De blanches falaises, un archevêque planté en pleine nuit

Mardi 13 août

Sur le trajet de Roubaix à Calais, je me dis qu’il y aurait matière à une étude graphique sur les clochers du Nord ; je verrais bien un poster d’illustrations vectorielles.

Après un imbroglio de palissades, barbelés et échangeurs, puis des contrôles de passeport et plaques d’immatriculation, nous voilà stockés pour une heure sur un parking. L’embarcation proprement dite est également laborieuse, les automobilistes mal dirigés à l’intérieur du ferry. Un petit stage en Norvège ? propose Mum. Tout était si fluide là-bas — sans frontière il est vrai.

En attendant sur le parking, nous observons ce qui se passe dans le coffre devant nous comme si nous étions dans un cinéma drive-in : le père qui se glisse dans le coffre, son T-shirt avec la vague d’Hokusai plantée comme une feuille de salade dans un bol de ramen ; le gamin qui n’arrête pas, lui donne limite un coup dans les roubignoles (choix lexical de Mum) ; le chien qui suit le trajet du sandwich du fils au père, du père au fils et du fils à la mère, le museau comme un curseur aimanté. Nos commentaires assurent l’audiodescription.

La traversée vaut croisière, sur l’eau, au vent, au soleil. Un passager s’amuse à jeter des morceaux de son sandwich à une mouette qui les attrape au vol — l’expression ne rend pas la prouesse : au vol comme un gardien de but intercepterait le ballon. En dessous du bastingage, les dessins de l’écume font comme une pierre précieuse, un marbre, je repense à Fabienne Verdier, à ses pierres de rêve, aux motifs naturels qui se répètent. Mum, dans un autre registre, y voit de la crépinette, le gras que l’on étire pour enrober les paupiettes de veau — un motif organique encore.

Les falaises blanches vues depuis el bateau

Les falaises à l’approche du ferry me donnent envie de faire des collages de papiers déchirés, unis pour les roches, texte au noir pour la mer qui moutonne. Connaissez-vous les collages montagneux de Cécile Fourcade  ? On y marche ensuite, sur ces White Cliffs of Dover et la marche et le vent font se sentir vivant puis fatigué d’une saine fatigue. On pourrait se croire à Étretat, n’était le phare réaménagé en salon de thé rétro éminemment britannique. Une playlist se fait passer pour une radio des années 1920, peu ou prou l’époque où doit avoir été pris le portrait de la jeune reine Elisabeth qui trône au-dessus d’une théière en forme de phare. Pour compléter le tableau, il faudrait ajouter le papier peint à fleurs, les vieux portraits encadrés des gardiens de phare ou de leur famille, les rideaux en dentelle vieillotte que l’on tire et retire et remet pour la vue embuée, et les chaises en bois dépareillées, aussi bien dans la forme des dossiers que dans les tissus d’ameublement — du latin est brodé sur l’un d’eux. C’est comme la vaisselle, rien ne va avec rien, mais si bien que cela en devient British à souhait. C’est là que nous mangeons nos premiers scones du séjour, plain scone avec de la clotted cream pour Mum, cheese scone pour moi. Dehors, les tasses à thé trônent négligemment sur des plateaux de self emportés sur les tables de pique-nique, fanions au vent. Lequel vent se lève fortement sur le retour.

La drapeau anglais qui flotte, vu à travers la vitre du salon de thé avec son rideau mémère

Dénivelé de la falaise et minuscules silhouettes humaines en haut, face à la mer

La lumière à travers les rideaux du salon de thé

Un arbre ébouriffé au bord de la falaise

Et c’est le début de la conduite à gauche.

À Canterbury, le AirBnB est AirBnBesque. Je voudrais sur le canapé bleu nuit prendre le temps de compulser tous les livres de cuisine, au-delà de leur couverture sweet tooth. La tête inclinée dans l’autre sens (il n’y a pas que la conduite qui soit inversée chez les Anglais), je parcours le rayon de fiction, aux noms familiers : Bill Bryson, Murdoch, Murakami, Zadie Smith, Roam Dahl, Pratchett, Margaret Atwood, Ian McEwan. Dans la salle de bain, dans l’entrée, dans la chambre, je guette, encadrés ou au fond d’une étagère vide, encore sous plastique, des dessins aux traits fins, interrompus parfois. La série conserve quelque chose d’intime. Dans le salon, ce sont d’autres dessins aux traits grossiers, aux yeux vus et revus qui ne voient rien. Dans l’entrée, une boîte de thé miniature singe Big Ben sur une étagère que je fais tomber en me relevant (pourquoi m’étais-je baissée, je l’ai déjà oublié), les chevilles arrachées du mur. On ramasse les gravillons éparpillés depuis le bocal ornemental où ils étaient, Bébé Big Ben et les animaux sculptés, on remet tout en place, bien disposé, sur l’étagère effondrée à même la moquette. La moquette : épaisse et pas très propre, j’avais oublié le plaisir de s’enfoncer en marchant.

Challenge : visiter Canterbury sans chanter la chanson de Delerm. On a planté, en pleine nuit / l’archevêque de Can-ter-bu-ry… Les alentours de la cathédrale sont presque déserts en cette fin de journée. Nous partageons la quiétude du cloître et du jardin avec quelques rares touristes. Le jardin, très anglais avec ses rosiers. Et le cloître… comme tous les espaces de perméabilité entre l’extérieur et l’intérieur (les bow windows, les chiens assis…), j’aime les cloîtres, leurs promenades abritées, comme un secret, et néanmoins à l’air libre… Nous y sommes seules un instant, à la fois dehors et dedans. Les vitraux sont fiévreux, les herbe hautes, silencieuses dans leur frisson, et le gardien ferme devant puis derrière nous. Ces couloirs, ces carrefours de pas m’appellent davantage que la cathédrale en elle-même. D’un commun accord, nous esquivons la visite payante (une cathédrale ou une autre…) et flânons autour des ruines de l’abbaye. Comme à Rome, les strates temporelles m’émeuvent davantage que les édifices en eux-mêmes ; le résultat fini, par sa permanence, efface le vertige de l’éloignement temporel. Il se fait faim et nous remettons au lendemain la promenade dans le jardin du souvenir, sans savoir que, le lendemain, nous trouverons l’entrée du parvis non seulement grouillante de monde, mais barrée, rendue payante : nous étions la veille sans le savoir arrivées aux heures de culte. Préférant rester fidèles à nos instants privilégiés de la veille, nous avons abandonné le site aux touristes moins chanceux.

Découpes du cloître

Au détour d’une rue, à la recherche d’un endroit où dîner, Mum retrouve la porte de guingois qu’elle avait photographiée adolescente, qui lui confirme être venue ici, à l’époque où elle était en séjour linguistique avec mon père. Elle n’était plus bien sûre. L’émotion de trouver, non ce qu’on était venu chercher, mais ce dont on se souvenait à peine, dont on n’était pas sûr de se souvenir. De retour en France, Mum retrouvera la photo de son adolescence… prise à Rye.

Porte inclinée d'une librairie à Canterbury

Photo de Mum d'une autre porte inclinée prise à Rye

Dans un restaurant dont on ne sait pas encore qu’on le retrouvera dans d’autres villes, nous mangeons une délicieuse pizza au halloumi et oignons caramélisés. La pâte au sourdough est étonnement digeste ; on s’en étonnera à plusieurs reprise le soir et le lendemain, sans pépie ni sommeil lourd. À la table d’à côté, une autre mère et une autre fille se racontent d’autres choses avec la même connivence tandis que nous discutons à distance des derniers mois de travail de Mum et nous remémorons d’autres voyages mère-fille, évoquant des souvenirs saillants dans une géographie et une temporalité très incertaines : était-ce le premier ou le deuxième voyage en Norvège ? ils se sont fondus ensemble ; l’Italie ou la Calabre ? En filigrane, à travers ce qu’on en oublie, se pose la question de ce qu’on vient chercher en voyage — de ce qu’on vient oublier en voyage ? et de ce qu’on trouve : l’envie ? Avec le temps, les souvenirs se superposent, se confondent, au point que si l’on faisait un tour complet du monde, on aurait probablement oublié le début à la fin. Pour quoi voyage-t-on, visite-t-on avec autant d’assiduité, si l’on oublie ce que l’on a vu, visité ? Peut-être les souvenirs n’ont-ils pas disparus ; ils se seraient raréfiés, devenus vifs et rares. Peut-être aussi les voyages n’ont-ils pas vocation à demeurer, seulement à permettre ce genre de moment, de discussion. Alors que Mum aborde la retraite avec une sorte d’incrédulité teintée de défiance ou de désillusion, quelque chose en dé-, détricotage, nous remontons aux clubs de vacances d’enfance, la sienne et la mienne. Fut une époque où l’on partait à chaque vacances ; aujourd’hui, on peine davantage à se projeter, à réserver. À chaque fois que l’on part, on se dit qu’on devrait partir plus souvent. C’est ce que l’on s’est dit pendant toute la promenade sur les falaises, le premier jour, à quel point ça fait du bien.

Les souvenirs défilent à table et le soir, coincée aux toilettes par mes TOC comme tous les soirs, ce sont les années que je fais défiler sur l’écran de contrôle de mon appareil photo : la Norvège, l’Italie, les Noëls avec des coupes de cheveux qui faisaient paraître Mum plus vieille qu’elle ne l’est aujourdhui et papi vivant (cela fait 5 ans qu’il est mort tu te rends compte, elle me dit ; on ne se rend pas compte, on se redit), Palpatine en vacances à Noël, au mariage de P. puis plus de Palpatine, le confinement, la suite, le vertige de la mosaïque immense et des photos minuscules dans la pellicule du téléphone dézoomée.

On rit encore dans le canapé bleu moelleux du AirBnB. Ce soir, dans le one woman show de Mum : le récit du prélèvement du caca pour échapper à la coloscopie (si). À un moment, il faut bien aller dormir quand même. Il est minuit ici, 1h en France.

…

Mercredi 14 août

Je me réveille d’un rêve où j’écrivais une lettre à mon cousin-qui-a-coupé-les-ponts ; son prénom ne me revient pas immédiatement, à mesure de l’oubli oublié. Sur le canapé bleu nuit mou, je consigne ça et prends des notes sur la première journée du voyage dans l’application Journal de mon nouveau téléphone. Je pourrais le faire directement sur WordPress, en brouillon, mais ainsi les notes restent plus modestes, classées par jour, et j’ai l’illusion d’écrire pour moi rien que pour moi — peut-être le devrais-je ?  Je note en mots-clés, lieux, souvenirs déclencheurs, sans points ni majuscules souvent ; je conjugue à peine, mais parfois l’infinitif marque davantage que l’action : le départ de l’écriture. Parmi les white cliffs, la pizza, Delerm, se trouvent les quasi poèmes de la traversée : tout est dans tout / alors ne pas être dans l’eau sombre et dure quand on est sur le pont du ferry  / au loin à l’horizon flou où la mer et le ciel débordent l’un dans l’autre / un probable porte-conteneur ouvre une porte de sortie.

On a planté en pleine nuit, l’archevêque… De Canterbury, nous visitons ce qui n’est pas la cathédrale et déjeunons d’un sandwich triangle au bord de l’eau, avec d’autres touristes, espacés et alignés comme les pieds de pommier qui grimpent à intervalles réguliers le muret du jardin très propret qui nous fait face. Sous nos pieds pendants, des algues agitent la chevelure d’Ophélia. On est parti avant la fin / du monologue shakespearien…  On passe du temps à observer les mouettes se prendre le bec sur le toit d’en face et les canards dériver comme leurs homologues en plastique — quelque soit la langue que l’on parle, on fait les mêmes bruits à les mimer. Mum suit avec attention les manœuvres des gondoles et plus particulièrement d’un gondolier : on jurerait que le Dr House s’est reconverti. Partis avant d’savoir / l’fin mot de l’histoire…

Nous faisons le tour d’un platane oriental disgracieux mais imposant, obèse probablement d’avoir mangé trop de pâtisseries. Les Anglais savent y faire : sont beaux et les jardins et leur fondu-enchaîné à la verdure moins dirigée. Les saules pleureurs répondent aux algues, ça foisonne vert dans la ville. On pourrait se promener longtemps, mais nous rebroussons chemin pour poursuivre le nôtre. Non sans avoir acheté d’énormes scones, des rochers vraiment. On s’apercevra ensuite qu’il s’agissait du salon de thé recommandé dans le guide.

Pour nous punir d’avoir délaissé l’autoroute au profit de routes secondaires,  le GPS nous embringue sur tout un tas de routes impossibles criblées d’ornières, où souvent l’on ne passe pas à deux de face — à gauche pour céder le passage, à gauche ! Par la suite, on tentera de deviner la taille des routes à leur tracé plus ou moins sinueux ou rectiligne, mais pour l’heure, il faut poursuivre et persévérer dans un périple un brin éprouvant. À Tenterden, où nous faisons halte pour nous dégourdir les pattes, une dame sortie du salon de coiffure avec le plastron et les cheveux mouillés promène son petit chien dans le jardin de l’église pendant que sa couleur pose, parapluie à la main. La scène vaut presque à elle seule la fatigue de la route qui suit. Nous faisons un dernier break-détour à Hastings : ça disait quelque chose à Mum et ne nous dit rien quand on arrive. C’est un peu le Toulon local, tristoune. On prend le vent cinq minutes et les portières claquent pour Brighton.

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