Journal d’août 1/4

Mardi 1er août

Cours de posture, plutôt axé sur le haut du corps.

Le soir, humeur à la chouine, flambée de TOC et insomnie, du genre à se demander de qui et comment je me rapprocherais en cas de fin du monde : Mum-McGyver, en cas de fin du monde incertaine, qui nécessite de la combativité ? le boyfriend, en cas de fin du monde certaine, à finir enlacés ensemble comme le vieux couple de Titanic ? Mais pitié, pas la noyade, ça me semble trop horriblement douloureux. Ou alors on dînerait tous ensemble, avec des amis encore, comme à la fin de Don’t look up ? On dirait les peurs enfantines conjurées à grand renfort d’alternatives impossibles : tu préférerais être sourd ou aveugle ? ne plus manger de toute ta vie du chocolat ou des pâtes ?

Vers 1h30 (2h ?), je prends mon téléphone et tombe sur ce tweet :

Tweet d'Austin Kleon : "This full moon can kiss my ass"

Après recherche, il s’avère que c’est carrément une super lune. Je me suis plantée dans la filmographie : c’est Melancholia qu’il fallait invoquer.

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Mercredi 2 août

Je pense finir de rédiger mon journal de juillet, et tombe dans une faille spatio-temporelle en m’attaquant aux jours en Touraine. Je sens qu’il faudrait que je fasse une pause, mais je ne peux pas lâcher avant d’avoir réussi à décortiquer ce qui s’est joué, qui se (re)joue au moment où j’écris, le mélange des émotions, je voulais simplement raconter, je ne pensais pas être embarquée dans un imbroglio qui aurait sûrement plus sa place chez un psy. Il est 12h30. Il est 13h30. Besoin d’analyser, de comprendre, de réussir à formuler sans complaisance mais sans non plus redoubler la méchanceté, j’essaye. Il est 14h. Et tout de suite après : 16h. La vessie pleine à exploser sans avoir eu l’envie de faire pipi. L’estomac vide sans aucune sensation de faim — c’est le plus étrange pour moi. J’avale un déjeuner-goûter à toute blinde, le rythme de l’obsession fait long feu. C’était manifestement une session thérapeutique.

2h30 au téléphone avec Luce. On ne se téléphone pas souvent, mais quand c’est le cas, ce n’est pas pour faire semblant de prendre des nouvelles ; ce sont des discussions-fleuve comme si nous étions côte-à-côte sur le canapé avec une tasse de thé à la main et un gâteau entamé sur la table basse. Sauf qu’elle est en Croatie, moi à Roubaix, et qu’on cause potentiel estuaire.

Le soir, le boyfriend en visio résume : en fait, t’as fait deux trucs de ta journée. Tout à fait.

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Jeudi 3 août

Encouragée par la lecture des Barres flexibles de Wilfride Piollet, je tente une « barre » au milieu (essentiellement en première et seconde position) et : ça fait travailler les appuis d’une manière qui n’a rien à voir avec la barre… ni le milieu, en réalité. Et ça vient ! Les sensations liées à la rotation du mollet en ouverture, le repoussé des orteils même lorsque le pied est immobile à plat, et  la construction du dos avec l’empilement des volumes au-dessus du bassin : ce ne sont plus des cubes qui tiennent en équilibre jusqu’à ce qu’un transfert de poids y mette un coup de pied, mais une structure en tenségrité. Je sens par moments que dos et jambes se prolongent l’un l’autre, comme si des porte-jarretelles venaient relier bas et bretelles. La stabilité que je lutte pour trouver à chaque exercice de dégagé au milieu semble enfin à portée de travail.

Barbie au cinéma

Danseuse à genou en tutu blanc avec des motifs géométriques noirs, mains flex, bijoux et rouge à lèvres

Première illustration vectorielle depuis longtemps : j’ai perdu l’aisance qui me faisait placer les nœuds de manière quasi-intuitive, mais je suis rassurée, je n’ai pas oublié comment manier l’outil-plume.

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Vendredi 4 août

Je profite des éclaircies pour lire Les danses d’après I dehors. Enfin du soleil. Cette lecture me transporte, de si bien mettre en lumière les spécifités du monde du ballet.

Deuxième barre au milieu, il y a définitivement un truc à creuser. Je mélange le seul exercice de barre flexible dont je me souviens d’un stage à Cannes (par un élève de Wilfride Piollet, j’imagine), avec des exercices classiques simplifiés à l’extrême et effectués au ralenti. Ce qui est génial, c’est que ça me donne envie d’expérimenter, et ça m’enlève la pression de ne pas être assez bonne pour transmettre : si je fais un peu autre chose, ça cesse d’être directement comparable et donc forcément moins bien.

Sauvegarde des fichiers Vectornator (mes illustrations vectorielles de danse) : c’est un gros chantiers par le nombre de fichiers en jeu et la tendance de l’iPad à planquer les fichiers natifs, mais je suis plus détendue ainsi à l’idée de repartir avec ordinateur et tablette (c’était un peu inconscient de ne pas l’avoir fait avant, même si j’en avais exporté une partie en SVG).

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Samedi 5 août

Oyster card, carte Navigo pour Paris et carte Pass pass pour les Hauts-de-France

Je rallie Montrouge la veille de mon anniversaire. En arrivant dans le hall de l’immeuble, ça sent bon le gâteau au four. C’est inhabituel : le boyfriend cuisine uniquement du salé, et l’appartement d’à côté a jusqu’ici été loué en AirBnB. En entrant, l’odeur s’intensifie, c’est bien ici ! je suis accueillie par l’odeur du gâteau au chocolat — sorti du four sous mes yeux, à peine entrée. Le boyfriend s’est équipé, a été acheter des saladiers et une balance de cuisine juste pour moi, pour me faire un gâteau d’anniversaire. Ça me touche beaucoup — encore plus quand j’apprends que, préparation Alsa mise à part, c’est vraiment son tout premier gâteau, chocolat ou pas. Jusqu’ici, il n’avait jamais osé, pris dans l’ombre d’un père aux réalisations pâtissières particulièrement imposantes (cuisinier aux aspirations contrariées, rivées à un bureau de banque, c’était vraiment le chef de la famille). Ça me touche énormément, l’attention et l’héritage endossé-surmonté, et ça m’en cale un coin, avec 6 œufs (presque autant que les 8 de la recette maternelle) montés en neige à la main !

Le boyfriend n’a de cesse de trouver des jeux vidéos qui pourraient me plaire et me convertir, convaincu que, c’est comme la lecture, il suffit de trouver ce qui fera mouche. Me voilà en train de cliquer sur des cartons et d’en sortir tout un tas d’objets auquel je tente de trouver une place, dans une chambre d’enfant puis d’étudiante. L’amusement vient surtout de commenter les choix avec le boyfriend, qui en a fait d’autres lors de sa partie. Peluche cochon avec les autres peluches pour une douce ménagerie versus avec les autres figurines cochon pour débuter une collection, les évidences sont parfois autres. D’un déménagement à l’autre, des objets disparaissent, d’autres s’ajoutent et des tendances apparaissent : le matériel de dessin persiste et s’étoffe, le mètre linéaire de jeux vidéos s’approche du mètre, la collection de poussins grandit. Je range les livres comme on penche la tête devant les rayonnages de qui nous a invité, crois reconnaître The Handmaid’s Tale et la biographie de Michèle Obama pixelisées.

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Dimanche 6 août

Douce journée d’anniversaire : brunch chez Krème avec C. à croiser les souvenirs de son récent voyage au Japon et du mien plus ancien, le boyfriend partageant son expérience en Corée en contrepoint — nuances de similitudes, dissemblances et dissonances, sur fond d’étonnement renouvelé.

Tandis que le boyfriend allongé derrière moi cuve le brunch par une sieste, je finis Unpacking. Au quatrième déménagement, la mécanique m’a un peu lassée, mais la narration s’est entre-temps installée, chaque objet devenant un indice potentiel sur l’évolution du personnage que l’on déménage. Se dessine en filigrane le portrait de son compagnon (qui ne lui laisse guère de place, puisque ses affaires à lui sont inamovibles, entraînant des rangements précaires) puis celui… de sa compagne, l’indice de la culotte rayée LGBT se trouvant confirmé par une double rangée de soutiens-gorges.

La faim n’y est pas (je suis trop vieille pour le pic calorique des brunchs désormais), mais le cœur si : je souffle mes bougies sur le gâteau-Packman d’avoir été entamé la veille. Une lichette pour dire. Les bougies pour acter : trente-cinq années révolues.

Journal de juillet

1er juillet, dans la nuit, premières heures

Il est quelque chose comme 1H30 du matin, Mum est partie se coucher depuis quelques minutes. Au-dessus des valises éventrées dans le salon, j’aperçois la façade du moulin (un bâtiment en briques qui n’a plus rien d’un moulin hormis qu’on y mout ou vend quand même de la farine) illuminée de couleurs vives, chaudes, instables. Une flamme. Haute. Ma sidération réveille Mum qui n’était pas encore endormie. Elle appelle les pompiers, lesquels sont déjà sur place : pour preuve, il se met à pleuvoir d’en bas.

Avant de me coucher de l’autre côté, en fermant les volets, je constate que la rue déserte ne l’est pas : deux jeunes gens avec des casques sur la tête, un troisième qui monte dans une voiture, dont je retiens pendant quelques jours la moitié de la plaque d’immatriculation.

Il y aura donc eu un feu de poubelle (jaune, d’où la flambée impressionnante) à Versailles Chantiers, la banlieue la moins chaude qu’on puisse imaginer.

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Dimanche 2 juillet

From Mum to boyfriend. La transition est un peu étrange. Des discussions animées permanentes, infusées de rire et d’ironie, qui me manquent instantanément, je repasse au calme, aux discussions tranquilles, aux émotions qui ont le droit de cité. Tout à ses tractations immobilières, le boyfriend est tendu, tendu vers une nouvelle vie qui tarde à advenir. Je comprends, et ronge un peu mon frein, moi aussi. J’ai emmagasiné au contact de Mum une énergie que j’ai l’impression de dilapider sur le canapé — comme un retour à l’arrêt après un grand élan.

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Mardi 4 juillet

Déjeuner avec JoPrincesse, belle dans la fatigue que ça n’en est pas croyable, les yeux limpides comme l’améthyste rectangulaire à son doigt, ma princesse qui, pas toujours bien, va. Il y a du poids quand même, sur le chemin du retour vers son bureau — c’est souvent dans les derniers moments, dans la marche, qu’on livre ce sur quoi on a peur de s’appesantir. Ce sur quoi il n’y a pas grand-chose à dire, qu’on ne peut que traverser.

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Une épiphanie géographique me pousse à proposer à ma grand-mère de nous voir au débotté. J’aurais pu prévenir avant, quand même, elle aurait pu ne pas être là ; mais elle est là, et nous sommes là, à la table d’un bistrot. Ses doigts qui s’impatientent malgré elle me montrent mille photos, et pas toujours d’abord celle que l’on finit par étudier à deux.

Elle me montre-raconte le mariage normand de ma cousine : ils ont fait ça bien, ils sont doués pour ça, vraiment, elle verrait bien le couple en wedding planners et ça renforce mon impression de mise en scène dans l’obligation sociale. À la mairie, à Paris, j’avais moins vu son émotion que celle qu’elle avait à se voir dans l’émotion projetée, tant attendue, de manière quasi cinématographique, sur le tapis rouge au milieu de l’assemblée. Ma grand-mère ne tarit pas d’éloges pourtant, sur leur mariage, sur elle et sur lui, si gentils ou adorables, c’est vrai, qui tantôt ont débarqué en voiture pour l’amener passer une journée à la mer, une nostalgie qu’elle avait exprimée en passant et qu’ils avaient généreusement pris au pied de la lettre — même si la mer s’est transformée en déjeuner de campagne sous l’hypocondrie, réelle ou indûment supputée, de ma grand-mère. Je sens comme un reproche vague, informulé, qui s’adresserait à tous les autres, qui ne nous soucions pas assez d’elle — reproche qui ne lui ressemble pas et se comprend davantage comme une externalité de son humeur, agacée par la contrariété du moment (un ravalement de façade qui n’en finit pas et la prive de son balcon, dont les larges rebords ont été remplacés par une vitre à laquelle on ne peut plus s’accouder pour fumer* ; elle s’est plaint au gestionnaire de la résidence, a menacé de ne pas payer le loyer). Je ne lui connaissais pas cette humeur revendicatrice, et la culpabilité aidant, je le prends un peu pour moi. Heureusement je ne formule rien. C’est sûr, ce n’est pas moi, égoïste par omission, détestant conduire, qui conduirait ma grand-mère à la mer ; je dois reconnaître ceci à ma cousine, le soin d’autrui entremêlé à et soutenu par le souci des apparences et convenances sociales. Je lui en suis reconnaissante, à la réflexion ; je sais ma grand-mère entre de bonnes mains, et je peux continuer à lui donner le plaisir de lui ressembler, indépendante comme elle, comme elle dit — pour ne pas dire : qui n’en fait qu’à sa tête (de mule). Reste une vague aigreur qui m’attriste et cette fois-ci ne me fait pas regretter que ma grand-mère ne fasse pas traîner l’entrevue.

* J’allais écrire que, quand l’univers se rétrécit en vieillissant, chaque changement devient un monde — mais il n’est pas besoin pour cela de vieillir, ou je suis déjà vieille avec mon sapin coupé.

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Le boyfriend hésite à faire une offre pour une maison qu’il a visitée en Touraine. Il aimerait bien que je la vois. J’aimerais bien de mon côté rentrer à Roubaix pour me mettre à mon manuscrit sans trop tarder. Nous aimerions bien que nos vies projetées ne reculent pas devant nous, chacun à son projet. Autant battre le fer pendant qu’il est chaud : nous prenons des billets de train pour le lendemain.

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Mercredi 5 juillet

Aller en Touraine. Le boyfriend est tendu comme un arc pendant le gros du trajet. Cela ne me surprend plus désormais ; je laisse filer comme le paysage, sachant que cela s’arrêtera une fois à destination.

Un couple d’amis à lui nous hébergent ; ils viennent d’emménager. Elle, est vive et lumineuse, je me sens bien rien qu’à la regarder. De fait, je reviens sans cesse à son visage au cours de la conversation, comme l’aiguille d’une boussole après avoir tournoyé en fonction des prises de parole.

À l’étage, je dors dans une pièce flottante (bureau, débarras, future chambre d’ami) comme dans une cabane. Une petite étagère est remplie de livres sur la rédaction, la publication, l’organisation d’ateliers d’écritures. Je n’ose aborder ce sujet, qui pourrait nous être si commun, demander si elle écrit, autrement, ailleurs que pour des piges — qui se sont raréfiées, de ce que sait le boyfriend.

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Jeudi 6 juillet

Déjeuner dans un village en pierre. Le boyfriend se réjouit à haute voix de tout, des berges du Cher, d’un bout de bâtisse dans lequel il m’invite à reconnaître Sarlat, d’une place qui aurait des airs d’Italie (?)… Il souligne la beauté dès qu’il la voit, l’exprime pour me sonder, chercher un écho ; mais je ne peux pas surenchérir, tout juste me taire.

On visite la maison. C’est propre, bien aménagé, bien décoré, j’essaye de faire bonne figure. Je n’ai aucune intention de vivre ici à plein temps. L’agente immobilière me fait l’argumentaire sans s’occuper du boyfriend, comme si c’était acquis qu’il l’était (acquis, conquis). Elle me montre tel rangement astucieux en soulevant une marche d’escalier, insiste sur le long dressing en sous-pente… ma pauvre, si vous saviez, le peu de cas que je fais du rangement, le peu d’envie que j’ai d’habiter ici.

Je me rends compte en la visitant qu’ici n’est pas cette maison en particulier, tout à fait convenable, plutôt chouette même ; ici, c’est la région, la campagne, la végétation monotone, la boulangerie en voiture, les terres plates et les pierres grises. Prendre un appartement à Tours pour y donner des cours de danse sans être dépendante de la voiture et rejoindre le boyfriend dans sa maison le week-end, c’est un mensonge bien commode que je me suis racontée pour me rassurer. Pour garder les possibles ouverts. Ne pas paniquer. Repousser. Je ne peux plus repousser. La visite rend tout réel, me confronte à mes évitements.  L’enthousiasme inquiet du boyfriend tombe en moi comme dans un puits sans fonds, sans écho. Je ne peux plus le nier : tout en moi se cabre à l’idée de déménager ici. Tout en digérant le malaise, j’essaye de faire bonne figure, de visiter sérieusement, en faisant l’exercice de projection minimal : en enlevant la cloison, ça ferait une grande chambre ; là tu pourrais avoir  ton atelier. Je voudrais que la visite, mon imposture se termine, il y a erreur sur la personne, sur le lieu, je ne suis pas Madame boyfriend, je ne suis pas l’épouse parfaite qui se projette pour habiter dans cette maison, je n’ai au fond pas plus de poids dans la décision de son achat que M., l’amie du boyfriend qui nous y a conduit.

Devant un Coca, une limonade et un jus de fraise, le boyfriend me demande ce que j’en ai pensé, vraiment. Je rationalise, souligne les points forts objectifs du bien immobilier. Puis moins : je trouve ça dommage d’aller à la campagne pour se retrouver au bord de la route. Puis plus du tout : la maison est grande, mais avec les sous-pentes et le peu d’ouvertures, j’ai l’impression d’étouffer. / Je suis une sale môme qui vient d’abîmer le jouet que son copain voulait partager. C’est la consternation. Du boyfriend, la mienne. Son amie nous enjoint à en reparler plus tard, quand on aura digéré. Quand elle ne sera plus là, aussi.

On en reparle dans le train. Je crache tout. Ma peur me fait cracher. Je crache sur les pierres, l’incarnation de l’ennui, je crache des pierres sur ses rêves à lui. Il accuse les coups. Je parle vrai, dur, sans plus aucun ménagement pour mes arrangements de conscience ou pour lui. Si j’ai le choix entre la maison à la campagne et mon appartement à Roubaix, je garde mon appartement à Roubaix (qui n’est mien que dans la location). Mais je ne veux pas qu’il décline la maison à cause de moi ; une autre ne fera pas plus l’affaire. Qu’il y aille sans moi. C’est rude, ça éborgne un peu plus son idéal de vie commune. J’essaye d’atténuer : on peut toujours essayer, je peux essayer d’habiter à Tours… mais effectivement, je n’en ai pas envie ; si jamais je le fais, c’est pour lui, et lui ne veut pas que je fasse ça, pour lui. Il a raison, je pourrais finir par lui en vouloir. Il exprime sa crainte que la distance géographique ait raison de nous, il a peur que je me lasse. Et pourquoi ce serait moi qui me lasse ? Ce peu de confiance (en moi alors qu’en lui) est vexant. J’ai peur aussi. Ma réaction de défense pour ne pas me laisser envahir par cette peur, pour ne pas perdre le contrôle, c’est de rationaliser, de raisonner comme si je n’étais qu’un cerveau sans émotion, comme si mes synapses ne pouvaient faire transiter que des informations factuelles : c’est un risque, la distance est un risque ; mais que l’un cède à l’autre et lui en veuille pour ça constitue également un risque ; et si ça arrive, si on en arrive à la séparation, alors il vaut mieux que chacun ait fait les choix avec lesquels il se sentait aligné et qui lui permettront de rebondir seul. J’ai l’impression d’entendre mon ex parler,  je me trouve détestable, à infliger ce que je crains de subir, mais prem’s, la peur est épinglée de tous côtés, elle ne peut plus bouger. Les incompatibilités structurelles et irréconciliables, j’en ai soupé, merci. Qu’il achète sa maison, que je reste chez moi, la logistique suivra. Je ne comprends pas sur le moment, si calme, si froide, que je suis en colère. C’est pratique la colère, ça empêche d’être triste.

Plus tard de retour à Paris : […] (incluant : nœud, sanglots, dénouement, apaisement)

Plus tard encore, il m’assure que ça va mieux, que c’était un quiproquo, un coup de mou, mais je n’en suis plus si sûre. Je propose de retarder mon retour à Roubaix, de rester encore un peu. L’affaire est classée. Je reste, pars, ébranlée.

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Vendredi 7 juillet

Paris – Roubaix. Nous nous sommes arrêtées sur une aire d’autoroute et nous ne sommes pas les seules : des oiseaux par dizaines, par centaines, par milliers, y font étape pour la nuit. Des escadrons se succèdent, murmurationnent dans le ciel en attendant les retardataires ou le retour des éclaireurs, et se posent sur un arbre au bord bord de l’autoroute, presque toujours le même, à se demander comment ils tiennent tous. Ça bruisse, ça piaille, on ne voit presque rien pourtant quand on s’en approche — sauf sur les branches les plus hautes, que les oiseaux quittent peu après s’être posés pour se répartir plus bas : on est prié de ne pas encombrer trop longtemps la piste d’atterrissage. De nouveaux groupes ne cessent d’arriver, la mégalopole aviaire est contrainte de s’étendre : des raids de quatre ou cinq oiseaux décongestionnent l’arbre en passant incognito sur celui d’à côté, vol à l’horizontale, rapide, efficace. Et ça continue d’arriver dans le ciel, escadron après escadron, un 14 juillet qui n’en finit pas. Ils ont du se passer le mot du surpeuplement, une banlieue dortoir vient de s’ouvrir sur un autre arbre beaucoup plus grand et loin de la route (un meilleur choix hôtelier que le F1 au bord de l’autoroute, si vous voulez mon avis). Cela n’empêche pas que de nouveaux groupes s’arrêtent encore à l’arbre de référence, qui n’en finit pas de se remplir et de se transvaser dans l’arbre voisin. Quelques individus supervisent les opérations depuis un lampadaire surplombant de bien 3 mètres l’arbre ; les organisateurs ont fort à faire pour que tout ce petit monde soit en place avant la nuit. Nous sommes reparties avant eux.

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Stupeur en arrivant chez moi, à l’amorce de l’obscurité : il y a un trou dans le jardin. Le sapin a disparu. L’énorme sapin au bout du jardin. Le sapin qui refermait la vue avec l’arbre d’à côté, ne laissant, l’été, qu’une fenêtre joliment encadrée pour me rappeler que je n’étais pas seule au monde. Le sapin qui, je le découvre en son absence, participait à étouffer les bruits du boulevard qui passaient la rangée de maisons. Était-il malade ? J’espère qu’il l’était, qu’il n’a pas été arraché pour un peu d’ombre, un peu de lumière cachée à récupérer. J’en veux à ce voisin, même si je ne sais pas ce qui s’est passé, même si je ne sais pas qui est ce voisin, ni même qui avait la charge de ce sapin au coin de quatre parcelles. Mon jardin est amputé. Ce n’est pas le mien, je n’en ai la jouissance que visuelle, depuis ma terrasse au-dessus, mais c’est mon jardin quand même, défiguré en mon absence. Il manque une présence. Ça me rend triste.

Je pense : heureusement que ce n’est pas le saule pleureur. J’en pleurerais. Je pense : on ne peut compter sur la permanence de rien. Je n’aime pas ce qui change quand ce qui change meurt. Je pense : au gigantesque peuplier de ma résidence à Paris, un peuplier magnifique de huit étages qui avait été abattu pour des questions de sécurité, il paraît. Il était resté trois souches (l’immense peuplier avait deux acolytes). C’était comme si on avait coupé mes racines, ce ne pouvait plus être si terrible ensuite de partir, de quitter cet appartement dont on avait mutilé la vue. Est-ce que l’histoire se répète ? Est-ce que le sapin coupé est le signal de me détacher de ce lieu, cet appartement que j’aime tant ? Je pense au terrain qui accompagne la maison que le boyfriend veut acheter, que nous avons visitée quelques jours auparavant : un terrain justement, plus qu’un jardin. Chez moi, c’est, ça a toujours été une fenêtre avec vue sur un grand arbre que je puisse aimer.

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Samedi 8 et dimanche 9 juillet

Je découvre la béance du jardin au grand jour : il va falloir s’habituer, il va falloir du temps.

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Je suis toujours épatée par l’énergie de Mum. Les tâches deviennent faciles avec elle ; il suffit de se laisser entraîner. Le week-end est actif et ménager. Done : enlever les innombrables toiles d’araignées et gratter la mousse bien incrustée sur le bord de la terrasse ; couper les plantes qui grimpent et celles qui tombent ; accrocher les cadres qui traînent et en chercher pour les images qui attendent d’être exposées ; tenter d’accrocher un voile d’ombrage et réaliser une fois sur l’escabeau que le triangle isocèle ne le fera jamais quand il faudrait un triangle rectangle ; épousseter la toile, la replier et re ve-nez chez Le-roy Merlin.

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À la crêperie, la crêpe du moment est aux fèves, cuisinées au cidre, et à la salicorne, une algue très croquante et très iodée dont la découverte me met en joie — ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de goûter un nouvel aliment !

Ce qu’a déclenché la maison en Touraine m’a ébranlée. Dans la crêperie si mignonne, j’en parle encore, pour m’apaiser. Mum me raconte en miroir la fièvre acheteuse de mon presque-ex-beau-père : un jour, à 35 ans, acheter un bien immobilier était devenu un impératif, une obsession, il ne parlait plus que de ça, il n’y avait plus que des annonces, des visites, au point que cela avait fait vaciller leur couple. Cela me rassure et me fascine étrangement, d’avoir accès à un pan d’histoire que j’ai vécu sans le connaître, alors enfant, aujourd’hui âgée de l’âge des adultes d’alors.

Reste que. Je ne suis plus sûre de moi, de mon comportement, d’être égoïste ou simplement animée de désirs contraires, pas moins pas plus légitimes, autres seulement. Seulement ? Comment distinguer l’intransigeance de qui refuse de faire des efforts, du refus de se renier, d’emprunter une voie où l’on craint de s’éteindre ? Comment fait-on des compromis sans se compromettre ? Comment distingue-t-on les peurs profondes, légitimes, des réticences qui s’arc-boutent par crainte du changement ? Je n’ai pas de réponse à ces questions, j’attends qu’elles cessent de se poser, j’oublie, me barricade chez moi, dans mes projets. Une forme de fuite sur place.

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Lundi 10 juillet

« discipline is simply a love for your big self »  J’essaye de la mettre en place : reprise des étirements de yoga avant le petit-déjeuner, sessions d’écriture ensuite, mini-sieste, sortie pour s’aérer… Trouver les bons moments pour chaque activité sans se laisser tout dicter par un rythme optimal auquel on aurait manqué. Inventer une routine qui soutient par la répétition sans asphyxier par sa rigidité. L’exercice est délicat, nécessiterait pas mal de réinventions. De variations à prévoir.

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Mardi 11 juillet

Les plus grandes avancées dans le manuscrit sont les coupes ; je les conserve dans un fichier Coupes.pages qui m’ôte tout regret. Ctrl C, Ctrl X, Ctrl V : place nette.

Je retourne à la médiathèque comme à des retrouvailles. J’aime le possible qui dort là, sur les étagères à portée de main ; je m’en empare pour constituer mon butin. Butin, oui : j’ai toujours un peu l’impression de voler les livres que j’emprunte. De les emporter en secret vivre une vie dont personne ne saura rien.

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Mercredi 12 juillet

Grand transfert et tri des photos de Calabre. À chaque fois, c’est la même chose : j’oublie que mes précédents souvenirs de vacances se sont constitués autour de clichés sélectionnés et retravaillés, et je me trouve dépitée devant l’avalanche d’images médiocres qui débordent de l’appareil. Tout ça pour ça ? Tant de « attends deux minutes », de cadrages tentés, doublés, pour ça ?

Mal positionnée devant l’ordinateur que j’ai laissé au sol, je me paye de surcroît un début de tendinite (qui, si je suis honnête et impudique, vient également d’une expérimentation masturbatoire que j’ai du mal à vraiment regretter).

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Jeudi 13 juillet

30 minutes à chercher un extrait de ballet qui n’existait pas. C’est fou comme la mémoire capte des images fixes et recrée les séquences manquantes avec fantaisie. Ma mémoire de spectatrice enregistre les émotions, mais pas le détail des pas, qui ne reste qu’à condition d’avoir moi-même travaillé la variation. Je regrette de ne pas avoir noté à côté de chaque paragraphe à rédiger une URL YouTube — avec un minutage précis (parce que va retrouver tel entrelacé dans une vidéo d’1h30). Cela me rappelle la rédaction de mon premier mémoire sur Kundera : c’est toujours à la fin qu’on s’aperçoit de ce qu’on aurait dû faire depuis le début. Le regret est à tempérer : quand je l’ai fait, quand j’ai conservé une URL, la vidéo au bout a parfois été retirée. Forcément, les captations pirates sont moins stables que les références universitaires.

Le feu d’artifice de Roubaix est annulé pour des questions de sécurité, suite aux émeutes récentes. Dans plusieurs communes alentours également. Les feux encore prévus sont tirés depuis des lieux peu commodes d’accès sans voiture ; je me vois mal marcher 3 km dans des zones semi-industrielles à 23h30, renonce. Vers 22h30, ça pétarade chez moi, je fais coulisser la porte-fenêtre et, surprise, cadeau : je vois un feu d’artifice depuis ma terrasse. Je suis trop loin pour sentir les détonations, mais je le vois bien, les gerbes bien rondes, par-dessus l’enfilade des murets.

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Vendredi 14 juillet

Première barre de reprise. C’est l’habituelle désertion musculaire.

Après-midi sauvegarde de photos : 5 Go libérés, tout de même.

Je propose à É. d’aller voir le feu d’artifice. Elle me propose d’aller dîner, ce que nous faisons à la Wilderie. Plaisir de saveurs travaillées, qui se goûtent, re-goûtent, découvrent. Je parle trop, high-pitched sans même qu’il soit question d’aigu. Ce n’est pas le son, c’est la fréquence à laquelle je suis, survoltée, à tout balancer avec une désinvolture surjouée, non pas dans l’intention mais dans le volume. Impossible de m’arrêter, tant pis pour l’autodétestation qui arrivera ensuite ; j’espère juste que ça amuse ma camarade davantage que ça ne la fatigue.

La glace à la moutarde dans la soupe aux petits pois était vraiment top.

On reprend sa voiture pour aller voir le feu d’artifice. Il est tard, nous sommes justes et nous ne sommes pas les seules. La route est embouteillée ; chaque talus a été préempté par des voitures qui se sont pris pour des 4×4.  La probabilité d’arriver à temps diminue à chaque instant. Elle me dit d’y aller, qu’elle va aller se garer et me rejoindre ensuite, elle les feux d’artifice… Je décline une fois, deux fois, puis j’entends les premières fusées, et t’es sûre ? Je pousse la portière et je me mets à courir sur le trottoir, j’aperçois les scintillements à travers les feuillages, j’oublie ma camarade, je cours, je m’enfuis : je cours de joie. Ça devrait toujours être comme ça un feu d’artifice, c’est ainsi que ça doit être pour moi, après des années à Ivry à courir vers le pont par surprise, parce qu’en proche banlieue parisienne, le 14 juillet n’est jamais le 14, t’entends là ? Je trouve un espace dégagé, une fenêtre d’observation en vérité, les fusées hautes encadrées par les arbres. Les fusées basses sont mangées, alors je quitte le champ-prairie pour le champ de Mars (il y en a donc un à Lille aussi !), je passe le canal, le pont, ajuste ma position par rapport aux lampadaires, enfile les bouchons d’oreille attachés à mon porte-clés, et profite enfin en toute sérénité des explosions qui tremblent jusque dans ma poitrine. J’adore cette vibration, cet ébranlement, qu’aucune musique pour une fois ne vient entacher. Le spectacle est parfait. Plein d’escarbilles et d’arbres dorés comme j’aime, des palmiers, des saules pleureurs — et même un palmier arborescent, comme un arbre généalogique qui se lapinerait en temps réel (il m’arrache un sautillement de joie-surprise). Tout le monde applaudit à la fin, la foule du moins, et moi.

Cette photo a été screenshotée depuis Instagram, j’avoue tout.

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Dimanche 16 juillet

Venue de nulle part, mais très présente dès que je pose le pied au sol : une douleur aigüe au talon. Bientôt 35 ans, et mon corps me surprend toujours. Une talalgie : avec un tel nom, ça ne peut pas être bien sérieux.

J’ai ainsi la virevolte claudiquante pour accueillir D., qui a bien voulu se rabattre de Lille sur Roubaix. Il revient de Belgique et rentre à Paris. À vélo. Oui. À chacun sa folie. Je reste dans ma langue alors que nous conversons en anglais à l’écrit ; par coquette fainéantise, je tais mon accent (français en anglais) et pour prix dois redoubler d’attention pour passer au travers du sien (tchèque en français). On mange dehors, sans table, sur deux chaises ; on cause chaînes musculaires, courbatures et découvertes tardives, et son immense silhouette s’attarde un peu sur le rebord de la fenêtre, comme un cadre un peu étroit ; le jour n’en a plus pour longtemps quand le garage daigne s’ouvrir pour lui rendre son vélo. He might curse me pour lui avoir fait découvrir les grains de café au chocolat, combo fatal de ses deux drogues préférées. Qu’il me maudisse autant qu’il veut, I know good stuff.

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Lundi 17 juillet

GROSSE tomate ananas.
Ceci n’est pas une assiette à dessert.

À midi, une newsletter m’informe qu’il y a désormais de la glace au sésame noir chez Picard pour une glace au sésame noir. À 17h30, le bac de glace (ridiculement petit) est dans mon congélateur. J’ai trop traîné, trop faim : je lui préfère des tartines de nocciolata. Mon talon, lui, aurait préféré ne pas claudiquer pendant 40 minutes.

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Mardi 18 juillet

Reprise des cours de posture / chaînes musculaires, je ne sais jamais comment les nommer. Les annonces par mail disent : atelier du mouvement ; on dit tous : cours — y’a cours la semaine prochaine ?
S., dont j’ai enfin retenu le prénom, se réjouit de me voir si guillerette — elle dit : souriante — alors qu’elle me trouvait l’air abattu à la fin de l’année scolaire — je nuance : crevée. Contente de reprendre, d’autant que ça amoindrit la douleur au talon.

…Mercredi 19 juillet

Je me motive à retourner à la fac pour aller emprunter un livre sur la motivation, plus motivant que celui que j’ai commencé parce que c’était le seul de la liste qui était disponible à la médiathèque de Roubaix. C’est en outre la dernière fois que je peux profiter de ma carte d’étudiante à l’université, qui deviendra caduque à la rentrée.

Je me dis que ça va être étrange de retourner à la fac alors que la licence est terminée, mais ça ne l’est pas — pas plus qu’y retourner à trente ans passés pour reprendre des études. Les locaux, déserts, sont une incitation à saluer les deux personnes que j’y croise. La bibliothèque, par contraste, paraît peuplée : six personnes à tout casser, qui ne cassent rien, lisent sagement.

Je ne sais pas si c’est parce que je lui offre une diversion ou parce que c’est l’avant-dernier jour d’ouverture, mais le monsieur derrière le comptoir est vraiment tout sourire lorsqu’il me tend l’ouvrage qu’il est parti chercher en réserve — dans le magasin, c’est le terme officiel sur les notices bibliographiques en ligne, un peu étrange pour des ouvrages qui ne sont pas des magazines et que les lecteurs n’achètent pas.  Je regrette un peu ma demande quand je soupèse la bête, mais ne voulant pas avoir fait déplacer le bibliothécaire pour rien, je gaine les abdos et range l’austère pavé dans mon sac. Tant pis si je ne le lis pas. De fait, je le lis, et la lecture est un régal : les plus belles histoires sont toujours des rencontres qu’on a failli manquer. C’est en tous cas ce qu’on en retient pour souligner à quel point cela aurait été dommage de ne pas.

Aventures des barres mobiles, de W. Piollet / Les Débuts, de Claire Marin / Poétiques et politiques des répertoires, les danses d'après I, d'Isabelle Launay

Une fois rentrée, je ne lis pas, évidemment. Je fais des collages que je ne colle pas ; promener mes ciseaux dans un programme de la saison culturelle 2021/2022 a le double avantage de me permettre de le jeter sans regret après l’avoir dépecé et de soulager mes yeux hors écran. Chaque jour, je fais mon Duolingo sur écran, j’avance mon manuscrit sur écran, je réponds aux atermoiements de C. sur écran, je vérifie l’heure sur écran, la météo sur écran, je regarde pour me détendre une série sur écran,  je conserve avec le boyfriend sur écran, et les écrans finalement font écran au sommeil. Cette fois, j’utilise mon téléphone pour téléphoner et je ne Skype pas le boyfriend.

Collage avec une main emmanchée au-dessus d'un buste en robe Vichy + les mots "nébuleuse" et "métamorphose" Collage : des morceaux de visage qui font la largeur des carreaux du carrelage utilisé comme fond + mots "nocturne" et "ballet"

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Jeudi 20 juillet

Le public du jeudi midi n’est pas le même que celui du mardi ou vendredi soir : nous sommes une majorité de danseuses, et la professeure axe le travail sur l’en-dehors. Au premier rang, deux adolescentes dont l’une au moins est en horaires aménagés travaillent correctement, en utilisant des sensations que j’essaye encore de provoquer en moi, bien loin de pouvoir les convoquer sur commande. Je mesure tout ce qui m’a manqué à leur âge, qui me manque encore. Évidemment que je ne pouvais pas y arriver, il me manquait tout — l’essentiel du moins, à partir de quoi avoir une chance de développer tout le reste. Petite déprime de ne pas comprendre quoi comment travailler. Petite joie aussi de constater qu’il n’y a pas trace de jalousie, que je suis loin de ces jeunes filles à présent.

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J’ai vu chez les voisins un enfant sur le bord de la fenêtre au premier. Il a sauté bras écartés et disparu… chez lui. Première fois que cette fenêtre était habitée. Elle était derrière le sapin.

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Vendredi 21 juillet

Je passe plus d’une heure dans la salle d’attente du médecin en vacances. Je le remplacerais bien par son remplaçant, volubile, amical. Lui aussi a des problèmes d’oreille, du coup il est bien au fait, un ami ORL lui a fait un petit topo plus avancé, vous êtes certaine que le sifflement ne se fait pas par pulsations, non en continu, très bien, très bien, cela peut annoncer une rupture d’anévrisme si le sifflement n’est pas continu, il faut faire attention, vous comprenez, je comprends — qu’il a envie de parler aussi, pas de lui, mais avec les gens, qui viennent se déverser dans son cabinet, qui n’est pas à lui, sans attendre autre chose qu’une ordonnance. Je suis en formation pour être professeure de danse, il admire les gens qui font de la danse et vivent de leur passion (ça n’est pas encore fait), lui c’était le piano mais il est médecin. Il espère que sa fille en fera, de la danse, il faudrait qu’il regarde les cours ; il en a pris pour son mariage, lui-même n’est pas doué, mais sa femme si, un bon filon, les cours de danse particuliers pour les mariages, il me le recommandera encore une fois à la porte, même si je ne sais pas danser les danses de salon, je pourrais apprendre c’est vrai, le professeur gagnait plus que lui en une heure.

J’ai été déçue qu’il ouvre son cabinet à plus d’une heure de chez moi. J’en aurais bien fait un ami, si tant est qu’on puisse inviter son médecin remplaçant et sa femme à boire un verre.

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À la moitié de la séance, l’ostéo-kiné-grand-manitou a réglé le décalage à l’origine de ma douleur au talon, si bien que j’ai le droit à un cours particulier sur l’en-dehors au niveau de la hanche. Rien d’autre qu’une jambe sur la barre en seconde vue depuis l’extérieur ; l’ouverture à une compréhension incarnée et à un levier d’action depuis l’intérieur. Légère euphorie ensuite à la perspective de pouvoir « rouler mon jambon » — ledit jambon étant ma cuisse poilue.

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Samedi 22 juillet

Je triche un peu en mettant quelques termes que j’aurais voulu traiter sous le tapis, mais je persévère, je tiens, encore une matinée, encore quelques lignes, et ça y est, je peux décréter le premier jet.

Habemus premier jet. Il y en a qui ont un pape, moi j’ai un premier jet. 147 pages à relire, corriger, compléter, reformuler, mais 147 pages rédigées. Je suis fière de moi, indépendamment de la qualité même du contenu. Juste de l’avoir poursuivi jusque là.

Et rien. Pas d’exultation véritable. Je sais que s’ouvre une nouvelle session de travail, d’un autre ordre. Seulement, à présent, je sais que c’est possible. Calme tranquille. Satisfaction d’avoir bouclé ça avant l’arrivée du boyfriend.

On se retrouve et c’est comme si je n’imaginais plus ses mains sur moi. Je n’imagine plus ses mains loin de moi. Nous passons la soirée à discuter peau à peau sur le canapé.

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Dimanche 23 juillet

Il y a des choses en moi qui ne cèdent qu’à la douceur. J’ai dormi, je me suis rendormie. Au réveil, la chambre s’est agrandie, les moulures se prolongent au plafond, je suis dans le salon, dans la pièce d’à côté et pourtant je suis avec lui, je le sens tout autour de moi.

Tout est calme, dans l’appartement, en moi. Même le chat ne miaule pas de ne pas avoir tous ses humains dans la même pièce. Je me rends compte que je peux écrire, encore, que j’ai l’espace pour cela.

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Lundi 24 juillet

C’est le début des journées qui se perdent dans une continuité de somnolence, câlins, écrans. La tablette du boyfriend assure la bande-son, entre boucles sonores de Slay the Spire, analyses politiques et linguistiques (l’Académie française en prend un coup).

Chat sur le canapé en plein soleil
Plein feux sur la star à la golden hour (il y aura eu quelques belles éclaircies dans ce mois pluvieux).

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Mardi 25 juillet

M. vient rencontrer le chat et son propriétaire. Pour l’occasion, j’ai fait un marbré. À moins que pour le marbré, j’ai créé l’occasion (ce serait mal, je mériterais encore moins le thé au jasmin que M. m’a offert de manière tout à fait adorable et démesurée). J’en mange avec de la glace au chocolat ; le boyfriend avec de la crème anglais ; notre invitée met tout le monde d’accord avec glace et crème anglaise, elle a cours de danse le soir. Ils ont quinze ans d’écart et des jeux vidéos en commun. Je ne comprends pas tout quand ils en parlent, mais j’aime bien les écouter, il y a des promesses de joie et d’explorations dans leurs souvenirs. On finit quand même par terre à parler danse, le boyfriend sur le canapé.

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Mercredi 26 juillet

Après trois jours de canapé intensif, nous programmons une sortie sur Lille. Je suis toujours stupéfaite de l’efficacité du boyfriend quand il a quelque chose à acheter, mettant la même absence d’hésitation dans un achat à 29, 50 ou 170 €, alors qu’il n’a pas de larges moyens, seulement un budget bien étudié en amont. J’hésite au Monoprix entre trois sachets de riz à 2,99 ou 3,99 €. Lui, fait son shopping comme on fait des courses ; moi, je fais mes courses comme on fait du shopping. Le seul moment où il s’attarde, c’est chez Rougier & Plé, qu’il appelle Graphigro. Le seul moment où je n’hésite pas, c’est chez Meert : glace au chocolat et sorbet Pa(passion)Ma(ngue)Ba(nane).

Grosse glace

Je confesse, c’est la taille des cornets que je voyais graviter autour du stand qui m’a attirée. On a l’impression qu’après s’être calés sur les prix parisiens, à Meert, ils ont été pris de remords, parce que bon, ce n’est pas parce qu’on se la joue qu’on n’est pas des gens du Nord ; du coup, ils compensent en servant l’équivalent de 4 boules pour les 2 à 5 €. Avec mon demi-litre de glace, je retrouve, adulte, la joie d’une grosse glace, qu’on tient à deux mains d’enfant. Le sorbet, quoique bon, a été à la limite de me lasser, ce que ne pourrait faire, ô grand jamais, la glace au chocolat, d’un pourcentage de cacao peu élevée, mais avec ce goût « rond » qu’ont les chocolats de bonne maison.

Morceau de gâteau de riz dans une sauce veloutée épicée Manchoo (raviolis coréens)

Deux heures plus tard, nous sommes assis au restaurant coréen ; est-ce vraiment raisonnable. Pas plus ni moins que le choix d’un plat très épicé, dont la texture extrêmement douce, veloutée, masque et souligne la force.  C’est le genre de repas dont on se souvient, à défaut de savoir si c’est pour son goût qu’on l’a apprécié.

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Je passe la journée à tirer sur mon lobe d’oreille gauche, pour qu’y pénètre le son. J’ai consulté mardi un second médecin : aucun bouchon, seulement une otite. Je mets les gouttes qu’il m’a prescrites… et retire le soir des bouts de bouchon. Ça siffle toujours, mais j’entends à nouveau.

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Vendredi 28 juillet

Je fais ma barre en culotte sur un album de musiques de film ; le boyfriend  le prend comme un blind test. Harry Potter pour les dégagés ; La la land pour les ronds de jambe en l’air ;  mais quand même, Ghostbuster au piano, ça fait bizarre (pour les frappés).

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Samedi 29 juillet

J’ai les neurones qui frétillent quand je lis Les Danses d’après, d’Isabelle Launay. Je retrouve notamment appliquée au ballet, devenue limpide, une réflexion sur la notion d’œuvre que j’avais découverte mais pas assimilée, embrouillée, dans une énième lecture à transposer (Écoute. Une histoire de nos oreilles, de Peter Szendy). Pourquoi a-t-on passé deux années de licence danse à lire des ouvrages qui n’avaient aucun rapport avec la danse quand il existe un corpus certes restreint mais passionnant de spécialistes ?

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Ses iris fusionnées aux pupilles, noires, sa peau translucide et ses taches de rousseur, la tête renversée sur l’oreiller. Sa beauté à ce moment. J’aimerais qu’il la voit comme je la vois. Qu’il se voit comme je le vois. On aimerait tous ça, je crois, que nos aimés se voient avec amour, le même qu’ils nous portent et ne se portent pas toujours à eux-mêmes.

Ça vaut en sens inverse. Lui voudrait plus et mieux pour moi. Pas que moi je sois plus ci ou ça, pas que je sois mieux pour lui, mais plus, mieux : pousser les murs, aérer les peurs idiotes, m’ouvrir de l’espace. Et il le fait, j’en ai : entre ses bras.

Pas de non-dit. Pas si facile quand on a tendance à se cacher les choses à soi-même. De toutes petites choses qui grossissent en silence, et redeviennent toutes petites quand on les exprime comme des énormités. Ce n’était rien. Rien : une simple peur. (Qu’il m’en veuille encore pour — nom de code — la Touraine.)

Je commence à pouvoir formuler. Ce qui se passe quand ça ne passe plus. Ce corps avec lequel,
parfois,
brièvement,
vertigineusement,
je ne coïncide plus,
qui s’interpose entre lui et moi dans les moments qui pourraient être les plus fusionnels.

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Dimanche 30 juillet

Le boyfriend se ferme toujours à l’approche du départ. Son sac prêt trente minutes avant le moment qu’il s’est fixé pour mettre le chat dans sa bulle de cosmonaute, il lance une dernière partie de Slay the spire et je résume : encore trente minutes à se tendre sans agir. Il répète mes mots, sa mâchoire esquisse un sourire, c’est exactement ça, trente minutes à se tendre sans agir.

Moi, c’est après. Je ressens l’absence soudaine comme un phénomène physique, dépressurisation, dépression météorologique, dé-. Je m’active en attendant que ça passe, je lance une machine de draps (sauf la taie d’oreiller avec son odeur), je range, je jette, je nettoie, j’efface toute trace de son passage pour conjurer l’absence et retrouver l’aplomb d’un espace sans partage.

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Lundi 31 juillet

Atelier du mouvement sur l’en-dehors de la hanche et le centrage articulaire. Je n’ai jamais autant travaillé en jambe sur la barre, car je n’ai jamais eu une posture correcte — les hanches toujours plus basses que je l’imagine, l’articulation du fémur perdue dans les ailes iliaques. Il faut gérer le découragement, devant l’ampleur, voir plutôt l’ampleur de ce qui s’ouvre. C’est une décision qui n’est pas à prendre, mais à reprendre sans cesse, et ça clignote comme un néon en fin de vie ou en début d’allumage, comme un muscle qu’on n’arrive pas encore bien à contrôler, qu’on contracte par intermittence. À la volonté clignotante, le découragement oppose sa résistance ; c’est le muscle antagoniste dont on doit apprendre à inhiber la contraction pour rendre le mouvement possible.

Dans l’après-midi, soudaine overdose de canapé : me voilà à la barre à la cheminée. Ça ne travaille peut-être pas comme il faut dans les hanches, mais en-dessous, dans les jambes, mollets, fessiers, je retrouve un certain tonus musculaire qui fait du bien.

Journal de mai 4/4

Lundi 22 mai

Nous sommes toutes dans le studio quand nous recevons par e-mail les retours sur nos cours d’éveil-initiation. Ce que je lis ne me surprend pas, mais d’autres n’ont pas cette agréable surprise. Il y a de la dureté, des récriminations, des choses probablement bien intuitionnées mais qui ne se disent pas, pas comme ça, et je me demande pourquoi, de toute ma longue scolarité, c’est la première fois que cela se passe comme ça, dans la fatigue de sensibilités qui n’en finissent pas de s’entrechoquer. É. non plus, en école de commerce avant de se réorienter, n’a jamais connu ça. Est-ce de toucher au corps, qui nous touche ainsi ? Pour le boyfriend, qui a fait les Beaux-Arts, c’est évident : c’est le propre des écoles d’art d’être remplies d’artistes aux sensibilités exacerbées.

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Cours de progression technique (aka le cours où l’on apprend à donner cours). Une séance ludique, avec accessoires :

  • des assiettes en carton lestées de patafix : on a l’air malin avec ça sur la tête, mais il y a une raison pour laquelle les princesses apprennent le maintien avec des livres sur la tête dans l’imaginaire des contes. Marcher avec un poids en équilibre sur le sommet du crâne aide à situer correctement la verticalité… et fait travailler les muscles profonds du dos : je peux vous dire que ça a sacrément bossé entre mes omoplates ! En un quart d’heure, je suis passée d’une démarche précautionneuse à l’extrême, avec de fréquents arrêts pour ramasser les assiettes, à une marche beaucoup plus fluide, puis des transferts de poids type temps liés, avec des changements d’orientation de la tête.
    On a aussi utilisé ces assiettes lestées pour donner du poids dans le bras qui ferme dans les tours et détournés, histoire de le sentir davantage et de ne pas le laisser à la traîne ;
  • des bandes élastiques qu’on utilise habituellement pour travailler les pieds, ici pour sentir la résistance des bras et du dos (dans les tours, notamment) ;
  • de grands éventails pour travailler sur l’amplitude du mouvement (je n’avais jamais vu des éventails comme ça : le tissu se prolonge au-delà des baleines, frémissant comme la queue d’un poisson exotique).

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De la séance de psy, je ressors triste d’être vénér et vénér d’être triste. On ne peut pas gagner le boost de neurones et de bonne humeur à chaque fois. (Le lendemain, je réaliserai avoir été en SPM.)

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Mardi 23 mai

Séance en autonomie. Du yoga pas trop violent mais qui bouge quand même ? Je propose de lancer une vidéo d’Adriene. Les commentaires de mes camarades qui découvrent la chaîne et ses idiosyncrasies (attends, mais Benji, c’est le chien ?) rendent la séance plus ludique, mais cela crée aussi une distance, une résistance : je reste sur le qui-vivre, craignant que mes camarades puissent ne pas apprécier une proposition dont je me sens responsable. Cette séance ne propose pas un flow fluide comme c’est souvent le cas chez Adriene : deep stretch, on aurait dû se méfier de l’intitulé. Mais comme le fait remarquer L., alors qu’on attendait dans une position improbable qu’elle prenne fin, la succession des étirements est bien pensée. On s’amuse en outre de nos zones de raideur et de souplesse inversées : ce qui est une quasi-torture pour C. et moi est d’une aisance déconcertante pour L., qui luttait quelques instants auparavant alors que C. et moi nous la coulions presque douce.

Séance de chant mis en mouvement avec des enfants d’école primaire. Il y a une raison pour laquelle je danse et ne chante pas, comme par exemple le fait que mon timbre de voix n’est pas très agréable ou que je peine à trouver la bonne hauteur et à conserver le rythme. Par exemple. C’est la dernière semaine de cours, mais c’est un peu la semaine de trop.

À chaque cours de musculation des chaînes musculaires sa découverte d’un pas de danse classique que je fais de traviole. Aujourd’hui : mon pied gauche part complètement en serpette dans les soubresauts (merci la parallèle pour cette révélation) et je perds l’alignement avec le genou. Il va falloir que je trouve comment corriger ça avant que ma street cred de prof d’éveil-initiation en prenne un coup.

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Mercredi 24 mai

La première partie du cours d’AFCMD est théorique, stimulante : quand même, il y a tant de choses à apprendre, à découvrir, à étudier, ouvre-toi un peu meuf, sois curieuse, merde. On passe à la pratique : nope, sortez-moi de là rapidement, par pitié. Bouger au ralenti en produisant toutes sortes de sons ne me fait pas vibrer.

Qu’il s’agisse de respiration ou de sexualité, je dois me rendre à l’évidence : j’ai du mal avec le corps organique, viscéral, qui ne soit pas le corps musculo-squeletique qu’on peut s’entraîner à contrôler. Je jouis de la maîtrise, pas du débordement.

Passage à la médiathèque et, pouf, après-midi évaporée.

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Jeudi 25 mai

É. a rapporté du banana bread pour fêter la fin d’année imminente. C’est toujours elle, souvent du moins. J’ai eu un court moment de motivation l’an dernier (un banana bread également), et depuis manque à ce genre d’attentions.

Nous prenons un verre en fin de journée, presque toutes ensembles, comme nous l’étions plus régulièrement l’an passé, en première année, quand les amitiés ne s’étaient pas encore resserrées en géométries variables à l’extérieur des cours. Il m’a fallu du temps cette année pour m’ajuster à cette nouvelle position, ne pas être exclue sans être vraiment incluse, trouver la juste distance pour ne pas être blessée d’entendre tout ce qui se fait sans moi, sans d’autres, sans m’isoler et m’exclure des discussions, qui restent gaiement ouvertes à toutes, en tout temps. Diplomatiquement invitée à un anniversaire parce que j’avais cours le même soir dans la même rue, j’ai pris conscience que cette sociabilité, vers laquelle je lorgnais avec une pointe de regret, ne me convenait pas, qu’il n’y avait aucun regret à avoir, sinon celui d’être un peu éloignée géographiquement de mes amies. Je ne sais pas appartenir et ne pas appartenir. J’apprends en triangulant, en discutant vivement avec les unes puis avec les autres, essayant de me tenir à équidistance. On mettra ça sur le compte de l’âge, de ses décalages.

Nous prenons donc un verre en fin de journée, presque toutes ensembles, et je suis à équidistance des autres de la table, des boissons ou non alcoolisées. Un tour de table désorganisé se fait des pires et meilleurs moments de l’année, manière de nous réapproprier le questionnaire de l’école, rempli avec plus ou moins de diplomatie. Le pire fait catharsis, le meilleur tourne pas mal autour de la carte blanche chorégraphiée en commun. L’idée est lancée d’imprimer des T-shirt personnalisés, entre tics de langage (dont un que je n’avais jamais relevé), phrases mémorables et autres petites idiosyncrasies. Il y a encore des hésitations pour certaines, mais mon cas est tranché, déroulé des deux mains comme une enseigne en néons : chocolat noir. Avec une précision de taille, grossie à proportion de l’amertume perçue quand elles essayaient un carré : 90%. Fair enough. C’est tranché également pour J. : ce sera Christine. Lors d’une mise en situation où l’on jouait les enfants et où on lui avait demandé comment elle s’appelait, alors que chacune se nommait sans inventivité, elle avait répondu du tac au tac ce prénom qui n’était pas le sien, avec une décontraction, une évidence telle qu’on en avait beaucoup ri. La running joke a continué le reste de l’année, au point de semer le doute chez les premières années : « Mais elle s’appelle J. ou Christine ? » Christine is the queen. Sur le modèle de mon 90%, j’ajouterais bien en-dessous une didascalie entre parenthèses, rappelant nos tentatives pour minimiser ses retards quotidiens : (Elle arrive.)

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Vendredi 26 mai

 

Journée complète avec 3 classes d’enfants pour le projet chant et danse. C’est un bon entraînement pour apprendre à gérer de plus grands groupes, mais c’est éreintant. À midi, complètement abrutie, je vote pour abandonner lâchement les maîtresses et retourner déjeuner au calme aux studios. L. et son BAFA se marrent ; elle m’imagine bien en colo, tiens.

L’après-midi, nous passons deux heures à essayer de régler un cercle circassien avec les CE1. C’est trop compliqué pour leur âge — ou alors il faudrait qu’ils fassent de la danse à l’année. La formatrice de chant les en pense capable, et ils le sont d’une certaine manière, mais une manière qui n’est agréable pour personne. Nous reproduisons sans nous en apercevoir les travers de nos formateurs et encourageons-houspillons des enfants de 8 ans pendant 2h30 sans pause. Tout le monde est lessivé à la fin.

La formatrice a voulu attendre le jour J pour fixer les places et les rôles, dans un but pédagogique, dit-elle, afin de garder les enfants attentifs, autonomes. Cela fonctionne peut-être en chant, avec la chef de chœur qui continue de guider sur scène, donne les départs, souffle les paroles, mais pas en danse. Et quand bien même cela marche, marchotte : c’est inutilement stressant pour les enfants.

La restitution a lieu sur scène, devant des parents presque plus difficiles à cadrer que leurs enfants. Parents, fratrie, bébé : ça parle, ça filme, ça crie ;  les adultes gesticulent jusqu’à obtenir un coucou de leur fils, de leur fille, censés se tenir bien droit dans la position du chanteur-danseur (à mi-chemin entre “le spaghetti cru” et “le spaghetti cuit”, sachez-le). Nous restons sur scène avec les enfants pour les guider ; je n’ai pas l’impression d’y être, aucune confusion possible entre le rôle du danseur et celui de l’accompagnateur.

Nous n’avons pas le temps de féliciter les enfants que c’est la fin du spectacle, de l’année. Nous sommes en bas des marches devant la scène / à la sortie de l’auditorium au soleil / derrière les grilles du Conservatoire / à la bouche du métro où nous souhaitons quelques bonnes vacances / attablées à la table d’une brasserie artisanale qui, dieu merci, propose aussi du jus de tomate (essayez donc de trouver des boissons non alcoolisées non sucrées…). On finit la tournée du meilleur / pire moment de l’année pour celles qui n’étaient pas là la veille, on enchaîne sur la compagnie où tu danserais dans tes rêves les plus fous, il y a du name dropping contemporain qui ne me dit rien entre deux Batsheva. Le Royal Ballet pour moi, je crois. Ou la compagnie de Russell Malliphant, mais je n’ai pas le temps d’aboutir cette pensée. Pourquoi je ne suis jamais passée par la case interprète ? Darling (je ne le dis pas), je n’ai jamais eu un niveau pro (je le dis). É. me reprend : « Tu as un niveau professionnel. Tu vas être professeur de danse, tu as un niveau professionnel — juste pas d’interprète. » En prime, j’ai le droit à une imitation de comment je danse quand je danse “contempo”, avec des accents dynamiques et des  mouvements de tête de drama queen, interprétés par notre drama queen en chef ; ça me fait rire, ça nous fait rire, quand bien même ce n’est pas moqueur. La tendresse aussi peut faire rire. Les comptines des enfants ne cessent de revenir dans la conversation, quelques notes suffisant à rendre fou le juke box collectif. On tente un gage pour dé-chanter : chaque départ de chantonnement est puni d’une goutte de tabasco, obligeamment fourni avec le sel de céleri (le jus de tomate comme jeu à dé-boire).

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Samedi 27 mai

Réveillée avant 6h du matin avec les comptines entêtantes de la veille, qui tournent en boucle : ce n’est pas exactement comme ça que j’imaginais mon premier jour de vacances. Mais soit.

Le stress lié à la formation se résorbe, mais le répit risque d’être de courte durée si je me laisse envahir par un autre enjeu, que l’occupation incessante, très cadrée, mettait en sourdine — celui de réussir à finir mon manuscrit, réussir à finir quelque chose, lui donner forme et fin, enfin. Cela me taraude, comme une menace de maintenant ou jamais, hyperbolique, risible mais réelle dans son ressenti. On va calmer le jeu, ramasser ce qui traîne dans l’appartement, faire son Duolingo du jour, prendre des notes pour ce journal, lire Singuliers et ordinaires, L’Éloge des fins heureuses

J’investis le parc Barbieux en chantonnant Doodley do, je suis la protagoniste d’une comédie musicale, I like the rest but the thing I like best, tout se déroule devant moi, chemin fleuri, soleil, tapis vert, it goes doo-d-ley-do, j’ai la marche conquérante et la ritournelle implacable, pour un peu les branches se mettrait à faire chœur et les canards à danser, d-ley-do. C’est la bonne humeur des possibles ; je me tiens au seuil des vacances comme un vendredi soir au seuil du week-end.

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Dimanche 28 mai

Légère panique à l’idée de ne pas arriver à bout de mon projet, et de ne pas non plus profiter des vacances. Vacances J+2 et déjà l’angoisse de gâcher, le devoir de rentabiliser. Les heures où prendre le soleil et les phases d’efficacité intellectuelles se superposent ; elles s’annulent par synthèse additive en début d’après-midi quand les neurones partent faire la sieste, et la peau se hérisse à l’idée que le bain se transforme en coups. Il faudrait plusieurs matins dans une journée. Ou accepter de ne pas “profiter” du soleil.

J’emprunte des rues que je n’ai jamais arpentées pas très loin de chez moi. L’appareil photo ne sort pas beaucoup de sa sacoche, mais les jambes sont dégourdies.

Les comptines restent envahissantes. Dans la rue, sous la douche, à tout instant. On dirait des pensées parasites. Ça tourne comme un gyrophare. Même les litanies d’Alice et moi ne parviennent pas à prendre le dessus.

Le boyfriend : on veut tout mettre dans sa première œuvre ; on calibre souvent mieux les projets suivants. Je ne suis pas d’accord sur le terme d’œuvre concernant mon projet, mais j’espère.

La fatigue vient avec la tombée de la nuit, rend le sommeil facile.

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Lundi 29 mai

Rêve : je prenais le train avec Joël (pourquoi Joël ? je n’ai pas eu d’interaction avec lui depuis des mois voire des années), il rentrait de loin, de l’étranger probablement, et je rentrais aussi, d’où, peu importe, à l’arrivée il s’avérait qu’il y en aurait encore pour 22 heures de route, en voiture, je hâtais la recherche de l’agence de location dans le centre commercial en paniquant à l’idée des heures interminables à venir, je n’aurais pas du prendre ce train, je devrais peut-être prendre l’avion pour repartir, revenir, m’épargner 22 heures de voiture.
Il se pourrait que le manuscrit m’ait donné une impression d’enlisement (22 heures de travail dessus suffiront-elles ? Non).

Au réveil spirale une idée que j’avais déjà eue des années de cela : étudier le comique dans la danse. Ça s’articule et se poursuit pour ainsi dire tout seul dans ma tête : je me rends compte que je suis repartie sur une piste seulement quand, arrivée en bout, je relève la tête de mes pensées comme on sort la tête de l’eau pour reprendre son souffle en crawl après une apnée, pour aussitôt y retourner. Il faudrait que je me lève. Les idées s’articulent en boulette fil de fer et aimantent un tas de souvenirs, de fragments qui viennent s’y agréger comme exemples qui illustrent et relancent le questionnement. Après le petit-déjeuner, je prends des notes. Une page, deux pages, trois pages, un plan pour ainsi dire. Quelque chose de moins ambitieux que le projet que j’ai commencé en 2015. (Je ne me souviens jamais des dates, mais c’était le Nanowrimo et il avait été interrompu par les attentats de Charlie Hebdo.) Me voilà à commencer un nouveau projet alors que je n’ai toujours pas fini l’autre ? C’est n’importe quoi, et pourtant : ça m’a excité le neurone, ça m’a mise en joie ; je me remets à l’écriture dans le présent, curieuse de ce qui va en sortir, sans plus exécuter en larbin les intuitions mortes de mon moi passé. Paralléliser des projets à des stades divers pourrait n’être pas une mauvaise chose, si la vitalité des débuts, l’excitation de la conception rejaillit sur l’écriture plus laborieuse de ce qui a déjà été déniché, pensé, architecturé. (J’essaye aussi, à la fin de chaque séance de rédaction, de garder un passage facile pour m’y remettre le lendemain.)

Il fait un temps à bouquiner dehors pour moi, à faire de la meuleuse pour le voisin. Je fuis racheter un coupe-cuticules. C’est un outil satisfaisant, le coupe-cuticules, je suis satisfaite de mon achat (la lame de l’ancien est tombée entre les dalles de la terrasse, irrécupérable). Deux bulles sont incluses dans le manche en plastique ; quand la lumière du soleil passe à travers, ça me rappelle les bulles d’un presse-papier de mon grand-père. Le pouvoir poétique d’un simple défaut de fabrication dans un objet manufacturé en série…

Une routine s’installe : écrire un peu, ce journal, le manuscrit ; faire défiler les aperçus au bas de vidéos YouTube à la recherche de passages que j’ai analysés mais parfois aussi inventés ; déjeuner de petites salades ; se faire jouir et s’endormir un peu derrière les rideaux au soleil ; lire (la fin de l’Éloge des fins heureuses) ; sortir enfin un peu, pour les jambes ; dîner, regarder un épisode de Scenes from a marriage ; m’épater du profil du boyfriend en visio. Nouveauté de fin de matinée : une barre à la cheminée, pour se remettre les muscles en place. Le placement s’installe, je le sens, une puissance venir.

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Mardi 30 mai

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Mercredi 31 mai

Vite, vite, tourner les pages, recopier, sauvegarder des extraits avant de rendre les livres à la médiathèque. Je voudrais ne relever que les passages qui m’ont intimement marquée, mais je me laisse entraîner à recopier davantage, des formulations clés dans l’argumentation de l’ouvrage. Cela devient long, à quoi bon, mais au lieu de sélectionner davantage, la résignation me fait précipiter la saisie, et le téléphone sans cesse glisse de son rôle de presse-papier.

Je voudrais finir le recueil de Cécile Coulon avant de le rendre, mais la poésie ne peut pas se lire vite, l’intention se heurte à la forme. Des lignes passent sans sens. Puis la lecture imprime son rythme, et je retrouve la luxuriance du jardin, les feuilles qui bruissent sous la lumière, l’accès au présent sensible redonné par le truchement de la lecture et des pauses en son sein.

Mission médiathèque et commission pour Lux, qui était en visite à Roubaix le week-end précédent et regrette de ne pas avoir réalisé un achat. C’est bientôt méfait accompli. Jouer au messager ailé de Twitter m’amuse.

Grandeur et décadence des vitres sales dans la golden hour

Journal de mai 3/4

Lundi 15 mai

Nous sommes censées nous donner mutuellement cours pendant 1h30, à deux dans un studio vide. Nous passons une bonne heure à parler de choix et chemins de vie. N. rayonne quand elle parle de la place du scoutisme dans sa vie. J’aime pour cela l’entendre parler de flots, jaune, rouge, vert, de parole de feu, de père spi(rituel), tout une mythologie qui m’est étrangère. Je n’y comprends pas grand-chose, seulement qu’il s’agit d’étapes, d’introspection, d’accompagnement, de cheminement, et que ça la transporte et l’interroge. Au-delà des événements, du décorum, on sent qu’elle a trouvé une communauté qui l’aide à avancer. Elle rayonne quand elle en parle, et s’ouvre, se livre, de métaphore en anecdote, un diamant dans chaque caillou, et chaque caillou unique dans le gravier.

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Mardi 16 mai

La formatrice nous fait expérimenter un atelier de découverte de la danse classique. Pas de barre, pas de terme techniques de pas, mais une simple marche pieds parallèles dans l’espace, à laquelle s’ajoutent peu à peu des indications qui structurent le corps dans l’espace :

  • une posture érigée,
  • des bras tenus de sorte à ne jamais clore l’aisselle,
  • les surfaces internes des cuisses à tourner devant soi — l’en-dehors comme l’intime qui s’offre,
  • un déplacement qui se fait en croix, latéralement et d’avant en arrière — la première position au centre de cette croix,
  • des ports de bras qui s’articulent autour de leur propre croix, dont le centre est également en première position (double axe couronne-bras bas & première-seconde),
  • le tout à placer face à un public qu’on ne perd jamais longtemps du regard — cette contrainte superposée aux déplacements en croix fait naître les épaulements.

L’approche est intelligente. Elle éclaire Z., en tous cas, qui a pris ses premiers cours de danse classique l’année dernière, la cinquantaine déjà entamée. Faire ressortir des principes structurels avant d’entamer un apprentissage forcément un peu morcelé me semble une bonne piste pour faire débuter des adultes — les grands absents de cette formation, où la pédagogie est pensée uniquement pour les enfants.

La nuit courte n’aidant pas, j’ai du mal à maintenir mon attention lors de la conférence sur les missions des conservatoires. Le changement de politique explique certains décalages que j’avais perçus entre “mon époque” et aujourd’hui : à leur création, les conservatoires ont été pensés comme des succursales des écoles supérieures, des pépinières délocalisées pour repérer ceux qu’on formerait comme danseurs professionnels ; aujourd’hui, ils doivent remplir un service publique d’ouverture à l’art, indépendamment de ce que pourront devenir les élèves, pré-pro, amateurs éclairés ou spectateurs avertis. Je découvre avec surprise que les textes officiels préconisent des cours pour adultes débutants et des cours de composition chorégraphique pour les adultes aguerris ; je n’en ai jamais entendu parler en conservatoire.

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Mercredi 17 mai

Observation d’un cours de première année de danse classique. Au bout d’un moment, il faut se rendre à l’évidence : la prof est méchante. Elle est jeune, formée à l’idée que nous sommes au service des élèves et pas les élèves au service de la danse ou du nôtre, mais ses loulous s’en prennent plein la tronche. Pas d’invective directe ou de remarque sur le physique, c’est plus insidieux : jamais rien de positif qui soit souligné, des rappels constants de ce que cela fait des mois qu’ils travaillent tel ou tel exercice, des massacres, des ohlala, des prénoms qui fusent, suivis de temps de pause théâtraux où les élèves ont tout le temps de se raidir et de se demander ce qu’ils ont bien pu faire de si terrible ; tout semble fait pour leur faire sentir à quel point ils sont nuls.

Mon seul espoir est que cette attitude soit une réaction de stress, générée par notre présence, trois apprenties profs. Que par peur d’être jugée, l’enseignante adopte une posture autoritaire, dépréciant le travail de ses élèves pourtant hyper attentives et volontaires. Je fais semblant d’y croire, souris d’excuse et d’encouragement aux élèves dès qu’il y a eye-contact.

Cela finit de balayer mes scrupules à devenir professeur de danse. Ce n’est plus une question de niveau et de compétences, mais d’attitude : je veux prendre la place des gens comme ça pour les empêcher de nuire. Je voudrais montrer que l’on peut être exigeant sans être méchant ; prendre du plaisir dans la rigueur, dans une bonne ambiance ; se réjouir de ses progrès, si minces soient-ils. Et si je ne parviens pas à faire mieux qu’elle avec les élèves (ce qui est probable : on voit toujours moins de choses quand on doit mener le cours que lorsqu’on l’observe tranquillement), du moins ne les aurai-je pas dégoûtés de la danse classique.

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Dans le métro parisien, j’observe, je me laisse surprendre par ce que j’ignorais quand je l’empruntais quotidiennement, et que je ne remarque pas tant dans le métro lillois : l’extrême diversité des gens qui s’y croisent. J’ai l’impression de voir dans une rame l’échantillon des avatars les plus divers possibles qu’il serait possible de créer avec x formes de sourcils, nez, coupes, couleurs de cheveux et accessoirisation.

Toutes les combinaisons semblent permises, au-delà même de panoplies archétypales qui feraient tomber directement dans une case (la Parisienne du XVIe, le jeune cadre dynamique, l’ado gothique… ; en métropole lilloise : les bourgeois catho de Croix, les ados en jogging de Roubaix, les mères de famille voilées ou non, les jeunes femmes archi pimpées, cheveux gras ou laqués…).

En face-diagonale de moi, une jeune femme très belle, aux traits fins, métis je crois, joue les contrastes avec des baskets de sport blanches et un ensemble pantalon-chemisier noir, fluide, soyeux — élégant et synthétique, pourtant ; elle pianote sur son téléphone, une bague dorée à chaque pouce — sans vulgarité ostentatoire pourtant, tous bijoux assortis. J’aime qu’on ne puisse pas la classer, qu’elle ait du goût, le sien.

Dans la travée, debout, se tient une jeune femme autrement incaractérisable. Rien ne coïncide avec rien : son manteau en tissu, coupe et matière qu’on verrait bien portées par une jeune altermondialiste, a un motif bleu-noir trop discret pour cela ; il jure un peu sous son sac à main plus habillé, qui relève de la maroquinerie pour dame en caban et talons. On ne lui donne aucun âge : elle a la voix flûtée d’une enfant, mais des obligations à gérer au téléphone ; un front haut et large, que viennent distordre d’épais verres de lunettes, rendant le bas de son visage plus fluet (de faux airs de Cortex). Elle pourrait être une toute jeune femme qui fait plus que son âge, ou une femme dont l’âge aurait oublié de s’inscrire sur son visage et dans sa penderie. Je la voudrais musicienne, sans savoir pourquoi. Le sac noir, peut-être, un peu usé mais de coupe moderne : plus volumineux, il aurait pu devenir un étui à instrument.

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Jeudi 18 mai

Cette fois-ci, je parviens à me brancher sur l’énergie de la ville, sans qu’elle me décharge entièrement de la mienne et me fasse sentir en terrain de jeu rabâché. Je retrouve le Paris que j’aime, le Paris où je m’oriente facilement, où l’on se retrouve de même. Où il y a toujours quelque chose à observer, dont s’amuser. Une statue antique qui fait de l’exhibitionnisme sur le balcon d’un appartement privé. Des tag amoureux sur une fontaine. Un passant avec un tote bag Bonne gueule et qui la tire. Une pancarte sur les grilles du jardin du Luxembourg rappelant aux influenceurs, influenceuses, Français, Françaises des Instagram, que toutes les photos à visée commerciale sous soumises à approbation préalable du Sénat.

Une glace de la Fabrique givrée avec JoPrincesse, après-avant promener notre discussion dans tout le Luco, les chemins détournés, réumpruntés pour prolonger le plaisir de se retrouver. Elle s’arrête un instant pour prendre en photo des arbres majestueux ; je ne les avais pour ainsi dire par vus, parce que je ne fais que dire, justement. Le reste, les arbres, le monde dans les allées, devant les kiosques de boisson, sur les quelques bandes de pelouses autorisées (une densité telle que les gens ont l’air d’attendre le début d’un concert en plein air), tout ça, je le vois sans le voir, un brouhaha estival comme dans une brume de chaleur. Je parle trop, trop vite, l’enthousiasme, l’amitié me soulèvent, le soleil revenu, j’oublie souvent de me taire, de me caler sur le calme de mon amie — qui ne m’en tient pas rigueur. Sur un banc, côté ombre ou côté soleil, je ne sais plus où on en était entre les couleurs à prendre sur les joues et le coup à éviter sur le nez, elle me dit que ce calme date de son quatrième mois de grossesse, elle l’a senti, elle aussi, ça l’a inquiétait, qui elle devenait ? Les hormones sont passées, le calme est resté, ça fait du bien, en fait. Elle a mis à distance qui elle devait, a constaté son attache à qui elle voulait, et ne s’oublie plus dans sa nouvelle vie, sa nouvelle vie qui n’a pas changé et qui n’est plus la même de n’être plus la sienne seule. Il y a une autre vie arrimée à la sienne. Elle est, ils sont deux, trois, une : famille ; elle est aussi seule à me rejoindre, à conserver notre amitié rapprochée. Elle est belle, ses yeux clairs, brillants, de tout son calme dispensé.

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Vendredi 19 mai

Un banh mi mi-ombre mi-soleil, sur une table où l’on devine un échiquier, dans un renfoncement qu’on ne nommerait pas même square. Il fait beau en ville. Ça chauffe à l’arrière des lèvres.

Le boyfriend se dit qu’il pourrait venir se manger un banh mi plus souvent, il ne le fait pas s’il est seul. Ça a probablement moins à voir avec la solitude qu’avec la difficulté à marcher, qui vide la flânerie de sa substance. On ne flâne pas d’un point A à un point B. Pour moi, manger un sandwich seule en ville, aller seule au cinéma, faire seule n’importe quoi qui n’a pas à être fait, se vit comme un plaisir transgressif, une fugue qui n’inquiète personne, où je me conduis selon mon bon plaisir du moment, jolie lumière à droite, glace à bâbord, sans avoir à m’adapter à aucune autre personne ni convention horaire. C’est moi enfant, qui me dérobe à l’adulte que je suis devenue, tout en jouissant de ses prérogatives. Incartades insues.

Le boyfriend me fait découvrir le “vrai” Tang Frères, que je m’obstine à appeler Frères Tang, et que je confondais avec le Paris Store qui lui est quasiment accolé. Ça grouille de monde, c’est bruyant, désagréable, on ne trouve pas tout ce que l’on cherche… Les items manquants seront dégotés chez “mon” Frères Tang, celui plus petit tout près de la place d’Italie, auquel je venais me ravitailler quand j’habitais le quartier — fierté de propriété mal placée.

Je relève les nouvelles échoppes de Bubble Tea qui ont ouvert. La file d’attente qui se trouvait perpétuellement devant Chatime s’est déportée juste à côté : on fait maintenant la queue pour des pancakes soufflés.

Dans la rue, soudain, le boyfriend se retourne et vivement : « Oui, je te vois » — à une femme à la dérive que je n’avais pas vue, pas entendue, qui le remercie, ça fait du bien, merci, d’être vue, de voir son existence reconnue et non ignorée comme un dérangement. Elle nous avait interpellés d’un « Hey, double chignon ! » Tant que le boyfriend aura son man bun haut et moi mon chignon bas enroulé à la hâte pour prendre ma douche, je ne veux pas d’autre nom de couple, de gang : call us double chignon.

 

Le pèlerinage du XIIIe ne serait pas complet sans une glace à La Tropicale. Le boyfriend opte pour un sorbet esquimau, et je ris je ris en voyant sa tête s’allonger quand il engloutit le dernier bloc de glaçon citronné qui ne tient plus au bâtonnet.

Le soir, twist dans la série que nous regardons ensemble, dont je ne comprenais pas qu’elle s’appelle Mr. Robot, un personnage plutôt secondaire. Puis la joie brute, distincte du plaisir, de sa peau contre la mienne, de ses paroles tout contre moi.

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Samedi 20 mai

Présentation Melendili <—> boyfriend sur fond d’éclair à la cacahuète, quiche et brownie au praliné. On a parlé d’intolérance pour des cheveux teints en rose, de Blanquer et de catcheurs habillés en dorés, de classe sociale réelle et perçue, d’encourager ses proches à aller chez le psy en repoussant d’y aller soi-même, du rapport à l’échec et de la perception d’avoir plus ou moins échoué, de campagne amsterdamoise et de Cornouailles, de mariage superflu, des chats qui grattent la terre dans le potager, du piège et de l’agrément du confort, de reconversion réelle ou fantasmée (mais souvent supportée financièrement par les proches, fin de la blague). Plus difficile encore pour Melendili : aimer son métier, mais pas les conditions dans lesquelles l’exercer.

On parle longuement, j’ai le temps d’aller reprendre une pâtisserie et de me laisser hypnotiser par les boucles d’oreilles dorées de Melendili, ondulées comme un bord de moule à tarte. Pull rayé, tonalités douces assorties, elle est classe, posée.

La parole circule et va là où elle ne serait pas allée si nous n’avions été que toutes les deux : non seulement parce que, par ignorance, désintérêt ou dépit, je fuis la politique hors période électorale, mais aussi parce que la triangulation fait surgir des remarques à la troisième personne, en passant, tiens… On parle des envies et des réticences à partir de région parisienne, des brocantes en Normandie (elle) et des marchés de petits producteurs en Touraine (lui). Melendili n’aurait pas parié que je me serais autant plu dans le Nord. Sur le mode : on ne sait jamais, tu pourrais te plaire encore ailleurs. J’objecte que la voiture tous les jours, c’est encore autre chose. Melendili par ses préférences personnelles argumente tantôt en faveur de l’un tantôt en faveur de l’autre, team du boyfriend puis la mienne. C’est un signe que la rencontre prend, quand on se ligue gentiment contre vous. Ce serait aussi un signe qu’il y ait un Paris Store à Tours, en plus du chèvre frais et de la difficulté à faire des choix, certaines plus que d’autres, ne suivez pas son regard derrière ses lunettes de soleil.

Plus tard dans la nuit, la peau presque translucide, un peu rougie autour des yeux élargis, la question de savoir ce que j’en pense, au fait, moi, du mariage. Que c’est superflu aussi, quand il n’y a pas d’enfant. Mais pas qu’il ait posé la question, tard dans la nuit.

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Dimanche 21 mai

Le boyfriend se rendort sur le canapé en me tenant le mollet, tandis que je continue à bloguer. J’aime le sentir abandonné contre moi. (Je n’avais juste pas prévu qu’il serre si fort que je doive finir par dégager mon mollet sous peine de ne plus le sentir.)

Curry de quattre heures, et sommeil qui me rattrape dans le train. L’air de vacances se dissipe quand j’arrive à Lille et ressors dans Roubaix tout gris. Les fleurs roses que j’avais laissées ouvertes m’ont laissé leur souvenir en pétales sur la terrasse ; de nouvelles, rouges, ont éclos en mon absence.

Journal de mai 2/4

Mardi 9 mai

Une belle relation avec les enfants, c’est ce que je choisis de retenir de mes 20 minutes avec des 5 ans, au-delà de tous les ajustements préconisés par la formatrice pour adapter la séance à ces petits êtres si peu coordonnés. Je crois que c’est bon, j’ai troqué la panique contre le stress en ce qui concerne les cours d’éveil-initiation.

4h d’AFCMD sans pause. De l’improvisation hasardeuse (ça m’énerve) + un focus sur la respiration (ça me crispe à faire ressortir toutes les tensions) + beaucoup de torsions de la colonne (ça réactive le spectre de la blessure au niveau des lombaires) = sentiment de colère immense, qui implose en larmes. J’en ressors lessivée. Heureusement, c’est le jour de mon cours de travail des chaînes musculaires, et je troque la fatigue émotionnelle contre une saine fatigue physique. Cet endroit est devenu mon safe space.

Dîner : tartines d’avocat sur du pain au sarrasin, puis de banane sur lit de peanut butter. Soit un repas qui aurait conduit à l’hôpital le boyfriend, allergique à la totalité des ingrédients (je triche, j’oublie de mentionner le fromage de chèvre).

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Mercredi 10 mai

— Tu as conscience que tu es une… fille originale ?
Gné ? Devant mon air dubitatif, la psy précise : HPI, hypersensible, zèbre, comme tu voudras appeler ça…
Alors pourquoi pas, on pourrait remplacer psychokhâgneuse ou première de la classe par un de ces termes-là, mais qu’est-ce que ça apporterait de plus, à part de pouvoir servir mon ego en entrée avec du jambon cru ou de le peindre aux côtés d’une pomme et d’une pipe ? Je suis très (trop) flattée. Et dubitative : en quoi est-ce original ? Si je suis hyper-quelque-chose, alors les trois-quarts de mes amis le sont aussi, au bas mot. C’est peut-être là mon point aveugle ; je repense à ma mère me confiant m’avoir crue élitiste, enfant, avant de comprendre que je ne cherchais pas le brillant ou l’exotique, mais des présences stimulantes, les autres m’ennuyant vite. La psy est presque étonnée quand je lui dit que je n’avais pas de mal à me faire des amis, enfant ; rassurée quand je confirme que, oui, évidemment, j’ai toujours cherché des amitiés authentiques, pas de la copinade (big up à Eli, qui troquerait bien « Tu fais quoi dans la vie ? » pour « As-tu peur de mourir et pourquoi ? »).

On ne va pas se mentir, mon côté première-de-la-classe est hypé par cette histoire d’HPI ; c’est en outre mon argument principal pour candidater à l’étiquette. Quand la psy me demande pourquoi il fallait que je sois toujours première (et je suis optimiste en mettant la phrase au passé), je suis prise de court. Parce que. C’est un impératif catégorique murin. Elle insiste pour que je développe. Je repense à ma grammaire latine, à mon incompréhension que “le meilleur” (d’un groupe) soit un superlatif relatif, et le superlatif absolu, seulement “très bon”. Au fait, qu’être la meilleure, c’est susciter l’admiration, et qu’être admirée dispense de se demander si on est aimée. Cela me passe par la tête, mais ce n’est pas ce qui sort, ce jour-là, ce n’est pas cette analyse rodée devenue poncif personnel. Je réponds autre chose, que la psy prend en note. Elle y revient plus tard dans l’entretien, tourne la page pour souligner la nécessité de retrouver l’expression exacte, son incongruité : être première, c’est reposant. Le boyfriend éclatera de rire quand je lui rapporterai ça. La pression qu’on se met pour être et rester à la première place ? Oui, mais non. Avoir la meilleure note, c’est l’assurance temporaire d’avoir fourni assez d’effort ; sinon, s’il y a mieux, c’est que je n’ai pas fait de mon mieux, ou pire, que mon mieux était insuffisant. Le repos, c’est de ne pas avoir à se soucier de ça, classer l’affaire et passer à autre chose. À quoi ? demande la psy. On recommence, évidemment. Jusqu’à atteindre fatigue et lassitude.

Je me demandais le mois dernier si “ça me suffirait” un jour. La psy tranche : ça ne suffira pas, jamais. C’est structurel. C’est mon mode de pensée, de fonctionnement ; mon cerveau est câblé comme ça. Point. Au lieu de me plomber, le constat m’égaye : ce n’est donc pas moi — ou plutôt si, c’est moi qui suis comme ça, ce n’est pas de ma faute. Ce n’est pas que je ne suis “jamais contente”, comme a parfois pu s’en inquiéter Mum : je suis contente (souvent), mais pas contentée (ou pas pour longtemps).

Pour éviter que la frustration prenne le pas, la psy me conseille de mettre en place un double standard : distinguer ce qui est objectivement attendu de moi (pour valider le DE par exemple) de ce que je voudrais obtenir de moi-même ou de ce que j’estime qu’il faudrait dans l’absolu (par exemple une carrière de danseur professionnel pour devenir prof de danse). Ne pas mélanger les deux. Cela peut paraître basique comme conseil, mais alors l’apaisement que cela procure en remettant les choses à leur place, en leur redonnant leur juste proportion… Définir ces deux pôles aide à remettre du mouvement là où la paralysie guettait : je peux utiliser ce qui est attendu pour m’auto-lâcher la grappe par rapport à un idéal inatteignable, et ce que je voudrais de plus pour m’éperonner un peu quand ce qui est demandé me semble trop basique.

Écartant d’éventuelles particularités qualitatives en les réservant aux personnes autistes, j’avais toujours pensé à l’intelligence cognitive comme à une donnée quantitative, dont on a plus ou moins, au même titre que les autres formes d’intelligence, corporelle ou émotionnelle…  La penser de manière qualitative rend la chose bien plus intéressante. La question n’est plus de savoir si j’ai un stockage mémoire plus élevé ou un traitement des données un peu plus rapide que la moyenne (qui n’est pas une moyenne pour rien), mais de comprendre comment ce câblage influe sur la structure de la pensée, jusqu’à avoir un impact sur la confiance en soi. Je n’avais jamais pensé que structurellement, je pouvais être amenée à douter.

Sans me rendre compte de l’ironie de la chose, je me remets à douter, mettant en doute l’intuition de la psy. Le soir, je compulse en ligne des portraits-robots d’HPI / hypersensibles, cherchant des indices pour confirmer ou infirmer l’hypothèse. Certains traits HPI pourraient me correspondre, mais une “pensée en arborescence”, c’est suffisamment vague pour déclencher l’effet Barnum. Et revient régulièrement un sentiment de décalage qui m’est étranger : je sais que je peux paraître étrange à certains (ils manquent simplement de fantaisie, si vous voulez mon avis), mais je ne me suis jamais sentie “différente” (big up à JoPrincesse : quand elle m’avait confié avoir souffert de cette sensation d’être différente, j’avais écarquillé les yeux, incapable de comprendre comment un vilain canard boiteux pouvait se confondre avec une princesse). Côté hypersensible, ça se défend plus. Jauger l’intensité de son émotivité est compliqué, mais j’ai indéniablement des seuils sensoriels à fleur de peau (je dors avec un masque-à-yeux car la moindre lumière me dérange, la musique devient trop forte pour moi bien avant de l’être pour le reste d’un groupe, j’entends certains chargeurs quand ils sont branchés…).

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Jeudi 11 mai 

Cours de danse éveil-initiation. Une camarade montre l’exercice et demande aux enfants s’ils ont compris. Un index se lève à hauteur de poitrine : « On a tous les trois les mêmes chaussettes », commente-t-il ex nihilo en désignant les pieds de ses camarades, chaussés de chaussettes noires tout ce qu’il y a de plus basiques. Tous les adultes de la salle ont essayé de ne rire que sous cape.

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30 minutes avec des 5 ans dissipés.
Une camarade pourtant habituée à gérer des enfants résume : C’était ho-rrible. Elle vient de découvrir ce par quoi j’ai commencé, et dont je m’éloigne désormais en sens inverse : le sentiment de perdre le contrôle et de se faire submerger par les enfants. Toutes mes camarades sont dépitées, moi plutôt guillerette : même quand ça va mal, ça va. J’ai perdu une bonne partie des enfants à tour de rôle en cours de route, mais pas mon calme. C’est bon, je suis vaccinée. Et je peux partir en free style vol de papillon à la fin de l’enchaînement semi-improvisé — quand on remplace la petite boule et l’étoile par l’image de la chenille et du papillon pour obtenir plus de lié dans le passage de l’un à l’autre au sol, y’a forcément un enfant qui veut voler.

Quand, au déjeuner, je raconte ça à une camarade ayant fait cours dans un autre studio, elle s’arrête de remuer son Tupperware : « Tu entends ce que tu es en train de dire ? » me demande-t-elle, en proud mama de 15 ans ma cadette.

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Cours de progression technique : nous sommes deux, trois avec l’enseignante, qui engage une discussion informelle. On évoque avec précaution notre lassitude concernant certains cours d’AFCMD, où l’analyse du mouvement se noie dans d’interminables écoutes de micro-sensations. À notre plus grande surprise, elle se renverse sur sa chaise comme une ado excédée, jambes écartées, bras qui partent en cambré, mimant l’ennui de rester allongée au sol pendant ces cours, à écouter ses sensations : « Moi, quand j’écoute mon cœur, ça me donne envie de sauter par la fenêtre. » Une ancienne danseuse du ballet de Cuba, si élégante, douce, qui fait l’étoile de mer morte sur sa chaise, en se moquant ouvertement d’un enseignement à propos duquel on essayait de ne pas trop se montrer circonspectes… Je me suis mordu le doigt pour ne pas partir en fou rire.

Mon binôme de classique, qui a suivi un enseignement intensif de haut niveau mais dont les expériences en compagnie ont vite tourné court, a exprimé son inquiétude de ne pas trouver de poste dans les structures permettant de former les pré-pro, la préférence étant souvent donnée aux anciens danseurs de compagnies prestigieuses. Notre formatrice a répondu un peu à côté, et mis dans le mile de mes inquiétudes à moi : un bon danseur ne fait pas nécessairement un bon professeur, c’est même souvent l’inverse. Quelqu’un qui a rencontré d’importantes difficultés (et persévéré) s’est interrogé à leur sujet, a cherché des moyens de : il est habitué à varier son approche ; tandis qu’un danseur très doué, devenu professeur, va avoir tendance à attendre que l’on fasse comme lui (voire qu’on l’admire) et que tout coule de source. Cela n’a pas rassuré ma camarade, déjà intimement persuadée de la chose (les grands noms lui ont moins appris que des professeurs plus modestes), mais moi si, énormément.

J’avais déjà articulé ce raisonnement — on en avait parlé la veille avec la psy —, mais parfois il faut que certaines choses soient dites par certaines personnes pour qu’elles puissent acquérir une légitimité autrement plus stable que les pensées contradictoires qui nous traversent en tous sens, et se déposer en nous, calmement. Venant d’une ancienne danseuse du ballet de Cuba, j’ai pu acter que ce raisonnement n’était pas qu’une tentative d’auto-légitimation, et voir se rouvrir l’espace d’une légitimité possible. Avec bonheur et humour : notre formatrice a ajouté que le meilleur professeur de pointes qu’elle a eu était un gros homme ventru qui n’avait jamais enfilé de pointes de sa vie, « mais quand il montrait avec ses mains, je comprenais tout, c’est avec lui que j’ai compris ».

(Cette conversation m’a également fait prendre conscience, à ma grande surprise, que dans le monde de l’enseignement de la danse français qui nous attend, ma binôme et moi sommes pour ainsi dire à égalité, alors que son bagage est autrement plus important que le mien. Mais je me garderai d’en faire un motif de réassurance personnelle, l’élitisme mal placé du système étant plus sûrement à mettre en cause.)

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J’en viens je ne sais plus comment à évoquer le MBTI au boyfriend, qui se met à faire un test en ligne derechef, me lisant les questions à voix haute. Notre visio du soir se transforme en reaction video. Il y a du touché-coulé trahi par des sourires mais-euh (mes préférés : il sait que je sais, et il y a tellement de tendresse à m’apercevoir que je sais ça), des certainement pas et des hésitations qui en disent tout aussi long, des questions ou trop faciles ou trop dures, une ou deux surprises pour moi, un visage qui n’en finit pas de se moirer sous mon regard tandis que se dresse le portrait de mon partenaire INFP.

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Vendredi 12 mai

3h30 de cours puis d’atelier avec Fábio Lopez, un chorégraphe néoclassique qui affectionne les contractions et dos arrondis. Mon dos m’empêche d’y aller à fond, mais l’esthétique me plait en tant que spectatrice, avec des bras classiques extrapolés vers l’arrière, des mains monster aux doigts écartés et légèrement pliés, des accents subits qui résonnent passé le point d’impact…

Brève discussion à la fin du cours, où sont évoquées des réalités du terrain souvent tues : le rôle des subventions et des politiques, la participation à des événements en extérieur que le chorégraphe goûte moyennement mais qu’il fait pour ses danseurs, pour qu’ils puissent bénéficier de cachets supplémentaires, ou encore les actions de sensibilisation qui ne rapportent pas d’argent mais sont nécessaires pour s’assurer un public. Auprès des enfants, il nous dit genrer davantage les rôles que la danse ne le fait aujourd’hui (nous avons d’ailleurs travaillé une variation pour homme avec lui). Dissocier les danseurs en force et jogging des danseuses en pointes et jupette est le seul moyen qu’il a pour le moment trouvé pour surmonter l’a priori des garçons, rassurés par l’aspect athlétique de la batterie ou des portés.

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Bilan de fin d’année approchante. Comment dire ce qui à notre sens doit être dit sans pour autant se montrer d’ingrates râleuses ? On essaye de souligner ce qui a été, de ne pas oublier que cela n’a pas été de soi (la directrice a du se battre pour conserver les financements de la résidence permettant stage et restitution scénique).

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Samedi 13 mai

Le meilleur créneau pour ouvrir une parenthèse d’éternité est entre 13 et 15h30 : la digestion plonge dans une semi-léthargie, et le soleil, déjà haut, ne laisse pas anticiper sa redescente. Je ne fais rien, c’est-à-dire que j’entre, je sors, avec une tartine de fromage, une autre tartine, des lunettes de soleil, je lis (Vivre avec nos morts, de Delphine Horvilleur) dans le fauteuil de jardin, sur le tapis de yoga sorti sur la terrasse comme une serviette sur la plage, je m’y étire, davantage que le chat des voisins dans le jardin en contrebas. Mes pieds sans chaussettes sentent l’air plutôt que les pieds, sentent la chaleur du soleil, le crissant du tapis sur lequel j’articule les orteils, chien tête en bas, aucune envie de faire du sport, juste besoin de sentir mes genoux se déplier, fente twistée, les nuages n’ont pas le temps de traîner, ça file, ça frémit, tout s’agite dans le calme, les branches du saule pleureur, les insectes, pollen, akènes un peu partout, les voisins, la ville au-delà, cobra, toute cette proprioception réveillée par le grand air de la terrasse, shavasana, torpeur de la volonté et acuité de la peau, réceptive, qui se met à réclamer d’autres caresses que celles du soleil.

Cucumber sandwichs et direction le spectacle de l’école du Ballet du Nord.

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Dimanche 14 mai

1 BD 1/2 au soleil
1 sieste mi-ombre mi-soleil
1 tour du parc Barbieux
2 onigiris pour inaugurer les moules que j’avais rapportés de mon voyage au Japon… il y a 6 ans.

De la gaité, des possibles qui se rouvrent la fin de l’année approchant, de la légèreté à essayer.