Journal de septembre 2/2

Lundi 18 septembre

Vous êtes raide ! s’exclame le médecin en m’examinant. Voilà quelque chose que je n’ai pas l’habitude d’entendre.
Je suis de retour avec la radio : en plus des disques abimés, il y a de l’arthrose et des vertèbres biseautées en bec de perroquet.
Super, j’ai le dos en bouillie. Il me corrige, ce n’est pas ça un dos en bouillie. Manifestement, c’est plutôt le sien. Il va quand même falloir faire une croix sur une certaine manière de danser, de ce que je comprends.
Je ne vais pas vous mentir, vous allez morfler, qu’il dit quand je lui demande ce que ça implique pour la danse.
Et : il va falloir utiliser plus votre cerveau que votre corps.
Il me parle aussi de vieux rusés, roublés, d’autres manières de. Le boyfriend me parlera d’adaptation. Il va falloir t’adapter. Ça mange quoi, les perroquets ?

Pour le moment, je vais avoir de l’X-prime à leur donner. Je ne sais pas si c’est ma voix qui lutte pour ne pas se briser ou le compte-rendu du radiologue qui donne du crédit à ma douleur, mais j’ai enfin le droit à des anti-douleurs. Ça fait un mois que je suis censée soulager ce lumbago au Doliprane (la Lamaline, il avait refusé de m’en prescrire et m’avait regardée comme une junkie quand je lui avais dit que mon généraliste parisien m’avait prescrit ça, que c’était efficace et que je le supportais bien).
Ça épuise, la douleur. Je ne vous le fais pas dire.

Je n’en mène pas large en arrivant dans la cour de l’ancienne usine où sont nichés les studios de danse. Deux camarades sont sur les escaliers en béton, et É. vient à ma rencontre avec un gros hug.

Sur l’arthrose, Google dit : dégénérative, 40 ans, kiné, assouplir. (On sait tous qu’il ne faut pas le faire, et on le fait tous.)

Le soir, au téléphone, Mum cherche toutes les causes possibles et imaginables : serait-ce l’héritage familial ? Ma grand-mère a eu sa première crise d’arthrose à 40 ans. Ou ma croissance rapide à une époque où je dansais dix heures par semaine ? Si ça a conduit à une légère incurvation du tibia ou de la fibula, je ne sais plus, ça a donc pu avoir une incidence sur les os.

Elle cherche à comprendre, comprendre, comprendre, s’en veut et boucle. Je m’aperçois au bout d’un certain temps que c’est elle qui boucle plus que moi, que ça ne m’aide pas, ni elle, et je coupe court. Comme pour l’épisode des mitaines à Décathlon en début de mois, j’ai l’impression de me voir de l’extérieur, d’observer avec du recul des schémas de pensée communs.

C’est peut-être là le seul bien que m’a apporté l’affaire avec mon ex : avoir admis que, parfois, on peut faire sans comprendre, qu’il vaut mieux cesser les conjonctures sur le passé et se projeter sur des hypothèses de vie future. Ici : comment faire pour que ça n’empire pas, minimiser, faire avec.

Mum pourtant m’aide à couper court à cette idée que peut-être je n’aurais pas dû faire cette formation, que j’aurais pu danser encore 10 ans tranquillement en amateur. Elle me rassure en me racontant ce récit horrible d’une mère qui a refusé que son fils fasse de l’équitation par peur d’une chute, et qui est mort adolescent dans un accident de scooter. Et : on se décide toujours à un instant t avec ce qu’on a. Et : on peut voir les choses à l’inverse, être prof de danse me permettra de rester dans le studio même si je ne peux plus vraiment y danser. Ce n’est peut-être pas une bonne idée niveau frustration, j’ai les larmes au bord de la voix en disant ça. Me faut juste le temps que. Me faire à l’idée. Mais si ça se trouve, je suis passée de justesse, c’était le bon (dernier) moment.

Et le boyfriend de renchérir : même en fauteuil roulant, tu serais encore danseuse. Ça fait partie de toi. Ça fait partie de moi. (Je n’ai pas envie que cette partie disparaisse.) Je pensais en avoir encore pour dix, quinze ans tranquille, avant de me poser ce genre de question.

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Mardi 19 septembre

Réveil à 6h30, de douleur, après 6h de sommeil.

Les effets du Tramadol arrivent par bouffées, comme un soupir chaud qui se diffuserait dans tout le corps (ou comme les endorphines d’un orgasme, maintenant que j’y pense). La fente des yeux se rétrécit presque mécaniquement, et il faut passer par-dessus cet espace de brouillard sensoriel pour projeter son attention vers le monde extérieur — un cours qu’on essaye de suivre, par exemple.

Je dois lutter contre le sommeil et la molécule m’empêche d’y céder. Impossible de bénéficier de l’avantage de l’inconvénient, et d’utiliser la somnolence pour sombrer dans un sommeil réparateur : la conscience suit la bouffée de détente, elle sombre avec elle… mais remonte également avec elle, si bien que je crois m’endormir et me retrouve quelques minutes plus tard à nouveau suspendue sur la crête du sommeil.

Le Tramadol engourdit la perception de la douleur… et les autres. Les fourmis dans les jambes comme la vivacité intellectuelle. Tout fonctionne au ralenti, je suis ramollie du bulbe. C’est assez agaçant quand on est habitué à ce que ça fuse et qu’on se retrouve à faire le tour des synapses en leur demandant de bien vouloir échanger leurs informations, vous deux, là-bas au fond, connectez-vous, bordel, mais le calme est impressionnant : les pensées ne circulent pas assez vite pour pouvoir boucler et émettre leur cri de gyrophare ; je suis dans l’incapacité physique d’éprouver de l’anxiété. Cette altération chimique me conforte dans l’idée que la forme de la pensée épouse la nature de la douleur, et pas seulement son intensité. En attendant un retour à la normale, j’alterne les (dé)plaisirs : la douleur qui disparaît ou l’acuité intellectuelle qui revient.

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L’école a mis en place un coaching psy de groupe. J’assiste à la deuxième séance en visio : nous sommes deux. Pour l’effet de groupe, c’est raté ; j’ai davantage l’impression de tenir la chandelle dans un échange qui appelle une relation thérapeutique duelle. Pour autant, malgré la sensation d’être de trop, d’épier même, c’est fascinant de voir se dessiner l’énigme d’une personnalité, de ressaisir des traits connus dans un schéma familial qui se devine, et les éclaire de nouvelles ombres. La fragilité, la justesse qui s’en dégage, la force de l’intimité à ce moment-là… Après ça, tout paraît un peu faux et fade, superficiel.

J’ai l’impression d’être shootée à la vulnérabilité, de me nourrir de la blessure comme d’autres de sang ; qu’il y a un élan de prédation voyeuriste que je dois masquer, au même titre qu’une éventuelle distraction, si fréquente en visio. De fait, je vérifie fréquemment mon expression faciale dans la vignette à l’écran, et compose une neutralité fantasmée, en gommant autant que faire se peut les grimaces de surprise, d’ennui ou de compassion catastrophée. La coach, quant à elle, a régulièrement l’air soucieux, comme si ses sourcils souffraient d’une empathie hypertrophiée. À la fin de la séance, elle me remercie pour mon écoute, qui pour elle dit quelque chose et lui donne l’impression de déjà mieux me connaître. Cela me surprend, la découverte de l’autre au travers de son écoute muette, je n’y avais pas pensé.

Ma camarade a manifestement trouvé un certain apaisement — et moi de même, comme absorbé(e). Je comprends mieux mon ostéo-psy qui exerce encore passé l’âge de la retraite, alors qu’elle souffre d’une spondylarthrite ankylosante : la douleur d’autrui constitue un divertissement pascalien d’autant plus efficace (invisible) qu’on tente de participer à son soulagement.

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Longue visio avec boyfriend. Je partage mes découvertes sur les expériences perceptives engendrées par le Tradamol, qu’il ne connait que trop bien, et on cause mécanismes mentaux, drogues, cerveau cotonneux ou sous 20 000 volts. Je commence à comprendre le concept de drogue récréative en tant qu’expérience perceptive (mais suis bien trop control freak pour que cela m’attire). On cause aussi shoot de vulnérabilité et carence affective, avec lui qui n’est pas là et qui est là toujours, là devant derrière son écran. Gratitude-amour-sexitude quand il se met à chanter dans un sourire réjoui une musique qu’il a retrouvée après qu’elle lui a trotté anonyme dans la tête.

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Mercredi 20 septembre

Observation d’un cours d’enfants, qui en sont à leur troisième année de danse classique : beaucoup d’autonomie et pas beaucoup de musique — de danse, même ?  Ils traversent cinq exos à tout casser pendant le cours, ça me semble tellement peu. J’ai l’impression qu’il s’agit davantage d’apprendre des choses à travers la danse (mémoriser, comprendre le mouvement, s’entraîner en autonomie, gérer son espace par rapport aux autres…) que d’apprendre à danser. J’imaginais que les compétences découlaient implicitement de l’apprentissage de la danse, pas que celui-ci n’était qu’un prétexte.

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Improbable goûter à la Wilderie avec une A. de passage à Lille. Je suis explosée de fatigue, mais ça m’aère la ceinture lombaire. Une brioche fourrée à la glace au yaourt artisanale et au coulis de framboise se trouve devant moi et A. se trouve quelque part derrière un milkshake quand je lui demande si elle n’a pas pensé à s’installer en Pologne, dont elle revient tout juste. Sa réponse m’apprend que c’est la question qui, à chaque fois qu’elle est posée, comme un juron, nécessiterait de mettre un billet au pot commun de son psy. Pas de doute, c’est un goûter de trentenaires. Polysémie du hummm, entre délicieux et désolée.

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Jeudi 21 septembre

J’ai accepté une séance d’ostéo avec mon généraliste en me disant qu’on n’était jamais à l’abri d’une bonne surprise et surtout, que si ses propres manipulations échouaient et la douleur continuaient, il lui semblerait plus acceptable de me prescrire une IRM pour qu’on connaisse vraiment l’état du bousin.

Il fait dans l’efficacité plus que dans la douceur, dirons-nous avec litote. Je fais de même quand il me demande de serrer mes genoux autour de son avant-bras. Il retire son bras, surpris, dessine un rapide rond du poignet et se repositionne pour reprendre la manipulation : vous avez de la force ! Vous venez de demander à une danseuse classique de serrer de toutes ses forces ses adducteurs…

Après des manipulations musclées, il se lance dans un massage pour relaxer les muscles… et je hurle littéralement de douleur quand il arrive au  niveau de la jonction dorsales-lombaires, me mets à pleurer. Je ne pensais pas que vous aviez aussi mal, qu’il me dit. Ça va, en ce moment ? Je lui réponds que pas vraiment, puisque ça fait un mois que j’ai mal en continu et que je suis handicapée dans ma formation. Mais à part le dos, c’est tout ? Mais mec, c’est largement suffisant pour me ruiner le moral.

Cette fois l’ordonnance est tellement longue que je la tends au pharmacien en disant que je viens faire un hold-up.

…Vendredi 22 septembre

Miracle, la manipulation a fonctionné, le dos est débloqué. La douleur a reflué, je revis.

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L’enseignante très rêche quand elle donne la classe cesse de l’être lorsqu’elle endosse le rôle de formatrice. C’est décidément curieux, ces changements d’attitude en changeant de casquette. Comme l’intervenant du stage de rentrée, bon pédagogue lorsqu’il fait cours, à la limite du tyrannique quand il redevient chorégraphe.

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J’ai maintenu le rendez-vous de suivi que j’avais pris avec mon ostéo-psy, le besoin de la seconde casquette commençait à se faire sentir. Tout en me manipulant doucement le crâne (l’ostéopathie crânienne est le seul truc qui avait réussi à me faire dormir quand j’étais petite et que ma mère commençait à hésiter à me jeter par la fenêtre tellement elle n’en pouvait plus), elle m’a fait explorer ce qui s’est joué émotionnellement quand je me suis bloquée et depuis la rentrée. Conclusion en gros-grossier : je me casse, il faudrait le dire plutôt que le faire ; partir plutôt que s’abîmer. Et au besoin, avoir un mal de dos diplomatique — aka simuler si ça peut éviter de souffrir. Là, c’est de la science-fiction pour moi, la bonne élève de service. Justement, je dois cesser d’être bonne élève : je ne perdrai pas ma place même si je perds mon rang (première dans la fratrie ou en classe, je n’avais jamais fait le rapprochement). À la fin, tout semble tomber sous le sens à sa place ; cela m’a fait un bien énorme, un apaisement assez incroyable.

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Le boyfriend est dans le train qui arrive, moi au bout du quai. Un couple devant moi se retrouve, s’étreint, plein de tendresse : bientôt à moi, à nous ! Mais pas vraiment. Le boyfriend n’a pas d’ostéo-psy, lui, plus de parent, peu d’amis géographiquement proches, et son anxiété sa fatigue se déversent à côté de moi sous forme d’agacement.

Le restaurant que j’avais repéré a davantage l’air d’un bar une fois sur place, je nous fais errer dans les rues pavées. Certains supporters de rugby sont déjà presque saoûls.

C’est une fois attablés dans un restaurant thaï que l’on se retrouve, avec d’inattendues confidences familiales perclues de culpabilité au-dessus d’un tigre qui pleure. J’ai pris un curry de légumes mijotés, chaud, réconfortant, exactement ce qu’il me fallait… ou presque. Je n’avais pas anticipé que les épices étaient contre-indiquées avec les anti-douleurs qui décapent l’estomac. Les crampes me saisissent, vite rentrer, vite se réfugier chez moi, dans ses bras, chacun cherchant en l’autre un réconfort qu’il a du mal à se donner.

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Samedi 23 septembre

Une journée à ne rien faire
— que se reposer et se retrouver. J’ai
dormi, somnolé, écouté ma fatigue, la musique nouvelle composée au synthé par mon acouphène, la vibration de ses ronflements de l’autre côté de la cloison,
poussé la porte pour voir s’il dormait encore (il dormait encore),
ignoré l’acouphène reprenant son sifflement sans modulation, le bruit des émissions télé, ma déception à ce qu’elles soient lancées,
câliné enfin, enlacé, embrassé  sa bouche, ses tempes, ses joues, son cou, son torse,
caressé sa peau, son T-shirt, ses cheveux, son visage, tout ce qui de son corps passait à la portée de ma main,
mis la moitié de la crème de roquefort à côté de la casserole, évadé plusieurs gnocchis,
digéré de ton mon long contre tout son long,
pleuré de soulagement quand j’ai cessé d’être seule dans mon corps, qu’il m’y a retrouvée, prenant la place de la douleur,
laissé le soleil quitter le rebord de la fenêtre,
cherché le souvenir de l’été sur la terrasse avant qu’il ne la quitte à son tour,
observé la toile d’araignée qui n’a pas bien suivi ses leçons de géométrie (ou qui a juste bu du café),
lu un poème, puis deux, trois,
éternué, touché ma tête (de bois) et les pieds de la table en bois (ou en contreplaqué),
lavé mes cheveux tête en bas pour la première fois depuis un mois,
coupé, émincé, touillé des oignons, des poivrons, des aubergines, des olives (les câpres étaient entières), servi la caponata à 21h passées,
avalé des pilules au cours du repas,
appris que mon restaurant roubaisien favori avait définitivement fermé (il servait le meilleur Welsh que j’ai mangé, cuisiné avec de la Guiness),
vu de loin, de derrière sa nuque, des armoires à glace se disputer un ballon ovale,
entendu ses explications sur mêlée, mulot, pool, touche, pénalité, essai, sa grand-mère irlandaise, ma tête sur l’oreiller, sa jambe entre les miennes, des prolongations avant d’entamer dans la nuit le jour suivant, lui qui vient me border de son corps

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Dimanche 24 septembre

nuit hachée,
écriture, un peu, dans la chambre, la porte entrouverte
et lui toujours qui dort,
puis il est question de César dans mon salon — le boyfriend a le YouTube éclectique,
et nos corps se rechargent tant qu’ils peuvent peau à peau,
à peu près

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Seule, les samedis filent et les dimanches s’étirent. À deux, c’est l’inverse : le samedi est un jour plein, de sa promesse de lendemain partagé, et le dimanche se précipite vers le départ. Tôt pour le boyfriend qui préfère couper court, moi qui rallonge tant que je peux.

Son départ, c’est comme s’extirper de devant la cheminée après s’y être attardé. Pour ne pas sentir le froid, je pars en même temps que lui, dans la direction opposée, au parc Barbieux. Il fait un temps d’automne idéal : été indien. Je prends une glace au camion à glace, mais j’hésite avec une crêpe, signe que la saison avance. Le soleil est plus bas — plus beau et plus triste.

Une petite fille à vélo voudrait aller voir les chevals. Le père casquette à l’envers et sac Cabaïa répond que non, on n’ira pas voir les chevaux, et il poursuit stoïque tandis que la petite fille pédale et caprice avec obstination : elle veut aller au club. Je veux aller au club. Je veux aller au club. Y pique, le caprice. Il y a un parc et du vélo, c’est déjà bien, diront chacun des parents sans se concerter à quelques distances de là. J’essaye de me laisser distancier par les cris, les rattrape malgré moi. Sur un banc plus avant, la sœur le vit plutôt bien : elle hennit, c’est comme ça que font les poneys. Un poney avec un legging léopard assorti à celui de sa mère. Seule la taille du motif diffère, et c’est étrange, cet animal dont les taches rétrécissent en grandissant. Plus loin un autre enfant d’une autre famille ne veut pas aller au club, mais faire un rouler bouler. Ça me semble plus abordable.

Allongée seule sur un banc dans la lumière, la chaleur et les cimes qui conversent entre elles, je me relève. Tandis que je laisse vivre mon regard devant moi, repoussant le moment d’ouvrir le recueil de poèmes que j’ai emporté (mais ai-je envie de lire des poèmes quand la lumière en écrit tout autour de moi ?), un déambulateur se gare à côté de moi : ça ne vous dérange pas que je m’assois ? Non. On va faire la conversation. Non. Cette seconde occurence, je la pense mais ne la dit pas ; elle m’a eue. La vieille, que je laisserais bien sans son substantif de dame, a tôt fait de me parler des arabes, y’en a beaucoup à Roubaix, lui fait remarquer sa fille, et des Noirs, y’en a de plus en plus, mais y’en a partout, à Bruxelles aussi, elle me crispe, mais on est tous des êtres humains, encore heureux, et elle est étrangère elle aussi, polonaise, et le mari de sa fille, néerlandais. J’ai du mal à ne pas être polie, même avec une vieille (dame) assez probablement raciste. Je ne relance jamais la conversation, réponds du bout des lèvres du bout du banc, mais n’ose pas partir de suite, j’attends un peu. Et sans que j’ai rien demandé, j’en apprends plus sur sa prothèse de hanches, sa belle maison, ses aide-soignantes, les chamailleries de famille, le beau temps. À 17h46, j’estime qu’il est temps d’aller faire les courses pour préparer à dîner. Elle objecte que tout est fermé, mais je peux sans mentir répondre que le Carrefour City est ouvert. On a fait un début de rencontre, conclut-elle sur sa faim. On ne dira pas ça. J’abandonne mon banc si bien situé au soleil, dans le vallon qui coupe de la circulation, et tente de me laver dans la lumière de cette interaction.

Fatiguée, fiévreuse, tristounette.

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Lundi 25 septembre

On analyse en cours les différentes écoles de danse classique au prisme des outils choréologiques, et c’est passionnant. Au lieu de s’en tenir à des intuitions mâtinées de clichés (le chic français, le lyrisme russe, la vivacité américaine…), on apprend à discerner ce que les corps mettent en valeur. Par exemple, l’école russe a tendance à dessiner largement dans l’espace, tandis les écoles françaises et danoises privilégient les lignes courbes et droites dessinées dans le corps (plus que dans l’espace par le corps). Le cercle décrit dans l’espace par le genou lors d’un petit développé pour présenter le bas de jambe ? D’un coup, c’est une danseuse russe que je vois surgir, ça me scie.

Cuisine, visio, relecture d’un devoir et il est déjà trop tard pour être raisonnable, pour respecter le descrendo des écrans vers le sommeil. Cette impression d’être submergée, que trop. Insomnie. Vers 2h30, je sursaute en entendant un moustique passer : tension en bas de la colonne vertébrale. Quatre heures plus tard, il est trop tôt pour se réveiller, mais la douleur me réveille. C’est le nerf, à nouveau.

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Mardi 26 septembre

Le médecin en a manifestement assez de me voir dans son cabinet : je dois apprendre à gérer mon corps, vous n’êtes pas une victime.  Mi-coaching mi-ferme-ta-gueule. J’apprends qu’il a été militaire et boxeur, j’aurais préféré que ça n’explique rien. Il n’y a pas que dans la danse qu’on a un rapport tout pété à la douleur.

Les gens que je croise dans la rue en rentrant chez moi font preuve de davantage d’empathie ; me voyant pleurer, ils s’arrêtent pour savoir si ça va, et ça va aller, merci et désolée, c’est juste un nerf coincé. Je m’arrête plusieurs fois  et en repartant tire sur mon pantalon comme si ça pouvait moins solliciter les muscles. La manipulation a transformé la difficulté à marcher en véritable douleur.

M’allonger va calmer la douleur, je me dis, et ça la calme — un temps, jusqu’à ce que soudain ça se mette à hurler, mon corps me crie dessus, c’est fort à en pleurer. Je ne tiendrai pas longtemps comme ça, et je ne peux pas aller ne serait-ce qu’à la pharmacie au bout de la rue, le moindre mouvement décuple tout. Je pense à SOS médecin, cherche le numéro, et découvre que ce n’est pas national, mais régional, l’appel est payant. Ça me semble louche, mais je n’arrive pas à réfléchir, j’appelle ma mère. Elle trouve le même numéro et une autre ligne de conseil médical. La communication avec le conseil médical est mauvaise ; mon interlocutrice me demande de me déplacer. Justement, je ne peux pas, et raccroche en pleurant. SOS médecin est débordé et n’a pas de médecin à m’envoyer. Ils me souhaitent bon courage. Je ne vois plus quoi faire d’autre et appelle le 15. Les renvois se succèdent, et chaque échange se termine par la même formule, bon courage, mais cette fois-ci, on m’envoie quelqu’un.

Je me traîne littéralement au sol pour ouvrir la porte aux ambulanciers. Ils sont infiniment gentils, me posent des questions, m’aident à rassembler quelques affaires, la radio, mon sac, un sweat car il peut faire froid aux urgences. Prenez votre temps, ils me le répètent plein de fois. Lui ressemble au compagnon de JoPrincesse, elle à une Lea Seydoux qui ne ferait pas de cinéma. Ils m’encouragent à me relever, je me ferai moins mal seule, et en m’agrippant au chambranle de la porte, à mon propre étonnement, je me mets debout. Est-ce de me savoir prise en charge ? d’être certaine que, si je tombe sans pouvoir me relever, on pourra me rattraper ? Je me tiens partout où je peux pour diminuer le poids sur la jambe ; les rampes de chaque côté des escaliers me servent de béquille. En un rien de temps, je me tiens coi dans le brancard, culpabilisant de mobiliser tant pour si peu, puisque j’ai pu me lever et parcourir quelques mètres. Comme si c’était la panique de rester seule avec la douleur qui m’avait paralysée. La rue se referme à l’horizontale et en un rien de temps, tranquillement, les briques sont remplacées par les fenêtres sotixante-disardes de l’hôpital tout proche — il me semble prendre note de décorations en papier ou post-it, je ne sais plus, quelque chose comme ça derrière les fines rayures du pare-brise.

À l’admission, je baigne dans la fatigue et la camaraderie des ambulanciers. L’urgence aussi à ses échanges routiniers, ses plaisanteries et ses cafés nécessaires pour repartir. Ils m’oublient un peu et sont toujours gentils au-dessus de moi. On me demande à l’accueil ce que j’ai pris contre la douleur. Mon interlocutrice invisible semble surprise : de l’Xprime, c’est tout ? C’est tout ce que j’avais, en tous cas. Quand je passe au triage, l’ambulancier propose d’aller me chercher un fauteuil pour m’éviter de marcher ; l’infirmière le coupe dans son élan : une cruralgie ? Elle peut marcher. Elle peut marcher les quelques mètres qui la séparent des fauteuils de la salle d’attente, effectivement, comme elle aurait pu s’épargner de raviver la douleur. Elle attend, dans toutes les positions qu’on peut prendre sur une chaise, et devient une patiente. La douleur est telle que ça lui porte au haut-le-cœur. Elle a le réflexe de se lever pour chercher les toilettes, et se rassoit illico en se tenant au bord du mur. Une patiente qui a l’air davantage dans l’inquiétude que dans la souffrance se rend à l’accueil, et demande un seau ou un sac, il y a quelqu’un qui va vomir. Je suis quelqu’un qui va vomir. Elle revient avec un récipient en boîte à œuf recyclée en forme de haricot ou de rein, dans lequel les médecins des séries posent leurs instruments sanguinolents ; ils n’ont plus que ça. Je remercie et ne vomis pas, finalement, ingrate que je suis. La femme qui vient de s’installer en face de moi gémit en se tenant la tête ; elle aussi est dans la douleur plus que dans l’angoisse, gère quand même au téléphone un rendez-vous d’avocat à fixer ou reporter.

C’est finalement mon tour de consulter l’interne, très gentil, et rassurant après m’avoir demandé de pousser mon pied en chaussette contre ses mains en résistance et vérifié la similitude avec mon pied resté en basket : pas d’atteinte moteur. Il me demande ce qu’a fait ou prescrit mon généraliste et résume : il n’a pas pris en compte votre douleur, quoi. Voilà, c’est aussi simple que ça. Je le fais sourire quand j’explique que le Tramadol m’empêche de dormir, et quand il me demande ma profession. La reconversion comme prof de danse au moment où votre corps vous lâche, on a déjà fait mieux comme timing, mais ça se défend comme ironie tragique gaguesque de série B. Il conclut en réitérant son absence d’inquiétude sans pour autant évacuer la douleur : on va essayer de vous soulager. Je veux bien, oui, je remercie d’une petite voix.

On me fait asseoir et rouler dans un fauteuil jusqu’à une autre salle d’attente, où une infirmière finit par arriver avec des médicaments. L’un se verse sur un sucre, comme de l’absinthe. Il y a un second sucre parce que les gens trouvent ça amer souvent, mais ça me semble d’une fraîcheur incroyable. Avant ou après, je demande est-ce que vous pouvez me faire rouler jusqu’aux toilettes ? Me faire rouler, comme une pâte à pain ou un boulet ; la formulation me ravit dans l’anticipation de sa prononciation. Un petit cri m’échappe en me levant, on oublie vite la défaillance de son corps.

Je ne me souviens plus trop comment, je passe du fauteuil à un brancard. La douleur a un peu diminué, mais pas disparu. Si elle était à 7-8 en arrivant, parce que j’imagine que pires douleurs doivent exister, elle serait à présent à 5. La nouvelle interne qui a pris le relai s’en étonne : on m’a donné de fortes doses. J’ai droit à un bonus de décontractant musculaire, et à partir de là, ça commence à aller vraiment mieux, même si tendon, muscle ou nerf, ça s’agite tout seul sous ma peau, juste au-dessus du genou, ça palpite comme un muscle qui tressaute au coin de l’œil, et moire la peau. J’aurais bien filmé cette curiosité s’il n’y avait partout des affiches réitérant l’interdiction de filmer dans les hôpitaux, article légal à l’appui.

Il s’en passe des quarts et des heures, mais le temps cesse d’exister, lui aussi anesthésié par le Tramadol : il passe lentement quand la douleur accapare, s’éclipse quand le comatage prend le dessus. Seule la douleur donne la mesure. Je regarde longuement les dalles du plafond, la rainure dans un sens et pas dans l’autre. La sortie de secours, aussi, avec ses deux DEL, une dans le blanc du bonhomme, une dans le vert. Je ne cherche pas à me divertir en observant sciemment des détails, je laisse le monde exister autour de moi, se manifester dans ses détails insignifiants et s’oublier dans ses persistances parasites (le boyfriend au téléphone se rend compte bien avant moi d’un bip enfin arrêté).

On m’a garée à côté d’une vieille dame virulente qui traite tout le monde de fainéant et d’ordure. Elle crie à la négligence, mais refuse qu’on la soigne. Elle a bien vu les médecins, là, mettre de la poudre blanche dans les bouteilles d’eau, ils veulent tous nous empoisonner, ça tombe sous le sens. L’énergie qu’elle met à vitupérer est supérieure à celle dont disposent les plus fringants qui viennent de prendre leur garde. Ce n’est pas de sa faute si elle est comme ça, me glisse l’interne. Je me doute, je me doute, mais ne parviens pas vraiment à la plaindre. Parfois, ce n’est pas qu’elle se calme, mais elle s’enraye, on peut l’ignorer brièvement comme on passerait à côté d’un acteur qui répète son monologue. Un rien la ranime. De temps à autres un médecin l’asticote gentiment en passant (pour plaisanter, pour rester humain, se donner du courage en ce début de nuit de garde, ne pas l’abandonner à l’indifférence…) et je lui en veux un tout petit peu de remettre une pièce dans la machine. C’est amusant quelques minutes, puis triste, puis même plus ; coincé à côté, c’est juste un bruit parasite fatiguant. Au bout d’un moment, l’interne me fait rouler à la perpendiculaire de son couloir : vous serez plus au calme. Effectivement, la vitupération s’émousse de quelques décibels appréciables. Tant pis pour le courant d’air, j’ai mon sweat, merci monsieur l’ambulancier.

Par intermittence, je m’aperçois qu’est toujours là le vieux monsieur qui ne veut pas aller à l’hôpital et, quand on lui explique qu’il y est, veut rentrer, rentrer dîner. Il est suppliant. Il ne veut pas aller à l’hôpital.

De ma nouvelle place de parking, j’échange quelques mots avec une mère qui a manifestement l’habitude des lieux, elle cherche une infirmière pour enlever le cathéter de son fils adolescent, il n’y a plus que ça et ils pourront partir, mais elle ne trouve personne, d’habitude ce n’est pas comme ça, et c’est terrible qu’on puisse avoir des habitudes dans cet endroit sans y travailler. Sans même être majeur. La porte se referme, se rouvre. Ils finissent par avoir disparu. Plus tard, depuis une autre porte je crois, une petite fille explique qu’elle s’est fait mal en passant dans un tunnel rouge, comme si la couleur avait à voir avec la douleur.

On me laisse très gentiment comater en position allongée pendant que quelqu’un vient me chercher. Je n’ai même pas pensé à rentrer en taxi ; je n’ai jamais vu de taxi à Roubaix, et au moment où je suis sur le brancard, leur existence a complètement disparu du champ des possibles. C’est Mum qui vient me chercher à l’hôpital depuis Paris, vous avez de la chance que votre maman vienne de Paris, j’ai de la chance. Je l’attends trois heures sur le brancard — ou juste dix minutes après avoir eu l’ordonnance et les recommandations de l’interne : 5 jours de repos complet et surtout ne pas reprendre le sport avant d’avoir fait un gros travail pour me remuscler, de préférence avec un kiné. Vous n’avez pas de muscles. Quand même, au moins les jambes. Elle m’accorde les jambes, mais pas le dos, le buste, vous êtes trop fine. Mes muscles non examinés sont un peu vexés, mais se tiennent coi sous le sweat.

Je sors des urgences sur mes deux jambes, à tous petits pas précautionneux, craignant à chaque transfert de poids que la douleur resurgisse. Mais non, j’avance sonnée sur un nuage de jambes en coton.

Dîner de minuit surréaliste à base de Muscat et de fromage (à part le sucre médicamenteux, je n’ai rien avalé depuis le déjeuner). Quand l’appétit va…

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Rétrospectivement, j’en veux à mon généraliste de ne pas avoir pris ma douleur au sérieux. Non seulement j’aurais pu ne pas avoir si mal aussi longtemps, mais cela aurait évité que je coûte une fortune à la société en faisant déplacer une ambulance et en encombrant les urgences. On ne m’a fait aucun examen à l’hôpital, et les médicament que l’on m’a administrés sont des molécules que je prenais déjà — à des dosages sans commune mesure. Il aurait suffi d’augmenter drastiquement la posologie pour éviter cet épisode.

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Mercredi 27 septembre

C’est le soulagement de la douleur. Pendant que Mum télétravaille, je comate sous Tramadol 100, vomis vite fait mes Dinosaurus. Dans la soirée, un nouveau symptôme me fait craindre des complications, et en fait non : à n’être plus couplé au même contexte que la veille, où je ne pouvais plus marcher, il n’a plus rien d’inquiétant, on peut en rigoler avec le médecin du 15 (les médecins hospitaliers sont vraiment formidables).

Mum m’a trouvé un miroir pour aller au-dessus de ma cheminée : grand, les bords supérieurs arrondis, le cadre un peu travaillé mais pas rococo, qui rappelle les moulures du plafond. Parfait à ceci près qu’il déforme sérieusement quand on s’éloigne : le tableau accroché sur le mur d’en face  reste un quadrilatère mais ne peut plus prétendre au parallélogramme. Parfait quand même.

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Jeudi 28 septembre

Je passe la matinée dans mon lit à comparer des vidéos de variations classiques interprétées par des danseuses de différentes nationalités pour essayer de déterminer précisément les caractéristiques de chaque école dans chacun des extraits. C’est chouette et laborieux. Il me faut souvent faire des allers et retours sur des extraits de quinze secondes pour voir quoi que ce soit.

L’absence de douleur sans Tramadol me rend euphorique. Mum me trouve l’œil malicieux, prêt à dire et faire des conneries. Tu ne veux pas reprendre un demi-Tramadol ? plaisante-t-elle, faussement saoulée. Mais quand j’hésite à aller en cours juste pour écouter, elle ne plaisante plus : 5 jours de repos complet, on a dit. Elle serait prête à me ligoter. Passer à la médiathèque en revanche lui semble acceptable ; on se gare juste devant, j’ai réservé des ouvrages pour les retirer au comptoir, sans avoir à monter dans les étages.

Il était une fois 2 sur Disney+ : moins déjanté, plus poussif que le premier, même si la métaphore est bien filée sous les bons sentiments. Vaut surtout pour le duel des deux méchantes, quand la princesse de mère adoptive se transforme en… belle-mère.

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Vendredi 29 septembre

Contrecoup de l’euphorie, la fatigue se déploie, petite déprime. Je concentre le peu de capacité d’attention que je trouve (il faut vraiment la soutenir, dans un effort quasi-architectural) pour rédiger la synthèse supplémentaire qu’une enseignante me demande malgré mon absence, à cause de mon absence, même, pour la rattraper — par anticipation, la synthèse devant être rendue avant le cours. Comme si mon absence physique était le seul obstacle à ma présence, que j’étais retenue quelque part en pleine forme. La présence d’esprit…

Effort et relâchement. Je lis je crois, regarde quelques épisodes de la saison 2 d’En thérapie.

Anna et le roi, sur Disney+ : mais, mais, c’est The King and I ! J’avais vu la comédie musicale au Châtelet, mais ignorais qu’il existait un film, avec Jodie Foster qui plus est ! On en visionne la moitié avant de tomber de fatigue.

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Samedi 30 septembre

C’est la braderie à la médiathèque, l’Italie chez Picard. Dans l’épicerie d’à côté, Mum trouve un improbable miel à la coriandre. On ramène des pâtes surgelées, des livres et des CD avec leurs côtes à trois lettres, démagnétisés. Une étiquette Coup de cœur s’est faite plastifiée sur l’un des livres que je choisis ; il faut croire que l’amour ne préserve pas du déclassement.

On finit de regarder Anna et le roi. C’est chaud d’Occidentalocentrisme colonial sous couvert de bons sentiments antiracistes. Ceci étant posé, je résiste difficilement à Jodie Foster et aux histoires d’amour d’autant plus puissantes qu’elles n’adviennent jamais — du pur possible désincarné (très puritano-compatible du coup), où le summum de l’érotisme se conclut dans un frôlement de mains ou de regards. L’amour est là, mais il n’y aura pas d’histoire, et c’est là toute l’histoire. Pour l’éternité sans durée.

Ma cuisse reste anesthésiée, je ne sais pas trop vers où me tourner pour la suite. Une seule chose est sûre : je ne veux pas retourner chez mon médecin traitant. J’écume Doctolib, et c’est un embroglio entre Tataouine et les calendes grecques : les rhumatologues ont des mois d’attente, les généralistes ne prennent plus de nouveaux patients, ou sont aussi âgés que le mien. J’en voudrais un plus jeune, avec moins d’expérience peut-être, mais pour qui la gestion de la douleur aura fait partie de sa formation.

Couchée trop tard, plus envie de dormir. Je finis Qui a tué mon père ? d’Édouard Louis. La partie à charge et à décharge me touche moins que le portrait ambivalent du père, imbuvable mais pas abominable, qui aime son fils mais en a honte (la fierté s’apprend).

Journal de septembre 1/2

Vendredi 1er septembre

Pas envie de quitter le boyfriend. Me lover contre, tout contre lui.

(J’ai spontanément indiqué juillet au lieu de septembre pour les premières entrées de ce journal, c’est dire mon désir de rentrer.)

Mum me remmène à Roubaix, avec mon lumbago et mon barda. Monter en voiture sans courber le dos implique une chorégraphie adaptée : le dos tourné à la portière, fléchir les jambes et attraper la carrosserie au-dessus de l’ouverture pour se tracter vers le bas et déposer ses fesses sur le siège avant de pivoter. Tadaaa.

Courses chez Leclerc. Est-ce la rentrée scolaire ? le début du mois avec le salaire qui vient de tomber ? la veille de la braderie de Lille ? Je n’ai jamais vu autant de monde. Sur le présentoir à côté de la caisse, où l’on trouve habituellement des magazines de recettes mal fagotés, un Magazine HPI. Soit une publication pour un phénomène qui concerne 2 % de la population (un chouilla plus si l’on inclut les proches), dans un lieu que l’intelligence a déserté — sauf à s’appeler Annie Ernaux. Regarde les lumières, mon amour. Est-ce une honte que de s’intuitionner HPI, quelque chose qu’on ferait passer sur le tapis à la dernière minute comme les serviettes hygiéniques quand on est ado ? Ou un booster d’ego, qui ira bien avec les chewing-gums pour l’haleine mentholée ? Quoiqu’il en soit, on salue la performance marketing : déjà deux numéros à son actif, c’est le Magazine HPI n° 3, il aura au moins tenu jusque-là.

Chez Décathlon, c’est la valse des hésitations. Mum hésite entre deux tailles de moufles-mitaines pour la marche nordique — une invention ingénieuse, avec un clapet maintenu par un aimant pour découvrir la mitaine quand il ne la capuchonne pas en moufle. L’une est un peu juste, l’autre risque de gêner la préhension du bâton. Elle essaye l’une, puis l’autre, puis l’une, puis s’excuse, elle essaye une dernière fois l’une puis l’autre, puis l’une… et je me vois soudain de l’extérieur,  je vois d’où je viens, pas de nulle part, prise dans cette filiation de l’indécision comme elle dans l’hésitation, l’instinct contredit ou mis en doute par tout un tas d’arguments rationnels. Je reçois lesdits arguments pour et contre et pour, j’essaye de les ordonner pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, et c’est finalement le non-choix qui l’emporte : acheter la taille qui n’est pas disponible en région parisienne, sans l’échanger contre celle acquise dans le doute ; il sera toujours temps (dans la limite de quinze jours ouvrés) de rendre l’une ou l’autre paire.

Au retour, je mets de côté le short de sport rapporté sans lui ôter son étiquette : ai-je bien fait ? (Depuis le mois suivant, je peux affirmer que oui, mais ce n’est pas la question.)

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Samedi 2 septembre

On a tenté sans succès de faire rentrer le vélo dans le coffre pour l’emmener réparer. On s’est promené à la braderie organisée par le centre commercial dégriffé en plein air de Roubaix, sans qu’aucune fripe ne nous donne envie de l’acheter. On a mangé :
/ un clafoutis chèvre, petits pois, menthe — première impulsion pour me remettre à cuisiner et tester de nouvelles recettes ;
/ de gros gâteaux au Grand Café Roubaix, allitération à prononcer la bouche pleine de cheesecake à l’Oreo ;
/ un chirashi saumon et anguille, avec une soupe miso qui réconforte et réchauffe même après une belle journée. La vaisselle japonaise m’a donné envie d’un thé au jasmin. L’objet seul a suffi à induire une envie, de gestuelle, de saveur.

Théières individuelles et gobelet sans anse pour le thé, noir avec une bande décorée de motifs bleus

Deux sigles animent la conversation : HPI (l’enfant d’une de ses amies a été diagnostiqué et à peu près tout qu’elle lui raconte fait écho à des anecdotes de moi petite ; je rétorque que c’est souvent génétique, ce truc-là, suivez mon regard, je ne vais quand même pas brandir les baguettes) et les TOC (je savais qu’elle en avait eu, elle aussi, et qu’ils avaient disparu quand elle avait habité en couple, mais j’ignorais qu’ils étaient reliés au même lieu). Ce partage de vulnérabilité, en créant de l’intimité, me relance paradoxalement dans une dynamique plus joyeuse.

La conversation enjouée se poursuit jusqu’à 1h du mat’ sur le canapé — et à côté quand on en bondit pour se montrer des trucs de danse ou de Pilates. En lui faisant mettre son poids en avant, je fais comprendre à Mum la différence entre repousser au niveau des orteils et les crisper. À sa joie de comprendre une consigne-correction qui n’était reliée à aucune sensation répond la mienne, de voir que je suis capable d’aider à cette prise de conscience (comme la dernière fois avec ma marraine et une position de yoga dans laquelle elle perdait l’équilibre).

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Dimanche 3 septembre

Bouillotte froide, douleur accentuée au réveil, rêve à l’avenant : mon ex nous a livrées à des Russes, je le retrouve et le gifle à répétition sans réussir à lui faire perdre son sourire narquois.

Promenade au parc Barbieux : le bien que font les arbres.

Rangement, tri, administratif : impression d’efficacité et de place nette.

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Lundi 4 septembre

L’ostéo me soulage du lumbago, un nerf reste coincé dans le processus. Changement de douleur comme un changement d’ostinato dans la musique de Philip Glass.

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Mardi 5 septembre

Vive l’opium, vive la Lamaline.

Rentrée (administrative). Aujourd’hui, on se fait la bise. Dos en carafe oblige, au lieu de me pencher, je plie les genoux, et les plus petites s’offusquent du différentiel ainsi souligné.

Réunion de rentrée avec tous les partenaires de la formation, soit une rangée de personnes avec de petits papiers illisibles posés devant eux, qui essaient tous de faire court et échouent tous sauf deux (concis, expressifs, engageant). Pourquoi on s’inflige ça ? Les intervenants ont l’air aussi ennuyés que nous tant qu’ils n’interviennent pas. Douleur au nerf, ça dure dans le corps plus longtemps que ça ne dure dans l’abstraction du temps mesuré.

Dans la promo, personne n’a envie d’être là — ni à cette réunion, qui est une redite de l’an passé, ni pour reprendre la formation, qui a assez duré. Surtout mon binôme classique, avec qui nous nous entraînons mutuellement. On voudrait déjà être diplômées. Les petits fours salés sont délicieux, je n’ai aucune gêne de socialisation, n’essayant pas de parler à des inconnus, et pourtant j’ai l’impression de me retrouver en-dehors de ma place ou plutôt que ma place serait précisément d’être toujours un peu à côté, de ne pas savoir à quelle distance me situer, de trop en dire, parler de moi ; je réponds à comment ça va et tu as fait quoi cet été  avec trop de franchise ou de chance (j’ai le dos bloqué et des congés de privilégiée) ; on me répond court quand je retourne la question, et je voudrais n’être pas si plus vieille ou encombrante, ne pas ressentir si vivement les petites frictions interpersonnelles passées ou à venir. Bref, j’ai le nerf crucial crural à vif, et je suis contente de vite rentrer, me plonger dans les souvenirs de l’été avec du tri de photo.

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Suite de En thérapie (l’épisode avec Carole Bouquet est vraiment mal joué). Le début de la série offrait la simplicité d’un patient par épisode, d’une énigme à déchiffrer ; mais le psy prend de l’épaisseur, cesse de n’être qu’un psy, et l’énigme devient un imbroglio, une impossibilité de démêler ce qui se joue. J’aurais voulu qu’il n’y ait pas d’enjeu autre que les patients, que les relations humaines deviennent enfin un peu lisibles. Je suis fatiguée, je crois, et repousse d’heure d’aller déposer et retourner la douleur dans le lit.

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Mercredi 6 septembre

Proposer une intervention sur les violences sexistes et sexuelles en milieu étudiant, c’est plutôt une bonne idée ; programmer la même intervention deux années d’affilée pour le même public, moins. Même (surtout ?) quand on s’aperçoit n’avoir pas retenu grand-chose d’une année sur l’autre. C’est très long, et la douleur en position assise n’arrange rien. De fait, je passe la dernière heure debout au fond de la salle.

Léger étonnement qui n’en est pas vraiment un : dans la salle, la plupart des filles connaissent la vidéo du consentement expliqué avec une tasse de thé ; les garçons, quasiment aucun.

Manque d’enthousiasme. Je me sens sans énergie, sans aucune envie de porter des projets, alors que tout le monde n’a que ça à la bouche, des projets, informes, flous, projetés comme ça devant nous dans l’éther des possibles qu’il faudrait actualiser. Encore trois heures de réunion, assis par terre cette fois, c’est une manie de danseurs. Heureusement, il y a eu de la Lamaline entre temps.

De nouveaux étudiants me vouvoient à l’école, j’ai l’âge d’y être professeur. Sur le retour, deux pré-ados assis sur un perron me saluent d’un bonjour madame. Bonjour, je réponds évidemment ; encore quelques années avant d’ajouter les enfants.

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Jeudi 7 septembre

Nouveauté intéressante sur le papier : un atelier d’accompagnement psychologique à la réussite par une artiste-enseignante-chercheuse-coach. Sur place, je ne sais plus trop : la composante psychologique prend des allures de Ted Talk new age. L’empathie de l’intervenante se fait parfois démonstrative, et on ne sait plus si on assiste à une performance ou un atelier mené par une hypersensible. Il y a quelque chose de touchant et en même temps de pas bien sec ; on sent qu’elle essaye de se réparer elle-même en chemin. Le cadre collectif pose également des limites ; il y a un moment où ça coince au niveau des généralités, et le besoin d’une réponse individuelle se fait sentir.

Je ne participe pas aux échanges, je ne saurais plus où m’arrêter. Cette retenue brouille les frontières celle que j’étais et celle que j’aimerais être : une élève qui ne participe pas, et une camarade qui adopterait une posture plus en retrait, pour ne pas envahir et manquer l’autre en parlant trop, en le regrettant parfois après. Sociabiliser me coûte en cette rentrée, j’ai besoin de solitude.

L’intervenante ressemble de manière perturbante à mon amie Klari — la même manière de poser des silences dans son récit, des expressions du visage un peu semblables, encadré par une coupe de cheveux que je lui ai connue — et à Laura Cappelle — j’ai plus de mal à trouver en quoi, probablement une fluidité gestuelle couplée à une absence de self-consciousness corporelle. Ces superpositions m’arrivent sans cesse : je vois une personne et j’en vois d’autres en palimpseste, qui colorent inévitablement ma perception. Ces gens double ou triple d’emblée me fascinent. J’ai d’ailleurs du mal à décoller mon regard d’un étudiant en qui je retrouve la silhouette et le fort désir de rationalité de mon ex, mêlés à la sensibilité un peu nerveuse et aquiline d’un ancien camarade de lycée (son regard restait fixe et il tremblait quand il tenait à exprimer une idée, la main suspendue devant lui, comme pour la retenir). Ça ne colle pas, une expression si juste et libre des émotions avec le souvenir de mon ex alexithymique ; je dois me retenir de dévisager ce jeune homme que j’ai l’impression de reconnaître et dont je ne sais rien. Mon regard s’attarde quand il rend la parole.

Le boyfriend trouve ça étrange, ces palimpsestes de personnes. Quand il rencontre quelqu’un, il préfère s’attacher à ce qui rend la personne unique. Moi aussi, sur le papier, mais cela passe souvent, malgré moi, par un processus de différenciation sur un fond de similitudes. Chercher pourquoi telle personne me rappelle telle autre, c’est trouver le début de la formule qui rend cette personne unique, sa combinatoire propre de traits communs.

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Nouvelle séance d’ostéo et pleurs  : de douleur / de la crème solaire qui pique les yeux / de catharsis émotionnelle ? Le corps, c’est l’inconscient, rappelle l’ostéo-thérapeuthe. Et cette phrase qui pique : est-ce que tu te sens à ta place dans ta vie en ce moment ?

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Vendredi 8 septembre

À chaque jour sa conférence. Aujourd’hui, conférences sur les risques psycho-sociaux pendant les études, par une conférencière psy spécialisée dans les arts de la scène. Je trouve ça rudement bien, cette sensibilisation aux questions de santé mentale. L’intervenante s’est attachée à décrire certains mécanismes mentaux, à rassurer sur ce qui est normal (la névrose, avoir des coup de blues, consulter quand on soupçonne que ce n’est pas qu’un coup de blues) et a consacré un volet de sa présentation au phénomène d’addiction (qui m’a moins parlé, le chocolat étant ma seule drogue — mais ça m’a fait repenser à une BD qui évoquait l’addiction à la cocaïne de Freud).

Cette femme posée, douce et ferme derrière ses lunettes noires, inspire confiance. Son exposé est beaucoup plus apaisé, maîtrisé que la veille. Sa posture est tout autre, sans tentative de recettes : il y a des mécanismes psychologiques qui peuvent se décrire, et un travail d’analyse qui reste du cas par cas.

“Est-ce que l’analyse n’est pas de la surinterprétation ?” lui demande-t-on dans le public. J’ai bien aimé qu’elle souligne dans sa réponse la manière problématique dont des psychanalystes ont pu discourir en adoptant une posture de sachant, pour imposer une analyse sur des plateaux télé par exemple, alors que l’interprétation est toujours une suggestion dont s’empare ou non le patient. Le thérapeute est là pour accompagner avec humilité.

Il a également été question de la place du professeur, qui se pose de manière particulièrement aiguë pour les musiciens, dans la mesure où ils travaillent leur instrument seul à seul. La relation professeur-élève peut devenir transférentielle et rejouer la relation enfant-parent — dans ce qu’elle a de bénéfique (booster, réparer…) mais aussi de néfaste (pression, enfermement dans des schémas). Ça me donne envie d’étudier la psychologie, et met en résonance mes découvertes du moment (une lecture sur les sciences de l’éducation, et la série En thérapie).

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Un mariage musulman a lieu au parc Barbieux. Entre les youyous et la musique, c’est tout de suite plus gai. Me rapprochant pour apercevoir les musiciens et profiter discrètement des festivités, je me mets à discuter avec un couple lui aussi interpellé par la musique. Ils sont là pour installer leur fille étudiante. Le parc, la ville, oui je m’y plais, les gens sont adorables, d’ailleurs on le devient soi-même un peu plus, un peu moins Parigot-tête de veau. On évoque la météo et le climat, l’architecture, à Croix, à Roubaix, la danse, ah les cygnes, le Lac, la grâce, surtout par le Mariinsky, ce n’est pas moi qui le dit. Il est aussi question de sécurité, de la rue des Arts où je danse et où leur fille dormira. La mère a l’air soucieuse des débordements des fêtes estudiantines : ils ont eu de la prévention à ce sujet, mais elle est inquiète que l’école ne prenne pas davantage en charge ces choses, et je me trouve à utiliser beaucoup plus vite que je ne l’aurais cru mes connaissances de seconde main bien fraîches de la conférence sur la prévention des violences sexistes et sexuelles : procédure disciplinaire et procédure pénale sont indépendantes, la victime peut choisir d’engager l’une ou l’autre, ou les deux ; le personnel de l’établissement en revanche est tenu de d’engager une enquête si on lui remonte un signalement. J’enchaine sans transition sur la ville, la médiathèque, Pancook (dont j’ignore encore la fermeture), la Manufacture, l’entrée gratuite à La Piscine les vendredi soir, ma formation, je raconte, les profils sociologiques qu’on y trouve…

Elle est violoniste, lui astrologue, je suis Lion lumineuse. Puis il y a Vénus, Verseau, Pluton qui va changer de signe, des chiffres dans tous les sens, juxtaposés, additionnés à la Vierge ; mon prénom entre en résonance avec la mère de la Vierge, ça alors ; mon chiffre est le 14, d’ailleurs Versailles, Louis XIV,  le roi Soleil, moi Lion, rien n’arrive au hasard — il n’y a pas de coïncidence dirait le psy d’En thérapie. J’essaye de ne pas trahir par mes expressions faciales d’incrédulité ou d’amusement. Je ne voudrais pas le blesser, et après tout, rendre visible l’invisible, pourquoi pas, interpréter en tous sens, n’est-ce pas grisant ? Je me demande comment on s’arrange avec la religion — ils sont catholiques —, mais après tout ne rien laisser au hasard, la destinée… Il avait prédit le Covid, voyez-vous. J’avance et ensuite je démontre, je n’avance rien que je ne puisse démontrer ; il justifie a posteriori en faisant feu de tout bois. Une barbe blanche engageante : je finis par faire le rapprochement avec le papa de Melendili, c’est le même gabarit.

Elle, me parle plutôt de sa fille, très mature, qui le soir de ses 13 ans se lamentait qu’il lui restait 5 ans avant de pouvoir décider de sa vie. Elle l’a menée en Corée du Sud, sa vie, et ses parents ont été très au fait de la géopolitique tant qu’elle était là-bas ; eux sont de Pau. Elle craint un peu le décalage, sa fille de 20 ans très mature avec des 18 qui ne le sont pas toujours, dans une culture de fête d’école de commerce. Elle trouve courageux d’entamer une reconversion professionnelle en ayant 15 ans de plus que mes camarades. Le décalage. J’essaye de dire ce que je sens de la nouvelle génération, sensibilisée à de nouvelles thématiques, engagée, rodée à l’argumentation, un aplomb plus grand, peut-être et tant mieux. Et c’est à nouveau la valse des chiffres astrologiques, qui me pleuvent dessus, jusqu’à ce que la mère écarte avec élégance le rideau de pluie pour nous renvoyer au soleil chacun de notre côté.

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Apolcalypase en cuisine en tentant de faire des galettes de blé. Ne jamais faire confiance à une recette qui préconise d’ajouter “de l’eau”, sans préciser la quantité.

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Samedi 9 septembre

Trop chaud, déprime latente.
Je fais un tour à la médiathèque sans rien emprunter, fiche de lecture oblige.
J’ai aussi noté “visio catharsis” sans plus avoir aucune idée de la discussion à laquelle cela fait référence.

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Dimanche 10 septembre

Aussi chaud, mais plus gai. Je prépare le cadeau d’anniversaire de Mum, trie et traite les photos de Londres et Chamonix.

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Stage de rentrée, du lundi 11 septembre au vendredi 15 septembre

Un stage de rentrée sans pouvoir danser, c’est une semaine entière à observer les cours et répétitions assise dos au miroir (mais pas adossée, pour raisons de sécurité), jusqu’à 5h30 d’attente par jour. Autrement dit une épreuve d’endurance. Le comportement contestable du professeur-chorégraphe rend la semaine encore plus éprouvante.

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Lundi 11 septembre

Je rêve d’une tresse coupée, qui se décolore à vue d’œil. Le pigment disparaît, les cheveux deviennent gris-blanc dans une vague de dévitalisation inexorable, du bout coupé à l’élastique.

Il y avait un autre rêve dont il fallait que je me souvienne, dont je ne me souviens plus.

Je me tâte pour une coupe courte asymétrique (j’ai les cheveux longs jusqu’aux reins).

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Mercredi 13 septembre

2h30 dans salle d’attente du médecin, qui diagnostique un syndrome de la charnière thoraco-lombaire, bloquant le nerf crural. Au niveau de l’inversion des courbures vertébrales. Rien à voir avec la tendance à gommer à outrance les courbures dans une mauvaise compréhension de la danse classique, évidemment.

Ostéo, il me débloque à la hâte ; le gyrophare arrête de faire tourner la panique dans ma tête.

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Jeudi 14 septembre

Photo en noir et blanc à travers une fenêtre : vue sur le fronton d'une ancienne usine stylée mais délabrée et les toits

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Vendredi 15 septembre

Un rendez-vous rapide dans un centre de radiologie conventionné secteur 1, je ne pensais pas que ce soit possible. Le compte-rendu me réjouit moins : discopathie étagée de T11 à L3. J’ai du mal à ne pas pleurer dans le bus. Ce côté irréversible. J’ai abîmé mon corps. Un disque, ça ne se reconstitue pas comme un os. Quatre disques, encore moins.

L’anxiété, la douleur, toutes deux lancinantes. L’ironie de peut-être ne plus pouvoir danser quand justement je remets la danse au centre de ma vie en me reconvertissant comme prof. La blessure de la carrière d’interprète impossible aurait dû m’avertir ; la tentative inconsciente de réparation devient un second coup. L’idée de devoir éventuellement reprendre un bullshit job sans la danse à côté comme dérivatif me semble intenable. Je tragédise intérieurement dans le bus, fais bonne mesure, et mauvaise en arrivant chez moi.

Lorsque je montre la radio au boyfriend en visio, il ne voit pas le léger guingois des lombaires ; il s’émerveille spontanément de ce que ma colonne soit si droite, les vertèbres si bien alignées. On ne voit jamais que ses propres radios quand on n’est pas médecin, et sur les siennes, ce n’est pas une colonne que forment ses scolioses, mais une hélice — enfin j’imagine, je n’ai jamais vu que mes propres radios, et perdu le trajet de ses vertèbres sous mes doigts. Je devrais avoir honte de paniquer devant lui, devant une colonne grecque de chamallows bien empilés.

Sous un temps resplendissant, un parc très vert avec un plan d'eau, un grand seule pleureur et une demeure de châtelain en arrière-plan
Une pause déjeuner au square Catteau, dont j’oublie tout le temps l’existence alors qu’il est proche de l’école. Quand je parcours l’album photo de mon téléphone, je me rends compte qu’il raconte parfois une autre histoire des jours que les notes prises pour ce blog.

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Samedi 16 septembre

La réaction de N. face à mes déboires vertébraux et leurs potentielles implications me touche ; elle sait exactement l’endroit que ça touche.

La restitution du stage a lieu à la Manufacture de Roubaix pour les journées européennes du patrimoine. Les classiques dansent en basket à l’extérieur dans la cour de briques et de béton, les contemporains à l’intérieur entre les machines à tisser, et tout le monde se change dans une salle habituellement dédiée à des ateliers. Il y a des tables, des chaises, trois canapés, une table basse avec des plantes en crochet, bientôt recouverte d’épingles à cheveux et de trousses de maquillage, et tout un tas de bocaux et casiers remplis de laine dans des états divers, dont un de MOUTONS, dit l’étiquette. Je regrette de ne pas avoir soulevé le couvercle de ce souvenir digne de Saint-Exupéry.

La pause est longue entre les deux représentations de l’après-midi, certaines bossent sur leur ordi, somnolent, ça discute et boit du café — il y a toujours quelqu’un pour préparer du café quelque part —, les filles remettent du sang sur leurs lèvres (le chorégraphe voulait une teinte sombre et a choisi le rouge le plus vamp du panel), elles ont une allure folle avec leurs chignons banane, et je mange le makrout le plus gros et gras de ma vie. …

Dimanche 17 septembre

Suis-je ralentie par la douleur ou un perfectionnisme las dans cette fiche de lecture ? Je n’ai pas de problème pour jeter les mots, mais l’articulation fine est compliquée. Devoir affiner, décider définitivement des mots à employer alors que vous voyez l’idée.

Au parc Barbieux, au milieu de l’allée : un mini-chaton noir. L’homme qui l’a posé au sol l’appelle en continu. L’étonnement se fraye un chemin au travers de ma réaction de mammifère énamouré : ça ne suit pas, un chat.  Mais l’homme soutient que si, son chat le suit, ils font leur promenade au parc ensemble tous les jours. Le chaton furète au pied d’un banc et j’échange un regard entendu avec ses occupantes, un chat, ça ne suit pas.

Moins mignon que le chaton noir, une guêpe noire. Je la laisse vaquer sur la vitre toute l’après-midi ; le soir venu, quand l’attrait des lumières électriques remplace celui de la lumière du jour, c’est une autre affaire. Opération évacuation, non sans sursaut, douleur.

Il serait temps que ce lumbago prenne fin, je commence à trouer mes chaussettes (j’ai trouvé une position pour me laver les pieds sans avoir mal, mais pas pour me couper les ongles des orteils).

Journal d’août 4/4

Lundi 21 août

J’ai mis quelques années à accepter l’invitation de mon amie M. à lui rendre visite à Chamonix. Le temps de trajet me rebutait. Et effectivement, c’est un peu infini sur la fin.

Au Relay de la gare,  je crois reconnaître Guillaume Diop sur la couverture d’un magazine, avant d’apprendre que c’est le fils d’un people royal de Monaco — chacun ses célébrités. Je ne connais plus la moitié des titres exposés en tête de gondole. À deux doigts d’acheter un livre-magazine sur le fromage intitulé Permis de puer.

Dans le TGV, ma voisine porte une French manucure sur des ongles coupés carrés ; elle examine une crème hydratante dont la marque est raccord avec notre destination : LΛNeige. Avec un Λ à la place du A. Ironie d’utiliser un signe lambda pour se distinguer. J’imagine bien la marque prononcée avec un accent anglais, comme dans la publicité avec Julia Roberts — le vie est bêle.

Le TGV est plein de gens riches. Tout s’éclaire quand je me rends compte que c’est la ligne que j’avais empruntée pour rendre visite à Eli à Lausanne. Je suis à nouveau dans une rame en bout de train, et le mal de cœur n’est pas loin (même si cette fois, je n’aurai pas besoin de Coca).
Je vis le trajet avec modération : lis un peu, observe un peu, dessine un peu, m’ennuye un peu.

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Le TER est bondé. Une mère installe son tout jeune fils dans le siège en face de moi et s’assoit sur la marche (j’avoue ne pas lui céder ma place, pensant qu’elle pourrait s’asseoir elle et le prendre sur ses genoux). L’enfant est du genre curieux, en pleine phase exploratoire. J’ai le choix entre tenter de l’ignorer en me lançant dans une activité en autarcie, au milieu de laquelle je ne manquerai pas d’être dérangée, ou pousser la sociabilité jusqu’au co-parenting.

La maman me rappelle la professeure de danse chez qui j’ai pris des cours particuliers en parallèle du conservatoire, et qui devrait m’accueillir pour mon stage de fin d’études. Les filiations physionomistes de ce genre ne cessent de me sauter aux yeux ; elles biaisent mes a priori, et peut-être est-ce pour le mieux, pour cette maman-là. Elle est partie du Havre ce matin. Pas de Paris, du Havre. Seule avec son enfant, dont c’est le tout premier trajet en train. Elle le fait observer tout ce qu’elle peut, jouer avec tout ce qu’il peut, notamment un livre-jouet en tissu, dont les boutons ont pas mal de succès, mais moins que les toupies perfectionnées du pré-ado à côté de lui avec sa grand-mère. Lui aussi veut bien faire mais ne sait pas trop se comporter ; il se fige pour éviter le contact quand le tout-petit empiète sur son espace.

Je propose du gribouillage sur l’iPad, mais le bouton central de la tablette et le capuchon du stylet sont vachement plus amusants que le dessin. Le mécanique l’emporte encore sur le numérique. Voyant que la poignée d’une valise appartenant à la famille du carré d’à côté attire ses convoitises (mais crispe les détenteurs de ladite valise, bien qu’ils aient eux aussi deux enfants), je descends la mienne de l’étagère au-dessus de nos têtes et c’est l’extase : un gros bouton à manipuler, une immense poignée à faire surgir de nulle part. Le tour de magie se révèle un excellent  exercice de motricité : mine de rien, ce n’est pas évident de maintenir une pression (du bouton vers le bas) pour tirer (la poignée vers le haut).

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À côté de notre village-pour-éduquer-un-enfant, c’est la famille parfaite : deux parents, deux enfants, tous d’une beauté plastique assez improbable. Mais surtout : ils tirent de leur gros sac à dos de marche une gâche aux pépites de chocolat et des crêpes industrielles comme celles que je mangeais chez mon père. Je me retiens d’en demander un bout, et les deux goûters s’inscrivent dans ma liste d’envies obnubilantes qu’il me faudra manger pour m’en défaire.

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Mardi 22 août

L’accrobranche ne me fait pas spécialement envie, mais  M. a l’air d’y tenir, et il fait chaud, alors nous voilà en baudrier sous les arbres. Souvenirs d’adolescence où je faisais le grand écart entre deux rondins de bois. J’ai depuis perdu en aisance et gagné en vertige. À l’arrivée d’une tyrolienne, je m’arc-boute pour saisir la poignée jaune qui permet de ne pas repartir en arrière, et sens un étirement malvenu dans les lombaires. Je prends soin de gainer les abdos à l’arrivée des tyroliennes suivantes et globalement dans le reste du parcours. M. grimpe seule dans le dernier, noir comme une piste, et j’endosse le rôle confortable du photo-reporter au sol (qui se fait rabrouer quand l’enregistrement devient témoin d’une difficulté). J’ai l’impression de m’être arrêtée à temps et d’avoir limité les dégâts, mais le mal est fait.

Un peu de taboulé et une glace chocolat-myrtille plus tard, nous sommes sur le retour. Le sentier forestier nous promène pendant un peu plus d’une heure, mais il n’y a rien de trop pour que M. m’expose la situation professionnelle qui la préoccupe. Elle expose tout méthodiquement (c’est son habitude, je sais qu’il ne faut pas l’interrompre), recommence depuis le commencement (cela me remet en tête les épisodes précédents) et y revient par des boucles qui réordonnent et autojustificent autant qu’elles ressassent (c’est là que je commence à me dire qu’elle ne va pas bien). Elle le dit elle-même, que ça ne va pas, mais c’est la manière de l’exposer qui m’inquiète plus encore que le constat partagé sur sa santé mentale. Le chemin met fin à un cheminement qui n’en a pas.

Le soir, on souffle mes bougies. Je me vois offrir un gâteau et un lama d’anniversaire. <3  Et un cadeau plus orange tu meurs. She knows me well.

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Mercredi 23 août

Oui, je fais de la randonnée avec mon T-shirt Royal Ballet rose.

Randonnée au glacier du Tour : 3h de bus, 4h de grimpe et de désescalade, 1800 pas, 510m de dénivelé. Et ce que les chiffres ne disent pas, ou mal, à commencer par la qualité du silence dans les œufs puis la montage. Le bruit se raréfie comme l’oxygène, et pourtant, il y a la musique d’alpage à l’arrivée et la conversation quasi incessante tout du long. Pour des raisons de souffle, il s’agit essentiellement d’un monologue — je marque mon écoute par interjections et monosyllabes. Je saurai tout de G., si je ne la confonds pas avec L.

J’ai du mal à faire attention à, simultanément, où je mets les pieds,  ce qu’on me raconte et ce que j’aperçois quand j’immobilise mes pieds et relève la tête. M. s’étonnera de ce que je traîne à plat et accélère en montée   ; c’est seulement quand je découvre au détour d’une falaise la montée qui nous attend que je comprends le quiproquo : ce que j’imaginais une promenade, certes exigeante physiquement, a été prévu comme sortie sportive, seulement adaptée à mon piètre niveau. On ne s’arrête pas pour admirer, contempler, s’imprégner ; on s’arrête pour boire, remettre ou enlever un vêtement — à la limite pour photographier, c’est mon passe-droit de touriste. Les gens parlent toujours des paysages spectaculaires, mais je n’ai jamais compris : dans la randonnée et l’alpinisme, on regarde toujours ses pieds. Voilà qui a le mérite d’être clair.

Je fais le deuil de la promenade en embrassant de mon mieux la dimension sportive. M., surprise, remarque avec satisfaction que j’ai une bonne proportion de muscles pour mon poids : je crache mes poumons, mais remercie mes quadriceps de danseuse. M. me rassure, m’encourage et me cravache en alternance. Il ne faut pas lambiner, ni à l’aller (le refuge cesse de servir à déjeuner à 14h) ni au retour (les œufs cessent leur rotation à 16h). La dernière portion jusqu’au refuge est caillouteuse, il faut mettre les mains. L’odorat décuplé par les règles, je suis envahie par une odeur souffreteuse : ça sent la meuleuse.

Au refuge Albert 1er, la tête me tourne presque. Nous sommes au bord du glacier, de ses crevasses bleu féerique, gris sale, et nous rentrons comme si de rien n’était dans un restaurant surpeuplé. Des familles, des sportifs et des étudiants d’école de commerce bavardent, mangent des morceaux, boivent des coups. Cela me semble incongru, mais on rentre en chaussettes, les chaussures laissées à l’extérieur comme à l’entrée d’une maison japonaise ou d’une mosquée. M. ressort mettre mon T-shirt à sécher, alors que j’enfile à même la peau la polaire technique qu’elle m’a offerte. On se retrouve comme si de rien n’était devant une espèce de welsh montagnard pour elle (une croûte) et une salade aux falafels pour moi — improbable. La digestion à peine entamée, on repart déjà  : on a toujours l’impression que c’est trop tôt en altitude, mais en reprenant doucement, ça va. Et ça va.

Ça va moins à Paris, au téléphone : le boyfriend risque de ne pas avoir son prêt, et des emmerdes financiers.

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Jeudi 24 août

Mon amie M. reprend le boulot, c’est une journée solo tranquille pour moi, malgré les monceaux de recommandations impliquant de se lever tôt et d’aller se frotter aux touristes dans des remontées mécaniques onéreuses. Tu ne peux pas venir à Chamonix sans — si, je peux. Par paresse, par pingrerie, par envie de tranquillité… parce que je suis venue rendre visite à mon amie avant de visiter la vallée.

On est à la montagne, mais on est en ville ; paradoxalement, la nature est partout, mais presque nulle part accessible à pieds. J’ai envie de promenade simple, sans arsenal organisationnel et me rends à un petit lac voisin, qui n’était pas pour rien absent des recommandations. Après quelques chapitres de Les Débuts, Par où recommencer ? (et encore, je ne suis pas certaine du pluriel), me voilà dans le bus pour retourner au lac des Gaillands.

Bis repetita placent, je peux vérifier que le sorbet myrtille se marie décidément divinement bien avec la glace au yaourt. Je recommence Les Débuts, Par où recommencer ? là où j’avais laissé le marque-page. Je n’en finis pas de reprendre ce livre, qui n’en finit pas de commencer, même après en avoir dépassé la moitié. J’essaye de m’arrimer au lieu par la lecture, de profiter de ces sorties de chapitres pour retourner plus attentive à ce qui m’entoure, mais je papillonne de l’un à l’autre.

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Dans le centre de Chamonix, je découvre une librairie dans laquelle il fait bon flâner. Je regarde avec une curiosité désintéressée des sélections pour moi inhabituelles, essais sur la montagne, récits d’alpinistes, ce que nous fait le paysage, bien se nourrir pour un trail. On reste pourtant dans une librairie généraliste, avec des romans qu’on trouverait partout ailleurs, mais elle est, comme le reste de la ville, la vallée, ses habitants, ses touristes, tournée vers la montagne et les activités qui s’y déroulent. D’habitude, les passionnés se rencontrent dans des lieux circonscrits (un théâtre, un gymnase, un champ le temps d’un festival…) ; ici, le microcosme fonctionne à l’échelle de la ville entière : les boutiques de vêtement sont des boutiques de sport, les bus sont plein de gens équipés, aux mollets galbés, et les T-shirt affichent leur allégeance à telle course ou trail passé. Pour une fois, les chaussures de marche que je porte comme baskets tant elles sont confortables ne dépareillent pas (« des Merell, non ? » note le compagnon de M. au premier coup d’œil).

La librairie, donc. Haute sous plafond, lumineuse, des tables qui ne gênent pas la déambulation. Il y a même une exposition au sous-sol, des collages de paysages — montagneux, évidemment. Des papiers déchirés avec délicatesse pour faire sentir quelque chose de notre fragilité face à la dureté des roches. Ça m’interpelle assez pour que je laisse un mot dans le livre d’or. Il y a l’espace pour ça, dans cette librairie. Je flâne sans m’excuser mentalement de ne rien acheter — d’ailleurs j’achète un livre, pour offrir. C’est un poche, mais la libraire ne m’en fait pas moins un magnifique paquet cadeau. Tout en dévidant le rouleau de scotch, elle me raconte que c’est son père qui lui a fait découvrir ce roman, et que depuis, elle le fait découvrir au plus de monde possible. La dame avant moi à la caisse le connaissait déjà (mais pas par la libraire : ses montages à elle sont dans le Jura) ; elle s’est enthousiasmée quand elle m’a vue le soulever de la pile, c’est génial, et de moduler-minorer : comme lecture facile, ça se lit très bien et c’est… (un mot ou un geste qui provoque de l’enthousiasme), ça fait… (un geste suivi par un verbe que j’ai oublié : mouliner, réfléchir, penser, mais dans un sens moins abstrait, plus lié à l’expérience). J’ai oublié les mots, retenu l’élévation de l’attention, l’enthousiasme qui relie.

Trompe-l’œil avé des Mont-Blancs

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Soirée sushis, vite écourtée par la fatigue de ceux qui ont bossé. Flagrant comme le travail ruine le temps personnel.

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Vendredi 25 août

Je le sens arriver sous la douche : le lumbago. C’est tout une épopée pour sortir de la baignoire et aller m’allonger à même le sol dans le salon où télétravaille M. Je dérange et ne peux faire autrement. Elle continue tant bien que mal, après m’avoir demandé si ça allait : non. On attend son compagnon, qui doit avoir une ceinture lombaire quelque part, et qui en a effectivement une, beaucoup trop large.

[En rédigeant ceci, je pense à l’ostéo-psy qui, à propos de mon dos bloqué pour la énième fois, m’a demandé si je me sentais à ma place dans ma vie ces temps-ci. Chez M., je me suis sentie à la fois chez moi et de trop — parce que trop comme chez moi, alors que je n’y étais pas ? Peut-être ai-je trop pris mes aises. Je me suis tout de suite sentie bien dans leur appartement bien pensé bien aménagé, et ils m’ont très gentiment laissé leur chambre, dont la mansarde m’a rappelée celle que j’occupais chez mon père après son divorce — un abri ouvert, la porte sans pêne à la place de la mezzanine à découvert.]

L’aller-retour à la pharmacie sera ma sortie du jour, à petits pas de mamie geisha. Je me fais un nouvel ami : la bouillotte mouton déguisé en licorne, qu’il est fort étrange de devoir placer au micro-onde. Le chat me regarde comme s’il était le prochain animal à poil que j’allais griller.

M. m’a laissé sorti à feuilleter La communication en BD et La PNL en BD. Je feuillette, et doute : ne serais-je pas envahissante à essayer de ne pas être un boulet ?

La fatigue est moins immédiate que la veille : on entame un jeu de cartes, un escape game qu’on abandonne avant de l’avoir terminé. Esc escape game. Ma principale contribution aura été de penser à prendre les cartes étalées en photo avant le rangement — c’est dire si j’ai le neurone vif lorsqu’il s’agit d’être créatif avec du calcul mental.

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Vendredi 25 août

Rêve chelou (inspiré de conversations sur la drogue du zombie ?) : je suis avec le boyfriend dans une maison de plein pied aux multiples ouvertures, dans l’excitation douce du désir, mais il y a intrusion, nous nous munissons d’une arme de fortune, une râpe-à-pieds géante en plastique mou, et surgit une créature inquiétante le buste à angle droit des jambes, sans visage, un pied ou un bec inopérable en guise de tête — instant de soulagement (ce n’est pas le plus dangereux) vite repris par l’inquiétude (comment s’en débarrasser ?).

Matinée pluvieuse, à goutte et à verse. Le chat dort sur le canapé. Je cuve mon lumbago.

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Samedi 26 août

M. passe la matinée à bosser en ville sur son roman, seule. Je ne sais pas si je suis déçue ou soulagée. J’élude. Le boyfriend à Paris me parle à l’oreille tandis que je piétine seule sur une place à Chamonix, avant de retrouver les autres au restaurant : mon amie M., son compagnon et une quatrième personne, qui me rappelle Anne-So la blogueuse. Je ne sais plus trop ce qu’elle ou moi fait là, mais la pizza est bonne et rester penchée sur ma chaise blanche soulage un peu mon dos. La semaine a été longue, se bornera à remarquer le compagnon de M alors que nous remontons en voiture en faisant de l’humour noir à base de conduite et d’airbag.

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Dimanche 27 août

L’ambiance est plus détendue pour cette dernière journée, peut-être parce que tout le monde le sait.

Dernière virée dans le centre de Chamonix. Je m’esquive pour acheter une carte d’anniversaire et la rédige avec un peu d’émotion sur un coin de comptoir, avec le stylo enchaîné dédié aux grilles de loto et de PMU. C’est n’importe quoi, ça m’amuse beaucoup. De retour, je glisse la carte dans le paquet de la librairie et confie le tout au compagnon de M. pour qu’il le lui offre le jour J.

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Changement de TER. Un monsieur blanc de cheveux et de peau dit au revoir à un monsieur noir un peu plus jeune, et pénètre avec lui dans le train. Son regard glisse sur la couverture en anglais de la femme qui me fait face, s’arrête sur moi. Après m’avoir demandé si je parle français, il me confie son compagnon qui n’a pas l’habitude de prendre le train et ne voudrait pas rater sa correspondance TGV. Ça tombe bien, vérification faite, nous sommes dans la même rame 17. Serons : le TER n’a pas de rame ni de place numérotée.

Mon nouveau voisin a des chaussures de marche, comme tout le monde ici, mais pas de bagage, pas d’en-cas, pas de distraction. Rien qu’un billet imprimé sur une feuille A4 pliée. Les montagnes cessent d’être un terrain de villégiature pour redevenir une frontière — voici l’Italie proche, la migration lointaine. Calais et tout le cours du semestre passé sur les frontières se matérialise à Chamonix, installé à côté de moi. Je ne voudrais pas l’ignorer, mais ne sais pas comment engager la conversation sans que mes questions tournent à l’interrogatoire et le mettent dans l’embarras. Ni lui ni moi n’avons envie de discuter, et d’un commun accord mal accordé, tout de gêne dissimulée, nous vaquons qui à ses rêveries qui à ses inquiétudes. J’échange davantage de banalités avec ma voisine lectrice, qui à ma surprise parle français : comme le monsieur aux cheveux blancs, j’avais supputé une étrangère à sa lecture costaud en VO.

Au changement, je ne réussis pas à masquer ma douleur et mon voisin sans bagage propose de prendre le mien. Ça me semble le monde à l’envers, que ce soit lui qui m’aide ; je décline, sans voir que je nous prive d’un pied d’égalité. Tout le train se dirige vers le quai du TGV, je suis autant que lui. On attend devant le repère de notre rame, je propose, il refuse de partager mes carottes-houmous au pesto (qui coulera dans mon sac), je ne sers décidément à rien. Nous sommes soulagés de nous quitter en montant à bord, lui à l’étage, moi en bas. Je retourne à mes problèmes simples, mon petit lumbago de privilégiée qui trouve le temps long, mais un chez-soi en arrivant.

From Mont-Blanc to Montrouge real not quick.

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Lundi 28 août

Je retrouve le boyfriend, et la facilité d’être chez soi même si chez lui. Il m’a manqué, je le lui dis. Plusieurs fois. Je me rends à peine compte de la répétition. C’était si horrible que ça ? m’interroge-t-il en retour. Non, évidemment. Mais c’est clair comme jamais que c’est de lui que j’attends du réconfort.

The French Dispatch. J’ai du mal à suivre, mais ne m’ennuie pas un instant. Ennui-sur-Blasé, cette trouvaille toponymique est du génie. (Timothée Chamalet remplace pour sa génération Louis Garrel dans le rôle de l’étudiant parisien agaçant.)

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Mardi 29 août

Mon ancienne ostéo parisienne me reçoit dans son si joli cabinet. Elle porte un T-shirt avec un jeu de mot où mère remplace mer, comme si son rôle familial ne transparaissait pas sur son visage cerné (2 ans à ne pas faire ses nuits).

Quitte à être dans le quartier, je vais chercher des banh mi. J’ai beau avoir des réticences, je finis toujours sur les traces de mon ancienne vie. La progression est laborieuse.

L’Île aux chiens. Les meilleurs moments : quand Wes Andersen prête un flegme britannique à ses toutous d’animation.

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Mercredi 30 août

Grasse matinée de récupération après l’ostéo.

Rêve proche du réveil : le boyfriend s’écartait de moi et je ne comprenais pas le rejet, je ne voyais qu’ensuite l’enfant qu’il tenait-protégeait dans ses bras et qui s’interposait entre nous.

J’ai tellement bien visé pour le livre offert à M. qu’elle l’a déjà. Damned. Il ne me semblait pourtant pas l’avoir vu dans sa bibliothèque ; et pour cause : son compagnon lui avait emprunté pour le lire à son tour. Je maugrée d’avoir raté mon coup et rappelle l’existence du ticket d’échange à l’intérieur de la couverture, mais M. ne semble pas gênée par le doublon, hésite même à le conserver comme porte-bonheur.

King’s Man, première mission. À part une scène de combat fort drôle où Raspoutine attaque en déboulé et esquive en danse cosaque, le film m’a ennuyée par sa grandiloquence.

Serait-ce la fin de la trêve du ciboulot ? Les appréhensions reviennent.

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Jeudi 31 août

Rêve proche du réveil : je dois préparer un court cours de danse jazz, je revois x fois le premier exercice d’échauffement, pourtant simple, avec des bras qui se balancent. Doute sur la musique : faut-il un 2 ou 3 temps ? Je dirai(s) trois, ça balance plus.

La rentrée s’approche.

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En plein aprèm, on se décide pour Kodawari Ramen.

Journal d’août 3/4

Le week-end du 15 août a été du 11 au 15 août cette année, en Touraine, chez les amis du boyfriend : ils sont éparpillés aux quatre coins de la France et se retrouvent une fois l’an pour quelques jours de fête.

le barnum illuminé et perdu dans la nuit noire

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Vendredi 11 août

L’amie du boyfriend qui héberge le grand rassemblement annuel de leur groupe nous récupère en voiture à la gare. Sur le trajet, le boyfriend demande qui vient ou ne vient pas finalement ; je demande qui est le qui qui vient lorsqu’il ne figure pas sur mon trombinoscope mental. Pour certains, j’ai le prénom mais pas le surnom : pour d’autres, le surnom mais pas le prénom ; pour d’autres encore, ni l’un ni l’autre, et parfois pas même la relation intermédiaire.

Le boyfriend se crispe en entendant le prénom du compagnon d’une ex-ex, avant d’apprendre qu’ils se sont séparés, et qu’il aura ainsi le plaisir de retrouver l’ex de son ex sans avoir à craindre ladite ex. Accueillir cet ancien ami dans le club des ex de V. amuse tellement le boyfriend qu’il lapsusse et me présente comme V. avant de se reprendre aussitôt. C’est parfait, on peut charrier qui de droit ; la moquerie se redirige gentiment vers le boyfriend plutôt que le récent célibataire malmené.

Deux gravures bleutées, sur un mur avec un décrochement, qui créé deux surfaces plus ou moins éclairées

Le AirBnB est étriqué et vieillot au possible. Il y a des meubles en bois sculptés, chaises et buffet ; des napperons en crochet ou en dentelle épaisse ; une suspension candélabre avec deux ampoules transparentes et une dépolie, toutes en forme de flamme ; de la vaisselle blanchâtre  ni opaque ni transparente ; des gravures de nature bleutées qui ont dû perdre leurs pigments rouges dans les années 1990 à l’étage, et une photo de rouge-gorge enneigé isolé du papier-peint fleuri par une baguette dorée dans la chambre au rez-de-chaussée, également dotée d’une descente de lit poilue. Pas de doute, nous sommes chez Jacqueline. Comme à Langeais, dans notre précédent AirBnB de Touraine, tenu par une autre Jacqueline. Comme mon arrière-grand-mère, Jacqueline pour tous ceux qui ne pouvaient pas l’appeler mamie-de-Sanary. C’est peut-être pour ça que je me sens facilement bien dans cette petite maison laide. Une familiarité d’époque passée. Je crois même reconnaître une babiole colorée en forme de poule-coquetier sur le buffet.

Plusieurs tentes ont été montées dans le jardin, mais tout le monde n’est pas encore arrivé : la grosse soirée du week-end est pour le lendemain. En attendant, c’est la Friday night fever ; cette première soirée est déjà bien tardive, bruyante et arrosée. Un feu est improvisé à même le sol, puis cerné de briques, pour alimenter en braise le barbecue pendant tout le week-end. Les premières grillades arrivent vers 22h, quand le saladier de taboulé géant a déjà été bien entamé. Ni trop sec, ni trop humide, le secret est de le cuisiner dans du gaspacho, apprends-je.

Il fait nuit noire quand il est temps pour moi d’aller me coucher, et j’appréhende d’arpenter seule vingt minutes de route noire, d’herbes noires, d’air noir, d’arbres, de bruits et d’ombres noires. D’être seule sur le chemin et peut-être de ne pas l’être. Une convive motorisée éprouve la même appréhension et fait très gentiment l’aller-retour pour me ramener au AirBnB. Je me sens vulnérable au nez-de-chaussée sans fermer la porte à clé (nous n’en avons qu’un seul jeu), et m’installe sur le canapé-lit à l’étage. L’escalier et la porte vitrée du salon tiennent à distance la crainte d’une intrusion ; j’y suis comme suspendue, contenue, en sécurité.

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Samedi 12 août

Est-ce dans les lieux les plus laids que l’on fait le mieux l’amour ? Nous ne sommes pas prêts de si tôt, en tous cas. Le boyfriend se hâte et part avant moi, m’offre un moment de solitude. Socialiser en grand groupe me prend pas mal d’énergie ; j’accueille avec gratitude la possibilité de recharger les batteries dans l’introversion. Je prends mon temps, je traîne même, à me préparer puis sur le chemin : je ne peux pas ne pas faire de la balançoire près de l’étang. Il me faut pourtant me réhabituer aux sensations de la vitesse courbe, des organes désorientés. Réapprivoiser une oscillation de petite amplitude me rend incrédule : je montais si haut, si petite ! Les jambes vers le ciel, le corps renversé vers l’arrière… mais c’est que ça aide à stabiliser le niveau à bulle interne !

Je me balance, lentement, longuement peut-être, et le paysage se met à respirer, le vent léger dans les feuillages, loin, sur l’étang tout proche, dans les hautes feuilles juste devant ; la chaîne métallique de la balançoire grince de tout mon poids, en rythme, irritante d’abord puis apaisante par sa régularité ; sur un banc dérobé, à ma droite, une conversation a lieu ; à ma gauche, de l’autre côté de la route, un coq invisible s’égosille tardivement ; le moteur de la voiture qui vient de passer s’amenuise dans une illusion de silence, qui ne cesse de bruire calmement. Je repense souvent à cet article contre-intuitif conseillant aux gens sensibles aux bruits de tenter d’identifier 5 sons distincts autour d’eux. C’est contre-intuitif, car on aurait tendance à penser que cela ramène à la conscience des sons que l’on avait occulté, mais c’est assez efficace : au lieu d’être un magma oppressant, le bruit se feuillette, se divise en couches identifiables  qui, en se spatialisant, écartent le son et tiennent à distance l’assaut sonore. On se retrouve au milieu d’un tissu sonore aux fibres espacées, extensibles. L’effet est apaisant.

Au dernier virage avant d’arriver à la maison des festivités, je croise le boyfriend en sens inverse, à l’arrière d’une voiture qui ralentit à peine : ils vont faire des courses et reviennent, gaillards. Je suis un peu dépitée, regrette de ne pas avoir moins ou davantage traîné. Il est trop tard pour faire demi-tour ; je prends mon courage à deux pieds et vais jusqu’au fond du jardin m’installer en bout de tablée. Une trentaine de personnes sont réunies sous le barnum ; c’est LA grosse soirée du week-end. Mes voisines sont adorables, mais c’est laborieux : les questions entraînent des réponses qui tournent vite court, et nous sommes un peu loin, un peu nombreuses pour nous absorber dans les conversations déjà amorcées — sauf une, sur le banc, qui a tôt fait de nous offrir son profil et de nous abandonner à nos chaises. Nous concentrons nos efforts sur les mines du secourable bébé à nos côtés, dissimulant nos silences dans des sourires.

Quand j’ai raconté ensuite la scène au boyfriend, énumérant les personnes présentes, il s’est mis à rire : nous nous étions retrouvées entre +1 toutes plus introverties les unes que les autres. Convenablement présentée par un tiers de confiance huilant nos silences, la lâcheuse sur son banc s’est révélée une timide ancienne danseuse, passée au yoga pour fuir la frustration du corps qui ne sait plus, de l’épanouissement perdu dans l’indifférence des cours-bataillons. Je la comprends tellement (cela me confirme qu’il y a vraiment quelque chose à faire pour les cours adultes). J’aurais bien continué à discuter longuement et à boire sa beauté en l’écoutant parler, assise en tailleur le dos bien droit, mais nous nous sommes tues quelques temps après une flambée enthousiaste — je n’aurais jamais pensé entendre parler du prix de Lausanne au milieu de la barbac’, dans l’odeur du CBD.

C’est tout un concept de découvrir trentenaire un genre de fête qu’on n’a pas fait dans sa vingtaine, avec des quarantenaires qui se sont pour certains reproduits. Ce ne sont pas forcément les femmes qui ont les cheveux les plus longs, ni les hommes qui boivent le plus. La musique tantôt se danse, tantôt se hurle. Les cigarettes ont des formes plutôt coniques et le taboulé est fait maison avec la menthe du jardin. L’évolution du groupe se devine aux pièces rapportées : les plus anciennes ne dépareillent pas, y’a un truc brut de décoffrage commun, hérité d’une jeunesse qui dépote ; les plus récentes (dont je fais partie), rencontrées après un assagissement relatif, sont plus soft, allant jusqu’au profil catho-bourgeois. L’ensemble est très hétéroclite et surprenant, mais parfait pour me secouer un peu et me faire prendre conscience par contraste de cet entre-soi bobo-BCBG-citadin, où être intelligent est plus ou moins synonyme d’être intellectuel (et où l’on est beaucoup moins accueillant). Debout, près de la maison, je discute un temps avec mon homonyme à une lettre près. Les lapsus auront été suprenamment peu nombreux durant le week-end. Ici, je suis la femme à Titi, ça me va bien aussi.

Ce soir-là, Titi compte mitonner une petite sauce aux champignons, mais il est réquisitionné en secret pour dessiner la carte d’anniversaire de notre hôte. Je le vois qui s’énerve d’être pris au dépourvu, partagé entre l’agacement qu’on considère le dessin comme une activité de môme ou de génie, qui ne prendra que quelques minutes, et le stress de décevoir (et se décevoir) en produisant quelque chose dont il ne sera pas un minimum satisfait. Je perçois le décalage entre la requête de ses amis et la manière dont il la reçoit. Il peste contre la dernière minute et s’escrime au brouillon avec un portrait sans référence de l’anniversairée. Je suggère un gâteau avec des bougies, tout aussi indiqué et bien moins complexe à dessiner. Les interruptions sont nombreuses, à cacher régulièrement la carte et à faire semblant de dessiner avec les enfants rassemblés en admirateurs, mais la carte est finalement patissée et les signatures successives obéissent au même régime de manège secret. La cuisine peut alors reprendre sans métaphore ; le boyfriend rejoint le saladier débordant de champignons émincés.

le barnum illuminé tandis que la nuit commence à tomber (il fait nuit dans les arbres et encore clair dans le ciel)

Plus tard dans la soirée ou dans la nuit, on se met à danser. Forcément, je ne suis pas en reste et me fais remarquer : j’ai beaucoup moins d’inhibitions à danser qu’à parler en groupe. Le boyfriend n’est pas en reste, ça me surprend-réjouit-m’émeut. Il headbang et je rencontre incarnée sa jeunesse dont je n’avais que des récits.

En pause près du feu, un enfant de 12 ans m’explique que son père a recommencé à fumer. « Ça me navre un peu, » conclut-il, employant vraiment le verbe navrer à 1h30 du matin tandis que ledit père danse avec un certain grammage dans le sang.

Être identifiée comme prof de danse en soirée est un peu étrange. Une convive qui a l’alcool adorable et admiratif me demande sans cesse : « Vas-y, montre-moi des mouvements, je copie. » Darling, c’est du hard rock et je (ne) suis (pas encore) prof de danse classique. Je n’ai pas de move à t’apprendre, je fais littéralement n’importe quoi. « Ce n’est pas vrai, tu ne fais pas n’importe quoi, tu mélanges plein de styles, » corrige le 12 ans qui analyse décidément beaucoup trop finement les adultes. Je gesticule boîte de nuit, accentue flamenco, déhanche pop, décélère contempo, tourne, sautille aussi sur place avec les autres quand ils s’y mettent.

Le contraste avec ma réserve de sociabilité parlée est manifestement flagrant : « Toi, t’aimes pas les gens, mais quand on met de la musique… » La remarque tout sourire émane d’une nana pas croyable, qui pourrait tout à la fois être routière et puéricultrice (en réalité technicienne du spectacle). Sur sa table de mixage, tous les curseurs ont été poussés au max ou à l’excès — saturation et exaltation. Je voudrais trouver plus opposé à moi que je n’y parviendrais pas : elle est extravertie au dernier degré, gouailleuse et sans aucun filtre, tellement cash et grossière qu’elle ne parvient pas à être vulgaire, beaucoup trop franche et primesautière pour ça ; elle ne laisse pas sa part au lion à chaque tournée de barbecue, et s’abreuve à un cubi de rouge qu’elle est seule à siffler, un vrai mec dans l’idée ; par la voix, le rire et la corpulence, elle déborde et occupe la place… sans jamais empiéter sur celle des autres, qu’elle est prompte à prendre sous son aile, et que je te cajole et te mijote ; c’est peu de dire qu’elle met l’ambiance, et ses yeux qui brillent fort, on sait sans hésiter que ce n’est pas que d’alcool. À côté d’elle, nous sommes tous étriqués, nous manquons tous de générosité. Je lui ai laissé la charge des rares interactions que nous avons eues, c’est trop pour moi, une autre planète, ça me ferait presque peur, et en même temps, la force de la sympathie qu’elle transpire, c’est pas croyable. Ça m’a fait plaisir du coup, quand le boyfriend m’a rapporté le lendemain son incrédulité enthousiaste : non mais ta femme, elle a pogoté et tout… (J’ai cependant dû Googler pogoter.)

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Dimanche 13 août

C’est le lendemain de la grosse fête, ça dort dans les hamacs, les tentes et le coffre ouvert d’une voiture, dont ne dépassent que des pieds.

On récupère le shampoing acheté en même temps que les victuailles pour le groupe et oublié sur la table de la cuisine ; non, ce n’était pas du miel.

Après la soirée de la veille, les corps qui ont tant bu, mangé et dansé, le mien qui est sorti de sa réserve, les interactions me semblent plus fluides. Le déjeuner, décousu, frugal ou pantagruélique, se diffracte en saladiers, puis on somnole dans l’herbe. J’ai passé ma robe rouge dos nu et fleurie, et je suis dans l’ambiance : dominicale, champêtre.

Un jardin, des arbres, un barnum, mes pieds en sandales rouges, assorties à ma robe

Faim, ennui, fatigue, opportunisme… comme la veille, je mange presque en continu. Le manque de chocolat (j’ai oublié ma tablette de secours au AirBnB) me fait bouloter les gâteaux des enfants ; je m’enfile des faux Prince juste pour le fourrage cacaoté. Ça me rappelle l’époque du conservatoire, certains soirs où l’on rentrait tard avec Mum : on trempait des Prince dans un chocolat chaud et l’on décrétait avoir dîné.

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Lundi 14 août

Après-midi jeux de sociétés, dont je n’ai jamais entendu parler. D’abord Just one, où le groupe doit faire deviner un mot à une personne en proposant chacun un unique mot (adjectif épithète, référence, association d’idée, second élément d’un mot composé…). Le twist étant que si deux personnes proposent le même mot, il est éliminé des indices proposés à la personne devant deviner : on est ainsi poussé à chercher des associations originales pour éviter de voir neutralisées les plus bateaux (au point que parfois personne ne se risque à l’évidence). Par exemple, pour faire deviner le mot « pince », le groupe a proposé « barrette », « outil », « -mi », après élimination du « crabe »… Cela m’a rappelé quand je jouais à Pyramide avec ma grand-mère : j’adorais les associations lexicales, et j’ai eu l’impression d’en retrouver la dextérité (petit pincement incrédule quand mon « absinthe » s’est fait éliminée pour cause de doublon, alors qu’il fallait faire deviner le mot « fée »).

Après Just one, nous avons joué à Meuthe, qui est en quelque sorte l’inverse : à une question donnée, il faut répondre par écrit ce qu’on imagine que le groupe va répondre en majorité (chocolat et non vanille pour le meilleur parfum de glace, preuve que je joue avec des gens bien). Les réponses à côté de la plaque suscitent de l’amusement (mais d’où tu sors ton rhum-raisins ?), mais je préfère tout de même le jeu précédent, qui, tout en conservant un enjeu sur les choix du groupe, stimule la créativité.

On est ensuite passé à un jeu de rôle, et bien que j’ai tenté, je ne sais pas jouer à ça, ça ressemble trop à de l’improvisation théâtrale. En tant que spectatrice, ça aurait été parfait. J’ai assisté incrédule à une parodie de pub pour la bière (pratique quand il y a une tireuse à deux pas), à une attaque de zombie (l’attaque à la pelle de chantier était si imprévue et si réaliste qu’il a fallu longuement rassurer le fils de la cible — non, on ne veut aucun mal à ton papa, c’était pour de faux) et à une parade Disney (K. méritait déjà en petite sirène, allongée sur le ventre sur le banc et balançant les jambes telle une ado écrivant son journal dans une série US, mais alors le papa qui battait des cils en triturant ses cheveux réarrangés à la va vite en tresse sur le côté, a battu des records en reine des neiges en casquette).

Photo de nuit, avec ma silhouette diffractée. Une rose est surexposée, qui semble répondre à un "haut les mains"
Haut les mains !

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Mardi 15 août

Rose qui semble lever les mains (deux bourgeons de part et d'autre de la rose)

La dernière tablée est un peu off — ou juste calme ? On rationne poliment sa gourmandise sur le gratin de pâtes au pesto, et on boulote pour compenser du fromage sur les derniers morceaux de pain (dé)congelés. Quelques téléphones passent de main en main : on admire sur Instagram les gâteaux délirants et les doudous faits main d’une ancienne cheffe pâtissière de haut vol reconvertie en créative mère au foyer. Sa petite fille et la cousine de celles-ci jouent avec leur trottinette ; il s’agit non pas tant de trottiner que de passer et repasser au stand F1 tenu par leur papa pour regonfler les roues (en plastique dur, plein) avec la pompe à air ayant œuvré pour les matelas des convives campeurs.

Les départs s’égrainent, on attend mollement l’heure du train, sur le banc du bas, sur les chaises du haut, sur le muret de la terrasse, brièvement allongés sur l’herbe, ça traîne et puis ça y est. Nous voilà rentrés.

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Mercredi 16 août

Journée chill de décompensation. Je procrastine le tapis de yoga matinal et me re-glisse sous la couette du matelas pneumatique sitôt les volets repliés : quelques pages de lecture fenêtre ouverte pour attraper la douceur du jour.

Je reprends doucement :
pied dans le calme
le bouquin (relecture, illustration et recherche iconographique)
une petite barre-au-milieu de reprise : je ne cesse de reprendre, cet été (autrement dit : je ne cesse d’égarer ma discipline)

J’ai été rajoutée sur le WhatsApp du groupe : à moi les recettes ! (Tu m’étonnes que la tartinade à la courgette était bonne : il y a un Saint-Morêt entier dedans.)

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Jeudi 17 août

La chaleur revient et, avec elle, la perception de l’été.

Une proposition amicale et une nocturne gratuite entament notre flemme récupératrice. Allez, pourquoi pas, je n’ai jamais mis les pieds au musée du quai Branly ; c’est l’occasion de vérifier le malfondé de mon a priori sur les arts premiers, qui ne m’attirent pas du tout.

Jardin, volumes, passerelle qui serpente de l’accueil jusqu’aux salles : le musée est aussi chouette qu’on me l’avait raconté. Dès que l’espace s’élargit, tu te mets à danser, me fera remarquer le boyfriend en fin de visite. Je ne l’avais pas conscientisé, mais il y a de ça, un appel de mouvement comme un appel d’air, créé par le bâtiment et sa scénographie sombre comme une scène de théâtre. Les œuvres mettent en corps, aussi : je me surprends à mimer les expressions des masques d’Océanie, beaucoup plus toonesques que je ne l’aurais imaginé. Je ne sais pas si ce sont les proportions improbables (qui te déplacent les organes mieux qu’un manège à sensations) ou les matières organiques (le bois, c’est de suite plus vivant que du métal ou de l’huile sur une toile), mais y’a un truc ténu, tenu, qui fait écho dans le corps, je crois. C’est assez fort en tous cas pour qu’un visiteur se mette à douter : si ça se trouve, ça porte malheur de regarder tout ça.

Dans un reflet de vitre sombre : nos silhouettes noires qui se découpent sur des costumes colorés

Malgré sa belle mise en valeur de la dimension esthétique des œuvres (qui de fait éveille en moi une curiosité à laquelle je ne m’attendais pas), la muséographie m’a fait tiquer : les œuvres sont rangées par ère géographique, d’accord, mais toutes les époques sont mélangées et il faut vraiment rester attentif aux mentions minuscules des cartels pour distinguer ce qui date du XVe ou début XXe siècle. Est-ce que ça ne contribue pas à renforcer une vision très occidentale de peuples primitifs anhistoriques ? Et en même temps, cette présentation renverse  la curiosité pour l’exotisme en fascination esthétique…

Nous nous attardons un peu à la sortie dans les jardins illuminés, dont la féérie m’a rappelé Hong Kong et Kuala Lumpur. Je ne sais pas si ce sont les plats nus vus un peu plus tôt, mais je rêve de dhal, non : de palek paneer ! C’est l’heure de dîner, et l’heure pile : petit shoot de Tour Eiffel qui frétille avant de mettre les pieds endoloris du boyfriend au repos dans un Uber.

Des nouilles instantanées, sur le canapé, tard. L’amour, sur le canapé, tard.

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Vendredi 18 août

Pas de barre : incriminons la chaleur, c’est commode. Je me perds dans la recherche iconographique et le découragement ; j’illustrationne à m’en faire mal aux yeux pour compenser. Lis ensuite pour décompenser (toujours cet ouvrage passionnant de Wilfried Piollet, qui le devient un peu moins lorsqu’elle passe la parole aux gens qui témoignent de son enseignement et nous perdent en remerciements).

On passe la journée à taper dans nos mains et à nous faire piquer tout de même. À l’heure du dîner, alors que la chaleur s’installe pour la nuit, le boyfriend se lance dans la confection d’un deuxième gâteau au chocolat, four allumé, blancs montés en neige à la main — il est meilleur en cuisine qu’en kairos. Quand la bête est au four, salade lentilles-échalotes-pomme fruit : ça désarçonne le boyfriend, et puis si.

The Devil all the Time sur Netflix : entre la religion et les armes à feu, il n’y a rien à sauver. C’est comme La Bête humaine : on aurait pu aligner les protagonistes le long d’un mur et les fusiller, le résultat n’aurait pas été très différent — sauf que si, parce que bizarrement, même en n’allant nulle part, ça fait un très bon film. Précisément parce que ça ne va nulle part, à la réflexion : à chaque fois que des fils narratifs se recroisent, une boucle se forme et se referme, resserrant un peu plus le nœud à chaque fois, jusqu’à clore en un garrot bien crade l’hémorragie diabolique. (Plaisir aussi à recroiser Mia Wasikowska.)

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Dimanche 20 août 

J’apprends la fermeture de la plate-forme des skyblogs sur Mastodon et sauvegarde in extremis le mien avant suppression. Tout ceci ne nous rajeunit pas (mais j’ai découvert le format PNG depuis).

Journal d’août 2/4

Lundi 7 août

Qu’il m’est étrange désormais d’arriver Gare du Nord sans monter dans un TGV pour Lille ! Je monte à la place sur la plateforme d’embarquement de l’Eurostar. La volée d’escaliers me projette quelques années en arrière, cinq, six, quand la virée londonienne était annuelle. L’excitation est intacte.

Dans le train, je regrette que les enfants d’à côté ne soient pas rivés à quelque écran. Même le père flegmatique finit par craquer et demande à ce que le vroum vroum cesse ; la figurine en plastique rouge quitte alors le circuit automobile pour se lancer dans une aventure imprécise, à mi-chemin entre la guerre et les travaux de voirie. Are we gonna scuba-diving? demande l’un ou l’autre enfant avant que le train s’engouffre dans le tunnel sous la manche. C’est à présent une mini-tour Eiffel scintillante qui nage devant la vitre obscurcie. What is the name of the fish who is friend with the mermaids? J’ai l’impression d’une colle, mais la mère renverse la tête sur l’appui-tête, ferme un instant ses yeux globuleux et les rouvre aussitôt avec la réponse : Flounder. Aussi évident que Londres est la capitale du Royaume-Uni. Flounder. Je me demande sur le moment si la mère a inventé une réponse pour avoir la paix ou si elle a revu 23 fois un dessin animé que je ne connais pas. Douze jours plus tard, alors que je rédige cette entrée, Wikipédia tranche : il s’agit du nom original de Polochon dans La Petite Sirène de Disney. J’aurai gagné Flounder en plus d’un mal de crâne.

Je n’ai pas encore vu les bus rouges, les bandes jaunes et les taxis noirs que déjà je suis dans l’exaltation d’être à Londres. Je suis à Londres ! Je suis dans la file d’attente pour recharger mon Oyster Card, et je vis ma meilleure vie en dévorant sans attendre un sandwich triangle au chutney de carotte. Ce sera mon obsession du week-end : les sandwichs triangle. Pickles, chutney, cresson… Dix ans plus tard — littéralement —, l’Oyster Card de Mum a conservé 0.28 £. Un refill et c’est parti. J’avais oublié les cercles rouges sur le tissu des sièges dans le métro, logo du tube et London Eye fusionnés et répétés à loisir en un même motif. Mind the gap!

Arche décorée de flamands roses entre des immeubles
Décoration à The Yards, près de Covent Garden

Notre première journée, première après-midi, est dédiée à ce qui s’apparente à un pèlerinage : il faut passer par Covent Garden et la boutique du Royal Opera House, rallier Piccadilly, faire le plein de thé et fureter dans les étages de Forntum & Mason avant de repartir en traversant Saint James Park. À la fin de la journée, nous sommes crevées : dîner pic-nique de sandwichs triangles à l’hôtel. Les chips au vinaigre ont un tout autre goût à Londres.

Une PLV du lapin d'Alice au pays des merveilles, installé à une table avec la vaisselle assortie

Candélabre laissant deviner dans la pénombre une nuée de tasses ailées (comme le vif or dans Harry Potter)

Jolis pots de lemon curd en enfilage

Saint James Park dans une lumière dorée

Un écureuil traverse le bitume du parc avec une noisette dans la gueule, dans la lumière dorée

Un écureuil avec sa noisette dans la fourche de deux branches

Un parterre de fleurs hyper coloré

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Mardi 8 août

C’est un 6 août à Londres que j’ai découvert le maquereau fumé, et le buffet de l’hôtel me permet de célébrer cet anniversaire. J’observe pour voir qui d’autre que moi mange du maquereau fumé froid au petit-déjeuner. Personne ne semble y toucher, et je vois passer beaucoup d’English Breakfast fumant avant de repérer qui se sert un monsieur absolument fade à l’exception de ses lunettes noires rectangulaires. Bartelby prend donc du smoked mackerel au petit-déjeuner.

Immeubles londoniens

Le temps est pluvieux, mais j’ai dans l’idée de faire découvrir Canary Wharf à Mum. À notre arrivée, les hommes d’affaire sont en pause déjeuner, ça téléphone, sandwich et latte dans les recoins du jardin central. Costumes bien coupés… I’ll get back to you… oreillettes en place… of course… tous professionnels, imperméables à la pluie. En s’extrayant des buildings, je retrouve l’esplanade qui marque le début de la promenade le long de la Tamise, et de l’autre côté de la rive, l’hôtel où j’avais passé un autre anniversaire (et découvert le maquereau fumé) avec Palpatine. Londres est un palimpseste de souvenirs avec lui, quand bien même cette promenade, je l’avais faite seule, pendant qu’il assistait à une journée de présentation de MBA. J’avais gardé le souvenir d’être repassée régulièrement du front de rivière à la rue derrière les immeubles lors de certains tronçons privés  — des travaux interrompent encore un peu plus la déambulation. Mais je parviens à retrouver l’improbable petit port entre les immeubles en briques, qui achèvera de ravir Mum.

Jolie maison près de la Tamise, décorée avec des bouées de sauvetage

Une jolie porte bleue-violetteTransmutation de la pluie en thé en nous réfugiant chez Richoux. Le Richoux blend n’existe plus, la vaisselle n’a plus de liseré rouge ni les scones de raisins secs, ceux-ci sont servis dans une corbeille à pains (de fait, c’est accurate, ils partent comme des petits pains), et la vitrine de gâteaux variés tous plus riches les uns que les autres a été remplacée par moult parfums de cruffins en apparences identiques (une brioche feuilletée fourrée, désignée par un mot-valise associant la hype du croissant à la forme du muffin). Ce qui ne change pas, en revanche, c’est la sainte-trinité scone – clotted cream – confiture de fraise dans nos assiettes. Plus les années passent, plus je vide avec plaisir le petit pot de clotted cream.

Clotted cream, confiture et demi-scène tartiné

Mum m’a fait découvrir Londres, les scones, l’Earl Grey, Big Ben, Westminster, les bijoux de la reine, Liberty, Camden Market. Je continue à lui faire découvrir ce que, de la ville, j’ai cartographié sans elle : après le quartier récent de Canary Wharf, ce sont les librairies anciennes Hatchard’s et Daunt Books. Je redécouvre la seconde : j’ai toujours aimé son architecture, ses galeries, ses boiseries, sa verrière, mais j’avais aussi toujours considéré cette librairie de voyage comme n’étant pas pour moi, passant à côté de ce qu’il peut y avoir de poétique à regrouper les ouvrages par origine géographique, faisant dialoguer guides et récits de voyages avec la fiction évoquant ou écrite depuis les mêmes contrées. Les fauteuils en osier du sous-sol, où l’on dépose notre fatigue feutrée, ne sont peut-être pas pour rien dans cette ouverture tardive. Au rez-de-chaussée, Mum s’attarde devant un ouvrage richement illustré de Lonely Planet (je ne savais pas qu’ils faisaient des beaux livres !), que l’on feuillette à deux, et j’embarque le premier tome de l’autobiographie de Deborah Levy. La libraire à la caisse fait une drôle de tête quand j’étale mes piécettes pour qu’elle m’aide à trouver l’appoint ; elle m’en rend une qui me semblait pourtant avoir le bon chiffre : c’étaient des centimes hong-kongais.

Photo floue où un monsieur bien habillé avec une pochette lit dans une magnifique librairie avec un vitrail

Marylebone, le quartier de Daunt Books, plaît beaucoup à Mum, déjà en train de repérer les hôtels dans le coin pour un prochain séjour. À un croisement de ce coin chic, sur un banc, un homme en fin de carrière éructe au téléphone, se replie un peu plus sur sa pochette en cuir à chaque occurrence de « Stop this shit! » — he’s clearly loosing his’. Une poussette tourne la tête, et tout le monde au carrefour. En France, l’homme continuerait plus fort pour donner la mesure de son énervement. Ici, il parait encore plus en colère (contre lui ou son interlocuteur) d’être vu en train de perdre son flegme, tente de murmurer ses cris. Et bientôt se détourne ou se lève, je n’ai pas osé lui imposer plus longtemps un regard supplémentaire.

Ambiance du restaurant Pachamama

Glazed aubergine, heritage carrot, fried plantain, peruvian chocolate

Pour finir la journée, mieux que le triple-A, le quadruple-A du Pachamama. J’y avais brunché il y a une éternité avec JoPrincesse, et c’est la seule adresse qui m’est revenue lorsque Mum m’a demandé où l’on pourrait réserver pour dîner. J’y ai retrouvé le yaourt fumé qui m’avait marquée, ici pour adoucir des aubergines cuisinées dans une sauce fort piquante, mais fort goûtues. C’est ce qu’ont en commun les plats végétariens que nous commandons, tous relevés, avec des saveurs inhabituelles, très travaillées. Le dîner en devient festif : on s’esbaudit de chaque bouchée, chaque saveur goûtée du bord de la fourchette puis ravitaillée, ravivée à pleines fourchettées. Entre la salle sombre et les ingréidents grillés, fumés, on ne voit le voit pas très très bien ce que l’on mange, mais le dîner monopolise la conversation, on ne parle que de ça, on goûte, re-goûte de-ci de-là, les sauces séparément, ensemble, et bientôt en croisant les plats, qui se succèdent de plus en plus rapidement, au point de se juxtaposer par cuillères entières dans nos assiettes, carottes rôties au miso, aubergines façon barbecue ribs et bananes plantains. Le dessert arrive avec une bougie plantée dessus (de la glace au quinoa fumé, imaginez !) et on nous offre deux shots de liqueur, pas très fort nous assure la serveuse — Mum, qui se ne laisse pas démonter maintenant qu’elle carbure au prosecco, begs to differ.

Le quadruple A du Pachamama

Saint Christopher's place, éclairage violet de nuit

Lumières nocturnes

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Mercredi 9 août

Tout comme les chips au vinaigre, c’est à Londres que les toasts à la marmelade d’orange amère s’apprécient vraiment. Re-enactment au petit-déjeuner.

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Sous la douche, je constate avoir le corps couvert de boutons, et reprenant la notice de l’antibiotique (une infection du conduit auditif interne), je fais soudain le rapprochement avec la tension des nerfs oculaires que j’ai notée depuis plusieurs jours et la démangeaison des muqueuses ressentie dans la nuit (dénomination pudique pour dire que tu as envie de te gratter l’entrejambe comme un vieux kangourou). Mes symptômes sont en gras dans la liste des effets secondaires potentiels, et la notice exhorte à consulter un pharmacien ou un pharmacien sans tarder, l’allergie pouvant être dans de rares cas mortelle. Lorsque j’explique mon cas à la pharmacienne la plus proche, celle-ci répond que ce n’est certes pas ce qu’on a envie d’entendre lorsqu’on est en vacances, mais qu’il faut aller vérifier aux urgences, une piqûre pourrait être nécessaire — l’hôpital est juste derrière.

Long story short, on a beaucoup poireauté, Mum à la limite de faire un malaise à force de rester debout (mais refusant mordicus d’aller s’assoir plus loin dans un coin de verdure), jusqu’à ce que l’infirmière de triage, très patiente avec mon vocabulaire médical limité (les muqueuses ont été remplacées par lips et down there), prenne ma température, ma tension et estime qu’il n’y a pas besoin de piqûre. Je décline auprès de la dame censée m’enregistrer les trois heures d’attente pour voir un médecin (I can’t tell you what you do, but I would do the same) et retourne à la pharmacie acheter les mêmes anti-histaminiques que j’aurais pu me procurer trois heures plus tôt.

La pharmacienne me reconnait, me vend ce qu’il faut et me rattrape alors que m’apprête à sortir pour m’expliquer que je peux augmenter légèrement la posologie indiquée, vu qu’il s’agit d’un médicament sans ordonnance. Sa voix est douce mais ferme, posée ; on la sent compétente, d’une compétence qui ne l’a pas départie de son empathie. Mum a la même impression : cette femme inspire confiance ; si elle habitait ici, c’est elle qu’elle choisirait comme pharmacienne. C’est probablement ce que je garderai de positif de toute cette précaution inutile : l’image discrètement chaleureuse de cette professionnelle de santé, cheveux noirs, peau mate, blouse blanche, probablement d’origine indienne ou pakistanaise.

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La journée est bien entamée, le programme compromis. On tente tout de même les Kew Gardens, chaudement recommandés par Melendili et repoussés au jour du départ pour cause de météo. C’est tout de suite (après 45 minutes de métro) un émerveillement et un regret : j’aurais dû prendre les anti-histaminiques de suite pour profiter plus longtemps de cet endroit qui mérite d’y passer la journée, nonobstant les avions qui rasent le site à intervalles réguliers. Même la portion de ville qui sépare la station de métro des jardins botaniques est mignonne à s’y attarder.

Détail de l'architecture e la serre, en forme de fleur

Au milieu de jardins à la française que nous n’aurons pas vraiment le temps de parcourir, une serre de palmiers nous propulse en pleine jungle. On peut en admirer la canopée en accédant à une galerie surchauffée par des escaliers irrésistiblement coloniaux avec leur peinture blanche écaillée autour d’ornementations métalliques. Pour un peu, on pourrait nourrir un tyrannosaurus depuis cette position en surplomb.

Serre des palmiers aux Kew gardens, vu d'en haut

Merci de ne pas monter si vous avez des problèmes de santé, c’est l’aventure tropicale par 38 degrés. Une plante tente l’évasion, a trouvé une ouverture où déployer une racine téléphonique. De retour à une hydrométrie et des températures plus clémentes, on se dévisse la tête, on compare la forme des feuilles, de toutes ces essences exotiques. Je découvre comment pousse le poivre et m’amuse d’un petit tronc qui ressemble à une asperge géante — mais pas autant que de la statue d’une licorne altière dehors, que je ne peux m’empêcher de légender proud unicorn.

Mum la tête renversée pour admirer les palmiers

Une deuxième serre est consacrée aux moules à tarte flottants nénuphars, dont certaines variétés géantes, et une troisième à toutes sortes de plantes grasses et cactus. C’est déjà l’heure de repartir, sans peluche radis ni carte postale splendide — la boutique est elle aussi un lieu de perdition.

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Il n’y a pas que la Circle line et la District line qui circule aux Kew Gardens : nous l’apprenons à nos dépends, nous découvrant égarées sur une ligne orange. Entre ce pseudo-RER et un arrêt en pleine voie, notre avance fond comme neige au soleil. Le trajet retour inclut ainsi : une longue station assise sous tension, des instants de panique, un sprint entrecoupé de longues foulées essoufflées pour récupérer les valises à l’hôtel et moi qui en ressort en courant de guingois une valise cabine à chaque main (Mum me confiera dans l’Eurostar avoir du réprimer un fou rire à cet instant), le tout culminant par du slalom et des petites roues à grande vitesse dans les couloirs du tube. À l’embarquement de l’Eurostar, Mum bipe et passe, je reste coincée : l’heure maximale d’embarquement est passée entre nous deux, c’est dire si nous étions juste. Heureusement, Mum a invoqué ses anges gardiens et un employé bien luné me laisse passer, nous épargnant le supplément de 160£ par personne pour n’importe quel train ultérieur de la soirée. Moralité de cette journée : ayez toujours des anti-histaminiques et de l’avance en voyage.

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Jeudi 10 août

Canapé intensif.

Relecture d’un nouveau chapitre du roman de M. C’est de mieux en mieux de chapitre en chapitre. Préparez-vous à ce que je vous harcèle avec à sa sortie. J’hésite encore sur la punchline que Télérama lui accolerait si c’était un film dans son programme TV. Ma première take était : chick-litt de transfuge de classe ; mais quid d’intrigue en open-space ? Start-up perverse narcissique ? Le diable s’habille en sneakers ? My Little Vanity Fair?