du barnum
  26. La main sur mon avant-bras de l’inconnue qui pleurait dans le métro lillois
  27. Les Mulino Bianco proposés à une autre jeune femme qui n’avait pas l’air d’aller bien, cette fois dans le métro parisien
  28. Marquer un numéro de claquettes en Timberland dans la cantine de Sciences Po Lilles
  29. Greloter en robe turquoise et jouer à faire deviner nos âges à deux étudiantes qui se maquillent dans les loges (ça conserve, la danse !)
  30. Déambuler dans l’exposition BD de Beaubourg avec C.
  31. Manger assise sur les chaises mi-bois mi-plastique dans l’espace cantine de l’opéra de Lille
  32. Recevoir des bonnes tablettes de chocolat de la part de N. en remerciement de l’affiche que je lui ai dessinée en vectoriel
  33. Le cabinet vieux rose poudré chez la psy
  34. L’apéro lors duquel je rencontre les élèves adultes que j’aurai à la rentrée
  35. Les visios quasi quotidiennes avec le boyfriend
  36. Choper un bout de pâtisserie orientale dans la boîte derrière la télé pendant un cours du soir
  37. Manger des sobas et retourner à l’Opéra
  38. Entonner Und das heisst Suika
  39. Finir le parcours italien sur Duolingo
  40. Le boyfriend qui me montre les exos de sa kiné chez qui il s’est enfin décidé à aller <3
  41. Arborer mes toutes premières chaussures de prof de danse
  42. Rouler une pâte à cookie que je n’ai pas préparée dans la cuisine au dernier étage de la coloc de L.
  43. Une journée d’anniversaire de joie et plénitude avec Mum et le boyfriend à manger des glaces et des sandwichs falafels sur les bancs du jardin du Luxembourg puis du Palais Royal (et faire découvrir les sandwich falafel à Mum)
  44. Prendre le train malgré la grève, y passer 3h dont 2 de trop à imaginer la cérémonie d’ouverture des JO à partir du live-tweet de ma TL
  45. Avoir le cerveau en surchauffe à tenter de retenir l’agencement de phrases chorégraphiques millimétrées par une journée caniculaire
  46. Papoter et manger des cookies dans la cuisine toute rouge et blanche d’IkAubert
  47. Se demander ce dont on est fières et en apprendre plus sur la conception du temps dans la culture malgache en tachant d’arriver au bout d’un bimbimbap un peu trop épicé
  48. Lutter pour finir les tteokbokki avec le boyfriend
  49. Lire Les Furtifs dans le jardin à Montrouge et Dune dans l’appartement
  50. Finir le manuscrit et ne pas l’envoyer (sauf in extremis à une seule maison d’édition)
  51. Passer Noël dans la nouvelle maison de ma tante en Normandie
  52. Les projecteurs allumés en plein jour sous les fenêtres de l’immeuble d’en face pour le tournage de la série HPI
  53. Un arc-en-ciel en sortant de chez la psy
  54. Un carrot cake partagé avec une adorable formatrice venue chez moi raffiner la préparation de mon cours pour le DE
  55. Décongeler gyozas et boules au sésame noir pour un repas tout japonais tout industriel à la maison avec M.
  56. Recevoir ma licence danse plus d’un an après l’avoir obtenue
  57. Marcher un bout de la coulée verte avec C. et remonter dans la ville dans les odeurs de peinture en bombe
  58. Bouquiner avec du gâteau au chocolat maison à proximité dans le jardin à Montrouge, le boyfriend assis un temps en face de moi
  59. Survivre à mon premier mercredi de prof de danse après une insomnie et cinq heures de sommeil
  60. Endurer le samedi de l’angoisse où j’ai complètement oublié que je devais remplacer mon collègue
  61. Assister masquée à la restitution de stage des anciennes DE1 et DE2 devenues DE2 et DE3, apprécier Bournonville malgré l’état vaguement fiévreux
  62. Prendre un cours de danse dans la salle où j’ai dansé deux fois par semaine pendant trois ans, sans plus être évaluée – sentiment de liberté retrouvée
  63. La révélation des arabesques en cours de stretching postural
  64. Perdre un bout de gingembre et le retrouver des jours après dans la poche avant de mon petit sac à dos
  65. Le vent et le large sur les Cliffs of Dover
  66. Fantasmer de passer la journée à bouquiner dans un rayon de soleil devant la mini fenêtre à même le sol qui donne sur un figuier (dans le gîte où l’on dort pendant les retrouvailles annuelles des amis du boyfriend)
  67. La trouille en essayant de rentrer de nuit en pleine campagne avec une simple lampe torche et faire demi-tour
  68. Le FOMO avéré des aurores boréales que je n’ai pas vues alors qu’on pouvait les voir sous nos latitudes
  69. La séquence presque poétique quand les enfants des classes d’application cherchent des moyens pour se presque toucher depuis leur cerceau respectif
  70. Afficher la carte de vœu linogravée d’A. devant le miroir au-dessus de la cheminée
  71. Le parc enneigé à Fontenay-le-Fleury (plus le souvenir de la photo que j’en ai prise que l’instant)
  72. Le calme sur le site de l’abbaye de Canterbury en début de soirée et l’envie de chanter Delerm dans cette ville
  73. L’arbre au milieu du terrain de sport à Oxford
  74. Les plateaux William Morris, les théières dépareillées et le brownie-tuerie au fudge des Vault Gardens
  75. La baignade à Brighton et la discussion scone dans la mer avec une autre étrangère
  76. Les traces de pattes de chat sur planche posée sur la baignoire pour que le chat de la maison (AirBnB) puisse passer par la chatière de la salle de bain et le diplôme de la Royal Academy of Dance affiché dans la chambre où je dors
  77. Être interrompus en plein ébat par l’ami qui toque à la porte du bungalow et émerger à la hâte de notre sieste officielle
  78. Faire le rapprochement entre l’allergie au latex et les gants de ménage inconfortables (en racheter des sans latex)
  79. Flipper de ne pas arriver à temps au ferry et avoir finalement le temps d’attendre
  80. Découvrir qu’un message WhatsApp de justification passe pour de la diplomatie
  81. Donner à l’arrache deux trois tips sur l’éveil initiation pour la danseuse qui passe après nous en candidate libre
  82. Toujours confondre Dany et Raz qui causent en toile de fond chez le boyfriend
  83. Le boyfriend qui me fait grogner en me massant le crâne ou les pieds
  84. Faire le pitre avec mon ballon de pilates pour que Mum prenne une photo et que je le montre gonflé au boyfriend
  85. La golden hour à Bath
  86. Se demander ce qu’il nous reste de nos voyages dans un pizzeria à Canterbury
  87. Bitcher sur le Royal Pavillon de Brighton
  88. La (non) vue de Stratford-upon-Avon depuis le parking en briques (qu’est-ce qui s’y est joué ? plaisir à rentrer au cottage après une visite pour laquelle on a fait la fine bouche ?)
  89. Mum qui jette des palanquées de graines trouvées aux cygnes et aux canards
  90. L’entretien d’embauche au conservatoire, où l’on me demande avec d’autres mots si je suis bien consciente de la précarité de l’offre
  91. Les moments d’improvisation où je découvre la présence insoupçonnée de certaines élèves (au sens de présence scénique, hein, je fais l’appel)
  92. Rester dans le studio après le cours pour tenter de travailler la variation de la flûte de La Bayadère
  93. Une conversation en voiture sur la périodicité et autres critères concrets pour se réorienter
  94. Les élastiques offerts par une élève du cours de barre au sol
  95. Une nuit d’amour dont j’ai tout oublié sauf l’amour
  96. Regarder le boyfriend jouer à un jeu vidéo inspiré de Kurosawa, à Slay the Spire et Coin pusher ; moi-même jouer à Monument Valley sous son regard et m’en désintéresser quand il n’est plus à mes côtés
  97. Brancher à la hâte les écouteurs emmêlés pour prendre un appel sur mon ancien téléphone au microphone cassé
  98. Découper de vieux magazine des Échos et faire des collages sur la table de la cuisine chez Mum
  99. Le souvenir de maisons que je n’ai jamais vues que sur des annonces immobilières transmises par le boyfriend, qui m’amusent ou m’angoissent
  100. Réveillonner devant Chernobyl avec makis et chaussettes à paillettes

…

En arpentant la galerie de photos de mon téléphone, je retrouve tous ces moments qui ne se sont pas spontanément présentés :

  • une crêperie avec JoPrincesse
  • un goûter chez L.
  • le visionnage des vidéos de mes années conservatoire
  • l’arbre abattu par la tempête au parc Barbieux
  • mes demi-pointes explosées
  • un délicieux dîner au Britney’s (les croquettes au fromage fondu, le visage craquant du boyfriend derrière)
  • la visite de la maison de Rodin à Meudon et la virée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine
  • le petit mot glissé par une élève dans ma chaussure, que je n’ai découvert que plusieurs jours après avoir marché dessus
  • dépouiller les bulletins de vote pour la première fois à Roubaix
  • se compresser dans le métro raréfié pour désamiantage

…

C’est quoi, un souvenir ? Comment ça se délimite temporellement ? Est-ce que le voyage en Angleterre compte pour un souvenir ou pour trois douzaines ? Est-ce que je me souviens vraiment de ces souvenirs ? Pour combien ai-je encore des sensations associées ? En établissant cette liste, j’ai eu l’impression de me souvenir davantage de ce que j’en ai écrit ou photographié : cela a-t-il ancré ou au contraire effacé le souvenir vécu ? Je sais pourtant que c’est tout un au vu du fonctionnement de notre mémoire ; chaque occurrence du souvenir est un Ctrl C, Ctrl X, Ctrl V qui l’altère en le réenregistrant avec le prisme de l’instant du ressouvenir. Je me souviens de l’article l’expliquant autrement, partagé par Eli. Je l’expérimente en écrivant mon journal sur ce blog. Reste une vague tristesse, un soupçon d’incrédulité : me souviens-je de si peu de ce que j’ai vécu ? Alors je rationalise, j’équationne, 100 souvenirs pour 365 jours, cela fait un souvenir marquant tous les trois ou quatre jours, ce n’est pas si mal, je m’autorise autant de souvenirs anglais que de jours dans les Cotswolds, plusieurs sur le stage de rentrée, les cours que je donne…

Le dernier trimestre pourrait occuper à lui seul toute la liste, tandis que le reste de l’année se dérobe, lointain, imprécis. Passées deux trois réminiscences spontanées, j’ai dû susciter les associations d’idées, me demander où j’étais pour les fêtes, pour les anniversaires de chacun (souvent pas là), inspecter les lieux (l’école de danse, l’appartement du boyfriend, le jardin, le métro, le studio des cours de posture, le parc Barbieux…), scroller mentalement mon album photo, chercher le contexte de telle ou telle lecture, m’ancrer aux plats dégustés. L’année civile se heurte en outre aux années scolaires : tel souvenir de la dernière année de formation a-t-il eu lieu en 2023 ou 2024 ? L’année civile oblige à grouper les souvenirs autrement, me fait parfois mesurer le chemin parcouru.

L’ordinaire se dérobe derrière l’exceptionnel, plus saillant, alors que c’est pourtant lui, l’ordinaire, qui donne sa tonalité aux jours qui se télescopent. Je me suis autorisée des souvenirs concaténés, des promenades, des papouilles ou des pitreries de chat non datées, à peine identifiées. De ces souvenirs, je me souviens moins que je ne les sais, qu’ils ne me font, par réitération, par sédimentation.

Dans une newsletter que je ne parviens pas à retrouver (au point que je me demande si je ne l’ai pas rêvée), l’autrice-qui-nest-pas-Sophie-Gliocas-comme-je-le-croyais souligne qu’en se focalisant sur les métriques les plus impressionnantes, les bilans annuels produisent une image tronquée de ce que l’on a traversé. Pourtant, l’exemple qu’elle donne du bilan SNCF qui omet un séjour important pour elle dans l’accumulation des kilomètres quotidiens pour aller travailler me semble en partie un contre-exemple. Évidemment, il nous revient de juger ce qui a de l’importance pour nous envers et contre la data s’il le faut, et les top pourront être 3 ou 5 ou 20 qu’il manquera toujours les bottom 3, 5 ou 20 et les middle machin qui auront constitué notre année. L’exemple fonctionne pour mettre en avant le manque d’exhaustivité des bilans (ou de la représentation de cette exhaustivité), mais me semble ambivalent, car c’est d’un événement ponctuel dont il s’agit et à ce titre pas forcément très représentatif. L’algorithme a capté le quotidien plus que l’exceptionnel alors que c’est souvent l’inverse qui se produit : on documente les voyages, les accomplissements ou les catastrophes plus facilement que l’anodin. Néanmoins cet exemple m’a marquée parce qu’il m’a semblé symptomatique du salariat gris, ces boulots pas vraiment alimentaires mais pas vraiment choisis non plus. Quand je bossais en entreprise, je mettais ma vie entre parenthèse pour tout le temps que je travaillais ; sept heures par jour étaient pour ainsi dire non vécues, et il fallait vivre plus intensément en dehors pour compenser. Autant dire que je n’aurais même pas songé à puiser dans le temps travaillé pour une liste des 100 souvenirs de l’année. Cela me fait prendre conscience à quel point c’est pour moi important : en 2024, j’ai commencé à exercer un métier où les heures travaillées sont des heures vécues (pas forcément toutes dans la joie, mais vécues, sans s’insensibiliser ni se renier en pilotage automatique).

En 2024 donc, j’ai fini ma reconversion, obtenu mon diplôme de professeure de danse classique, commencé à exercer en école privée et en conservatoire. Mais encore ? Mais en-deçà, en moins résumé, moins CV ? Cette liste de 100 souvenirs moins sélectionnés que notés au fur et à mesure de leur réminiscence me semble une bonne technique pour prélever des « carottes » mnésiques qui échantillonnent l’année au petit bonheur la chance.

Novembre 2024, journal

Samedi 2 novembre

Journée passée à créer des cours.

Pour notre dernier repas ensemble, le boyfriend voulait quelque chose de quand même… quelque chose de bien, pas un repas de restes. Il nous prépare une salade de chèvre chaud de chef, avec des rocamadours du fromager et un de ces miels semi-solides vendus dans des pots en verre carrés. Quelques noix concassées par-dessus. On se régale. Pour le dessert, on se partage une religieuse au chocolat (et au café pour les petites crottes de la collerette) qui vient de la boulangerie du coin de la rue. Elle est assez bonne pour n’être pas mauvaise, mais assez lambda aussi pour s’engouffrer sans manière, ce qui est une autre forme de plaisir en soi. En finissant chacun notre moitié, on se surprend à penser qu’on aurait pu en manger chacun une. C’est bien aussi, on finit la deuxième saison de Mindhunter sans être écœuré (en passant le générique pour éviter les images subliminales de cadavres).

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Dimanche 3 novembre

Ses mains chaudes autour de ma taille rappellent à mon corps comme il sait si bien s’amollir et comme, déjà, il a repris sa tenue de qui a à faire ce qui est devant être fait. Je fourre mon nez dans ses cheveux, autant pour humer la rémanence de son parfum que pour échapper aux émanations fétides d’une nuit trop couverte. Et déjà, je suis à la porte. Au métro. Au train. Rentrée.

Me laissant transporter sans trop sortir mon téléphone, je remarque pour la première fois un invader dans le tunnel du métro — mosaïque noire et grise juste après Porte d’Orléans, en allant vers Alésia. L’incongruité (ou mon attention flottante) me réjouit. Plus loin sur la ligne, des vociférations racistes me font sursauter : « Les musulmans sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. Les arabes sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. » Le racisme le cède au prosélytisme tandis que le prêche du dimanche se rapproche. Je suis presque soulagée par l’élargissement des invectives : « Les bouddhistes sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. Les faux chrétiens sont les malades. » Ah ? Un adjectif s’est glissé parmi les croyants. Il faut refaire un tour des religions, musulmans, arabes, boudhistes, chrétiens (sans chercher l’intrus) pour obtenir la fin du sophisme : « Les faux chrétiens sont les malades. Les méchants et les criminels de ce monde sont les malades. Accepte Jésus pour ta guérison. » Doit-on en déduire que Jésus est la science ? Vous avez deux stations.

Le parc Barbieux a plongé dans l’automne.

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Lundi 4 novembre

Je rêve qu’on m’étrangle (je sais qui est on) mais au moment où je perds conscience, où je meurs peut-être, je me réveille — à l’intérieur du rêve. Expression plus littérale de l’angoisse, tu meurs.

Le stress monte, les tâches s’empilent, je les vois immenses en contre-plongée. Le cours du soir me semble fouillis ; difficile de voir clairement les corrections à donner quand et les élèves et moi sommes concentrées sur la mémorisation des exercices. Je relis la rentrée de septembre sous ce prisme : le même fouillis mnésique avec en plus les prénoms à retenir, les visages à reconnaître, les organisations corporelles à deviner. Forcément, c’était beaucoup, forcément c’était trop.

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Mardi 5 novembre

Je mesure le stress accumulé à la longue nuit dont j’émerge : neuf heures et trente minutes de sommeil qui ont coupé court, l’anxiété fauchée. Le plaisir a de nouveau sa place ; la polenta que je cuisine pour une fois avec assez de sel et d’huile d’olive (et des olives, et des herbes de Provence) me contente plus qu’elle ne devrait.


Au cours de barre à terre, les grimaces de surprise m’apprennent qu’elles non plus n’avaient jamais vraiment compris l’implication musculaire de « repousser le sol ». Elles me pressent de réitérer l’exercice-découverte auprès de leurs camarades du cours classique, et nous voilà toutes agenouillées, orteils en dorsiflexion, puis debout, oscillant sur demi-pointes en tentant de pousser sur nos orteils, sans nous contenter de tout empiler et faire peser sur le coussinet.

Parce qu’elles sont réceptives, arrivées aux tours je leur propose d’essayer l’exercice de ma tutrice pour débloquer la tête. Et c’est ainsi que des trentenaires / quarantenaires / cinquantenaires se mettent à sautiller en diagonale et à tourner sur leurs deux pieds une fois arrivés au bout. Il faudra réitérer pour savoir si cela fonctionne aussi bien sur les adultes que les enfants ; en attendant, la régression de l’expérimentation nous amuse.

À la fin, T. me remercie pour les cours toujours vivants et dynamiques. Je suis davantage allée vers elle ce soir, alors que je l’ai un peu négligée jusque là, ne sachant pas trop par quel bout prendre les corrections avec elle (il y a des corps qu’on lit moins facilement que d’autres). Je dois prendre garde à ne passer trop vite sur les élèves moins doués ; ils ne sont pas moins passionnés que les autres, et se montrent souvent plus sensibles à des encouragements et attentions qu’on leur prodigue plus chichement. Je repense aussi à ce hack de ma tutrice : quand on ne sait pas quoi dire à une élève, inventer une correction bidon, n’importe, juste pour montrer qu’on fait attention à elle… et l’attention stimulée, on se met alors à trouver des corrections réelles qui peuvent faire progresser.

Le bus ne daigne pas passer, ou il est déjà passé, mais F. me sauve en me ramenant au métro. Je m’y laisse fasciner par le sosie de Gaspard Ulliel, même regard, même lèvre ourlée, sa beauté me déstabilise. J’en oublie mes réflexes oculaires, me fait peut-être bien surprendre en plein délit de dévisager. En face de moi, un type qui n’est pas d’ici, qui est prêtre à Bordeaux et vient d’Angoulême, n’arrête pas de taper sur la cuisse de mon voisin, lequel à chaque fois, sans jamais montrer aucun signe d’agacement, ôte son écouteur, fait répéter le prêtre qui n’est pas d’ici, et acquiesce, ça c’est un bon gars, parole d’honneur, un chic type, avec lui à côté de moi je ne risque rien, moi qui suis jolie, mains qui repoussent pour dire c’est en tout bien tout honneur, parole d’honneur, sans maquillage ni rien, ça c’est pouce en l’air. Avant de descendre à Lille Flandres, la réincarnation de Gaspard Ulliel me fait signe du regard, je ne rêve pas, ses yeux reprennent à plusieurs reprises la même glissade. Perdue dans mes fantasmes de midinette flattée, je reste interdite, me demande un court instant s’il me fait signe par-dessus la jeune femme qui l’accompagne, avant de me reprendre, le métro déjà reparti : la station de la gare charriant son lot de voyageurs, il me suggérait plus probablement de saisir l’occasion pour descendre, changer de rame et échapper aux paroles d’honneur du type qui n’est pas d’ici, qui est prêtre à Bordeaux et vient d’Angoulême. Lequel reste encore avec nous quelques stations. Lorsqu’enfin il descend, un voyageur pourtant monté peu de temps avant ne peut réprimer une exclamation de soulagement, il n’en pouvait plus.


Des nouvelles de la maman avec qui j’avais discuté en visio : sa petite fille qui avait passé le premier tour des sélections à l’école de danse de l’Opéra n’a finalement pas été retenue. J’imagine les montagnes russes émotionnelles. Je suis malgré tout contente d’avoir eu de ses nouvelles.

Dans mes DM Instagram aussi, une réponse qui me soulage ; je craignais d’avoir été inopportune et blessante quelques jours auparavant. Le « dur » a été perçu comme honnêteté amicale.

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Mercredi 6 novembre

Dans le bus, une voix de gamin m’insupporte. Pourquoi leur faut-il constamment commenter l’inintéressant d’une voix suraigüe ? Je ne pourrai pas H24. Déjà que ça me semble compliqué pour les heures à venir…

Je ne lutte pas avec le dernier groupe. Tant pis, ce ne sera que du très à peu près, tant pis pour elles. Et elles se marrent, pour certaines. La miss infernale a décidé aujourd’hui qu’elle était Picasso, se donne des manières et parle avec un accent surjoué. « Pourquoi elle prend un accent italien ? » demande I. depuis l’autre barre. Probablement que je hausse les épaules, fais une moue dubitative ou ignore carrément la remarque. J’ai renoncé avec cette classe en général et cette élève en particulier, je ne cherche plus à comprendre, j’attends que ça passe. « Picasso n’était pas italien » poursuit I., offusquée par l’incohérence de sa camarade. Tiens, c’est vrai, je n’avais même pas relevé.

Après le cours, la dame rayonnante de l’accueil me dit qu’en sortant du cours, I. a dit à sa mère que c’était génial. Je la regarde incrédule : I. ? On parle bien de la même ? La I. qui passe son temps à râler qu’elle est fatiguée ou qu’elle en a marre de ce qu’on fait ? Celle-là même. Il n’y a pas que les voies du Seigneur qui sont impénétrables, c’est ce qui me vient à l’idée dans le métro retour en y repensant (encore de magnifiques fossettes parmi les passagers, gratouillant la tête hirsute d’un tout petit chaton adorable dans une écharpe). Je suis évidemment fatiguée à la fin de la journée, mais il me reste une certaine clarté mentale, c’est appréciable.


Qui peut bien m’envoyer une lettre si épaisse ? Je ne reconnais pas l’écriture, mais quand j’avise les timbres Pokémon, soudain je sais. C’est le livre. J’ouvre, et c’est joyeux et un peu triste et émouvant et incroyable. C’est tellement elle, ces deux paquets avec leur étiquette, que je ne sais pas quoi répondre à part OH MY FUCKING GOD, ce qui me vaut un emoji diablotin violet en réponse.

…

Jeudi 7 novembre

Petite insomnie d’endormissement. Un moustique écrasé à deux heures du mat’. À deux heures du mat’ en novembre.


Elle craignait que ce soit trop facile mais ce n’est pas le cas, ce n’est pas si débutant que ça. J’en suis ravie, même si cette crainte du trop facile me surprend de la part de l’élève qui a probablement le moins de facilités du cours.

À la barre au sol, je bugue pour désigner la partie de la jambe du genou au pied, invente à la volée l’avant-jambe, calqué sur l’avant-bras. Une jeune femme s’amuse de mon cafouillage : dans le développement du schéma corporel la jambe est précisément la partie du genou au pied ; au-dessus, c’est la cuisse. Et l’ensemble ? On a un problème de synecdoque. Et de pléonasme lorsque l’on parle du travail du bas de jambe.

On s’attarde dans les vestiaires avec A. Il n’y a plus que nous. A. évolue dans un environnement de travail toxique qui fait un double effet kiss cool avec sa maladie chronique — maladie chronique en dépit de laquelle elle a commencé la danse : cette femme est badass. Badass mais au bord de craquer — d’après la police, parce que d’après les organisateurs elle est déjà en plein burn out. Le niveau de saturation mentale est tel qu’elle n’arrive plus à savoir si elle orthographie correctement certains mots, elle les copie-colle. Je le vois en cours : son cerveau refuse de processer les coordinations un peu plus complexes (et je ne sais pas comment l’expliquer, mais je vois que c’est de la fatigue, pas une difficulté de motricité). On parle un assez long moment ; je l’encourage à aller voir son médecin pour un éventuel arrêt maladie. Sa fille dit pareil. Son mari ne comprendrait pas (l’auto-censure face à la personne avec qui on vit, si ce n’est pas un red flag, ça aussi…). Elle ne demande jamais d’arrêt, même quand elle n’en peut plus, même si ça joue contre elle pour le renouvellement de sa RQTH. S’arrêter, ce n’est pas elle. C’est vrai, je renchéris, ce n’est pas elle, c’est eux : ses collègues qui la poussent à bout (les anecdotes sont assez hallucinantes). Quand on se quitte, elle paraît un peu plus encline à considérer la partie d’elle qui se dit que, quand même, ce ne serait pas mal, peut-être, de sauver sa peau.

…

Vendredi 8 novembre

[rêve] Dans une grande salle aux airs d’église, N. fait danser des enfants. Ou c’est une fête d’école. Il y a des enfants, du brouhaha, du mouvement. Puis c’est plus calme et nous sommes dans un coin de la pièce, G. et moi, immobiles dans les bras de l’autre, lui face à la salle moi face à l’angle. Quelqu’un, une figure d’autorité en ces lieux (prof ? prêtre ? surveillant ?), nous demande de nous écarter. Je me décale comme on ôte un paravent, pressentant un problème : de fait, il a le sexe à l’air, pantalon baissé. Je le sentais confusément. Il se fait réprimander. En contrebas, la table du réfectoire, dont le revêtement mat fait penser à une longue table de tennis de table, est toute sale. Elle a été sablée pour que les enfants puissent danser dessus sans glisser. Il faudra penser à la nettoyer avant d’y manger.


Et si on déclinait les analyses colorées de Michel Pastoureau dans l’univers du ballet ? Je passe déjà en revue les ballets pour classer les costumes par couleurs, l’étrangeté d’Alice en violet, la fée Canari et la Mort en jaune, l’exception des Émeraudes en vert, le ballet blanc qui ne l’était pas toujours… Ça y est, j’ai les neurones excités. Insomnie.

…

Samedi 9 novembre

[instantanés oniriques] Le lion posé sur les draps froissés comme un chat se retrouve dangereusement proche de mon visage pendant la levrette. / Des parents d’ados se dépannent de films-pellicules — avec deux ou trois expositions, tu préfères ? Mon inconscient a inventé les filtres Snapchat sous forme de Polaroïd. / Je récupère les baguettes dans un bol à ramen mis à tremper ; je ne vais pas les laisser dehors sous la pluie. / Bols de croquettes remplis, les chats sentent le départ.


C’est un fiasco total. Non seulement je dois donner quatre heures de cours en en ayant dormi cinq à cause d’une insomnie, mais j’ai complètement merdé, aucun atelier de préparé, persuadée que c’était la semaine d’après que je devais récupérer les deux groupes en même temps. Les élèves ne sont pas au courant, rechignent pour certaines à l’idée de passer l’intégralité des quatre heures en classique. Un groupe de copines me presse de les laisser inventer une choré en autonomie ; dépassée, je lâche, il n’y a de toutes manières pas assez de mètre linéaire de barre pour faire cours tous ensemble — ce à quoi je me raccroche en l’absence d’atelier. Même ainsi, c’est l’anarchie, les plus jeunes mettent un temps infini à lacer leurs pointes, des élèves qui ne suivent pas le cursus complet et viennent prendre seulement un cours en plus arrivent en décalé alors que la barre est terminée (je les envoie s’échauffer dans le studio d’à côté) et ça discute dans tous les sens, je n’arrive pas à me faire entendre, je n’arrive pas à penser alors que tout est improvisation, tout est décision à prendre à la volée. Ce n’est pas qu’une impression de lendemain d’insomnie : les plus calmes et plus âgées gonflent les joues face au temps perdu en bavardages. C’est le chaos. Je ne cherche même plus à bien faire, juste à tenir. Jusqu’à la fin, jusqu’au déjeuner, jusqu’à la minute suivante.

Deux nouveaux élèves se sont présentés à mi-mâtinée, deux garçons d’un niveau avancé : j’abandonne l’idée de travailler la variation de la flûte de La Bayadère et me rabats sur celle du danseur en brun de Dances at a Gathering que nous avions travaillée avec les plus jeunes  — leur avance leur donne de l’assurance et évite tout ralentissement supplémentaire pour les plus avancés. Apprendre l’intégralité de la variation est utopique alors, lorsqu’il ne reste plus qu’un quart d’heure, je leur propose d’improviser une fin, en se laissant guider par le mélange de lyrisme et de caractère qu’ils ont appréhendé jusque là. Et c’est le seul beau moment du cours, cette improvisation dans laquelle ils se lancent avec plus ou moins de confiance. J’y admire la sensibilité poétique de la petite M. ou encore les trouvailles au caractère trempé de C., plus avancée, qui confirme adorer Carmen, ou Esmeralda je ne sais plus. Surtout, il y a ce moment où la musique fait croire à un arrêt : tous spontanément étirent et suspendent leur geste, et alors, tous autant qu’ils étaient chacun dans leur bulle se trouvent réunis en un même tableau, c’est très beau.

Ne sachant pas plus si je devais dois assurer le cours suivant avec des élèves que je n’ai pas en temps normal, je reste dans le studio. Attendant un cours qui a heureusement été annulé, j’en profite pour passer la variation de Nikiya. Je retrouve un peu de calme, de plaisir aussi.


Plus de neurones. Seize ans après tout le monde, je regarde Mamma Mia sur Netflix et mamma mia que c’est cringe par moments, ce traitement amoureux de la relation père-fille — il n’y a pas de mots ou de gestes déplacés, mais tous les plans sont saturés des codes de la comédie romantique.

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Dimanche 10 novembre

j’étends la lessive, lave les justaucorps à la main, démonte le siphon sans pour autant réussir à déboucher l’évier, cuisine un chili sine carne, blogue un peu, jette par écrit la trame d’une vidéo et teste enfin le micro prêté par L. avec et sans mouflette (le morceau de mousse se nomme en réalité bonnette)

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Lundi 11 novembre

Je souhaite un joyeux anniversaire à ma cousine et l’update qui suit prend en ampleur, diagnostic de la relation des trentenaires avec le monde du travail en général et de l’entreprise en particulier.


Une étudiante en école de mode m’interroge pour son mémoire sur « Panser le corps du danseur classique ». Le sujet me paraît aussi flou que passionnant et je comprends après en avoir discuté un peu qu’on lui a retiré son projet initial, sur le peu d’adaptation du vestiaire de la danseuse classique aux personnes racisées, au prétexte qu’elle risquait de tomber dans le cliché. J’ai pensé que les profs en question ne voulaient pas se mouiller sur un terrain somme toute glissant, mais c’est encore plus intéressant — et déprimant — que ça : les professeurs qui n’ont pas validé le sujet ont tous fait de la danse classique…

L’étudiante ne sait pas encore trop comment orienter son mémoire, alors on a parlé un peu en vrac de rapport à la blessure, dans l’apprentissage, la prévention, sur scène (est-ce que les béquilles de Marie Chouinard peuvent compter ?) et de textiles (les matières des justaucorps qui sont agréables ou pas, les innovations dans les pointes et demi-pointes, les modes dans les vêtements d’échauffements…). J’ai donné les références auxquelles je pouvais penser : mes chaussons mdm renforcés, pensés par un danseur australien pour atténuer le risque de tendinite ; les biographies d’Aurélie Dupont et David Hallberg (il y a de quoi réfléchir à la question des blessures !) ; le livre de Philippe Noisette sur les couturiers de la danse (il date de quand ? ah, 2003, c’est un peu vieux — et paf un petit coup en passant)… J’avais complètement oublié la différence d’âge après trois heures passées sur mon canapé à boire du thé et se partager les cookies qu’elle avait apportés.


L’école a proposé de maintenir les cours en dépit du jour férié : elles sont six, la moitié, c’est parfait pour davantage de corrections individuelles. J’adore ce travail d’enquête éclair, à chercher ce qui cloche et comment le remettre d’aplomb, repérer le bras gauche trop en arrière pour l’une, le droit qui n’ouvre pas pour l’autre, le talon qui se soulève discretos pour amorcer et ruiner le tour… Je prends aussi du temps pour L., que je corrige trop peu d’habitude à défaut de savoir par où commencer. Cela me permet de conscientiser que le différentiel de rotation entre son genou et son pied est constant, et non concomitant à certains passages plus techniques. Il faut que je le garde en tête et que je ne la lâche pas, car autant les épaules levées d’A. relèvent de l’esthétique, autant ce non-alignement des genoux est risque de blessure. Mais aussi : est-ce que je n’oublie pas la danse dans ce jeu d’horlogerie ?


Le boyfriend en visio depuis son lit me donne envie d’en faire autant. Endormie avant minuit, cela faisait longtemps.

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Mardi 12 novembre

La sieste m’est peut-être davantage encore nécessaire pour m’apaiser que pour récupérer. Allongée sur le canapé, ralentie par des respirations de cohérence cardiaque, je sens un espace se faire en moi — une pièce rectangulaire dans laquelle je peux m’assoupir.


Il me faut un calme relatif pour lire Jeanne Benameur. Mais alors quel calme absolu ensuite elle fait naître. Il y a de l’espace entre les phrases. Des sujets qui ne sont pas souvent les mêmes. Il faut ça pour attraper ce qui se trame entre des intimités inventées.


Il a fait jour aujourd’hui, des nuages blancs plutôt que gris, parfois même ornés d’une lisière mordorée, puits de lumière pictural autour d’une sous-couche bleue. La nuit n’est pas encore tombée, mais le jour s’est déjà bien rabougri. En voyant une crêpe à la crème de marron et à la chantilly en story, j’ai su exactement de quoi j’avais envie pour le goûter et suis allée trouver le tube Angelina entamé dans la clayette supérieure du frigo. Je l’ai pressé sur le bout de mon doigt comme sur une brosse à dent dans les pubs pour dentifrice, et sur de la gâche. Une envie concomitante /contradictoire de marmelade au gingembre me fait découvrir qu’il y a là un accord à explorer.


Ça y est, la pompe à chaleur turbine, rajoute son bruit à celui du radiateur, à celui des acouphènes, ça vrombrissiffle.


Je révise mes cours — comme une leçon et comme une voiture, en procédant à des ajustement dans les exercices.


Dans le métro du retour, je n’ose pas demander, doute puis, après une requête Google pour vérifier que ma supposition concorde avec la housse coudée, ne me retiens plus : vous jouez de l’oud ? Le musicien est surpris que je connaisse son instrument.

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 Mercredi 13 novembre

Elle parle, se tortille, se tort, commente, proteste, se suspend à la barre en laissant glisser ses pieds vers l’écart entre les exercices, se rapproche de la copine pendant les ronds de jambe pour lui dire un truc et rebelotte, parle sur la musique, gesticule, perturbe. Comme on sépare les enfants à l’école, je lui demande de passer sur une autre barre. Elle est outrée, c’est l’exil en Sibérie au moins, elle proteste vigoureusement, non pas l’autre barre, y’a pas le miroir, elle ne peut pas voir l’exercice en même temps, se récrimine, comment elle va faire, c’est nul, elle ne peut pas. Mais si, elle va pouvoir, en faisant travailler sa mémoire, refaire le court exercice qu’on fait depuis trois cours et que je viens de remontrer in extenso en musique. Au pire, elle peut copier sur sa voisine de barre. Parlotte et gesticulation intempestive me fatiguent, mais je sais que c’est normal, on ne peut pas en vouloir aux enfants. Réitéré à maintes reprises et combiné au caprice, en revanche, ça me donne envie de l’étriper.

J’entame l’après-midi avec un quota de patience plus diminué qu’à l’accoutumée, et à la quatrième heure de la journée, je craque et hurle sur la gamine verbalement incontinente qui malgré deux demandes gentiment formulées continue à triturer le tapis sur lequel elle est assise pour des étirements plus confortables (je comprends mieux leur état déplorable, du coup) TU LÂCHES CE TAPIS [PRÉNOM EN PLUSIEURS SYLLABES POUR UN EFFET ENCORE PLUS MAR-TE-LÉ] ! L’agacement a transformé en gueulante ce que j’avais anticipé comme un rappel à l’ordre un peu sec, je vois la gamine se figer, à la lisière de pleurer. Moi-même surprise, je suis immédiatement redescendue dans les tours, mais j’ai passé la soirée à flipper que les parents se plaignent.

L’anxiété au top a rapproché la gueulante d’un moment plus tôt dans le cours où j’ai demandé une volontaire pour une démonstration de ronds de jambe. La même enfant s’est proposée, on a montré ensemble comment on devait essayer de garder le talon en avant tout le long du trajet et comme elle twistait dans le mouvement sans parvenir à le rétablir d’elle-même (ce qui est archi-normal, c’est compliqué), j’ai demandé si je pouvais lui toucher les hanches, pour qu’elle puisse comprendre comment faire le mouvement de jambe sans que le bassin bouge. On a terminé en rectifiant la position du pied derrière. Elle avait un drôle d’air après, je lui ai demandé si ça allait, et son petit oui m’a interrogée : est-ce qu’elle était vexée de ne pas avoir réussi du premier coup ? est-ce que mes deux doigts de chaque côté de la taille l’avaient gênée ? est-ce que ça pouvait avoir avec le fait qu’elle est un peu enrobée ? Je me suis promis de ne plus recourir aux indications manuelles avec les enfants, trop enclins à vouloir faire plaisir et se soumettre à une figure d’autorité pour oser retirer le consentement qu’ils ont verbalement donné l’instant d’avant. À la limite, un pied ou un bras, mais rien au niveau du tronc. Tant pis si je ne réussis pas à leur faire comprendre verbalement et qu’ils dansent de traviole pendant quelques années encore. Qu’ils se sentent bien est plus important. Ce sera aussi mieux pour ma santé mentale, que mon anxiété n’ait rien de ce genre à se mettre sous la dent pour me faire paniquer. (De fait : RAS au cours suivant, l’enfant est là, égale à elle-même.)

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Jeudi 14 novembre

Pour la deuxième fois, je cuisine cette soupe de patates douces et pommes de terre grenaille — sans les toppings cette fois.


Deux mois après avoir commencé à travailler au conservatoire, je signe enfin mon contrat à la mairie — l’occasion de découvrir l’intérieur Art déco du bâtiment. J’aurais presque envie de m’y perdre pour l’explorer.

La RH qui a préparé le contrat est en réunion ; une de ses collègues m’installe à un poste vacant pour que je puisse lire au calme le contrat avant de le signer. Debout à côté de moi assise, elle prend le temps de m’expliquer tout ce qui pourrait poser question, et même ce qui n’en pose pas. La gentillesse des gens du Nord me surprend encore. L’atmosphère de bureau en revanche me saute à la gorge, avec ses trombones, ses dossiers, ses bureaux en quinconce et les commentaires à voix haute de fin de journée, quand on n’en peut plus trop de toute cette monotonie réitérée. Je m’échappe presque, comme si ça pouvait me rattraper.


En attendant mes cours du soir, je vais lire à la médiathèque et n’y lis pas : un atelier de dictée est en cours à haute et intelligible voix. C’est plein de virgule articulée, de prolégomènes, tout est bon dans le cochon, je répète, tout est bon dans le cochon. Trop paresseuse pour entrer en résistance, j’attrape un livre de recettes sur les ramens en exergue au milieu de l’espace manga, et m’installe sur le canapé qui m’appelle — qui appelait aussi probablement l’homme entré dans l’espace un café à la main, comme s’il cherchait un poste libre ou quelqu’un à saluer dans l’open space. Traces de comique.

Je prends quelques recettes en photos, les envoie au boyfriend qui me demande si je peux en faire des photocopies. Des photocopies alors que les instructions sont lisibles sur les photographies ?! Nous avons un grand moment d’incompréhension en quatre SMS, avant que la pièce tombe et qu’il capte être so 2000. Mieux vaut être so 2000 que juste Leblanc.

L’attente à la médiathèque laisse à l’anxiété le temps de remonter ; je patine sur cette envie de ne pas y aller. Pourtant, quand j’y suis, je n’y suis pas mal. Puis carrément bien. Les progrès des adultes débutants sont incroyables ; ça me fait sautiller de joie.


Aux reflets dans la vitre du métro, je me rends compte que la jeune femme à côté de moi a pleuré ou se retient de. Ça n’a pas l’air d’aller, est-ce que je peux faire quelque chose ? Un carré de chocolat peut-être ? Non, elle est triste, c’est tout, alors je la laisse tranquille, je picore mes cacahuètes et mes raisins secs le plus discrètement possible, comme si l’on pouvait vraiment ignorer quelqu’un assis à côté de soi à qui l’on vient de parler. Alors que le métro approche l’une des deux stations de Croix, elle se tourne vers moi, les yeux brillants et murmure un merci en posant la main sur mon poignet. Elle serre doucement et, sans réfléchir, mon pouce se referme sur sa main en une brève caresse. On se sourit, tristement et pas tristement. Le moment est intense de vulnérabilité partagée.

Déjà elle est descendue, le métro reparti et, alors que je me sens déborder de bonté narcissique, me revient à l’esprit le mendiant aux ongles crasseux ignoré un peu plus tôt dans la même rame… et l’interview de Samah Karaki qu’avait écoutée le boyfriend sur l’empathie, à géométrie si variable qu’il est bien peu raisonnable de faire reposer une quelconque action politique dessus. De mémoire, la neuroscientifique expliquait que, comme notre énergie, notre empathie est une ressource finie que l’on dirige en priorité vers ceux qui nous ressemblent, et qu’elle est donc sujette à de multiples biais (de genre, âge, classe, origine…). Voilà pourquoi la jeune femme triste qui descend dans une ville bourgeoise m’émeut tendrement quand le mendiant aux ongles crasseux me répugne… et celui-là moins que l’autre mendiant croisé dans l’après-midi qui, me voyant une tablette de chocolat à la main m’a demandé si j’aurais… un carré de chocolat ? D’habitude je demande une petite pièce, mais là… Le chocolat aux amandes fait de gros carrés, il apprécie celui que je lui remets : « C’est du bon chocolat, ça. » Un low-cost junk à 50% de cacao que je m’enfile avant la danse. Mais un levier d’empathie, qui nous réunit un instant dans la gourmandise.

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Vendredi 15 novembre

Pourquoi suis-je surprise de ce que les semelles de mes chaussures de professeur se décollent alors que j’ai toujours défoncé mes pointes et demi-pointes ? Vive la superglue.

Immortaliser la citrouille en chocolat offerte par Mum avant de l’entamer (il m’aura fallu quinze jours pour m’y résoudre).

Je cours après les jours, passe la journée à rédiger mon journal d’octobre. Est-ce de vouloir tout trop retenir qui me donne l’impression d’être dépassée ? Devrais-je lâcher du lest pour ne pas me sentir débordée ? Je ne sais pas vraiment pourquoi j’éprouve le besoin de tout consigner. Surtout ne rien perdre de ce qui est vécu. Peut-être devrais-je noter uniquement les émerveillements, sans m’attarder sur les atermoiements vaseux de l’anxiété. Ou m’en tenir à des journaux aux thématiques plus légères : ce que j’ai vu dans le métro ce mois-ci / remarqué en donnant cours / cuisiné (les gnocchis d’OwiOwi)…

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Samedi 16 novembre

Les cours se déroulent avec aplomb, l’atelier carrément avec plaisir. On a échangé les groupes avec le professeur de contemporain et j’ai désormais les grandes l’après-midi, jusqu’aux vacances de Noël. Je découvre ces élèves sous un autre angle, les redécouvre complètement pour certaines : il y a l’ébauche de lumière sur le visage de K., l’expressivité d’A, et plus incroyable encore, l’aisance et l’engagement de N., jamais loin de la maladresse et de l’ennui dans le cours traditionnel.

On improvise dans un dénuement de technique dont j’espère qu’il va favoriser l’expressivité. Avec seulement des marches et des regards (auxquels on ajoute des ports de bras dans un second temps), je leur demande de découvrir un immense espace (paysage, bâtiment…) associé à l’émerveillement… puis à la solitude, voire à la peur. Après un passage par groupe, je les fais verbaliser leurs observations : elles mentionnent le sourire pour l’émerveillement, et moi aussi je pensais, mais il a été finalement très peu mobilisé. Je constate une grande disparité dans l’expressivité des visages — encore plus que de niveau. Et cela semble quelque chose de profond (générationnel ? Mum m’a parlé d’une étude qui allait en ce sens), pas juste de la timidité.

On passe à une courte composition (deux comptes de huit) en petits groupes, puis on joue avec les musiques, voyant ce qui se passe avec un tempo plus beaucoup plus lent ou rapide — quelles adaptations s’offrent ou s’imposent ? Elles se prennent au jeu quand je leur propose de choisir chacune une musique surprise pour les autres. Je leur abandonne mon téléphone, elles complotent, pianotent leur idée dans Spotify puis me remettent le téléphone en désignant le méfait accompli : celle-là, madame. Il y a plein de choix que je ne connais pas, d’autres qui me font rire d’avance, faisant redoubler de méfiance rigolarde le groupe qui s’apprête à passer (cette génération écoute encore Eminem). On s’amuse et elles dansent bien. Alors que l’horloge nous autoriserait à arrêter là l’atelier, elles demandent à recommencer une dernière fois. C’était chouette.

L’anxiété a disparu. Pas diminué d’intensité : disparu. Bordel, je revis. J’exulte, même. Je finis et publie le journal d’octobre, qui la veille encore me semblait un puits sans fin à rédiger.

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Dimanche 17 novembre

[rêve] Ai-je remarqué qu’il a maigri ? Le boyfriend soulève le drap qu’il a sur lui. Je n’avais pas remarqué, je constate : de ses cuisses et ses mollets ne restent plus qu’une structure de quelques articulations et tendons reliés par des tiges. J’essaye de me souvenir comment ça faisait de toucher ses jambes massives, quelle forme a le regret, la sensation perdue. Rien de cela ne serait arrivé si je ne m’étais pas demandé (avec une pointe de regret ? vite passé) si c’était le dernier homme que je connaîtrais. Je l’ai effacé. Alors je négocie dans ma tête : un ou une autre amante, pourquoi pas, mais alors pas avant longtemps, pas avant soixante-dix, quatre-vingt ans, soixante grand minimum, je calcule à la volée, soixante moins quarante, ça nous laisse vingt ans devant nous, vingt ans, c’est une belle relation.

Après avoir fini Les Profanes, j’écris toute la matinée, tout le début d’après-midi pour le blog. Tout écrire, tout consigner, pour ne rien oublier (ou au contraire, pouvoir oublier sereinement). La dernière fois que j’ai eu une telle frénésie d’enregistrement, je crois, je m’apprêtais à aller chez la psy ou je creusais déjà avec elle.

Saule pleureur en contre plongée

À 15h passées, j’enfile des vêtements par-dessus mon pyjama pour attraper les rayons de soleil qui viennent de surgir avant son coucher. Un tour du parc Barbieux et un goûter nutriscore E plus tard (des Dinosaures trempés dans un chocolat chaud), la lumière tombe.

Les colliers de feuilles dorées d'un arbre pleureur en train de les perdre

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Lundi 18 novembre

Une bonne journée puis un quiproquo en visio, qui m’envoie gratter le plafond de ma salle de bain à 23h pour me défouler sur les moisissures avec lesquelles je cohabitais depuis un peu trop longtemps.

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Mardi 19 novembre

C’est amusant, ce groupe d’adultes avancés n’a jamais fait de pas de valse en tournant, sauf une qui vient d’une autre école et qui sait, parce qu’elle s’est coltiné nombre de rôles de fée dans sa jeunesse, à faire des pas de valse en tournant avec sa baguette magique alors que sa copine avait le super rôle de la méchante qui faisait des trucs trop cool.

N’ayant pas l’énergie pour courir après le bus, je me dis que je prendrai le suivant. En retard de dix minutes. Soit 25 minutes à attendre dans le froid pour un retour chez soi vers 22h45 quand le réveil sonne à 7h33.

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Mercredi 20 novembre

Mon meilleur mercredi de prof de danse so far : je n’ai envie d’étriper personne. Pas de négociation incessante pour regagner l’attention, les enfants fatigués se relèvent au bout d’un ou deux hop hop, les bobos sont supportables ou se résolvent auprès des parents, je reçois un coloriage à dominantes orange et violet pré-abîmé par le sac où il a voyagé, et surtout, surtout, les deux petites pestes qui me font appréhender le dernier cours de la journée sont recadrées par la directrice, qui ne tolérera aucune moquerie, elle ne veut pas de ça dans son école. D’ailleurs, elle va regarder le cours, tire un fauteuil depuis l’accueil et s’installe à l’autre bout de la salle, depuis lequel elle lance de temps à autres une correction sans méchanceté mais sans enrobage, pour rappeler aux pimbêches perfect qu’elles aussi ont des choses à travailler. Je me sens un peu sur le grill, de voir mon travail ainsi observé, mais c’est tellement agréable de donner cours sans lutter entre chaque exercice, ni suspecter du foutage de gueule dans l’air ! Je peux prendre le temps de donner des indications à celles qui ont plus de mal sans que ça dégénère avec les autres ; la barre file à toute vitesse et les enfants, concentrés, dansent mieux que jamais.

Évidemment, quand la directrice part, la tension se relâche, et je dois demander à I., qui (dé)place ses camarades manu militari, de ne pas les pousser. Mais je ne la pousse pas ! Dans sa tête, je le comprends à retardment, pousser implique la volonté de faire tomber. L’image du caddie que l’on pousse lui aussi ne me vient pas de suite, ce n’est peut-être pas plus mal. Le cours se poursuit et se finit avec moins de fluidité qu’il n’a commencé, mais de manière beaucoup moins chaotique qu’à l’accoutumée. On n’a fait que de barre, ça râle quand j’annonce qu’il n’y aura pas d’étirements (avec les élastiques, ça les amuse beaucoup), il n’y a plus le temps. Dans les faits, on a fait moins de 25 minutes de barre, mais efficace, quand le milieu s’est effiloché avec l’attention…


Les animations de Noël sont en place à Lille. Les petits non et grands oui des oursons polaires déploient leur douceur de peluche et me donnent envie d’y mettre la main, comme on caresse la gorge d’un chat qui soulève le menton. Presque malgré moi, je reproduis leurs mouvements : échauffement avec les oursons avant de me planter devant le chœur des pingouins pour faire des loopings cervicaux avec eux. Supprimez le référent et cela fait une super performance de danse contemporaine.


J’échoue à me coucher tôt, mais au profit d’une passionnante discussion engagée à la suite d’une réaction anodine en DM Instagram. Il en va des conversations écrites comme des verbales, la nuit favorise les confidences qui n’en ont même pas l’air.

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Jeudi 21 novembre

[rêve] Il n’y a plus de passage, je m’accroche à l’extérieur du château et tombe à l’eau, remonte sur une promenade aux balustrades ouvragées réalisées par tel orfèvre du luxe ou des contes de fées, quelque chose de l’ordre du médaillon en pierre, ouvert. Je loge au bout, dans un immeuble laid de Saint-Rémy, bourgade blanche mi-encaissée mi-surélevée au fond du décor vallonné et des lignes de transport. Quelque part, je pose ma tête sur l’épaule de G. en me demandant où ça risque de mener, sans vouloir que ça mène ailleurs, je veux qu’il ne se passe rien, que ça. La ville est en alerte, la menace redoutée, sa survenue anticipée ; quelque chose de dérisoirement lourd a été placé sur une grille au sol, qui ne l’empêchera pas de bouger, mais qui nous avertira collectivement. Malgré la menace, je dors avec E. et le danger survient en pleine nuit, on lace nos chaussures à toute vitesse, moi en tous cas, lui est plus lent, je ne sais pas si l’on sera assez rapides pour fuir à temps, moi seule sûrement, mais tous les deux ? J’aurais dû dormir chez ma mère, je le savais pourtant, que le danger était imminent, pourquoi être restée à dormir là, chez moi, je le savais pourtant.


Des photos de neige circulent un peu partout sur les réseaux, mais rien ne tombe du ciel blanc quand je sors pour aller à la médiathèque et faire quelques courses.


Après les gnocchis d’hier et les épinards de ce midi, je me demande si je ne pourrais pas remplacer « cuisiner » par « faire fondre du gorgonzola dans des trucs ».


Je règle un nouvel exercice pour les bras avec l’élastique sur la danse des chevaliers de Roméo & Juliette. L’héroï-comique me réjouit.

Adultes et enfants progressent vraiment à des rythmes très différents. Mercredi, il a fallu un bon moment pour mettre en place la mécanique des assemblés avec des enfants qui dansent depuis plusieurs années — sans arriver à la version finale, juste partir sur deux pieds en parallèle, brosser le sol avec un pied, sauter et arriver sur les deux. La coordination est compliquée pour eux, les jambes se replient en l’air ou le pied ne brosse plus ou le saut se déplace, ou tout à la fois et d’autres inventions encore. Ce soir, avec les adultes qui ont commencé en septembre, la phase d’apprentissage en parallèle dure quelques minutes, on passe directement à la version en troisième position. En trois mois, ils ont rejoint le niveau des enfants de 9-10 ans qui ont commencé à 7-8 ans. Si jamais vous avez envie de commencer et pensiez que vous étiez un peu trop âgé… Mes adultes ont à peu près tous les âges entre 21 et 56 ans (sauf 35-40 ans, manifestement la fourchette du baby repli).

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Vendredi 22 novembre

Jour off à se terrer au chaud avec le boyfriend. À 23h, je m’agace de n’avoir rien anticipé pour le lendemain ; c’est l’inconvénient du week-end lorsqu’il ne s’étale pas sur deux jours consécutifs — devoir se reprendre à peine relâché.

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Samedi 23 novembre

Le réveil pique, mais les cours se déroulent mieux que jamais. Surtout le premier, où l’on se retrouve en effectif réduit. Manquent et ne manquent pas les bavards. Les présents s’en rendent compte et déplorent que ce ne soit pas toujours comme ça, ils progresseraient plus vite. Ce n’est pas moi qui le dit, mais je le pense comme eux. Le cours a filé, ils se sont essayé avec succès à plein de nouveaux pas (piqués en tournant et déboulés, notamment).

Avec les grands aussi, ça file, 50 minutes de milieu sur 1h30 de cours (commencé avec 10 minutes de retard, car il y a très exactement 0 minute prévue pour l’intercours avec le contemporain), ce n’est pas tous les jours. On s’amuse avec sérieux, je lance les garçons dans les tours à la seconde et tout le monde dans les tours suivis et les entrelacés. Je remarque que ce genre de difficulté les stimule davantage qu’un enchaînement un peu complexe ou que la recherche de sensations permettant de perfectionner un pas qu’ils ont presque. La moitié des élèves vient probablement davantage pour le contemporain et le jazz ; il faut qu’il y ait de l’esbroufe ou à tout le moins de l’amplitude pour qu’ils s’amusent et y mette du leur. Deux garçons (jeunes hommes, même) se sont récemment rajoutés au cours et leur présence m’est précieuse. Toujours souriants et l’œil rieur, ils m’offrent un appui complice au milieu de visages souvent fermés par la fatigue, l’adolescence ou la concentration.

En atelier, on travaille sur les qualités de mouvement. En m’appuyant sur quelques catégories labaniennes que j’ai failli vomir d’overdose, j’invite chaque groupe à transformer sa courte composition pour la danser selon un nouveau rythme. L’impact (accélération) les amuse, même si le résultat est parfois plus brusque qu’incisif. L’impulse (décélération) n’amène pas la résonance et la moelleux que j’attendais ; c’est le rythme continu (absence de toute accélération ou décélération) qui transforme le plus en profondeur leur danse, et leur permet d’atteindre une qualité de mouvement que je ne leur avais encore jamais vue. C’est doux, lié, on croirait les voir évoluer en apesanteur. A. dira : comme si elles dansaient dans l’eau. C’est ça.

Pour un événement qui aura lieu dans tous les espaces du conservatoire, j’imagine une danse dans l’escalier en colimaçon, qui serait visible d’en haut à mi-chemin entre le début d’Études et la comédie musicale à la Busby Berkeley. La fin de l’heure approchant, nous allons tester en contrebande la mise en place in situ (en contrebande, parce que je ne sais pas si le projet sera accepté, ni si j’ai vraiment le droit d’entraîner les élèves là-dedans). J’ai vu ce que je voulais voir.


Retour auprès du boyfriend. Après l’amour et avant le spectacle, on goûte à mes premiers tamago marinés, jaune coulant, blanc ourlé de la grisaille caractéristique. Avec le pak choï et les algues réhydratées, ils promeuvent les nouilles instantanées au rang de ramen maison, et n’ont rien à envier à ceux des restaurants — constatation du boyfriend aux papilles pourtant exigeantes. Je n’aurais jamais imaginé que ce soit si facile à faire, avec si peu d’ingrédients ; je ne sais pas ce qui m’a poussé à Googler la recette il y a quelques jours, et jamais avant.

Ramen avec œufs marinés
Showing off mes œufs tamago (oui, je sais que tamago veut dire œuf et que je dis donc œuf œuf).

Sur le chemin, nous sommes un peu incrédules d’être ainsi, dehors, habillés, près de côtoyer du monde, alors que nous sommes encore chauds de notre cocon. Je suis une endorphine géante, dans les rues de Roubaix, puis tout en haut du Colisée, grâce à des places de dernière minute. La relecture de La Belle au bois dormant m’absorbe, tandis que le boyfriend joue au mauvais élève, me chuchote des remarques comme je peux en avoir quand on regarde un film qui n’est pas de mon choix. Il m’avoue ensuite avoir piqué du nez à deux reprises, mais avec goût puisqu’aux moments les moins réussis — une lecture critique profane, en quelque sorte. (Je suis mauvaise langue : ses analyses sont toujours pertinentes.) Le plaisir se poursuit à la sortie, de croiser quelques tête connues : une ancienne de la formation, des élèves à qui je donnais cours le matin même, d’autres professeurs… le petit monde de la danse. Toujours, je suis épatée par la vitesse et l’acuité avec laquelle le boyfriend lit les gens, intuitionnant en quelques minutes des portraits plus justes et plus fins que je ne suis capable de le faire plusieurs mois.

De retour à la maison, on va pour regarder le premier épisode de la série Dune, mais je suis plus absorbée par le boyfriend que par l’écran. Elle était bien cette série, plaisante-t-on avant d’enfin lancer le premier épisode. Avant, après, l’amour : ce qu’on fait, ce qu’on ressent, reçoit, donne, ce qu’on nomme sien en-dehors de soi.

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Dimanche 24 novembre

Après une nuit d’amour, forcément, beaucoup de sommeil et somnolence et pas grand-chose.

Mon cake roquefort-poire-noix a vomi.

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Lundi 25 novembre

Je ne dis rien que je n’ai déjà dit, et pourtant, c’est la magie de la psy, des liens apparaissent, ça converge, cohérent, là sous mes yeux, expulser boutons verge chaire souvenirs peur (dermatillomanie, dyspareunie, dégoût, anxiété, TOC), peur d’être intrusive, peur d’intrusion. On débroussaille, mais déjà, ça converge, tout se met en ordre — de joyeuse bataille. Ce que je porte ne m’appartient pas, de l’entendre ça pèse déjà moins, ce n’est pas à moi, ce n’est pas moi  — ni qui je suis ni de ma faute. C’est comme la tristesse qui parfois me traverse, dont je sais qu’elle ne m’appartient pas (c’est difficile à dire autrement : je ne suis pas triste alors, la tristesse me traverse). Ou plus récemment quand ça pleure en moi (mais moi pas). Je vais bien et je vais aller encore mieux, déjà ça va mieux.

À la médiathèque où je me pose en attendant de faire cours, je tombe sur la bande-dessinée Un si grand amour, sous-titrée Histoire d’une rupture, en réalité l’histoire d’un cheminement psy pour sortir d’une relation toxique en examinant ses schémas d’attachement. Surmoi, moi, ça.


Sur les conseils du boyfriend, je regarde le premier épisode d’Arcane. Ça me fait bizarre de suivre une narration quand l’esthétique appelle le jeu et transforme les personnages en pantins, forcément animés par une manette invisible.

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Mardi 26 novembre

Il faut est tombé ; je m’amuse en préparant mes cours, enfin. Caitlyn Smith chante en boucle Snow Day pendant que je floconne en pilou-pilou dans mon salon, tour secabesque et ports de bras lyrico-kitchounes, on ne se censure pas. Les élèves adultes m’ont prévenue dès septembre qu’il faudrait une choré de Noël, c’est la tradition dans cette école, sur une musique de Noël. J’ai écumé Spotify à la recherche d’une chanson qui ne donne pas envie de péter des clochettes au bout de la troisième écoute, et grâce à la magie des playlists, j’ai trouvé ça, Snow Day de Caitlyn Smith (évidemment, je ne connaissais pas). J’ai commencé à leur apprendre la choré sur les cinq dernières minutes du cours, en leur demandant si ça comptait comme choré-de-Noël et c’est bon, il y a de la neige dans les paroles, et dans nos corps des tours-tourbillons et des mouvements de main façon valse des flocons, c’est validé.

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Mercredi 27 novembre

En la recadrant, je fais pleurer une enfant. Accroupie à sa hauteur, on lève le quiproquo, les larmes passent et l’incident est classé, sans être ressassé par l’anxiété. Je lâche du lest, pas de bourrée, dis parfois genou pour talon et talon pour genou, au-dessus des orteils, oublie le pas de trois des mirlitons pour lequel j’ai trimballé mon ordi toute la journée, à la place on a fait des assemblés on commence plié on finit plié entre les deux les jambes se rejoignent et tendent mais on finit plié, plie, plie. 


Deuxième épisode d’Arcane : la dramaturgie de la scène  du tribunal est folle, avec des panneaux qui obscurcissent le dôme-verrière à mesure que l’accusé approche pour, on l’imagine, se rouvrir une fois la lumière aura été faite sur l’affaire.

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Jeudi 28 novembre

Le parc Barbieux et ses immenses ombres étirées sous un ciel bleu bleu lbleu Boquet de pins au parc Barbieux

C’est une journée comme j’en avais rêvé dans me vie de prof de danse qui-ne-serait-pas-que-ça : un tour du parc Barbieux au soleil en pleines heures de bureau, une amie qui vient déjeuner de ramens maison-sur-base-industrielle, quelques pages lues et des cours dans une ambiance détendue à se prendre pour Nikiya. L’absence d’anxiété permet de vivre chaque moment de la journée sans être tendue vers le suivant. Je sens le soleil sur mes joues, comme probablement le héron sur ses plumes (de loin, sur la pelouse, j’ai l’impression de voir un manchot ; puis les pattes fines et le cou cygnesque se déplient et le voilà devenu conforme à son ethos de héron ; quand j’ai contourné le plan d’eau, il s’est à nouveau renfrogné et, de dos, arbore des épaules de vautour).

Noël sera normand cette année, et sans le boyfriend, ça va faire bizarre.

Cadré de traviole : un saule pleureur à contre-jour

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Vendredi 29 novembre 

[rêve] La tuberculose se passe comme un Covid. Je crois que je l’ai et ne fais pas tout à fait ce que je devrais pour éviter sa transmission aux autres.

Je passe l’essentiel de la journée en pilou-pilou à lire en suivant le soleil dans le salon. Cela fait une éternité que je n’avais pas lu un livre, a fortiori un essai, d’un trait. Elles vécurent heureuses, l’amitié entre femmes comme idéal de vie, de Johanna Cincinatis.

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Samedi 30 novembre

[rêve] Je me relève pour me calfeutrer de la lumière, ajuster les rideaux des pièces alentours, fermer les portes quand cela ne suffit pas. Surtout que rien ne passe, ne rien voir, pouvoir dormir.

[rêve] Nous sommes en voyage. G. est parti avant moi, en oubliant des affaires, deux chemises, des items de trousse de toilettes. Je vais devoir m’en charger, caser dans mon sac ces choses qui ne m’appartiennent pas. Il reste des crottes aussi, que je prélève avec des mouchoirs pour les jeter ; un peu de merde me reste sous l’ongle.


Lille le samedi après-midi est déjà blindée en temps normal, mais alors le samedi après-midi avant les fêtes, ça a des airs de braderie, à touche-touche dans certaines rues autour de la grand place. J’ai rendez-vous après le conservatoire pour un chocolat chaud avec une femme de mon cours adultes débutants. Cela fait du bien d’avoir une sociabilité à domicile, même si je repense à cette histoire des amitiés féminines comme lieu de travail émotionnel — ça me passionne et m’épuise à part égale. Revenir au chaud ensuite, un gros bol fumant de nouilles instantanées à 18h.

Octobre 2024, journal

Mardi 1er octobre

À la barre au sol, j’annonce un nouvel exercice et je ne l’ai pas encore montré que C. me coupe :
— Ohlala, ça va être horrible.
— ?
— Je reconnais ce petit sourire, maintenant, cet air réjoui, là… ça veut dire que l’exercice va être horrible.

Je réfute, votre honneur, l’exercice n’est pas horrible, il est efficace.

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Mercredi 2 octobre

Une petite fille me demande si on pourra faire « des compositions », comme avec la prof de l’an passé : oh que oui, dix minutes de répit !

Les groupes relous ne sont pas les mêmes que la semaine passée ; il est décidément impossible de rien prédire. Après un cours sans vague, la dame de l’accueil me prévient qu’une mère a récupéré sa fille en pleurs et va appeler la directrice pour se plaindre. Interloquée, je me repasse ce dont je me souviens du cours sans trouver ce qui a déclencher l’incident : qu’ai-je pu dire de blessant ? qui puisse être mal interprété ? y a-t-il eu des méchancetés prononcées à son encontre dans le vestiaire ? Je les ai trouvées éteintes en arrivant en cours, me souviens leur avoir demandé si elles étaient fatiguées, mais rien de plus. L’idée que j’ai pu blesser une gamine me retourne le bide et le cerveau. Je suis terrorisée à l’idée qu’une indication manuelle pour corriger un placement ait pu la faire se sentir mal. Normalement, je demande toujours avant si je peux les toucher, mais il est possible qu’à la cinquième heure de la journée, après avoir récolté bon nombre de regards étonnés et de bah non, ça me dérange pas, j’ai omis le recueil de consentement explicite pour une zone qui me semblait « neutre » comme les pieds ou les bras (crêtes iliaques et cuisses me semblent trop intimes pour que je puisse oublier, et les fesses sont un no go absolu, je tripote mon propre postérieur si je veux faire comprendre un truc).

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Jeudi 3 octobre

Photo d'un rebord de fenêtre derrière laquelle a été placé un jouet tyrannosaure qui fait coucou à une dinosaure plus petit qui a passé la tête par un accroc du rideau.
Géniale mise en scène dans les rues de Croix

Carton, scotch, règle et feutres : je passe un moment à bricoler un carton pour expliquer les épaulements — au final peu utilisé. Je le range vite fait, un peu honteuse d’avoir été si enthousiaste de cette maigre trouvaille.

carré en carton avec une croix rouge et une noire, scotch, ciseaux et feutres à côté

Dès les dégagés, c’est une évidence : cette fille est une fausse débutante. Je lui demande confirmation pour la forme, elle acquiesce ; je suppose qu’elle veut reprendre doucement. Au fur et à mesure du cours pourtant, le décalage s’accentue. Elle n’est pas seulement une fausse débutante, mais une très bonne danseuse, bien meilleure que moi. Le quiproquo se lève grâce à l’horaire de fin, plus tôt qu’elle ne l’avait anticipé : elle pensait être au cours de niveau supérieur… qui avait lieu dans la salle d’à côté. Je l’encourage à aller grappiller la demi-heure restante ; après tout, notre cours tout débutant qu’il soit l’a échauffée. Elle avoue être un peu frustrée (tu m’étonnes), même si elle a la gentillesse d’ajouter que ça l’a fait travailler en profondeur (les cours débutants quand on ne l’est plus, c’est une redécouverte de tout ce qu’on escamote et ça peut être costaud, j’ai découvert ça en donnant cours au enfants). Les autres, ravies d’avoir eu un modèle de choix à copier pendant tout le cours, trouvent que c’était très bien de l’avoir avec nous : « Tu reviens quand tu veux » lui lancent-elles en passant la porte.

À ce même cours d’adultes débutants, il y a une mère et sa fille, respectivement début vingtaine et cinquantaine. J’adore qu’elles aient décidé de faire ça ensemble. La fille a proposé à la mère, qui a accepté pour être avec elle, sans trop se renseigner, sans faire attention à l’adjectif « classique » accolé à « danse ».  Quand elle s’est rendue compte dans quoi elle s’était laissée embarquée, elle a craint un truc rigide — si ce n’était pas vous, je n’aurais pas continué, elle s’en est persuadée. Quand elle me propose après le cours d’aller boire un verre avec elle et sa fille, et une collègue trentenaire qui a prévu de les rejoindre, je mets de côté mes réticences à aller boire un verre (le bar, le bruit, les prix alors qu’on pourrait manger dans un restaurant) et me joint à cette soirée entre filles.

C’est plaisant puis étrange : entre diverses anecdotes, les deux collègues débriefent de dingueries professionnelles. De l’extérieur, il est clair que leur environnement de travail est toxique et qu’elles sont déjà en burn out ; de l’intérieur, c’est moins évident, elles sont au bord de craquer mais il manque toujours un cran pour acter le craquage, une insomnie supplémentaire, un nœud plus serré au ventre ou une autre soirée gâchée à discuter de ce qui s’est passé au boulot pour s’assurer qu’on n’est pas folle. Elles s’encouragent, elles ne vont pas se laisser faire, elles ne vont pas se laisser faire cette fois. Cette fois de trop. Elles ont manifestement été identifiées comme des bonnes poires par les manipulateurs, parce que la conversation révèle d’autres red flags dans leurs relations de couple — repérés par l’une, complètement ignorés par l’autre. Tout au plus le drapeau vert pourrait-il être légèrement orangé sur les bords. Ce n’est pourtant jamais bien signe quand on s’autocensure face à un compagnon, surtout quand celui-ci met la barre haute sur l’apparence de sa moitié.

La chaleur du cours de danse m’a quittée sans que je m’en aperçoive de suite, compensée dans un premier temps par l’inhabituelle douceur de la saison. La nuit fait son œuvre et je m’éclipse la première, frigorifiée depuis un petit moment. C’était manifestement déjà trop tard : je me réveille à 5h du mat’ avec un hérisson dans la gorge.

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Vendredi 4 octobre

La dimension ultra genrée du classique est une plaie quand on a une classe de filles avec un seul garçon — lequel est affublé d’une maladie qui lui interdit de sauter pour corser un peu plus l’affaire. Je me mets en quête de variations mixtes ou masculines qui pourraient être abordables ou facilement simplifiées pour des enfants en deuxième cycle. Sur Twitter, on me suggère le début de la variation de Lenski dans Onéguine et la variation du danseur en brun dans Dances at a Gathering. J’apprends la moitié de cette dernière à partir d’une vidéo avec Hugo Marchand avant de me rendre compte que je suis incapable de la compter à coup sûr : bof bof pour l’apprendre aux élèves.

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Samedi 5 octobre

Les filles qui commencent les pointes cette année ont mille questions avant d’acheter leur première paire. Je réponds du mieux que je peux, sachant que les pointes sont un outil de travail très personnel ; ce qui convient à l’une ne conviendra pas à l’autre. On parle dureté de semelle, hauteur d’empeigne, forme du pied, embout en silicone ou en tissu, etc. Je conseille surtout d’insister auprès de la vendeuse pour essayer pleins de modèles, et de ses fier à ses conseils… s’ils ne sont pas démentis par leur ressenti. Élastique ou rubans ? Chacun sa préférence. Je suis partisane du combo élastique et rubans (en coton) pour un bon maintien du chausson et de la cheville. Ma réponse semble les perdre. Heureusement une élèves formule le problème : je dis tout le contraire de l’autre prof. Oups. L’autre prof n’a manifestement pas envie de perdre un temps infini en laçage et impose un système de double élastique dont je ne sais, aux explications embrouillées des enfants, s’il est plus complexe ou ingénieux. J’essaye de ne pas remettre en cause le choix de ma collègue sans me dédire : celles qui ont cours mercredi font comme l’a demandé la prof du mercredi ; celles qui n’ont cours que le samedi avec moi ont le choix.

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Lundi 7 octobre

Quand la prof demande si ça fait longtemps qu’on n’a pas enfilé les pointes, je réponds que ça fait des mois, months, sans préciser que ça fait des mois que, non seulement je n’ai pas enfilé mes pointes, mais que je n’ai même pas pris de cours de danse. Quatre, pour être précise. Quatre mois. Je donne des cours de danse, je prends des cours de posture, mais je n’ai pas pris de cours de danse depuis la fin de la formation. Et c’est très bien comme ça. Je suis contente d’avoir attendu que l’envie revienne pour reprendre. Je retrouve les studios gigantesques, les camarades de la promo suivante, découvre les nouveaux. Rien n’a changé et tout a changé : je ne suis plus élève, je ne suis plus évaluée en permanence et, partant, je ne me juge plus en permanence. Plus d’évaluation intériorisée et systématisée en critique anticipée, les vacances que cela me fait ! Je peux à nouveau danser, je suis là pour ça, le sourire qui éclot tout seul quand le mouvement me porte.

Je prends plaisir à prendre ce cours qui place, me remets dans mon corps et mes sensations. Une main sur le ventre, une main sous la fesse, de part et d’autre d’une hanche invisible dans sa sudette, la professeure régulièrement invitée le scande : tout est dans le centre et les ischio. Ça tombe bien, mes ischio-jambiers sont au rendez-vous, je parviens de mieux en mieux à les mobiliser. Même si je mets encore trop de force dans tout ce que je fais ; just stack the bones, rappelle la voix qui semble n’avoir que ça, des os sous la peau, un French bun folâtre sur la tête. Good, great, excellent. Son enthousiasme est aussi affable qu’artificiel — très américain, en somme. Cela m’empêche de développer pour elle de l’affection alors que je raffole de ses exercices. Je suis revenue parce que son nom était sur le planning (et j’en ai fui un autre : une professeure humainement riche et sensible, mais dont tout le cours m’est désagréable, des exercices à sa voix ; il suffit que je l’entende pour me crisper ; j’ai l’impression de me faire engueuler à chaque fois qu’elle émet un son). De retour chez moi, je m’empresse de filmer les exercices qui me restent pour m’en souvenir.

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Mardi 8 octobre

Mum au téléphone me trouve la voix assurée, plus mature, plus… femme, une vraie adulte, qui tranche avec l’image de post-ado que je renvoyais jusque-là. Et je le sens. Je me sens vieillir en bien, en poids posé, gravité qui donne de l’aplomb, voix qui guide et soutient, il faut bien. Je sens l’expérience de vie qui est là, une grosse malle aux trésors sur laquelle je prends appui, malgré mon inexpérience de professeure.

J’aperçois la directrice me désigner à son interlocutrice à travers la porte vitrée. Elle intercepte mon interrogation et ouvre : « Elle me demandait qui était la prof. » La fille avec le legging au goût douteux, il fallait répondre. C’est sûr qu’assise en simili-écart au milieu des autres à discuter étirements, je n’étais pas forcément identifiable comme prof.

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Mercredi 9 octobre 

Les cours se passent un peu plus sereinement, surtout ceux du matin. L’après-midi me rend perplexe. Quand je demande aux pré-ado qui font toujours un peu la tronche leur ressenti sur le cours et le niveau de difficulté, elles me répondent que c’est trop facile. Je ravale mon étonnement : je n’ai pas encore réussi à obtenir ne serait-ce qu’une coordination de base correcte de bout en bout dans les pliés (je ne parle pas de la qualité du pas  — un plié moelleux, des genoux au-dessus des pieds — juste de bras qui savent à peu près où il vont et s’ils hésitent, demeurent dans une position identifiable). Je ne doute pas de leurs capacités dans l’absolu, mais elles ont une si piteuse mémoire qu’il m’est impossible de distinguer une difficulté physique d’une difficulté mnésique. Tant que je ne vois pas l’enchaînement, je ne les vois pas vraiment danser. Alors je propose ce deal : dès qu’elles ont mémorisé les exercices, on passe à plus difficile. Elles comme moi sommes un peu perplexes de la perspective de l’autre, mais au moins, maintenant, nous en connaissons la teneur.

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Jeudi 10 octobre

Heureusement que la barre à terre est proche du sol, parce que j’ai la tête qui tourne au début ; c’est dire le niveau d’énergie initial. Arrivée down tant physiquement que moralement, je ressors pourtant de l’école de danse avec la patate : la magie des cours de danse adultes.

En plus, les adultes peuvent dire des choses réjouissantes comme : on n’a jamais assez de musiques Disney après que je me suis excusée de leur faire faire des soubresauts sous l’océan, tandis que les enfants trouveront que ce sont des musiques d’enfant donc de bébé. On déambule, on fait des bulles sous l’océan. SOUS L’OCÉAN.

À la fin du cours, L. est mi-réjouie mi-gênée : « C’est bizarre, mais plus j’ai mal après, plus j’aime. » Elle est des nôtres, elle aime ses courbatures comme nous autres.

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Vendredi 11 octobre

[rêve — était-ce cette nuit-là ?] Échapper aux zombies dans ce rêve n’implique pas de fuir, mais de se faufiler. Ils sont partout dans la ville, les rues, les commerces. Ils ont le même aspect que les gens normaux, à ceci près qu’ils se déplacent en zig zag. C’est à cela qu’on les reconnait. Surtout, surtout, ne pas leur rentrer dedans sinon ils se mettent à vous tabasser, et alors il faut les tuer, c’est à celui qui tuera l’autre. Le danger constant, c’est épuisant, ils faut sans cesse discerner, anticiper, ne heurter personne par mégarde et dans le doute, s’échapper, monter quatre à quatre les escaliers pour revenir dans la cachette sécurisée, souffler un peu.

Second cours de danse de la semaine / du mois / de la rentrée : des équilibres sereins à la barre et un peu de narcissisme — je me trouve les jambes joliment galbées (la perception de mon corps est directement liée à mes sensations et à ce que je sais avoir ou non travaillé).

Sieste : enfin ça se dépose. C’est comme ça que j’y pense. Pas en terme de repos mais de dépôt, comme on dépose les armes, comme les flocons d’une boule à neige se déposent après l’agitation. Mon cerveau reste engourdi au réveil, je savoure la trêve de moulinage, regarde juste dehors, le biseau de lumière tour à tour flou et net comme un cutter, comme un pan de Hopper.

Au cours de stretching postural, S. me rapporte qu’I. raconte à tout le monde que la barre à terre est géniale. Merci radio ragots pour le compliment, je prends, quand bien même les grands yeux d’I. s’émerveillent d’à peu près tout tout le temps.

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Samedi 12 octobre

À 9h30, un samedi matin, la ville s’éveille encore. Au peu de passants dans les rues, on voit davantage ceux qui y ont dormi et ne mendient pour certains pas encore. L’eau goutte de la raclette du laveur de vitre qui, enfermé dans l’Apple Store, opère la non-magie de la transparence tandis que les vendeurs assemblés en cercle pour un meeting s’appuient comme ils le peuvent sur les tables entre lesquelles ils vont passer la journée à circuler — quand on est agile, on reste debout. Les sourires, quand il y en a : sont-ce des sourires de façade, des sourires pour s’encourager soi ? ou de vrais sourires parce qu’après tout nous sommes dans le Nord, où les gens sont chaleureux ?

Il y a des jours comme ça… Je passe mon temps à lutter pour récupérer l’attention des élèves. C’est épuisant et m’énerve d’autant plus que je tends à devenir coupante. Je ne dis rien quand je vois un groupe d’élèves (toujours les mêmes) papoter alors qu’on marque tous ensemble l’exercice ; après tout, on l’a déjà fait la semaine dernière, peut-être qu’elles l’ont déjà. De fait, elles ne l’ont pas et sont les seules à ne pas l’avoir. Ça part tout seul et j’entends le ton giflant comme s’il venait de quelqu’un d’autre : ça vous aurait peut-être été utile de marquer avec nous plutôt que de discuter. Le microgramme de satisfaction que j’éprouve à cette sortie vengeresse me débecte aussitôt.

« À se regarder pousser une gueulante, ardente ou glaciale, histoire de retransformer le chaos qui vient d’entrer dans la salle en une classe à peu près d’équerre. » Cela fait un moment que je lis le blog de Monsieur Samovar, mais récemment ses billets se sont mis à produire un drôle d’écho : d’avoir des enfants en cours, même si ce sont des cours de danse qui ne dépendent en rien du cursus obligatoire de l’Éducation nationale, j’ai l’impression que… je comprends davantage ce qu’il raconte, pas qu’intellectuellement, quoi, et ça éclaire ma propre expérience en retour, allège mes embarras de prof débutante en montrant qu’on patauge tous.

Cela ne me dérange pas que les élèves parlent entre eux du moment qu’ils chuchotent et gardent un œil sur ce qui se passe. Mais sans cesse lutter pour récupérer leur attention, ça non. Devrais-je ne rien autoriser du tout, pas de chuchotis, rien ? Asseoir un fond de discipline « autoritaire » pour que ça n’en ai jamais l’air ? Mais alors, est-ce que l’absence d’éclat de voix ne s’imposerait pas au prix d’une peur latente, dont je ne veux pas ?

Heureusement, il y a de belles choses à les voir interpréter le début de la variation du danseur en brun. À la fin du cours M. note avidement la référence du ballet dans son carnet, Jerome Robbins, Dances at a Gathering, pour la retrouver chez elle. (Le samedi suivant, elle a manifestement répété et appris la suite.)

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Lundi 14 octobre

[Rêve] Dans une maison qui n’est pas à ma grand-mère ni à ma mère ni à moi, nous passons dans la pièce d’à-côté à l’insu de la propriétaire, en plein jour, pas d’inquiétude, on se demande plutôt quelle pâtisserie manger. Il est question de toilettes [encore et toujours, l’inconscient ne parvient pas à se soulager]. Mais aussi de passer un concours pour peut-être intégrer la dernière année de l’école de danse de l’Opéra [périodiquement je me redonne en rêve une chance pour entamer une carrière professionnelle de danseuse]. En montgolfière, on s’élève au-dessus de la prairie, avec vue jusqu’à la mer.

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Pour un projet mêlant public scolaire et élèves du conservatoire, je me retrouve dans un collège de Lille. Le niveau sonore à l’entrée de l’établissement m’abasourdit ; j’avais complètement oublié cette intensité. Différente mais non moins intense est celle de la chanteuse lyrique qui baroquise à moins d’un mètre de moi durant toute la matinée. Il s’agit pour l’équipe d’expérimenter les morceaux sur lesquels vont travailler les enfants, et pour les professeurs de musique, de s’accorder sur les nuances d’interprétation à transmettre. Je me demande un peu ce que je fais là, à la fois chanceuse et piégée, essayant avec une égale volonté de rendre audible et inaudible ce qu’on nous fait chanter (essayer et participer / ne rien fausser). Sans prendre aucune note sur la partition que je remiserai sagement de retour chez moi, je découvre le monde et le vocabulaire de l’ornementation baroque, avec ses battements et tremblements qui ornent les portées de petites vagues et de + (indiquant qu’il faut aller chercher la note plus haut et descendre).

Quand on passe dans la salle de spectacle (incroyable, je n’ai jamais vu ça dans un collège) pour l’atelier de danse baroque, c’est le soulagement.  Les professeurs de musique sont moins à leur aise ; chacun son tour. Ils s’en tirent bien pourtant, alors que c’est costaud pour une initiation. Les trois segments, bras, avant-bras, main, ça paraît facile comme ça, mais le souvenir des cours de pratique à l’université est à peine suffisant pour incorporer sereinement les coordinations qui nous sont proposées par le maître à danser du jour. J’ai du mal à casser le poignet d’une seule main et à inhiber le réflexe d’harmonisation ou de symétrie qui me pousse à soulever le poignet qui devrait rester tombant.

Casse-croûte dans la salle de musique, ça m’amuse :  L. a toujours des Tupperwear ultra-cuisinés, tandis que le jambon-beurre maison de V. trahit une moindre habitude de manger à l’extérieur. Quand c’est fréquent et qu’on a la flemme, comme moi, on se fait des pâtes. La conversation embraye sur un sujet léger et amusant ; tout en mastiquant, nous dressons la liste de tous les prénoms vieillots portés par nos jeunes élèves. La perception évolue en sens inverse de l’âge : certaines vieilleries ou étrangetés pour moi ont eu le temps pour L., tout juste 20 ans, de devenir actuelles et presque banales.

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En attendant l’heure de me rendre au cours que je donne, je me pose dans l’une des rares médiathèques lilloises à être ouvertes le lundi, fourrage dans les bacs et en sors Blanc autour, que j’avais repéré dans la vitrine de la librairie BD de Montrouge. Lecture in one go. La bibliothécaire circule tout autour avec un plaid vaguement écossais sur les épaules. Sur le plus proche fauteuil, à distance respectueuse, se succèdent un lecteur d’Histoire puis de manga, T-shirt ramen assorti, qui bouge les lèvres comme les gens qui lisent leur livre de prières. Cette après-midi bibliothèque pourrait devenir un rituel si je vais aux cours de stretching postural le lundi midi. Reste que les heures captives sont longues, l’immobilité amène le froid, et la durée de la session n’est pas proportionnée à celle de la lecture. L’intérêt est né, s’est maintenu puis émoussé ; il a fait son temps, mais le temps n’est pas encore écoulé.

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Mardi 15 octobre

Rouvrant le pot de marmelade de gingembre attaqué en diagonale pour laisser intact un bout de la surface lisse, inentamée du pot neuf, je me demande si d’autres gens font pareil, s’il y a d’autres gens assez bizarres pour tenter de conserver le plus longtemps possible un vestige de perfection initiale. Est-ce que ça dit quelque chose de moi ? Peut-être que je m’accroche à une croyance, à l’idée d’un donné une fois pour toute que l’on ne peut que préserver ou abimer. Comme si ce qui comptait n’était pas ce à quoi l’on parvient, mais d’où l’on part, dont je m’éloigne toujours à contrecœur. Est-ce qu’un pot de marmelade de gingembre peut trahir ça ? Il y a un moment où il faut ruiner la perfection de la gelée inaugurale si on veut que le plaisir des tartines beurre-gingembre continue.

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La réunion n’en finit pas. Les gens ne partagent pas ce qu’ils ont réfléchi en amont, ils commencent à réfléchir en groupe. Ça me rend chèvre.

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En ce moment, je pousse des petits couinements de dinosaure satisfait en me glissant sous le plaid. Douceur, chaleur, excitation minuscule. Lecture, sieste, orgasme. Je relève la tête de mon livre et plus rien ne bouge — sauf les branches d’arbre, les insectes et les nuages — mes pensées au même rythme de fausse immobilité — passent sans qu’on s’en rende compte. La lumière du soleil (jaune) et le ciel nuageux (gris) s’annulent en une lumière blanche sans heure. L’infini de l’après-midi se savoure entre 14h et 16h, après quoi l’étale se relief. En sortant du bus, je relève la tête, admire les vergetures, la peau d’orange du ciel.

Ciel au pommelage rapproché

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Pour faire plaisir à ses anciennes élèves, la directrice (leur ancienne prof) prend la barre au sol avec elles. C’est un peu étrange pour moi, qui n’ose pas corriger sa posture de tout le cours. Ce n’est pas si dur, objecte-t-elle à la fin à ses anciennes élèves qui lui promettaient de partager leurs onomatopées. Cette remarque me laisse perplexe sachant que certains mouvements n’étaient pas justes (donc ne sollicitaient correctement pas les muscles) et que le but n’est de toutes façons pas d’en baver, mais de se gainer et s’étirer de manière efficace, pour se sentir bien dans sa vie de tous les jours et progresser en danse. Le rapport des gens à la difficulté me laisse globalement perplexe, ces derniers temps. Mais peut-être n’est-ce absolument pas la question, peut-être avait-elle seulement besoin de faire bonne figure et se rassurer — sur sa valeur de professeure non diplômée (le diplôme a été créé un an après ma naissance) comme sur l’état de son corps tout juste retraité.

De mon côté, peut-être que j’en rajoute dans les bêtises, que je dis par exemple en passant d’un exo sur le dos à un exo sur le ventre qu’on se retourne comme un poulet grillé, mais ce n’est pas de ma faute, c’est l’odeur dans le bus en venant — à quoi tiennent les métaphores servies lors d’un cours de danse… Quand, sur le dos, les jambes en table, j’explique qu’on va descendre un pied l’un après l’autre pour piquer le sol, l’évidence s’impose pour quelqu’un : c’est comme attraper un sachet de bonbon, mais avec les pieds. Je suis d’accord, mais seulement si ce sont des Michoko.

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Mercredi 16 octobre

Mes règles sont en avance (décalées avec la Lune ?) et c’est la dernière semaine avant les vacances, mais curieusement le marathon du mercredi se passe mieux qu’anticipé, les enfants ne sont pas si dissipés. Je me rends compte en rédigeant cette entrée que je note la même chose chaque semaine pour le mercredi : un peu moins fatiguée. Cela ne relève probablement pas tant de l’amélioration que du soulagement. Je devrais prendre acte de cet état de fatigue tolérable, mais l’anxiété semble avoir conservé le tout premier mercredi comme mètre étalon absolu et me le fait craindre chaque semaine.

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Madame, y’a H. qui pleure. Quand mes yeux la trouvent, H. est recroquevillée debout sur ses pleurs silencieux, tétanisée par des larmes qui tombent au sol… en flaque. En flaque ! Il y a une petite flaque d’eau par terre.  Je croyais que ça n’existait que dans les bande-dessinées. Une partie de mon cerveau s’esbaudit de cette profusion lacrymale, tandis que l’autre fait ce qu’on attend d’elle, s’enquiert de se qui passe, tente de rassurer, demande des excuses à la camarade qui s’est permis de dire à H. qu’elle était la seule à ne pas y arriver — ce qui, outre n’être pas charitable, est complètement faux, parce qu’on est en train d’apprendre un nouveau pas et, c’est normal, on tâtonne.

C’est parce que vous êtes trop nulles ! j’entends chez les 9-10 ans. Mais qu’est-ce qu’elles ont aujourd’hui ?  Je dois expliquer que, même si « c’est une blague », je ne veux pas de ça dans mon cours  — d’autant qu’on finit toujours par se demander si la blague en était vraiment une, dans ce genre de cas ; ça introduit le doute chez ceux qui en font les frais et fragilise leur confiance. Donc nope, hors de question.

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À un papa qui amène sa fille toute échevelée, je dis gentiment que ce serait bien si elle pouvait avoir un chignon la semaine suivante : « Pour le spectacle, bon d’accord, mais chaque semaine, non, non ! » Yeux qui roulent, bouche qui s’ouvre… Manifestement j’abuse grave. Un chignon pour un cours de danse classique. Et puis quoi encore, un chignon banane laqué avec une tiare ? J’en viens à douter de la légitimité de ma demande ; après tout, la convention de mon monde ne fait pas forcément sens pour tout le monde.  Est-ce que je n’abuse pas à relayer cette demande de la directrice, alors que l’essentiel est que les enfants ne soient pas gênées pour danser ? Décontenancée, j’essaye de négocier pour que la petite vienne avec des épingles, je lui ferai moi son chignon, ce n’est pas un problème, pendant que la père attrape les cheveux de sa tête blonde et lui fait une queue de cheval à l’arrache sans brosse. Le message est manifeste : ce papa dépose sa fille pour une heure de garderie bon chic bon genre, qu’elle s’amuse, hein, faudrait pas que l’activité exige un effort supplémentaire. De tout le cours, la gamine n’a pas arrêté de passer ses mains autour de son visage pour repousser les cheveux qui lui tombaient dans les yeux.

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Cette tendance que j’ai à parler au conservatoire de ce qui ne va pas à l’école et à l’école de ce qui ne va pas au conservatoire. Pourquoi je fais ça ? Le besoin de débriefer des angles morts propres à chaque structure a des relents de bitchage hypocrite. Pourtant, je pense chaque chose que je dis, en positif comme en négatif.

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Jeudi 17 octobre

Je prends plaisir à rédiger un article de blog sur le livre de Clémentine Mélois. Cela n’empêche pas l’anxiété de remonter.

Malgré ma préférence pour la VO, Tuca & Bertie passe mieux en français. J’ignore si c’est une pure question de vitesse, si l’animation empêche une inconsciente lecture sur les lèvres ou si les sous-titres se détachent moins bien sur le dessin que sur une image filmée, ralentissant la lecture, mais même avec les sous-titres, je peinais à suivre le rythme.

La dermatillomanie ou le plaisir à s’exploser des boutons selon Tuca (je plussoie) :

"Allez, avoue que t'aimes ça. C'est étrangement jouissif."

"C'est comme éclater du papier bulle"
En V.O. : It’s like bubble wrap but made out of skin.

Mes adultes débutants font des progrès, il faut les voir en retiré, ça me rend toute chose guillerette. Une dame dont je n’avais même pas retenu le prénom me tend un tote bag avec cinq élastiques du type qu’on utilise pour travailler la souplesse : c’est pour vous, je les ai récupérés au travail. C’est pour moi, pour nous, forcément j’ai de suite envie de jouer avec.

Et on tire sur la barre, fesses en arrière, dos plat… Je n’avais pas prévu la force d’une de mes jeunes adultes, qui fait de la muscu : la fixation se décroche, cheville arrachée du mur, poussière de plâtre tout autour. Oups.

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Vendredi 18 octobre

Réveillée 7h30, je me suis rendormie jusqu’à 11h ! Poisseuse de ne pas avoir pris une seconde douche la veille au soir, je me réveille crade mais régénérée.

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Samedi 19 octobre

Est arrivée en cours il y a quelques semaines une enfant ahurissante, dont je me demande à chaque fois ce qu’elle fait là. Pourquoi n’est-elle pas à l’école de danse de l’Opéra ? Musculature finement dessinée, cou-de-pied, ligne d’arabesque à se damner, placement et coordinations en place, compréhension immédiate du mouvement, musicalité, intelligence vive, curiosité, gentillesse, plaisir manifeste — tout, elle a tout. Je dois vraiment me creuser la tête pour trouver quoi lui dire et ne pas l’ignorer ni la placer dans un inconfortable rôle de chouchoute en la félicitant systématiquement.  Les pointes aident, où elle rencontre le problème inverse de tout le monde : ne pas passer par-dessus le plateau.

Il m’est difficile de ne pas conserver un ton énervé quand j’ai dû forcer ma voix pour récupérer l’attention du groupe. Je dois faire un effort conscient et moduler mon expression pour repasser dans l’appréciation des efforts engagés dans le mouvement, indépendamment du comportement qui a nécessité un rappel à l’ordre juste avant. Je sais pourtant qu’élever la voix n’est jamais bon, ni pour le groupe ni pour mes cordes vocales. Pour préserver ces dernières, je tente de mettre la musique puis de l’arrêter dès qu’elle a déclenché chez les élèves le réflexe de se mettre en position, histoire de pouvoir donner quelques indications dans le calme revenu, mais c’est presque pire tellement c’est passif agressif. C’est fou comme il est facile d’en vouloir aux élèves de ce qu’on devient à leur contact lorsqu’on est fatigué et démuni.

À côté de ça, il y a des moments de grande beauté, comme de les voir plongés dans leur interprétation tête en l’air pour l’entrée du danseur en brun.

Après le cours, je reste pour une petite session d’improvisation en solo. Je n’avais pas réalisé jusque là qu’il n’y avait personne après moi, que je pouvais profiter du studio.

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Dimanche 20 octobre

Encore un dimanche où la douche marque la césure entre deux pyjamas. Du rangement.

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Lundi 21 octobre

Nouvelle compréhension unlocked au cours de stretching postural : je dois avoir l’impression de ne pas tendre complètement mes genoux pour assurer la continuité entre plié et relevé. C’est la différence entre tendre et allonger que nous avions vue en formation (reculer le genou à l’horizontale versus laisser le genou suivre le mouvement vertical du bassin qui s’éloigne des chevilles), que j’avais intellectuellement comprise et observée sur des jambes en X, mais que je n’avais pas du tout sentie dans mon propre corps. Je ne pensais pas verrouiller les genoux, alors que si, c’est une tendance que j’ai, qui va de paire avec le réflexe de me caler à l’arrière de la jambe / cheville. Je découvre qu’on peut se caler à l’avant, que c’est même souhaitable.

Ce lundi, nous sommes seulement trois au cours, trois danseuses. On commente, on s’interroge, on cherche les sensations, on onomatopéise les difficultés et on papote aussi entre deux, j’adore. Contrairement aux cours en soirée, où l’on trouve des profils divers, avec gens qui font du tennis, d’autres sports ou qui juste s’entretiennent, on peut s’atteler à des mouvements strictement liés à la danse. Par exemple, le travail de torsion pour l’arabesque en twistant ; ça a encore du mal à venir.

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L’après-midi, je donne mon premier cours particulier chez moi, la cheminée en guise de barre. Je propose à la maman, que j’ai déjà rencontré, de rester assister au cours ; elle ne veut pas déranger, mais si ça ne dérange pas, elle veut bien, c’est vrai qu’elle a déjà passé trois heures dans sa voiture à bouquiner ce matin, en attendant que sa fille sorte de répétition. Pour l’avoir eu en stage cet été, je sais que la jeune fille est avide de comprendre et de progresser. Alors, j’y vais, je la bombarde de corrections pour tourner les cuisses en dehors, pas seulement les hanches et les chevilles, relayer l’en dehors musculairement tout le long de la jambe, appuyer dans les orteils vraiment, pas juste sous le coussinet, trouver la torsion dans l’arabesque…

Le changement est spectaculaire pour l’arabesque ; bien placée, la jeune fille  se découvre de nouvelles capacités — et surtout, elle ne ressent plus le pincement aux lombaires qui l’amène régulièrement chez l’ostéo. « Même moi qui n’y connait rien, je vois la différence » souffle la maman, dont j’ai eu l’occasion de constater qu’elle est une vraie ballet mum et s’y connait beaucoup plus qu’elle ne pense à force d’observer. Comme mon miroir n’est pas assez grand, je lui propose de prendre sa fille en photo, pour qu’elle puisse voir sa nouvelle ligne d’arabesque, lier image et sensation. À elle non plus, on n’avait jamais expliqué — même incrédulité que pour moi il y a quelques mois.

La barre n’est qu’un prétexte. Pour chaque exercice, quasiment, on se retrouve à tester d’autres mouvements ; il faut nous voir, toutes les deux, nous asseoir, nous relever, assises, allongées, chaussons retirés, remis, élastiques saisis puis écartés, yeux coincés en l’air à l’affût d’une sensation comme si c’était un mot oublié… Tout ce que j’ai compris, récemment ou moins récemment (mais surtout récemment), j’ai envie de lui transmettre. Dans l’enthousiasme, je lui ressers toutes mes découvertes… et me rends compte après coup que c’est une très mauvaise stratégie si je devais la voir toutes les semaines. Il serait beaucoup plus intelligent de choisir une ou deux corrections fondamentales et de les décliner tout au long de la barre : cela permettrait une meilleure incorporation pour l’élève, et me laisserait des cartes à jouer pour d’autres cours. Pas de regret à avoir ici, car la jeune fille a un emploi du temps tellement blindé qu’on ne pourra se voir qu’à l’occasion des vacances scolaires, mais c’est une bonne leçon pour moi, quelque chose à garder à l’esprit pour le futur. À elle, je conseille à chaque cours de choisir une, maximum deux corrections et de se concentrer dessus tout au long de la classe : un cours seulement pour la rotation des cuisses, un seulement pour le repoussé des orteils, un pour s’assurer de la symétrie des bras, etc.

Le temps passe vite, je déborde. On discute aussi, sa maman, elle et moi, et on se quitte presque deux heures plus tard pour un cours qui devait n’en durer qu’une.

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Je recopie tout Hollie McNish avant de le rendre à la médiathèque. Encore une note de blog qui va rester en brouillon (une éternité, dans le meilleur des cas).

Demain, je pars à Paris alors que l’appart enfin rangé et dégagé, avenant, que j’ai envie d’y vivre un peu là maintenant. C’est toujours comme ça.

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Mardi 22 octobre

La propriétaire va passer en mon absence pour permettre à un artisan d’établir un devis. L’impression que tout doit être nickel ajoute à la tension qui précède n’importe quel départ quand on a des TOC. Comme souvent ces derniers temps, priorités et perspectives se trouvent écrasées, tout mis sur le même plan, tout doit être fait, poubelles sorties, miettes ramassées, chauffe-eau arrêté, linge rangé, valise terminée, vaisselle rangée, rebord de l’évier essuyé, hôte dépoussiérée, aspirateur passé, livres rendus à la médiathèque. Sur le trajet, je remarque qu’il fait beau, comme si l’information ne m’était pas parvenue par la porte-fenêtre. C’est un temps à se balader au parc Barbieux, mais je n’aurai pas le temps d’y aller, pas le temps d’en profiter en tous cas, si j’y mets les pieds, ce sera chronométrée par ma to-do list mentale. C’est toujours quand l’appart est quasi nickel, espacé, aérée, lumineux que je dois le laisser et n’en pas profiter, pour retrouver celui cluttered du boyfriend.

Dans le métro lillois, une femme enceinte reste debout à côté de moi — il y a du monde et pour deux stations élude-t-elle quand son amie insiste… Son compagnon, drôle d’oiseau dont les rides répercutent le sourire en infinies fossettes et douceur, se tient plus loin près de la porte et essaie de faire deviner ce qu’il a acheté, composé en partie de chocolat. L’amie, entre eux deux, tente une suggestion, mais non, ce n’est pas un gâteau au chocolat, il le répète à cause du bruit, ce n’est pas un gâteau, mais oui, il y a du chocolat, l’énigme ricoche jusqu’à moi. La femme enceinte est perplexe : des Michokos ? je lui suggère. Et m’excuse, le chocolat m’a trigger. Elle répercute ma réponse, mais non, ce ne sont pas non plus des Michokos. Ils descendent là, moi aussi, bonne journée, au revoir. Sur le quai, l’homme en aparté me donne la réponse : de la mousse au chocolat, comme ça vous savez. Comme ça je sais — combien ces gens sont adorables.

Dans train, les bruits m’assaillent : conversations (ça parle à côté en termes mêlant travail et vie privée), tchik tchik tchik de qui pianote déjà vigoureusement, sacs et manteaux qui se zippent dézipent, les haut-parleurs déversant une annonce par-dessus. Quand je raconte ça au boyfriend, il me suggère de prendre un casque, mais si je ne m’expose pas un minimum, je ne vais plus rien supporter. Alors je prête attention, écoute pour spatialiser chaque son et le remettre à sa place, à distance. Je crois que ça fonctionne, je m’endors.

Dans le métro parisien, les gens sont bien habillés (mieux habillés) mais aussi arrogants. Pas là qu’aurait lieu ma petite interaction lilloise. À Lille souvent, quand on croise un regard dans le métro, quand on se surprend hagard, fatigué ou ennuyé, on s’adoucit d’un sourire échangé ; à Paris, ce serait de la provocation, qu’est-ce qu’elle me veut, back off, le code veut qu’on s’évite et se dédaigne. Je ne vaux pas mieux que les autres, muette à l’arrivée de la culpabilité, répondant dans une barbe que je n’ai pas au bonjour du vagabond qui insiste, il est un humain qu’il sache, nous pourrions répondre, chercher de la monnaie, pendant que s’installent malaise et puanteur.

Retrouvailles tranquilles avec le boyfriend. Les peaux se reconnaissent, s’échauffent, se ramollissent, durcissent et se ramollissent encore, bonnes pâtes à pain à pétrir et caresser. Sa bouche rattrape la mienne pour la mettre en sourdine quand. Les draps déjà bons à changer.

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Mercredi 23 octobre

Il fait incroyablement doux pour la saison. Je lis dehors, par terre dans la cour, en suivant le trajet du soleil. Adossée au muret, aux mauvaises herbes, en tailleur un peu plus loin. L’ombre de l’immeuble d’à côté grimpe doucement le flan de la maison (divisée en appartements, mais elle a un toit de maison, elle, quand l’immeuble d’à côté est partout à angles droit) et fait paraître lumineuse et claire la façade qui pourrait pourtant bénéficier d’un ravalement. La maison est radieuse sous le ciel intense, je lis par terre sur le bitume. Ça a un goût d’enfance. À quatre heures, je vais chercher un goûter au coin de la rue : un petit pain avec des pépites de chocolat qui, le pain au chocolat étant déjà pris, a été baptisé douceur au chocolat et c’est vraiment ça, une douceur chocolatée qui se grignote à même le papier d’emballage. La ville elle aussi a grignoté, le soleil ; je profite de son dernier pan collée au portail de la résidence d’à côté. Ça amuse les gens devant qui je m’efface pour les laisser passer. Il y a du jeu dans leurs mots : amusez-vous bien, me dit-on comme à une enfant. Une bonne lecture, c’est quelque chose que l’on souhaite à quelqu’un d’assis sur un banc.

(Le lendemain, je m’y prends un peu mieux, un peu plus tôt et je peux sortir lire sur le perron.)

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Jeudi 24 octobre

J’ai du mal avec les podcasts, mais grâce à l’épluchage des légumes pour le curry japonais et à la panne de courant, j’ai enfin écouté l’épisode de Tous danseurs avec Laura Cappelle. Cela me confirme ce qu’augurait la lecture de l’introduction de son essai sur la création en danse classique : que du bon.

Petit pan de mur éclairé par la flamme d'un chauffe-plat dans l'obscurité

Heureusement l’épicerie du coin est encore ouverte quand survient la coupure de courant. Nous pouvons ainsi éteindre les lampes de poche et entamer un dîner romantique aux chauffe-plats après avoir transféré le contenu du congélateur chez le voisin et sorti sur le rebord de la fenêtre le morceau de sopalin qui a pris feu. Le boyfriend est agacé d’être privé de riz pour accompagner le curry (lequel arrivait heureusement en fin de cuisson) et surtout soucieux des travaux que la panne implique à très court terme. Cette soirée épique me rappelle les coupures de courant de mon enfance  (plus fréquentes que de nos jours, quand j’y repense) et l’aspect ludique prend le relai de la contrariété. Le chat quant à lui regarde sa fontaine à eau arrêtée et refuse de boire l’eau déjà croupie c’est certain.

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Vendredi 25 octobre

Un ami du boyfriend passe nous prendre en voiture pour un week-end d’anniversaire surprise à Nantes. Sur la route, il évoque sa relation d’emprise avec une perverse narcissique, et le long apprentissage pour s’en défaire sachant qu’il lui reste en partie lié puisque c’est la mère de ses enfants (eh, vivement la majorité). En quatre heures de trajet, on cause de beaucoup d’autres choses, notamment de travail et de reconversion : la passagère à l’avant est en plein dans le flou. Notre conducteur partage une approche qui a complètement changé sa manière d’aborder la chose. Plutôt que de choisir un métier en s’orientant vers un domaine (le social, l’agri- ou culture tout court, le sport, l’informatique…), on peut se demander ce qu’on aimerait qui le constitue au jour le jour, au niveau du corps : préfère-t-on être debout ou assis ? dehors ou à l’intérieur ? interagir avec beaucoup ou peu de personnes ? qu’on revoit ensuite ou pas ? pour un accompagnement dans la durée ou ponctuel ? Il faut aussi penser à la périodicité — et ce dernier point me semble crucial — à quel rythme souhaite-t-on ou tolère-t-on que le boulot se répète : au bout d’une heure, d’une journée, d’un trimestre, d’une année ? Sachant qu’il y a évidemment plusieurs niveaux de périodicités : par exemple, mes cours de danse se répètent d’une heure sur l’autre (au sens où on reprend l’échauffement à chaque fois), mon planning de semaine en semaine (du lundi au samedi, j’ai vu tous mes élèves) et la courbe de progression sur l’année (avec ce suspens : jusqu’où vais-je mener mes adultes débutants ?).

À 22h30, le sécurité du camping passe pour nous prévenir gentiment qu’il nous faudra la mettre en sourdine à 23h max. Sans être particulièrement bruyants, nous sommes nombreux, tous rassemblés sur la terrasse d’un des bungalows. De toute la soirée, je n’ai pas arrêté de manger toutes les quiches vegétariennes et végétaliennes et les cookies avec ou sans gluten qui débordent de partout devant nous — pour tromper le froid, on va dire.

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Samedi 26 octobre

La nuit a été hachée, mais je le savais, que je dormirais mal, j’en avais pris mon parti. Je suis presque agréablement surprise : résignée, les ronflements ne m’irritent pas, et les réveils ne s’éternisent pas en insomnie comme je l’avais redouté.

Ce que je n’avais pas prévu, en revanche, c’est le froid qui, sans être mordant, s’accumule tout au long de la journée. La partie de mini-golf à laquelle j’assiste les mains dans les poches est supportable grâce aux machines de sport de plein air juste à côté ; un peu d’elliptique aide à se réchauffer. La visite de la ville en revanche est difficile : je pensais que marcher suffirait à me réchauffer, mais le groupe s’est calé sur la vitesse de marche de la petiote, même quand elle est en poussette. Ma mini-doudoune aurait été parfaite sous ma veste en polaire ; elle est malheureusement restée à Roubaix. Au bord de la Loire, je lui dédie de tendres regrets. Au point où j’en suis, je ne vais pas me priver de la bonne glace qu’on me fait miroiter, et je poire-cacaote-grelotte à la Fraiseraie après un safari en slow motion pour admirer la machine éléphant qui se promène dans la ville. Elle est immense et avance au rythme d’un camion de nettoyage en faisant à peu près le même bruit — je n’avais jamais remarqué ça sur les vidéos de l’île des machines aperçues ici ou là. Il y a quelque chose de magique à regarder se mouvoir cette créature qui ne l’est pas du tout, toute de métal, bras mécanisés, tuyaux, rouages et moteurs et lourdeur quand on l’imaginerait si facilement légère, lisse et numérique. Comme si le monde de James Thierrée s’était échappé du théâtre.

Glace devant le ciel nantais

Notre groupe avance toujours à vitesse pachydermique. C’est un paquebot qui vire lentement, sur le pont duquel je piétine et ronge mon froid. Quand on s’échoue dans un bar en attendant l’heure de la réservation à la crêperie, c’est trop pour moi, le bruit, les conversations croisées, la musique, la grande tablée, je shutdown et me réfugie dans la somnolence pour limiter les stimuli agressifs. Souris en mode économie d’énergie.

Les grandes tablées sont frustrantes et épuisantes. On est toujours en train de démêler les écheveaux sonores pour distinguer une conversation, parfois deux, et c’est généralement celle que l’on veut vraiment suivre qui se perd derrière celle, plus proche, qui nous inclut davantage ; une réponse est attendue de nous, et ça y est, on a perdu le fil de l’autre discussion, on ne saura pas ce à quoi on prêtait l’oreille. À la crêperie, le problème de perdre une discussion en répondant à l’autre ne se pose plus, je suis focus sur la carte puis mon assiette. Suite à un quiproquo (je pensais l’avoir crue en salade), je découvre la salicorne cuite, qui se marie très bien avec le bleu et les noix de ma galette. Je me régale et me réjouis : ce n’est pas tous les jours que l’on découvre de nouvelles saveurs.

La serveuse un peu autoritaire au début du service se détend à la fin du repas, rassurée par le groupe qui n’a pas posé de lapin, n’est pas trop bruyant, n’a pas monopolisé les tables pour rien en se partageant trois galettes et se révèle même composé de gros mangeurs qui enchaînent deux galettes avant de passer au far breton. Elle nous raconte qu’elle n’est plus serveuse pour bien longtemps : elle se reconvertit dans le soin animalier. Deux parents essayent déjà de lui refourguer leur progéniture en stagiaire quand-il-sera-plus-grand et, ces liens affermis par le chouchen, elle nous parle de sa femme, qui porte le même prénom qu’elle mais aussi le même nom, deux femmes de même prénom et de même nom, quelles étaient les probabilités, ça rend fou le facteur.

(Comme une lettre à la poste : laisser croire que nous nous sommes endormis durant le temps calme de début d’après-midi, chacun dans son bungalow, alors que nous rigolons comme des ados d’avoir été arrêtés en plein élan par un ami venu toquer à la porte après avoir laissé filer l’heure de rendez-vous.)

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Dimanche 27 octobre

Le chouchen et le bleu font fort. À quatre heures de matin, je fuis la chambre à gaz et passe le reste de la nuit sur le canapé en skaï un peu petit, recroquevillée pour tenir sous la veste en polaire. La journée est de trop. Je rentre en moi pour rester le plus passive possible et moins subir le rythme du groupe, trop lent dans sa marche, trop rapide au café où je commençais tout juste à me réchauffer malgré la porte grande ouverte. À peine s’est-on fait offrir la tournée de chocolats chauds que l’on repart, se promener dans le jardin japonais de l’île de Versailles (ça ne s’invente pas). Le lieu est joli, si ce n’était pas sous un parapluie, j’apprécierais beaucoup d’y flâner. En l’état (de fatigue), j’ai juste envie de revenir au chaud. On poireaute un gros quart d’heure à l’arrêt de tram après qu’il nous a filé sous le nez, et rebolote à la terrasse du restaurant qui n’est pas prêt à nous recevoir, quinze, vingt, trente minutes, le timing devient trop juste, je ne commande rien, les autres avalent leurs frites froides et on file. Notre conducteur a un train à attraper à Paris en début de soirée.

Je me détends quand on se retrouve au chaud et en nombre réduit dans la voiture. C’est un peu bizarre, mais ces trajets sont presque ce que j’ai préféré du week-end, quand le temps contraint dans un petit espace amène la conversation à se nouer autour d’expériences plus personnelles, légères et graves, sincères ou amusées. Il est entre autres question des choix de parentalité quand on a divorcé d’une perverse narcissique (comment accueillir la parole des enfants sans dénigrer l’autre, ni dans son rôle de parent ni d’amoureuse passée), de l’attention impliquée par un look négligé (faussement négligé s’il devient systématique d’avoir des chaussettes dépareillées, un lacet défait ou, chez les danseurs contemporains, une unique jambe de pantalon relevée) et de se défaire du passé ou de sa garde-robe. J’adore que K. expédie ses colis Vinted avec mot pour dire tous les concerts à laquelle cette minijupe ou ce bracelet clouté a assisté. Quelque part sur l’autoroute, il y a aussi cette phrase qui me cueille, qu’il faut tout une vie pour passer du contrôle à la maîtrise. Le conducteur a passé du temps chez le psy, ça se sent, ça le rend encore plus humain et passionnant.

La fatigue tombe quand on est enfin chez soi. Elle tombe, à la fois moindre et plus intense.

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Jeudi 31 octobre

Plein de seaux citrouille identiques se baladent dans Montrouge. Mum m’en offre une au chocolat. C’est le jour de ma conversation annuelle avec mon demi-frère. Joyeux anniversaire. Merci. On n’enchaîne pas ; cela n’empêche pas d’être sincère.

Bientôt à la retraite, Mum a vidé son enveloppe du C.E. pour nous offrir deux places à l’Opéra : nous allons voir le programme Forsythe-Ingermann à Garnier. J’ai sorti les chaussures vernies qui ne voient plus le pavé à Lille et un petit pull vaguement dos nu pailleté pour ne pas me sentir trop pouilleuse. La minijupe grise et noire qui était plus ou moins ma tenue de base parisienne me donne aujourd’hui l’impression d’être habillée ; ce n’est pas un pantalon de danse, rendez-vous compte ! Je ne comprends pas trop la DA, me confie le boyfriend en me voyant enfiler par-dessus le seul gilet que j’ai sous la main, orange presque fluo. La direction artistique n’aime pas avoir froid.

Nous profitons de la proximité de la rue Sainte-Anne pour manger un bol de ramens avant le spectacle. Les soba d’Aki sont encore meilleures et plus copieuses que dans mon souvenir, l’œuf cru remplacé par du tofu frit. Je me délecte du bouillon bien chaud et des petits morceaux de friture qui baignent dedans, avec profusion d’algues savoureuses.

Et c’est l’heure, nous y sommes. La sonnerie ne sonne pas, remplacée par des cloches, moins stressantes, mais un peu austères. C’est mon ancienne vie qu’elles enterrent — ou ressuscitent, je ne sais pas bien. L’impression est persistante d’être de retour dans ma vie d’avant. Les contrôles à l’entrée, la boutique, le grand escalier, l’extrême entre-soi social, le velours des tentures et des fauteuils… tout est familier et pourtant je ne me sens plus appartenir à ce monde. Cela me semble même un peu fou qu’il ait pu être le mien à une époque. Je suis très contente d’être là, mais j’y suis comme on se retrouve dans une maison d’enfance, en visite. Sans même en éprouver grande nostalgie. Le passé a bien vécu.

Le plafond de Garnier, faiblement illuminé dans le noir

Ce qui n’y appartient pas, au passé, c’est ce qui se déroule sur scène : ça, peut-être, ça m’avait manqué ? Pas vraiment non plus pourtant, pour être honnête. Sans rien enlever au plaisir réel que j’ai à être de retour, me revient confusément le souvenir d’une lassitude qui poignait, la vie par procuration, les doses de scène à augmenter pour que le shoot fonctionne. Il me fallait bien quelques années de sevrage pour retrouver l’intensité de l’exceptionnel. Pas de manque, mais du plaisir, c’est au final une relation beaucoup plus saine. Exit le chocolat liégeois que j’entrevoyais après le spectacle à l’Entracte (la brasserie est blindé) ; le désir d’un bon Coca bien frais bien sucré monte dans le bus du retour (direct, ce luxe !) et c’est exactement ce qu’il nous fallait, ce débrief Coca-canapé.

novembre au parc Barbieux

Immense hêtre pourpre dans un camaïeu orangé, derrière une étendue d'eau

Par la fenêtre,
les couleurs et leur absence ne laissent aucun doute :
le train file vers le mois de novembre.
Ma veste en polaire, de trop à l’aller,
manque au retour d’une fine doudoune pour doublure.
J’épluche ma première clémentine de la saison
en pensant aux dernières prunes,
de part et d’autre des vacances.

À l’arrivée, à Roubaix,
les températures n’en attestent pas, mais ça y est,
l’air est froid
la ville ouatée d’un calme
qui ne s’explique totalement
ni par le retour en province
ni par le dimanche

le parc Barbieux a plongé dans l’automne
comme on plonge une plante à rempoter dans la terre
une plante desséchée dans une bassine d’eau
la pointe des cheveux dans une solution décolorante
la cime des arbres dans le henné
au sol des halos de feuilles lumineuses
matérialisent les aires d’influence de chaque individu
soleils projetés depuis un ciel uniformément absent
fentes de timidité inversées en diagrammes de Venn
grosse feuille marron-orange au milieu des petites jaunes
pardon si je vous ai marché sur les pieds
une petite jaune éclatante perdue en lisière des marron-orangées
pardon si j’empiète sur votre territoire
une frousse rousse surgit derrière un sapin sempervirente — bouh

Arbres aux feuilles oranges éclatantes, qui fait comme une auréole au sapin qui se tient devant du rien (une espèce de paille) où il y avait du plein : les roseaux ont été fauchés (moissonnés ?)
du plein où il y avait du rien : un petit conifère planté à la place d’un adulte déraciné

ils sont beaux, ces canards, s’extasie une mère derrière sa poussette
et ce n’est même pas à destination de l’enfant
ce sont juste des canards, je pense blasée,
mais je voudrais que ce soit elle qui ait raison
alors je m’applique, ce n’est pas très difficile
ils sont beaux, ces arbres
ces textures fluffy, cramoisies, boa froufrouteux
plus douces et plus riches que les plaid à carreaux
qui pendent autour des cous sous couvert d’écharpes

je marche sur le bord invisible du chemin pour que ça fasse
frouch frouch
une dame entend
frouch frouch
et sous le hêtre pourpre, présentement de toutes les nuances du non-pourpre, me sourit
moi aussi je suis une dame
c’est le monsieur pourtant pas tout jeune qui photographiait les perruches à col vert qui l’a dit
merci madame
quand je lui ai appris qu’il photographiait des perruches à col vert
de rien toute la recherche en revient à Mum
se demandant un jour quelles herbes avaient bien pu infuser dans son thé
pour voir ainsi voler une bestiole vert fluo
au petit-déjeuner
(de fait, je me suis trompée : ce sont des perruches vertes à collier)

sur le retour
les pensées diluées dans la marche et les feuilles
refont surface
comme le cacao mal dissous dans le mug de lait chauffé au micro-ondes
obstruent un peu le paysage
brouillé dans son camaïeu couleurs chaudes ciel froid
quand soudain, les marshmallow :
un arbuste aux petites boules violettes
qui n’a pas reçu le dress code automnal
Google Lens identifie cet original
comme un callicarpa bodinieri
dit arbuste aux bonbons violets
le bien-nommé

Septembre 2024, journal

Dimanche 1er septembre

La tentation est forte de reprendre les exercices de la Royal Academy of Dance pour mes cours enfants de début d’année. L’équilibre est si bien trouvé entre travail technique et ports de bras dansants… Je me rends compte rétrospectivement de la chance que j’ai eue de commencer avec une prof adorable formée à la RAD ; je n’aurais peut-être pas du tout accroché à la danse classique sans ce mélange de technique, caractère et free movement (aujourd’hui, j’assimile un peu ça à la danse libre d’Isadora Duncan).

Je visionne les vidéos et soudain, je prends conscience que les musiques sont orchestrées, et non simplifiées au piano ! Tu m’étonnes que les enfants aient une meilleure musicalité après ça, et que ça paraisse de suite plus dansant. C’est beaucoup moins métronomique que chez nous. Comment met-on en place cette écoute, en revanche, mystère et boule de gomme ; les enfants ont déjà du mal quand la mesure est hyper scandée…

Le seul truc qui me laisse perplexe, c’est le mélange constant parallèle / en-dehors, par exemple l’appel d’un saut se fait en première mais l’atterrissage en parallèle (ce qui fait sens pour sécuriser les genoux) ou vice-versa. Ça me semble vite embrouiller.

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Lundi 2 septembre

Capture d'écran de Bridgerton "Who needs fresh ait when there is fresh gossip?"

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Mardi 3 septembre

Ma pré-rentrée de professeur au conservatoire se fait dans le même auditorium qu’en tant qu’étudiante : j’ai l’impression de faire une quatrième rentrée à l’école.

Les intervenants annoncent tous qu’ils vont essayer de faire court. On pourrait probablement retirer un quart d’heure à cette journée sans ces annonces qu’on sait tous vaines. Les discours se veulent inclusifs de la danse et du théâtre, mais tout est pensé pour la musique, telle cette intervention sur les droits de reproduction des partitions. C’est lunaire : pour être dans les clous, les professeurs doivent apposer des autocollants sur toutes les photocopies non libres de droits, chaque professeur se voyant octroyer un nombre limité d’autocollants pour l’année en fonction du budget global défini par le conservatoire et reversé aux éditeurs. Et on doit coller un autocollant même si on a acheté la partition et qu’on fait une photocopie pour pouvoir l’annoter au crayon ? Oui, une copie est une copie, peu importe le motif, peu importe qu’on ait ou non acheté l’original. Dans la salle, on tique moins sur l’atelier gommettes imposé par l’administration que sur la notion libre de droits et le moment où une partition tombe dans le domaine public — 70 ans après la mort de l’auteur, d’accord, mais alors pourquoi faut-il payer pour une partition de Mozart transcrite pour tel instrument il y a 80 ans ? Ce que l’intervenant peine à expliquer, c’est qu’est considéré comme auteur non seulement le compositeur original et un éventuel transcripteur, mais aussi la personne qui a élaboré ou modifié l’édition de la partition (la mise en page, les annotations diverses…). Et les éditeurs s’arrangent souvent pour sortir une nouvelle édition avant de perdre les droits… C’est pour ça qu’il y a parfois plus d’erreurs sur des éditions modernes ? Un professeur vient de résoudre un mystère en découvrant l’anguille sous la roche — une mise à jour bâclée pour conserver les droits. L’intervenant admet que ce n’est pas impossible. Pour autant, les professeurs ont du mal à admettre qu’ils se font enfler et soumettent tout un tas de cas particuliers à l’intervenant, lequel coupe court en donnant ce repère infaillible : regarder la date en bas de la partition. Si, en ajoutant 70 ans, on est avant 2024, c’est libre de droit. Sinon, il faut cramer une gommette. J’ai eu l’impression de revenir en master édition.

Carte des bibliothèques de Paris, carte de la médiathèque de Roubaix, carte des bibliothèques de l'agglomération lilloise
Enseigner au conservatoire me donne le droit à une nouvelle carte de médiathèque gratuite <3

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Mercredi 4 septembre

Après la réunion de tout le personnel enseignant de la veille a lieu la réunion du département danse. C’est aussi infini qu’une réunion en entreprise, mais tu peux piquer la boule à picots de ta collègue pour te masser les pieds parce que tout le monde est en chaussettes dans le studio de danse. Puis c’est pratique pour voir aux réactions des uns et des autres à qui l’on a à faire. Une accompagnatrice refuse que son emploi du temps comporte une heure de trou (une seule dans la semaine) à moins que ce soit officiel, et par officiel, elle entend : rémunéré. Tout le monde hallucine un peu, sachant que l’enjeu est que les enfants puissent avoir le temps de manger (ne parlons même pas de celui de digérer) entre le collège et le cours de danse.

L’emploi du temps est globalement un casse-tête. Cela me donne très envie de télécharger le logiciel de mon ancien employeur pour couper court aux atermoiements infinis devant un document Excel en constant copier-couper-coller, mais au point où on en est renseigner les contraintes de chacun prendrait probablement plus de temps que n’en ferait gagner la génération de l’emploi du temps.

J’assiste à l’audition de l’après-midi. Consciente qu’une personne de plus dans le jury ajoute probablement au stress des candidates, je tente de compenser en arborant tout au long du cours un visage souriant que j’espère encourageant. Surprise mutuelle en retrouvant une élève de l’an passé ; alors que je ne dirige en rien l’audition, c’est spontanément à moi qu’elle vient demander si elle peut aller chercher sa gourde.

À côté de moi, un professeur dont le français n’est pas la langue maternelle fait rédiger à une IA un texte motivant le refus d’une élève qui a posé problème par le passé et que le conservatoire ne reprendra pas, surtout dans un contexte où les classes sont déjà remplies à ras bord. Le professeur pianote son prompt, manque de maturité, de coordination, et les lignes se mettent à courir. En quelques allers-retours entre le professeur et l’IA, le paragraphe est raffiné jusqu’au politiquement correct, avec cette syntaxe et ce ton de neutralité toute administrative. En raison de. Ce qui. Par conséquent. Nous sommes au regret de. Soyez assurés.

Le contraste entre l’attitude des candidates, tendues par l’enjeu, et des professeurs, mi-consciencieux mi-ennuyés,  me gêne lors des entretiens : ne devrait-on pas tout mettre en œuvre pour tenter de diminuer le stress inhérent aux auditions ? Faire asseoir les candidates seules sur une chaise devant une rangée de profs retranchés derrière une table, ce n’est pas possible. Il faudrait qu’il n’y ait pas de table ou qu’elle soit ronde, au moins. Face à ce tribunal, les étudiantes en écoles supérieures se défendent mieux que les autres, réduites à réciter des discours stéréotypés. Impossible d’espérer engager une discussion dans un tel contexte, le rapport de force est trop déséquilibré — les étudiantes le sentent évidemment, qui ont pour la plupart enfilé des vêtements de ville par-dessus leur tenue de danse pour limiter l’exposition de leur vulnérabilité. C’est dommage, j’aurais bien eu envie de connaître davantage ces étudiantes, me sentant notamment une connivence muette avec celle qui a fait une prépa et dont l’œil et la bouche pétillent.

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Jeudi 5 septembre

Géniale révélation en cours de stretching postural : se monter le plus possible sur sa jambe en arabesque est du bullshit ; il faut au contraire « casser » au niveau de l’aine et rattraper par un cambré en torsion. Tout est dans le dos. Je suis sidérée. Toutes ces années où on n’a pas su me l’expliquer, alors que c’est à ma portée — moyennant un bon entraînement. On fait plein d’exercices avec les élastiques ;  la tension est telle, tellement nouvelle, que j’en aurai des courbatures jusque dans les bras.

Depuis je scrute toutes les photos de belles arabesques et à chaque fois, ça ne manque pas, on retrouve la cassure au niveau de la hanche et la verticalité rattrapée-recréée au niveau des dorsales. Cela me semble maintenant évident, mais l’évidence n’arrive qu’après analyse. In fine, les enfants qui partent en planche, comme en sport ou en yoga, ont une meilleure intuition du mouvement que nous qui essayons de conserver les lombaires le plus droit possible.

L’après-midi, je me dépêche de créer mon cours intermédiaire avant l’arrivée du boyfriend.

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Vendredi 6 septembre

Nous passons une journée
une nuit hors du temps
à refaire l’amour
remotivation de la catachrèse
alignement des planètes, hormones et retrouvailles,
visage diaphane
ce que nous sommes l’un pour l’autre, nous nous le disons
mots murmurés, répétés, ris, criés
plonger dans la nuit, son visage, l’un dans l’autre
— avant de finalement dormir, je veux éteindre mon portable sans regarder l’heure, mais après avoir pris deux screenshots sans parvenir à l’éteindre, je dois m’y résoudre : l’éternité prend fin à 2h40.

(Depuis ce week-end, j’ai l’impression que notre amour a entamé une nouvelle phase, plus intime, plus approfondie encore— comme une certitude souterraine qui se diffuse, intense et sereine.)

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Samedi 7 septembre

Fatigue, gueule de bois amoureuse.

Je montre au boyfriend mes tentatives de template pour mon compte Instagram danse : on dirait un document corporate pour une assurance vie, me dit-il à jeun. Aussitôt il s’excuse de son manque de diplomatie le matin, cherche à se rattraper : le graphisme n’est pas mauvais, mais… oui, on dirait un document corporate pour une assurance vie.

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Dimanche 8 septembre

Quelques éclaircies : je prépare mon cours pour adultes débutants sur la terrasse.

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Lundi 9 septembre

Seconde rentrée, cette fois-ci dans l’école privée où je vais donner l’essentiel de mes cours. La directrice, qui prend sa retraite de professeur cette année, intervient pendant le cours pour voir si tout se passe bien et ne peut s’empêcher de donner quelques corrections depuis l’embrasure de la porte vitrée. Elle a probablement simplement du mal à lâcher ses élèves, mais ce n’est pas très confortable pour moi. Quand je montre la diagonale de tours aux élèves en leur disant qu’ils peuvent faire un ou deux tour au choix, elle objecte qu’un tour, c’est déjà bien — sauf pour telle élève, qui tourne très bien, pour elle, deux. Un ou deux tours, donc. Même si, effectivement, le cours que j’ai prévu est un peu costaud pour le groupe et méritera d’être ajusté.

À la fin de l’heure et demie, une élève vient me voir en me demandant si elle peut rester dans ce cours ; elle a conscience que ce n’est pas tout à fait son niveau, mais son emploi du temps ne lui laisse pas d’autre choix. Cela ne me pose aucun problème du moment qu’elle ne se sent pas perdue ; il ne faudrait pas qu’elle vienne au cours de danse avec une boule à l’estomac. Sa réponse : J’étais un peu stressée avant de venir, mais ça va, vous avez l’air gentille. J’ai l’air gentille. J’ignore si je suis rassurée ou dépitée de ce qu’implique son soulagement : y a-t-il tellement de professeurs de danse classique sévères (méchants ?) que le premier critère n’est pas d’être compétent ou motivant, mais juste gentil ?

Je me demande s’il ne faudrait pas que je fasse une entrée à part dans ce blog pour rassembler-isoler mes anecdotes et réflexions de prod de danse. Encore que ce soit presque ça : mon journal de ce mois-ci ne parle quasiment que de ça.

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Mardi 10 septembre

Du lino à même le béton, j’aurais du le savoir, le sol est trop dur, je n’aurais pas du sauter : je me réveille avec dans le dos des douleurs telles qu’au moindre faux mouvement, ça risque de se verrouiller en lumbago. Je me maudis. Je savais pourtant que je ne devais pas sauter sur ce sol ; mais les élèves galéraient, je n’ai pas réfléchi, j’ai pris la solution de facilité et montré…

Il va falloir que je me fasse à ce nouveau rythme, où l’on ne dispose pas de son temps libre après le travail, dans le relâchement de l’effort accompli, mais en amont, dans la tension de ce qui reste à faire. Pour ne pas laisser l’attente grignoter mon temps, je l’engloutis dans la retouche des photos du voyage en Angleterre.

Ma première barre à terre est peut-être un peu trop violente pour une reprise. Je note pour la fois suivante : plus d’étirements (et moins de renforcement musculaire). Mon dynamisme naturel est décuplé par la nervosité des débuts ; je suis un peu trop survoltée. Comme amélioration pour le cours technique, on me suggère de donner davantage les comptes, au moins sur l’introduction — en plein dans mon principal défaut.

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Mercredi 11 septembre

Grâce au tartinage intégral au baume du Tigre, les courbatures sont moins pires qu’escompté. Cela tombe bien, j’ai déjà fort à faire avec mon dos et l’orgelet qui me réveillent au petit matin — trop d’appréhension, impossible de me rendormir. C’est donc avec cinq heures de sommeil que je donne six heures de cours à des enfants, dont quatre sans pause. Je ne sais pas comment je fais, je sais à peine ce que je fais, juste je fais. Les deux cours du matin, ça va. Les deux premiers cours de l’après-midi, ça va encore. La troisième heure est très difficile et la quatrième, je n’en peux plus, je veux juste que ça s’arrête.

Tout ce que j’ai prévu est trop compliqué. Il faut tout décaler d’un niveau à l’autre, tout adapter. Je réfléchis à la volée à ce que je garde ou pas, jongle entre les playlists, bute sur les prénoms et corrige les postures, tout en me demandant en quoi va bien pouvoir consister l’exercice suivant. La tension mentale est extrême. Sans compter que le résultat est imprévisible : pour un même cours donné à deux groupes différents de même niveau, il y a ceux qui veulent refaire et refaire encore, et ceux qui en ont rapidement ostensiblement marre.

De la soixantaine de prénoms qui valsent ce jour-là, je n’en retiens pas la moitié. Carla et Clara sont côte-à-côté à la barre, Clara tombe à l’eau, qui reste-t-il ? Calra. Ne parlons pas de Yasmine et de l’autre enfant qui ne s’appelle pas Yasmine, mais qui devrait en toute logique s’appeler Yasmine parce qu’elle a tout à fait les cheveux de Jasmine dans Aladdin. Quant aux garçons, c’est simple, je n’en ai pas un seul.

L’un des groupes n’avait pas compris qu’ils allaient avoir un nouveau professeur. Mais pourquoi ce n’est pas Jessica ? Parce que Jessica [le prénom a été modifié, ndlr] n’est pas professeur de danse classique, elle assurait ces cours pour dépanner. Et si ce n’était pas toi, ce serait Jessica ? Nope. Désolée, les filles, je ne suis pas Jessica, je ne suis pas cette prof aux joues roses qui adore les enfants et fait se sentir bien dès qu’on l’aperçoit dans l’embrasure de la porte. Avec Jessica, on ne faisait pas comme ça. Mais avec moi, oui. C’est parti !

Interlude haut les cœurs : je croise une maman qui a pris la barre à terre la veille et me dit qu’elle a beaucoup aimé, notamment les diverses explications. Le corps de cette femme ne sécrète pas d’acide lactique, ce n’est pas possible.

Heureusement, je finis avec les plus grandes… qui ne sont pas du tout autonomes au niveau de la mémorisation. Je vais devoir le leur enseigner (comment enseigne-t-on cela ?) ; en attendant je fais et refais avec elles. Je montre l’exercice, une fois, parfois deux, fais une troisième fois avec elles à droite, une quatrième à gauche — à force, j’ai les cuisses tétanisées. Me voyant suspendue entre un demi et un grand plié, les enfants s’arrêtent eux aussi à mi-chemin : moi, je ne peux plus, c’est le vingtième de la journée, mais vous, allez-y. (Depuis j’ai : viré les grands pliés, purement et simplement. Je les réintroduirai quand elles auront musclé leur mémoire immédiate.)

Je pourrais pleurer de fatigue et de douleur à la fin de la journée (j’ai donné tous les cours avec la ceinture lombaire). Recommencer la semaine suivante me semble inconcevable ; je questionne premier degré mes choix de vie. Heureusement le conservatoire a annulé les cours de samedi à cause de la braderie de Lille — grâce à la braderie de Lille, devrais-je dire. Je ne sais pas comment j’aurais trouvé la force d’assurer ces quatre heures supplémentaires. Le visage du boyfriend en visio me met du baume au cœur ; pour le corps, il y a le baume du tigre.

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Jeudi 12 septembre

Promenade-lecture au parc Barbieux : je prends tout le soleil que je peux, la chaleur m’apaise.

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Les adultes du mardi soir se connaissent et ont la déconne facile : l’ambiance a de suite été excellente. Ce n’est pas du tout la même atmosphère le jeudi soir : les gens viennent pour la plupart tester le cours pour la première fois, et sont sinon sur la défensive, du moins très en retrait. L’effort ne leur arrache rien, ni rire ni râle, pas d’exclamation ; leur expression faciale reste identique, sérieuse, indifférente ou ennuyée, impossible à savoir. Le temps me semble un peu long, flottant. Je me raccroche aux sourires timides d’une habituée un peu âgée et d’une nouvelle toute jeune, prénom précieux et crâne rasé.

Le cours d’adultes débutant me fait retrouver mon enthousiasme. Leur nombre déjà : il y a des gens sur liste d’attente ! Plutôt que d’envoyer tout le monde à la barre, je commence par un atelier : simplement marcher dans la salle avec des indications pour peu à modifier le déroulé du pied, redresser le buste et ouvrir le regard — sans tourner tous dans le même sens, sinon on dirait un pénitencier. J’ai tenu moins de cinq minutes avant de commencer à raconter des âneries, mais ça fonctionne, les gens se sourient. Galvanisée, j’ai du mal à m’arrêter : si vous avez l’impression d’être prétentieuse, c’est que vous êtes sur le bon chemin — après tout, la danse classique est historiquement une affaire aristocratique et les ballets sont peuplés de personnes royaux…

Je joue — le personnage d’une prof qui serait à l’aise. Et je le deviens. Le corps sollicité, la parole en roue libre, l’esprit n’a plus la capacité de boucler autant de boucles métaréflexives que d’ordinaire — il n’y a plus la place de paniquer sur le fait que c’est moi qui donne cours, par exemple (une seule fois la pensée s’est glissée jusqu’à moi, j’ai failli rendre les rennes du cours à mon reflet dans le miroir). Prise dans l’ivresse de la parole et de la fatigue, le surmoi saute et je découvre en même temps que tout le monde mon one woman show : ce n’est pas du tout moi, et c’est carrément moi, le grain de folie nawak. Je repense à ma tutrice, qu’une professeur avait amenée à accepter de ne pas être la ballerine glamour qu’elle aurait voulu être, mais cette danseuse rigolote dotée d’une incroyable énergie. Je ne serai jamais la prof de danse classe et élégante avec une longue jupe noire et un chignon banane incroyable (d’où tiens-je cette image, d’ailleurs ? au conservatoire, j’ai eu une prof aux cheveux courts et une autre avec gros chouchou sur une coiffure choucroute) ; je serai la prof rigolote qui raconte n’importe quoi, mais le fait avec enthousiasme.

Après une mini-barre, on enchaîne au milieu sur des ports de bras inspirés de l’ouverture de Serenade, histoire de s’y voir un peu, regard à l’infini, clair de lune éblouissant. Ah oui, là, ça a de l’allure ! Expression en passe de devenir un de mes tics de langage avec C’est parti ! environ à chaque fois que je lance la musique (je m’auto-saoule déjà).

Je me doutais qu’enseigner à des adultes débutants n’aurait rien à voir avec les cours enfant, mais cela dépasse mes espérances : les adultes ont une conscience corporelle moins floue, observent mieux, comprennent tout de suite, c’est un bonheur. La présentation du pied en-dehors avec le talon en avant, par exemple : il suffit de l’expliquer et de passer voir chacun pour que la quasi-totalité des pieds en serpette disparaisse. Frisson d’excitation. On va bien s’amuser, je le pense et le dis.

À la demande générale, j’ajoute des étirements au sol, redondants avec le cours précédents, mais tant pis : les gens ne sont pas censés savoir qu’en danse classique, on utilise une souplesse qu’on se débrouille pour acquérir en dehors du cours — encore un impensé absurde quand on y pense. Je veux dire : une jambe sur la barre ou un grand écart réactivent un usage extrême des muscles davantage qu’ils n’aident à allonger lesdits muscles par la création de fibre musculaire. Il y a tant de confusion à propos des étirements, passifs ou actifs… moi-même ne suis pas sûre de bien m’y retrouver.

À la fin du cours, une dame avec une fibromyalgie vient me voir : vraiment, les étirements à chaque cours, ce serait bien, avec la maladie elle en a besoin. Une autre m’explique qu’elle est une fausse débutante : elle a fait le conservatoire enfant et reprend la danse après treize ans d’arrêt. Elle me confie qu’elle craignait s’ennuyer, mais pas du tout, c’est tout à fait ce qu’elle était venue chercher, qui lui manquait, tout ça que mime sa main devant son sternum et son port de tête plein d’allure. Et niveau caractère, ça joue aussi, on va s’entendre. Le wink wink n’est pas loin. Je suis aux anges.

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Après cette première semaine de douze heures de cours, ça se confirme : je kiffe les cours adultes (y compris débutant, donc), beaucoup moins ceux avec les enfants. L’été prochain sera dédié à me former en yoga et/ou pilates, je pense.

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Samedi 14 septembre

Dieu merci, les cours ont été annulés en raison de la braderie de Lille.

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Lundi 16 septembre

Devinette de rentrée : est-ce un gros rhume ou un petit Covid ? Légère fièvre, forte fatigue, je donne cours avec un masque et finis plus essoufflée que les élèves.

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Mardi 17 septembre

La barre au sol est effectivement plus agréable avec plus d’étirements tout du long. J’ai apporté des élastiques, une aide précieuse pour conserver le dos droit quand on étire la chaîne arrière, surtout pour les gens moins souples qui, allongés jambe en l’air, ne peuvent pas attraper l’arrière de leur cuisse. Cela aide aussi en position assise, jambe allongées devant soi ou écartées pour tendre vers grand écart : tout le groupe est habitué à arrondir le dos (et donc à forcer au niveau des lombaires), ce qui globalement annule l’effet de l’étirement, puisqu’on gagne alors au niveau des jambes la longueur qu’on vient de retirer au dos. Je vais beaucoup moins loin, remarque une dame, un peu dépitée. Mais la même, un peu plus tard, se réjouit de découvrir de nouveaux muscles (dans la posture de l’enfant, soulever devant soi un bras puis l’autre). À la fin du cours, elle s’étonne : elle se sent toute légère.

Chaque école a ses usages. Je découvre qu’il me faudra régler une choré de Noël. Ça a l’air assez sacré. La Christmas Ballet class de Nate Fifiled risque de servir. De manière générale, j’use et abuse des arrangements de ce pianiste virtuose, musicalement riches et parfaitement calibrés pour le cours de danse. La coda sur Barbie Girl, les frappés sur Ghostbusters… certains morceaux régulièrement déconcentrent C. qui n’arrive plus à se concentrer sur les exos, prise de l’envie, du besoin presque, de chanter.

…Mercredi 18 septembre

Les six heures du mercredi sont encore hardcore, mais je termine un peu moins au bout de ma vie. J’espère que je n’en laisse rien paraître, mais certaines gamines m’exaspèrent.

Rien n’est vraiment prévisible : la petite fille que je croyais vexée et perdue est là, dans le bon cours, radieuse. Une traversée chorégraphiée qui le matin déclenche aux enfants l’envie de la refaire en boucle, au point de courir pour aller se replacer, l’après-midi tombe à plat auprès d’un autre groupe du même niveau. Quand je demande s’ils veulent le refaire une fois, les enfants me regardent comme si j’étais demeurée et il faut un temps pour qu’ils prennent la peine d’articuler ce que j’aurais dû comprendre comme une évidence : bah non. Certainement pas.

Certains enfants se disent fatigués au bout de trente minutes et s’assoient sur place ; parfois ce sont les mêmes qui, deux minutes avant, ne tenaient pas en place : j’imagine que c’est moins l’effort physique que l’effort de concentration qui leur coûte. Dans ces cas-là, j’essaye de varier, mais ça ne suffit pas forcément. Une seule fois, je me heurte à des limites physiques (autres qu’individuelles) : je n’avais pas anticipé qu’enrouler le pied autour de la cheville pour comprendre comment présenter le présenter le talon en avant pourrait leur tirer dans le genou…

Il y a moins d’élèves que la semaine passée : j’espère que ce sont des taux normaux d’absence ou de réorientation suite à un cours d’essai, et que je ne les ai pas fait fuir. Je sais que je ne devrais pas tout rapporter à moi, que les facteurs sont multiples, mais j’ai du mal à m’en empêcher.

La prof de contemporain qui me suit me rassure pendant que je rassemble mes affaires pour lui laisser la place : le changement de prof est difficile pour les enfants ; essuyer leur déception peut être dur à vivre comme jeune professeur. Elle enchaîne : on ne peut pas plaire à tout le monde… il faut juste pouvoir plaire à un minimum de personnes (pour remplir les cours).

…

Jeudi 19 septembre

Mon voisin, jeune mec cool avec un bandana sur la tête, frappe à ma porte pour emprunter mon fer à repasser. Il faut imaginer nos têtes, moi tentant de me souvenir où il est rangé, parce que la vie est trop courte pour repasser ; lui, sidéré :
« — Mais vos vêtements ne sont pas… ?
— Boarf, je les secoue et voilà », lui dis-je en lui tendant le fer extirpé de derrière la couette de secours pour le canapé-lit en haut au fond du placard. « Vous me sauvez, » conclut-il en remontant les escaliers en vitesse. Rencard, mariage, entretien d’embauche ? L’histoire ne le dit pas.
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Pour la barre au sol qui m’avait semblé bien froide la semaine passée, je comprends que c’est à moi de d’instaurer une ambiance où les gens se sentent autorisés à rire et râler dans la difficulté. De fait, ils se dérident quand je commence à raconter des âneries.

À certains je propose de s’asseoir sur un tapis roulé pour se surélever et leur apprend ainsi à garder le dos droit dans les étirements (on va moins loin, mais on ne force pas sur ses lombaires). Une femme est surprise de se découvrir seulement droite dans le miroir alors qu’elle a l’impression d’être cambrée ; cela m’amuse de déclencher chez autrui la même prise de conscience par laquelle je suis passée il n’y a pas bien longtemps. Maintenant, je précise par anticipation : si on se sent prétentieuse, c’est probablement qu’on est sur le bon chemin et qu’on commence tout juste à se tenir droite, habitué que l’on est à se tenir ratatiné devant nos écrans.

J’essaye de ménager des moments artistiques dans mon cours pour adultes débutants — que cela ne soit pas uniquement une prise de tête sur tout un tas de nouvelles coordinations à assimiler. Cette fois-ci, je me suis inspirée de l’entrée de La Mort du cygne pour une traversée en petite menée avec des bras lyriques. Ce que je n’avais pas anticipé, en revanche, c’est que cela déclencherait à plusieurs personnes des crampes au niveau de la voûte plantaire…

…Vendredi 20 septembre

Jour off. Ma tentative de sieste est mise en échec par mon cerveau qui mouline sa to-do list. Si je ne peux pas me reposer, autant faire ce qui est devant être fait (la vaisselle en retard, le linge à ranger, deux machines à étendre, les justaucorps à laver à la main, des courses chez Leclerc, un coup d’aspirateur).

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Samedi 21 septembre

Il aura fallu attendre la fin du mois de septembre pour rencontrer mes élèves du conservatoire : deux bons groupes. J’ai adoré le cours avec les plus grandes : leur air ébahi, mi-incrédule mi-ravi, quand je leur ai transmis la révélation des arabesques ; leur présence qui se découvre dans un adage où on ne lève quasiment pas les jambes ; leur manière d’être effrayées puis de se lancer dans des pas qu’elles redoutent trop grands pour elles (les grands jetés, j’ai été surprise). Évidemment, j’ai appelé pendant tout le cours Emma une jeune fille qui n’était pas Emma, mais qui comme Emma avait un ras du cou — l’un menottes, l’autre maille marine, ai-je finalement remarqué quand j’ai compris mon erreur.

L’atelier fonctionne, malgré les rythmes très différents des élèves : certains ont déjà créé et opéré des transformations sur leur phrase chorégraphique, tandis que d’autres en sont encore à chercher des pas à assembler. Je leur demande d’adapter leur mini-choré sur plusieurs musiques, et de passer d’un binaire tempo modéré à un ternaire plutôt lent — c’était le plan, du moins : Mais madame, c’est bizarre, la musique elle repasse en binaire au bout d’un moment… Madame n’a pas fait de solfège au conservatoire et remet la musique au début, quand elle est bien ternaire.

Les enfants retrouvent leurs parents à la sortie du conservatoire ; moi, H., venu passer le week-end dans le Nord. On l’inaugure avec une glace à la pistache — il me faut bien ça comme sas de transition — avant d’entamer un photoshoot dansant dans les rues de Lille. H. a préparé ça comme un pro, en repérant à l’avance des coins propices à servir de décors. Le soleil est avec nous, puis plus, puis à nouveau : on patiente, de belles photos se nichent dans les intermittences. Devant des boissons sans alcool mais avec sucre, j’apprends qu’on peut programmer des mini-jeux sur des montres Casio et que ça provoque un enthousiasme à la mesure de l’inutilité de la chose — c’est ce qui en fait toute la beauté. Enfin, il est temps de manger le meilleur Welsh de Lille, qu’on digère devant le premier épisode du documentaire Netflix sur Simone Biles.  Je ne sais pas ce qui est le plus insupportable, du ton employé (plus américain grandiloquent tu meurs) ou de moi qui râle en face.

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Dimanche 22 septembre

Attention, les canards vont se noyer ! Je ris bêtement. J’ai proposé-imposé à H. un tour de mon parc Barbieux adoré et nous enchaînons avec le tour du centre-ville de Roubaix, un peu ambitieux pour mon corps après avoir donné seize heures de cours dans la semaine. J’accueille avec soulagement la pause-goûter — pour la pause davantage que pour le goûter, une fois n’est pas coutume. H. récidive sur la pistache : son cheesecake est assorti à son T-shirt, ses lunettes et au mur derrière lui.

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Lundi 23 septembre

Mon corps m’a gâtée pour la rentrée. Première semaine : grosses douleurs lombaires, orgelet, insomnie. Deuxième semaine : gros rhume ou petit Covid, une crève avec fièvre quoiqu’il en soit. Pour la troisième semaine, mes règles ont de l’avance, il faudrait voir à ne pas s’ennuyer. Je ne sais pas si j’attends la suite avec impatience pour découvrir ce que ça fait de donner une semaine de cours en pleine possession de ses moyens ou si je redoute une nouvelle invention de mon corps pour me bizuter. En attendant, repos et blog.

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Dans le métro bondé, une conversation improbable s’engage entre un quarantenaire maigrichon (dont le caractère croustillant me fait prendre conscience qu’un nouveau cycle hormonal a commencé), BD sous le bras, et un monsieur aux capacités cognitives manifestement écartées de la normale. Il est beaucoup question de Maubeuge, du zoo de Maubeuge, des transports pour aller à Maubeuge, et je ne sais trop comment (un concert à Maubeuge ?), on passe au concert de Taylor Swift, le monsieur est un grand fan de Taylor Swift, d’ailleurs il a été à Londres pour la voir, vous savez, et il était fan de ce chanteur mort il y a sept ans, mais si, vous savez… Bernard Lavilliers ? Non, Johnny, Johnny Halliday ! La bande-dessinée du quarantenaire s’écarte et se rapproche de lui tandis que son bras dit mais c’est bien sûr. Sa compagne pianote à côté sur son téléphone, complètement étrangère à la conversation.

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L’élève préf’ de la directrice, fashionista des justaucorps et toujours là super en avance, a justement un nouveau justaucorps. Elle me le fait admirer, et c’est vrai qu’il est beau, avec son décolleté plongeant dans le dos. Par jeu, j’invente au débotté un adage pour le montrer avec des temps-liés de trois-quart dos.

Toute école, même amateur, a son ADN qu’on décèle dans le corps des élèves sous formes de qualités et défauts qui transcendent ceux des individus. Ici, on a des demi-pointes très hautes et solides… et des tours faiblards en comparaison du niveau global. Je leur fais passer les tours une par une, jusqu’à avoir tout le monde qui tourne dans le même sens, jambe de derrière pliée en-dehors, tendue en-dedans — à peu près.

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Quand soudain, l’illumination (très basique) : inventer une choré pour les 7-8 ans, histoire d’instaurer un répit de quelques minutes pendant les prochains cours — en espérant qu’ils aient envie de la refaire en boucle, comme la traversée de la dernière fois. C’est à la fois très basique et une illumination, parce que c’est ce qu’on fait dans tous les cours de danse… sauf classiques, où l’exercice l’emporte souvent sur la variation.

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Mercredi 25 septembre 

C’est fou comme ça peut rouler avec une classe de quinze petites danseuses et devenir l’anarchie avec une autre classe où elles ne sont pourtant que cinq.

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Jeudi 26 septembre

Toutes les semaines, je me dis : jeudi, je vais à mon cours de stretching postural. Et tous les jeudis : on va se contenter de ressusciter des cours du mercredi, c’est déjà un programme ambitieux.

La bonne nouvelle, c’est que je suis en train de retrouver des sensations au niveau du nerf fémoral, insensibilisé depuis un an. La mauvaise, c’est que ce sont des sensations de douleur.

Mauvaise surprise en lisant le contrat que je m’apprêtais à signer trois mois après l’avoir réclamé et trois semaines après le début des cours : l’école où j’interviens en auto-entrepreneur ne me propose pas 37€ de l’heure comme je le pensais (soit 28€ après les charges et avant impôts), mais 37 € par cours, peu importe qu’il fasse 1h ou 1h30 — ce qui fait un différentiel d’environ 1500 € sur l’année scolaire. C’est peut-être un quiproquo, mais je n’aime pas du tout la sensation de me faire arnaquer, et la perspective de devoir engager une conversation pour négocier le tarif me jette dans un état d’effervescence angoissée. Et si mes prétentions étaient exagérées ? On me rassure sur Twitter en me disant que c’est déjà suffisamment bas comme tarif horaire pour ne pas me laisser faire.

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Samedi 28 septembre

Saladier de semoule. Saladier de légumes en bouillon. Pois chiches et harissa à part, dans des ramequins sur une assiette décorée d’un piment entier. Après en avoir goûté un micro-bout et l’avoir jugé inoffensif, j’en découpe un généreux morceaux, et là, c’est le drame. J’ignorais et apprends à mes dépens que ce sont les graines à l’intérieur qui piquent le plus. Il me faut la moitié du repas pour que mes papilles se remettent de la brûlure, et la nuit pour digérer… Le boyfriend n’est pas en reste avec tout ce qui a été trempé dans sa délicieuse sauce au poivre, cuisinée par un chef dont on aurait préféré ne pas entendre les relents misogynes des propos échangés en salles avec deux vieilles clientes conservatrices.

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Lundi 30 septembre

Les cours de stretching postural sont une des raisons pour lesquelles je suis restée dans le Nord, mais je peine à les suivre avec mon nouvel emploi du temps : soit je dois ressortir et me compresser dans le métro un des deux seuls jours de la semaine où je peux rester chez moi (me décalant le dîner un quatrième soir hebdomadaire), soit j’y vais le midi et poireaute toute l’après-midi jusqu’à mes cours du soir. Un rendez-vous administratif au conservatoire me fait tester la seconde option : même posée au calme dans un coin du conservatoire pour réviser mes cours et somnoler, c’est long et ajoute à la fatigue de la journée.

Graffitit " Vivaldi sucks, Ravel rocks"
Les toilettes du conservatoire >> les toilettes des établissements scolaires

Au retour, quarante-cinq minutes dans la vue parce que le métro est interrompu. Des bus relais sont à votre disposition, répète à intervalles réguliers le haut-parleur de 22h30 à 23h sans que l’on puisse disposer d’aucun bus. Je suis résignée à l’attente, mais chaque annonce me donne envie de mordre.