Journal de mai 1/4

Lundi 1er mai

Pas de muguet. Le boyfriend est reparti la veille. Une journée pour être seule avant la reprise.

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Mardi 2 mai

Stage de danse classique, après du contemporain, de l’impro et du néo mi-classique mi-contempo, alléluia ! Plaisir de travailler dans sa discipline propre.

On nous avait dit que certaines variations seraient sur pointes et d’autres sur demi-pointes, ne vous inquiétez pas. Je n’étais pas inquiète, j’étais enthousiaste à l’idée d’enfin remettre les pointes. Cela fait travailler autrement les chaînes musculaires, et mon corps a tendance à mieux s’aligner, me rendant paradoxalement et toutes proportions gardées moins mauvaise sur pointes que sur demi-pointes.

Après la matinée passée à mémoriser quatre variations dont la difficulté réside dans la vitesse d’exécution plutôt que dans les pas en eux-mêmes, l’intervenante distribue les groupes. Elle nous demande au préalable si l’on a des préférences, sachant qu’elle ne pourra pas contenter tout le monde. Ça ne loupe pas, les variations sur pointes ont plus la côte que les autres. Ignorant qu’elle pense niveaux quand nous pensons répartition harmonieuse, je propose de passer une troisième variation sur pointes et d’en garder seulement une sur demi-pointes, de sorte que toutes celles qui veulent mettre les p… Non, toi, tu es sur demi-pointes. 

Non, toi, tu es trop nulle. Elle m’aurait giflé que ça n’aurait pas été beaucoup plus violent.

Le déception que je ressens n’est pas celle d’un fol espoir envolé ou d’un caprice non consenti (je ne voulais pas obtenir une variation en particulier), c’est celle, mordante, de se décevoir soi-même. Bonus pour la honte d’avoir été pris en flagrant délit de me penser moins mauvaise que je ne le suis et que je le sais être.

Je ne devrais pas le prendre personnellement, pourtant : sur dix étudiantes, seules trois sont autorisées à préparer sur pointes. Ce sont les trois seules à avoir en réalité le choix de leur variation. Ce sont aussi les trois plus solides, techniquement ; cela fait sens pour monter sur scène en fin de semaine, et présenter une carte de visite qui fasse honneur à l’école. Le résultat collectif plus que le travail des individus. Il me faudra trouver d’autres occasions de faire taire mon sentiment d’illégitimité, pour l’instant bien renforcé.

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Mercredi 3 mai 

Extrait de répétition :

– Is the swirl in arabesque or second?
– In between. In secabesque.
– In what?
– Secabesque. Half second, half arabesque.
– Oh! That’s a good one.
– Wait, you don’t know « secabesque »?
– Wait, you didn’t make that up?

J’ai cru à une invention, vu qu’on avait eu le matin un « high coupé » abrégé en « high cou », avec une blague sur le « haïku ».

Le vocabulaire de la danse classique se donne en français où que l’on soit, mais c’est un peu comme l’anglais voyageant à travers le monde, des variantes locales n’ont pas manqué de se former. À force de lire la presse spécialisée américaine en ligne, j’en connais pas mal, mais « secabesque », mot-valise composé de seconde (position) et d’arabesque pour désigner une arabesque décroisée, c’est nouveau pour moi. Je ne sais pas si je suis plus étonnée par l’existence du terme ou par le fait que cette position incorrecte puisse être un choix esthétique.

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On passe les variations groupe par groupe, c’est un peu long. Pour m’occuper et me faire des souvenirs, je prends quelques photos avec mon téléphone. Forcément, dans l’ombre du théâtre, c’est flou, mais chasser l’acmé d’une arabesque est toujours amusant. Quand les filles sur pointes s’apprêtent à passer, je passe en mode vidéo sans trop y penser : ça va être chouette, et je suis sûre que ma camarade sera contente d’avoir un retour visuel sachant que l’on danse toute la semaine dans des espaces sans miroir.

Que n’ai-je pas fait ? En me voyant le téléphone à la main, d’autres ont saisi le leur, et c’est un mini-drame. L’intervenante panique, nous rabroue, on ne filme pas. Je m’excuse, explique que je ne pensais pas à mal, que c’était juste pour avoir un souvenir et une vidéo de travail car l’école nous transmet rarement les enregistrements qui sont  faits, mais pas de souci, je range le téléphone. Je me sens saoulée et bientôt morveuse : j’ai agi en écervelée, une millenial shootée aux stories ; j’aurais du demander l’autorisation avant. Comme deux automobilistes qui se font des politesses après avoir failli se griller la priorité, l’intervenante fait à son tour marche arrière : ou alors rien sur les réseaux sociaux, hein, ça l’embête, ce n’est qu’une répétition, elle demande si elle peut nous fait confiance, on promet, surtout rien en ligne, rien sur les réseaux sociaux.

Ne voulant pas avoir déclenché cet incident pour rien, je filme le premier passage, puis plus rien, je regarde sagement, en essayant de me faire oublier. Maintenant ça me paraît évident, j’ai clairement manqué de respect, en plus d’à propos : connaissant l’intransigeance du Balanchine Trust, j’aurais du penser à la question des droits, particulièrement sensible pour le répertoire Nord-américain, fut-il d’un autre chorégraphe.

Deuxième, puis troisième passage. L’intervenante, plutôt satisfaite, nous demande si c’est dans la boîte. Personne n’a filmé. Elle est un peu dépitée, constate, regrette : I scared you. La peur passée, elle explique et confirme mon intuition à retardement : elle a obtenu l’autorisation de nous transmettre les variations et de les modifier dans ce cadre pédagogique précis, mais les droits ne comprennent pas la diffusion, étant donné que l’œuvre n’est pas donnée dans sa forme originelle. C’est toujours un peu compliqué pour elle de laisser quelqu’un capter : une fois que c’est enregistré quelque part, elle n’a plus aucun contrôle dessus.

Tout cela est cohérent, tout cela est humain, mais l’incident me laisse dans la confusion, avec l’impression de ne plus savoir quel crédit apporter à mon analyse d’une situation, comment interpréter, comment agir, sinon avec maladresse.

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Heureusement, il y a la carte blanche de notre promo à répéter, 7 minutes où je retrouve le plaisir de danser toutes ensembles notre pièce. Le temps de présence individuel sur scène n’est pas énorme, mais on entre, on sort, on se croise, on kiffe, on se soutient, on se montre d’une coulisse à l’autre nos mains aux six doigts, sept doigts bien écartés, pour vérifier qu’on compte pareil la musique, de la techno aux variations trop infimes pour servir de repères sûrs. Pour ne pas louper nos entrées, nos chassés-croisés, on compte en danseuses, DEUX-2-3-4-5-6-7-8, TROIS-2-3-4-5-6-7-8… L. et N. sont nos meilleures compteuses, on compte sur elles ; je dois assurer le relai quand N. court pour changer de coulisse, je la récupère doigts écartés, SIX-2-3… Nous sommes des escrocs synchronisant nos montres. Hochement de tête à SEPT-2-3… ; à HUIT (qui redevient UN), la pointe doit attaquer la diagonale.

Essais de tenues pour notre choré dancefloor. J’écope de la robe à sequins dorés d’une camarade, qui l’avait achetée, moulante et ras des fesses, pour un Nouvel An. Ça fait l’unanimité, avec les pointes j’ai l’air d’un modèle il paraît, et ça me fait marrer que dix ans plus tard me reviennent encore les costumes un poil plus extravagants.

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Jeudi 4 mai

Matin : on donne cours à des 4 ans ; nous avons été prévenues la veille pour le lendemain. Séance brouillonne, un peu affolée, écourtée.

Les escargots en papiers enroulés étaient pas mal, mais les pingouins en rouleaux de PQ…

Après-midi : plaisir de sentir mon corps se construire dans la barre quotidienne. Refine your center. Les exercices sont épurés, relativement lents, pleins de dégagés qui me permettent de travailler mes récentes découvertes en terme de placement. Si seulement ce travail restait quotidien…

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Vendredi 5 mai 

20h de cours / répétition en 4 jours et, une fois n’est coutume, je ne me suis pas blessée ! Une camarade a pris ma place de malchanceuse, et une autre encore la place de celle-ci dans le spectacle. Soulagement, dépit, gêne : valse à trois temps.

À passer ses journées dans l’ombre du théâtre, on n’a plus idée du temps, ni météorologique ni horaire. Les sièges sont vides et le restent souvent : quand on attend son tour, on s’assoit spontanément par terre sur les marches plutôt qu’à la place des spectateurs. C’est une atmosphère particulière que je n’avais pas éprouvée depuis longtemps, distincte de ce que l’on peut éprouver en tant que spectateur. Le ventre du théâtre. On s’y sent étrangement rapidement chez soi quand on arrive pour répéter. En quelques heures, tout le monde avait pris possession des lieux.

Je me maquille avec des ombres à paupières et un rouge à lèvres d’il y a dix ans, de la BB cream en guise de fond de teint. J’emprunte du mascara, un filet, de la laque ; je n’ai plus rien de tout cela (oublié même que j’en aurais besoin). La mémoire du corps retrouve les gestes pour appliquer la terre de soleil, l’eye-liner, c’est étrange. Ça me donnerait presque envie de maquiller à nouveau de temps en temps (il faudra racheter du démaquillant le cas échéant).

Répétition sur scène. À chaque passage, je me concentre sur ce que j’ai loupé la fois précédente, corrige mon erreur et me trompe à un endroit différent. Quatre sauts de chat, quatre, pas trois. Un compte dans le vide avant de prendre la pose finale, 5 immobile, 6 arabesque, pour être 7-8 à genou. Pas 5, pas 7, l’arabesque : 6. Je désespère un peu de moi. Au filage, tout est enfin en place. Mauvais plan : c’est donc au spectacle que je perds mon équilibre un compte trop tôt. Quand j’y repense ensuite, je ne vois plus que ça, ce faux pas qui aspire le reste, le sourire, les sauts de chat par quatre, l’immobilité à 5, les bras déliés, la danse, quoi. Comme le fouetté à l’italienne mal relevé avait absorbé le reste de la présentation l’an passé. Des erreurs trou noir, qui aspirent le reste à eux. Le nez cassé au milieu de la figure.

T’es nerveuse, toi, découvre une camarade de première année qui ne me côtoie qu’en cours de classique et vite fait au déjeuner. La fatigue cumulée de la semaine et du filage terminé 30 minutes plus tôt ne fait pas bon ménage avec le trac, ni les erreurs aux répétitions, la robe à sequins qui décoiffe le chignon quand je la retire après le filage, la sensation simultanée qu’il n’y a pas d’enjeu et que je ne suis pas à la hauteur, les pointes qui ont décédé de sueur dans l’après-midi, le ruban, l’élastique qui se découd, l’aiguille que je me plante dans le doigt et perds quelque part au milieu des produits de maquillage…J’aurais voulu que le filage soit le spectacle.

(Comme une parenthèse)

Du spectacle lui-même, je ne garde que des perceptions furtives, fragmentaires : la présence du public, tiens il est là, lui ; les projecteurs latéraux trop bas qui m’éblouissent, ou moi trop grande ; les lombaires qui hurlent après le changement rapide assise par terre pour enfiler les pointes ; des échappés où je manque de me vautrer tellement les semelles sont molles ; le décompte en coulisse, le frisson de la diagonale à deux, les silhouettes qui passent, la robe à sequins que je tente tant bien que mal de redescendre sur mes cuisses… Sourire (habitude, présence, excuse), se rappeler qu’on aime danser en prolongeant un port de bras, faire, puis regarder quand tout est fini et que les autres dansent encore.

La représentation terminée, je me dirige quasiment seule vers les loges, pendant que les autres rejoignent leur famille et leurs amis. Personne ne m’attend : je ne voulais pas que Mum fasse trois heures de route aller, trois heures retour pour 50 secondes + 5 minutes en scène, ni le boyfriend, qui avait déjà fait le trajet le week-end précédent. Je regrette à présent. J’aimerais les retrouver, avoir partagé. La tristesse m’enveloppe tandis que je me rhabille et range mes affaires ; c’est idiot, c’est la fatigue. Je suis triste. Relâchement et coup de spleen. Je m’en dégage peu à peu : en discutant à la sortie, où je suis une des premières et une des dernières (discuter avec qui veut me fait du bien), puis dans le métro où je commence à pouvoir apprécier le calme que m’offre le week-end solo à venir, après avoir fait la moitié du trajet avec le personnel de l’école et les intervenants.

Petit pincement de tristesse et de tu vois mêlés quand les images qui arrivent sur le groupe WhatsApp m’apprennent que les autres n’étaient pas parties rejoindre leurs proches, mais prenaient sur la scène des photos de groupe, sur lesquelles je ne figurerai pas.

Peu importe, désormais : calme, repos.

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Samedi 6 mai

Passage à la médiathèque pour récupérer une réservation, provision de nouilles instantanées au supermarché asiatique, séance ciné débutée dix minutes plus tôt quand j’entre pour consulter les horaires, le film qui commence deux minutes après que je prends place dans la salle…
tout s’enchaîne de manière fluide et improvisée, c’est un samedi contentant.

La visio du soir dérive sur les pratiques de la conversation, et notamment la tendance à rebondir sur ce qu’on nous raconte en racontant une expérience similaire : à quel moment est-ce une manière de créer du lien et quand cela devient-il l’expression d’un besoin envahissant de parler de soi ? Degré de pertinence, sens du timing… Me vient l’image d’un plateau de Scrabble : parfois, on s’accroche à une seule lettre (un prétexte) pour poser son mot (son anecdote personnelle) ; parfois, plus rarement, le mot en traverse plusieurs, comme une ébauche de mots croisés (d’expériences partagées, mises en commun).

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Dimanche 7 mai 

Matinée passée à finir d’écrire mon journal d’avril. J’ai la sensation d’être à ma place dans l’écriture, ou que les choses prennent la leur — écrire met de l’ordre (dans ce qu’on pense, ce qu’on ressent, qu’on partage).

Carrot cake avec M. au salon de thé L’Impertinente. J’aime beaucoup l’humour de leurs mugs, rangés dans des placards comme dans une cuisine individuelle : I can dough it et Fifty Shades of Earl Grey.

Journal d’avril

Week-end du 1er et 2 avril

Ma grand-mère se fait conduire par sa fille chez sa petite-fille, découvrir où j’habite. Elle est manifestement très heureuse d’être là, d’être reine.

Tasses de thé et tartine de nocciolata

Mum a réservé pour l’occasion une chambre d’hôte dans ma rue. Je découvre ainsi l’intérieur de ces grandes maisons bourgeoises qui me fascinent tant.

Ma grand-mère, elle, découvre enfin La Piscine, qu’elle a vu à la télé, en film et en reportage. Elle va pouvoir le dire aux copines. D’ailleurs, réflexion faite, on repassera le lendemain à la boutique du musée pour acheter un second exemplaire du Connaissance des arts dédié. C’est de famille, réflexion faite.

Au restaurant italien, ma grand-mère attrape son verre à deux mains, comme un enfant se gardant d’être malhabile. Je la visualise toujours avec la serviette dans l’autre main que celle du verre à pied, pour tapoter les traces de rouge à lèvres.

Dans les rues, ou non pavées, ma mère est toujours trois mètres devant, ma grand-mère trois mètres derrière, l’une agacée par les pas de geisha de l’autre. Pressée par le froid, aussi. Ma grand-mère pense que nous avons été trop optimistes ; elle, s’est habillée suffisamment chaudement. En réalité, ma mère et moi serions tout à fait bien avec nos cachemires si nous marchions à notre rythme habituel : notre baromètre vestimentaire inclut la chaleur dégagée par la marche, et nous n’avons pas pensé que celle de notre grand-mère équivaut désormais à rester assis dehors sur un banc.

Tous sont mouillés, d’ailleurs, quand ils existent. Je pense au petit fauteuil du magasin de danse, qui permettra une halte assise — et pas du tout de musarder entre les justaucorps, qu’allez-vous penser ? Mum m’offre celui que j’avais essayé il y a un moment et renoncé à prendre, pas sûre, un peu cher. Me revoilà enfant gâtée.

On s’invite à tour de rôle, Mum au restaurant italien, moi à l’Arrière-Pays où l’on fait descendre la moyenne d’âge, ma grand-mère chez Pancook, trois Welsh évidemment, elle n’avait pas mangé de frites depuis des années.

Verre de cidre, tasse à cage et sac à main de ma grand-mère avec des gants en fourrure qui dépassent

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4 avril

Au soleil les yeux mi-clos
les branches du saule pleureur prolongées par mes cils arc-en-ciel
je sens dans mes doigts le sang battre contre la tranche du livre refermé
sur ma joue la promesse du printemps qui se fait désirer

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Week-end du 8-9 avril

Parfois les visites amicales me transforment en guide touristique blasé de ma propre ville, et parfois, elles inversent la vapeur et rouvrent un espace de découverte au sein du bien trop (peu) connu. Après le restaurant La Clairière, trouvé grâce aux renseignements végétariens de C., Melendili m’a entraîné à la Wilderie, qui l’avait fait saliver sur Instagram : pourquoi diable ne vais-je pas plus souvent bruncher ? Jus pressé, tartines de houmous d’asperges et saumon gravelax, dans une profusion de saveurs que je n’irais jamais chercher par moi-même (légumes anciens, purée de poids cassés, pousses de choses que je mange uniquement poussées…), et voilà ma vibe bobo rallumée en un rien de temps.

Je rentre pour la première fois dans la boutique de Meert sur les talons de Melendili. Je n’aurais pas pensé à venir y sniffer du thé, ou juste rassasier ma curiosité, après avoir trouvé leurs gaufres insipides. Plaisir de faire les boutiques, d’entrer et de sortir, regarder, commenter, sans intention aucune de rien acheter.

Echiquier carré de chocolats Jeff de Bruges
Lundi de Pâques et magret de canard en E2.

Nous allons voir l’exposition sur Isamu Noguchi au LaM, musée d’art moderne de la métropole lilloise, et Villeneuve-d’Ascq se met à exister pour autre chose que sa fac tristounette. Je n’étais pas allée au musée depuis des lustres ; ça me ravigote et me décrasse la fibre culturelle.

Surtout, pouvoir discuter au long cours, et pas par tranches de deux heures espacées de deux mois. Je pourrais prolonger le thé du matin toute la journée ; Melendili doit me rappeler d’aller me doucher.

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10 avril

É. <3

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11 avril

Elle m’avait prévenue, j’avais oublié les dates. Le plaisir n’en est que plus grand : Luce, dans le coin pour raisons professionnelles, passe dîner à la maison. En semaine. Pour une seule soirée. Je ne sais pas si ça m’était déjà arrivé depuis que j’ai emménagé à Roubaix, de refermer la porte derrière quelqu’un peu avant minuit, avant le dernier métro, après avoir passé des heures à papoter, d’abord autour d’une tarte salée, puis sur le canapé. C’est la seule chose qui me manque réellement ici, les bouffées hebdomadaires, impromptues, d’amitié.

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12 avril

Collages non collés

J’ai tiré la petite table basse blanche devant la porte-fenêtre et je découpe d’anciens programmes de spectacle au soleil. Cela me fait du bien de suivre des trajets méticuleux aux ciseaux. Il faudra faire avec le dépit final. Les collages non collés sont restés en plan quelques jours avant d’être glissés dans une pochette transparente, comme un puzzle pour un jour plus inspiré.

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13 avril

Pour éviter que notre choré donne l’impression d’un patchwork avec nos petites phrases chorégraphiques juxtaposées, chaque groupe en apprend des bouts à d’autres, de manière à les tuiler. Sur les 2 comptes de 8 de contemporain avant-après notre diagonale classique, il y a un plié dos arrondi qui enchaîne sur un saut qui fait demi-tour. J’ai une légère appréhension quand les filles me le montrent, mais ça va ensuite au gré des répét, je fais petit, ça passe. Jusqu’au moment où. Le retour du lumbago.

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14 avril

Overdose de choréologie, j’ai du mal à rester courtoise dans ma communication non-verbale.

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15 avril

La journée de désintégration (sic) de la fac est annulée : soulagement d’avoir enfin un week-end à soi.

RDV avec l’ostéo grand-manitou. L5 déplacée. Ligament L4-iliaque déplacé. La routine. Une thoracique tournicote dans le mauvais sens (au moins je sais pourquoi je ne cambre plus). La lordose lombaire se tient en cyphose : je suis une crevette géante. Je plaisante, mais la séance est plus calme ou plus triste que les autres fois : lassitude ? décalage horaire ? Elle est moins survoltée, revient tout juste de Cuba, où elle possède une maison qu’elle fait rénover pour trois fois rien. La séance suffit à lui payer les plans de l’architecte.

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Lundi 17 avril

Lumière du soleil à travers la verrière du studio

Préparation procrastinée jusqu’au stress intense. Lorsque c’est mon tour de diriger les 17 petites boules d’énergie mal coordonnées en éveil-initiation : tourbillon, j’attrape juste des regards brillants, des bouilles qui répètent mes onomatopées, des bras qui se tendent, oublient avoir une articulation centrale nommée coude, des Regarde ! Comme ça ? avec des foulards qui restent accrochés aux collants par je ne sais quel miracle d’électricité statique. Avant d’être un peu dépassée par les événements, il y aura eu notre grand cercle, moi qui rivalise d’énergie avec eux pour essayer de canaliser la leur, des regards à la ronde comme une caméra embarquée dans un match de quidditch, changements de niveaux à tout va peu recommandés pour le lumbago — Pourquoi t’as une grosse ceinture comme ça ? — je n’ai jamais été autant dans le plié, pour me mettre à leur taille, ne pas les écraser de la mienne, qui ne les impressionnent pas du tout de toutes façons.

Ma séquence est très approximative, ma gestion du temps clairement mauvaise, j’ai évidemment parlé trop vite, mais les retours de la formatrice n’y font rien, je suis contente de moi. Au soulagement se mêle une forme d’euphorie légère, comme il y a une décennie à la fac, lorsque j’avais senti l’écoute polie de mon auditoire devenir captivée par ce que j’exposais, moi, rendez-vous compte, ce fut l’unique fois ; l’enseignante pouvait bien être dubitative sur quelques points de technique narrative, j’avais la classe avec moi, c’était inédit, l’adrénaline de l’oral-pensum transformée en quasi-jubilation. Je les ai perdus ensuite, mais brièvement, j’ai eu les enfants avec moi.

Impression soleil couchant

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Jeudi 20 avril

Les enfants sont en nombre impair, me voilà en binôme avec Lucien. On doit inventer une petite choré par deux : qu’est-ce qu’on fait ? On conspire, on fait simple, on balance les bras, puis les pieds, on monte et on descend, sans se perdre des yeux. Depuis la position accroupie, on fomente un tour en l’air ; ça crée des liens, mine de rien, de s’attendre accroupis pour un tour en l’air surprise, c’est pas rien, t’es prêt ? Yeux brillants, grand sourire et petites fossettes, évidemment qu’il est prêt, il n’a même pas besoin de répondre ; on retombe accroupis en tournant sur nous-mêmes, et on pourrait dévisser vers le haut, qu’à cela ne tienne, nous dévissons vers le haut pour nous redresser. Il faut un salut, aussi, alors nous nous inclinons l’un vers l’autre, un bras dans le dos.

C’est comme ça qu’un peu plus tard, j’ai eu le droit à mon premier « T’es trop belle » suivi, au câlin suivant, par « Et en plus t’es super gentille ». Prise au dépourvu, je me suis trouvée transformée en mi-cuit au chocolat, le cœur fondant. Vous ai-je dit qu’en plus cet enfant a des chaussettes renard ?

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Vendredi 21 avril

Ma camarade E. me rapporte qu’une des jumelles lui a demandé où était passée sa ceinture lombaire : qu’elle nous confonde m’a dédouanée de régulièrement l’appeler par le prénom de sa sœur.

Parlant prénom, je suis épatée par le revival de prénoms anciens : Lucien, Simone, Céleste, Léonie… Sans compter les prénoms que je n’ai jamais entendus de ma vie, qui m’obligent à consulter leur orthographe sur la liste d’appel pour ne pas faire répéter trois fois les enfants.

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Samedi 22 avril

Un bref moment sans enfant, N. assise en tailleur dos au miroir relève la tête de l’ordinateur devant lequel elle multitask : « Je pourrais pleurer de fatigue. » +1

Je ressors hébétée de cette semaine de 6 jours avec des 6 ans. Lessivée.

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Dimanche 23 avril

100 % de réussite au DE pour les 3e année. Y’a plus qu’à refaire la même l’année prochaine.

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Lundi 24 avril

Le risotto est moins long à touiller quand il vient m’enlacer.

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Mardi 25 avril

Bonne conduite au cinéma.  Sans Laure Calamy, j’aurais probablement trouvé navrants ces inspecteurs lents à la comprennette et ces chauffards à la beaufitude outrée, mais voilà, il y a Laure Calamy en vengeresse implacable et bafouillante, et sa présence suffit à faire basculer le film du bon côté de l’absurde : je ris à plusieurs reprises en donnant des esquisses de coups de poing sur le torse du boyfriend.

Juste avant, nous testons sur un bout de comptoir une échoppe coréenne qui vient d’ouvrir : leurs raviolis me sortent un peu de mon répertoire de saveurs quotidien — mandu is the new guyoza.

Raviolis coréens, avec une sauce sichuanaise pimentée (en haut) et avec une sauce au vinaigre (en bas)

…Jeudi 27 avril

Après-midi solo au sein de cette semaine de vacances en couple. Je fais une boucle qui part et revient chez mon ostéo-grand-manitou ; entre le cours collectif et le rendez-vous individuel, du temps à meubler, à dérober, au soleil : je passe par un coin de Lille que je n’ai pas encore tout à fait mappé, par un parc en fleurs, en tulipes même, pour acheter une nouvelle paire de pointe (nouvelle comme neuve mais aussi d’une marque dont je n’ai encore jamais testé les chaussons) et prendre en dessert-goûter une glace à l’italienne, peut-être davantage pour ouvrir un espace de déambulation printanière dans la ville que pour le pur plaisir des papilles. Celui associé à la ville buissonnière s’amoindrit un peu à mesure que je retrouve une zone cartographiée par cœur et passages obligés ; trop de monde déjà.

Cour de musculation en chaînes musculaires : d’habitude, je le suis le soir après les cours ; d’y venir un midi, tout est plus léger, ça me rappelle les pauses déjeuner où je m’échappais de ma vie salariée pour aller prendre un cours à Éléphant Paname. Il y a une adolescente que je n’ai jamais vue le soir, mais qui, par sa posture de pré-pro, me rappelle des souvenirs — ça me semble loin, maintenant. On travaille l’en-dehors, et je découvre une fois de plus que, quoique pas de main morte, je faisais les choses à moitié : je sentais les rotateurs tourner les cuisses par derrière sous les fesses, mais pas la continuité qui les tire par devant. Cette fois-ci, l’énième découverte ne m’abat pas, me rend même plutôt guillerette : je commence à comprendre (comprenez : sentir) des choses. Me fait même plutôt rire la tête horrifiée de la prof constatant les a-coups de ma tête de fémur dans l’acétabulum (il y a comme des crans à passer, qui craquent).

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Vendredi 28 avril

Makrout géant : je pense à @_gohu, qui réagit au quart de tour sur Instagram.
Festival de mapping vidéo, sur la mairie de Roubaix

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Dimanche 30 avril

Restaurant 1 est fermé.
Restaurant 2 et sa serveuse malaimable comme une Parisienne délocalisée nous font poireauter une demie-heure avant de nous informer qu’il n’y a plus qu’un seul plat à la carte, et plus de cidre non plus pour faire passer le quinoa, mais que le restaurant 4 propose de la viande et sert encore à cette heure si l’on veut.
Restaurant 3 croisé avant le restaurant 4 peut nous proposer un brunch sucré mais plus de salé : eux aussi ont été dévalisés.
Restaurant 4 en réalité ne sert plus à cette heure.
Restaurant 5 in extremis se rappelle à moi, bien que je n’y ai jamais mis les pieds. Il est 14h30, la cuisine fermera après nous.

Je m’étais mépris sur la qualité des plats, si peu instagrammables. Ce que les photos de Tripadvisor ne disaient pas, c’est que le burger désespérément lisse et ses frites pâlotes sont en réalité savoureux, pain brioché au beurre et frites crousti-moelleuses. Rien d’extraordinaire, mais c’est bon. À la carte, des classiques qu’il ne viendrait à l’idée de personne de revisiter ; en dessert, des profiteroles, de la mousse au chocolat, du tiramisu. Bon, sans surprise, c’est ce qu’on demande au chef, et ce que promet le lieu, avec ses banquettes sombres, ses luminaires nombreux, ses boiseries pleines de miroir, ses serveurs et serveuses en tenue de garçon de café parisien.

C’est fou comme on trouve exactement la clientèle qu’on s’attend à trouver dans ce genre d’endroit, s’étonne le boyfriend. Nous faisons chuter la moyenne d’âge. Un ou deux couples dans la cinquan-soixantaine. Une très vieille dame avec sa fille aux cheveux blancs. Elle mange des escargots, évidemment. Puis un plat copieux, et un dessert avec ça, elle ne va pas se laisser abattre. Nous sommes dimanche. Son nez, ses gestes maladroits me font penser à mon arrière-grand-mère tradi, mamie de Bourges. Pour le boyfriend, c’est sa grand-mère, une de ces petites vieilles qui ne disent rien, ne parlent pas, mais s’enfilent tout ce qui passe, avec un appétit incroyable pour une corpulence si discrète ; son père lui-même n’en revenait pas, elle mangeait tout ce qu’il préparait, deux plats par repas ; le boyfriend se voûte légèrement et mime des deux mains qu’il rabat vers sa bouche, tout, sa bouche se retient de rire, ses yeux rient déjà en billes de flipper dans les orbites alors que ses mains se bâfrent toujours, un véritable évier, je m’insurge et je ris (je peux, la vieille dame est déjà partie depuis un moment) ; cela me fait si plaisir de le voir à nouveau rieur, riant.

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Au moment de nous quitter, il me dit ma chérie et ça me tombe sur le cœur comme une douche chaude sur des muscles courbaturés. (La première fois, je me suis retenue de ne pas grimacer à cette appellation kitsch dans laquelle je ne me reconnaissais pas. Les fois suivantes, je n’ai rien répondu, me retournant intérieurement pour voir à qui, quoi en moi, ce surnom pouvait être destiné, comme on se retourne pour vérifier qu’un regard nous est adressé. Aujourd’hui, dorénavant, la douche chaude comme un met rare.)

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Le parc Barbieux, bondé, m’aère les jambes sans m’aérer l’esprit. Les fleurs de magnolia sont déjà presque toutes tombées, l’arbre fuchsia presque verdoyant.

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Pendant les vacances,
quelque part entre le 24 et le 30 avril

La reprise consistera en 20h de danse en 4 jours. J’aimerais cette fois-ci ne pas me blesser, même si je ne me fais pas trop d’illusion avec une telle montée en régime. J’avais projeté de m’entraîner quotidiennement pour augmenter progressivement la sollicitation musculaire et cardio, mais c’était oublier la fatigue et le repos. Tout ce que je peux dire est que je n’ai pas rien fait, même si je doute que ce sera assez.

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Quand É. est là, je gravite autour de lui. Rien ne m’empêche de faire autre chose, et je m’y emploie, à faire autre chose, je me propulse d’une pièce à l’autre pour y déplacer les objets, les assigner à un endroit qu’ils occuperont le temps d’être à nouveau utilisés, j’écope les casseroles dans l’évier, j’écrase les bouteilles de lait ou de Coca vides, mais quand les possibles sont rouverts par la trêve d’un ordre temporairement reconquis, je reviens vers lui, É., le canapé, et si j’ouvre le clapet de l’ordinateur, ce n’est pas pour écrire, mais passer d’un onglet à un autre, mails, timelines, Duolingo comme une casserole de plus dans l’évier, pardon una pentola.

Il n’y a que lorsque je le sais je le sens à travers la cloison dans le lit où il est allé se recoucher que je parviens à me concentrer, comme si la cloison et le sommeil conjugués atténuaient la force d’attraction juste ce qu’il faut pour qu’il n’y ait plus à s’en arracher. Je vole, plus que du temps, de la concentration — et la dilapide sitôt sa présence revenue. Je suis koala, collante, enveloppante, là, juste là, sur le canapé, insatiable de peau, d’odeurs, de câlins, de discussions, je m’éloigne d’une fesse ou deux quand même, reste là, dans un entre-deux d’action et d’inaction, de plaisir à être là et de déplaisir à rester là, un entre-deux parfaitement calibré pour (et imparfaitement masqué par) les cartes postales d’Instagram.

Sortir du canapé, de la paresse et de chez moi devient un acte d’arrachement. Il faut lutter, et je suis toujours surprise, ensuite, de la facilité qui suit, de la facilité qu’il y a à se mouvoir, à se promener, à faire ce qu’on voulait ou qu’il y avait à faire — l’inertie du mouvement me rendant incrédule de l’inertie qui tantôt me maintenait dans une posture indéfiniment statique.

É., de son propre aveu, fait l’effet d’un trou noir. Autour de lui, le temps s’étire, la volonté se distord, l’injonction à la productivité s’éloigne, la distance avec tout le reste se creuse. C’est incroyablement apaisant, d’abord. Dans un premier temps. Tout le monde n’a pas le pouvoir d’ouvrir des parenthèses d’éternité chaque après-midi. Mais je ne sais pas encore comment négocier le second temps, le retour, quand le temps condensé en une éternité est passé comme un rien. Quand je m’aperçois que je n’ai rien fait. Et certes ne rien faire n’est en soi pas grave, est même appréciable et salvateur à petite dose, mais qui finirais-je par être si je ne faisais qu’être — là, et pas ceci ou cela, telle ou telle ?

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Mon ex était un hyperactif forcené de travail. L’impératif dans lequel il tenait ses plans d’évasion sociale, comme il disait, l’a conduit à un burn-out qu’il n’a jamais admis du vivant de notre relation. Je m’étais habituée. L’abus, c’est quand il s’arrêtait en pleine rue en vacances pour répondre à un mail : qu’il attende que l’on soit attablé et que j’hésite entre toutes les options du menu ! Quelques minutes après une petite mort, il pouvait se remettre à résoudre un bug ; je le savais, le sentais à son absence (les caresses suspendues, le regard tourné vers la computation des méninges). Je crois que j’avais pris le parti de m’en amuser, je riais de lui ; puis le rire a jauni, de dépit je le renvoyais devant son écran.

Ce n’était pas qu’une question de porosité extrême (voire d’identité) entre le pro et le perso, ou plutôt cette confusion pro-perso n’était pas qu’une question de timing et d’agenda ; elle colorait tout.  Tout devait être optimisé, rentabilisé (une tendance qu’avec ma peur de gâcher, j’ai très bien assimilée). Il fallait partir à la dernière minute, toujours, et finir par courir, par être en retard parfois, pour ne pas perdre du temps à être en avance (de fait, on a beaucoup attendu sur les quais de gare) ; les villes ne se visitaient pas, elles se quadrillaient, jusqu’à être assimilées, mappées ; les programmes de salles de spectacles se compulsaient, il fallait tout voir, tout caser (les concerts étaient le seul moment où il entrait dans un état proche de la méditation qui lui aérait la cervelle — et permettait parfois à un bug de se décoincer, le loisir devant rester un temps de récupération utile). Il fallait, toujours. Une personnification, jusqu’à la caricature, de la thèse de Corbin sur la société des loisirs (le temps du travail industriel puis salarié a coloré le temps personnel devenu un temps de loisir, clairement délimité et soumis au même impératif de rentabilité).

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On peut dire que je suis passée d’un extrême à l’autre, en terme de rapport au temps et à l’activité dans le compagnonnage. Du faire à l’être. Mon curseur oscille, accroche encore entre les deux. Auprès de mon ex, je semblais à la traîne, dilettante ; auprès du boyfriend, je traîne mon impératif d’accomplissement, acharnée.

Probablement étonné par ce revirement d’ancrage, on m’a demandé dans mon entourage : et ça te suffit ? Ce n’était pas une question piège, on s’enquérait avec sollicitude, l’étonnement abouché au souci de. Mais ça m’a fait intérieurement grimacer, à mettre dans le mil d’inquiétudes irrésolues. Est-ce que c’est comme avec le choixpeau magique, est-ce que ce qu’on veut vouloir a une incidence sur ce qu’on est et peut devenir ? est-ce que ça peut me suffire si je veux que cela me suffise ? Et c’est quoi, ça ? Comme souvent, c’est l’indétermination qui est inquiétante. Est-ce que « ça », c’est l’influence d’un compagnon avec qui je me sens si bien ? la vie que je me prépare, une fois passée la projection des études jusqu’au diplôme de professeur de danse ? Je ne sais pas si ci, si ça, si finir mon bouquin sur la danse, si quoi que ce soit suffira à faire taire le sentiment d’inaccomplissement qui me taraude de temps à autres.

Pourtant j’ai l’impression d’être en bon chemin, vers quelque chose de plus apaisé. Peut-être que de moins s’accrocher à la volonté, on devient moins vélléitaire ? Un peu comme en danse, où l’on progresse quand on comprend comment prendre le mouvement moins en force (laquelle cesse de se confondre avec l’effort). Bref, je suis à point pour reprendre un peu de suivi psy. Et passer une partie non négligeable des vacances à regarder le chat se prélasser sur son coussin, s’étirer sur le canapé, dormir dans l’armoire, pour mieux se cacher et surgir de derrière les rideaux comme une fusée poilue dans ses quarts d’heure de folie.

Journal de janvier

Il est minuit sur le chemin du retour, les festivités nous tombent dessus dans la rue depuis les étages. Premier baiser, premier rat écrasé, première photo, premier pet asphyxiant, première mousse au chocolat sur lit de praliné, une nouvelle année.

De nuit, immeuble avec tous les volets fermés, sauf une fenêtre d'où émanent des lumières de fête

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Nouvelle année, nouveau téléphone nouvelle protection d’écran. Plaisir de scroller sans sentir ses doigts accrocher.

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3 janvier

Le soleil d’hiver, certains jours…
— quand il fait enfin jour, et pas seulement
gris foncé,
gris clair,
gris foncé.

Sur un mur de briques intérieur, découpe dorée par le soleil d'hiver d'une fenêtre avec une silhouette

Stage de rentrée, sur des extraits de chorégraphies de Jiří Kylián. Très chouette mais très dur pour une reprise, sachant que l’on danse en une journée ce qui est d’ordinaire notre volume horaire hebdomadaire, dans un style qui ne nous est pas familier. Je manque d’énergie, de précision, de rapidité — mais d’abord d’énergie. Falling Angels est incroyablement rapide, encore plus que ça n’en a l’air en le voyant, prévient l’intervenante.

Écrivez, écrivez, nous dit-elle aussi.  C’est un conseil que, comme tout bon conseil, on ne suit jamais assez — ou assez tôt ou à propos. Je ne sais pas trop ce que je ferai de toutes mes notes sur les métaphores utilisées pour nous approcher de la justesse dans les trois extraits visités, sachant que je ne les maîtrise pas assez pour imaginer les faire travailler un jour à mon tour. Et je n’ai rien écrit sur son français dont elle a égaré quelques mots pendant sa carrière aux Pays-Bas, son visage qui me semble typiquement Dutch dans l’expression, ou encore son sweat oversize arc-en-ciel fluo pastel ; les bandes présentes sur la poitrine se prolongent en tombant sur les manches, pourtant. C’est joyeux et un peu désabusé. Vous êtes en école supérieure, quand même. Et on n’a pas le niveau, je sais. Mais école pour devenir professeur, pas interprète. Elle ne lésine pas pour autant sur son enseignement, et nous pousse-encourage.

Wait — for — me
articule-t-on silencieusement dans la diagonale de Whereabouts Unknown. J’ai l’impression de traverser un paysage de Moebius.

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5 janvier

Premier lumbago de l’année, quand je ne sais pas encore que ce n’est que le premier lumbago du mois.

Je ne suis pas certaine que ce soit de la douleur physique que l’ostéo me soulage le plus, et pourtant douleur lombaire il y a. J’en ai parlé à mots (dé)couverts dans ma chroniquette du Tourbillon de la Vie (toujours planquer l’intime dans le récit de réception d’un objet culturel).

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Début janvier, 10 ans plus tard, je visionne pour la première fois Graines d’étoiles.

Image du générique de Graines d'étoiles

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10 janvier

Fierté de trouver le livre d’une amie à la médiathèque / légère honte de ne pas l’avoir encore lu.
Autrices, les grandes effacées qui ont fait la littérature, de Daphné Ticrizenis.

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12 janvier

Examen de formation musicale. Je n’ai jamais eu un jury aussi adorable de ma vie. L’un des jurés interrompt mon exposé sur Pygmalion de Rameau pour me demander si je connais le nom des trois grâces (qui apprennent à danser à la statue). Elles ne sont pas nommées dans le livret et mes souvenirs mythologiques remontent, je sèche. Guilleret, il se concentre pour énumérer : Thalie… Aglaé… attendez… Thalie, Aglaé… Euphrosyne ! Je ne les aurais pas apprises pour rien ! Il y a toute la connivence de qui a bûché pour cette épreuve ; candidat, juré, même combat, même danse : on peut s’épauler.

Entendu à la pause déjeuner par notre professeur de formation musicale, qui nous le rapporte une fois les résultats communiqués : « Quand elles savent, elles savent vraiment ! » Et quand elles ne savent pas… (On tente, on improvise.)

17/20
Le résultat rend risible le stress préalablement accumulé, malgré la chance d’être tombée en œuvre inconnue sur un morceau si clairement scandé que je ne pouvais pas douter de sa mesure. Tout ça pour ça ?

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13 janvier 

Cours surprise avec les danseurs d’Alonzo King, mais j’ai déjà raconté, joie, joie, joie.

Je me dis que je devrais sortir plus. Je ne sors pas plus.

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16 janvier

Juste avant qu’elle parte, je fais découvrir les gözlemes à Mum. C’est un plaisir de cuisiner pour elle, elle est si bon public, bien meilleur que mes plats.

De la pâte à la cuisson, 6 étapes du gözleme

Dans la tentative de cuisiner pour que devoir se nourrir ne se substitue pas au plaisir de manger, il y aura aussi une tarte épinards-roquefort-raisins secs et grana padano, ainsi qu’un retour à la polenta (sauce tomate : fausse bonne idée ; huile d’olive : riche idée).

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17 janvier

Nuages dynamiques au-dessus d'une digue de sable, la mer entre les deux

Sortie scolaire universitaire à Calais pour une visite de la ville et une rencontre avec les membres d’une association d’aide aux migrants. J’essaye de voir la ville autrement que comme une proche ouverture touristique sur la mer, mais j’ai l’impression de dessiner d’imagination au feutre blanc sur une photo (les grilles sous les ponts, les cabines de plage qui ont pu servir de refuge à des exilés sans toit, les côtes de l’Angleterre qu’on aperçoit en ce jour sans brume…).

Longues ombres sur la promenade ensablée

Pique-nique frisquet face à la mer. Brièvement être un pixel rouge qui danse sur la plage.

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17 janvier

Un cours avec la kiné-ostéo-prof-grand-manitou = une révélation Aujourd’hui, j’ai découvert qu’après plus de 20 ans de danse classique je ne savais pas utiliser mes orteils. Apparemment, il faut appuyer sur les phalanges distales en exerçant une force en arc et pas seulement sur les phalanges proximales. J’ai tellement fait gaffe à ne pas crocheter mes orteils que je les ai mis au chômage technique.

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18 janvier

Atelier d’écriture imprévu à la fac. Plaisir de cette parenthèse ludique, surprise des fragments d’intimité qui se partagent dans le groupe, y compris et peut-être même davantage par des personnes qui n’ont pas un rapport aisé à l’écriture.

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19 janvier

Casquette perdue (détestation de soi et grosse contrariété, qui va jusqu’à la tristesse) puis retrouvée (le soulagement évide ce qui aurait pu être une joie).

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20 janvier

J’appréhendais cette performance à créer sur le thème de la frontière, mais sans usurper la parole ou le parcours d’un migrant, sans danser à sa place, sans focalisation interne. Autant dire que la frontière était floue… Une fois soustrait le mauvais goût, n’est restée que la gêne, la mauvaise conscience, l’omission de qui n’aime pas voir, et j’ai assemblé un court solo à partir de là, à partir de mouvements qui me semblaient aller juste ensemble. Et j’ai adoré, danser intime et dérisoire, cela faisait si longtemps.

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21-22 janvier

Week-end en amoureux, restaurant et burger végétarien le plus gras de mon existence. Le steak de légumes pané au panko (la chapelure japonaise) est une bonne idée en soi ; encore faudrait-il l’essorer en le sortant du bain de friture.

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26 janvier

Porte de garage avec le château de Disneyland et, dans la police ad hoc "Robbey"
Hôtel de Ville de Roubaix façon Disneyland Paris

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27 janvier

Une amie passe à la télévision pour parler de sa boîte de production.  À l’aise, lumineuse. Surprise : une de mes photos passe incidemment à la télé avec elle.

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28 janvier 

Vendredi matin, pendant les grands jetés, la prof de danse a crié mon prénom : « ne mets pas tes bras derrière toi ! » Je n’ai pas eu le temps de corriger avant l’atterrissage : second lumbago du mois. Hardcore cette fois. Ce n’est pas tant la douleur aiguë de l’instant où le disque pincé proteste et les muscles alentours se verrouillent pour protéger la zone — celle-ci, je la connais, paralysante mais brève —, qu’une intense crispation en continu. Elle s’intensifie dès que je tente de m’asseoir, diminue quand je marche, mais ne disparaît pas, même si je reste allongée ou debout. Je maudis le généraliste qui ne me prescrit aucun anti-douleurs alors que je rêve de Lamaline, mais bizarrement, je suis de bonne humeur, d’excellente humeur même, occupée à me dandiner-divertir-travailler devant l’ordinateur posé sur la cheminée, à tenir jusqu’au rendez-vous avec l’ostéo — cinq jours.

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29 janvier

Alors que je me disais qu’il serait peut-être temps de me désabonner de la newsletter de Charly Clements, voilà que la dessinatrice nous encourage à soumettre un dessin pour une carte de Saint-Valentin sur le site Thortful. Mes premiers essais murins sont rapidement rejetés (enfin… acceptés mais sans être ajoutés au catalogue, donc introuvables). La modération a été très rapide, bien inférieure aux 15 jours annoncés ; peut-être la résolution est-elle trop juste. J’essaye avec un dessin vectoriel : cette fois-ci la modération prend du temps (rejet également).

Je repense à ce dessinateur qui soumet pendant des années des cartoons au New Yorker sans se décourager, s’amuse des rejets, en fait même un motif de fierté. Si j’essayais ? Je ne suis pas dessinatrice, je n’ai aucune légitimité, et partant aucun ombrage à prendre de rejets dans un domaine qui n’est pas le mien. Si je m’entrainais à échouer joyeusement ? à en faire le prétexte d’un élan créatif renouvelé ? Nouvelle lubie : faire accepter un de mes dessins. Parmi tous mes essais, essayer d’en transformer au moins un, faire exister quelque chose en-dehors de mon cercle amical, me donner les moyens de.

Noël, c’est aussi

Je perds l’attention d’É. et cela me fait prêter l’oreille à ce qu’il se passe derrière nous. Des éclats de voix. Rends-moi mon téléphone. Tu te fous de ma gueule. Tentatives de récupération, esquives, ils bougent dans l’espace vide du RER comme dans une cour de récréation, mais ce ne sont pas des enfants. Rends-moi mon téléphone. La répétition est suppliante, mais le ton ne l’est pas, ni en colère, plutôt neutre (pour ne pas envenimer les choses ? parce qu’elle sait que c’est vain ?). Tu te fous de ma gueule. Ça se charge de colère. Tu ne trouveras rien, il n’y a rien. On se demande avec É. s’il faut intervenir, et surtout comment. On se lève, on  se place derrière eux, derrière les portes. Tu te fous de ma gueule : sur le téléphone confisqué, il scrolle à toute vitesse une discussion de toute évidence graphique privée. Il n’y a rien. Tu te fous de ma gueule. Les monologues rayés continuent de se juxtaposer, mais la présence d’É. derrière lui l’a fait descendre d’un ton. Terminus : tout le monde descend. Il voudrait la planter là, trace dans la colère. Elle lui trottine après. Rends-moi mon téléphone. Cette fois l’imprécation a fonctionné, si l’on veut : on regarde avec incrédulité l’écran briller au sol ; il l’a jeté derrière lui avec force comme un fumeur énervé se débarrasserait d’un mégot. La violence physique écartée dans l’immédiat, on ne s’en mêle pas, espérant que la jeune femme poursuivra son chemin seule plutôt que si mal accompagnée. On poursuit le nôtre. Quelques centaines de mètres plus tard, derrière les vitres de la voiture venue nous chercher, des éclats de voix percent l’habitacle : ce sont les mêmes qui s’obstinent à faire couple et s’invectivent, encombrés de paquets.

Noël, c’est aussi la bûche dans la cuisine avec le colonel Moutarde.

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Ma grand-mère fatigue debout à émietter le saumon ; je prends le relai. J’ausculte du bout des couverts la chair translucide, tout juste précuite, écarte le blanc, le gris, le gras, les arrêtes prises dedans. J’émiette. Derrière moi, chacun s’affaire ou attend une tâche de Mum, qui orchestre la brigade de cuisine. Le riz, les épinards et le biscuit à la cuillère sont réservés. Le caramel menace de brûler. Les blancs comment à monter en neige dans le robot pâtissier. La vaisselle s’accumule et disparaît en fonction de la disponibilité de l’évier. Les torchons n’ont pas le temps de sécher. Il faut étaler la pâte feuilletée. Encore un filet à émietter. Où sont rangés les plats qui vont au four ? Au final, j’aurai juste (un peu trop) cuit les blinis, émietté le saumon, concassé la nougatine refroidie. Trois arrêtes m’auront échappées mais toutes retrouvées dans ma part de koulibiac, c’est justice.

Noël, c’est aussi Mum qui s’affale crevée dans le canapé au moment de lancer les festivités ; elle est en cuisine depuis le milieu de l’après-midi.

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Ma grand-mère a installé sur le buffet l’immense crèche provençale de feu mon grand-père : les santons par dizaines, mais aussi les petites maisons fabriquées en cageot, le ciel peint en carton, la rivière en papier d’alu.  Ce n’est pas affaire de religion, mais de collectionneur. Il y a d’ailleurs quelque part un fichier Excel avec le nom de tous les santons acquis année après année à Aubagne, et des casiers numérotés pour les ranger, réalisés sur mesure pour correspondre aux formes variées (n’oublions pas le montreur d’ours, l’âne, le mage agenouillé, le meunier avec ses sacs de farine sur l’épaule). On s’amuse de l’Arlésienne toute poitrine dehors, de la facture plus ou moins léchée des figurines et inévitablement, on se remémore les anges de ma cousine et moi. La peinture de santons bruts en terre cuite avait occupé un après-midi d’enfance, avec des résultats très contrastés. En bonne élève appliquée, j’avais peint la robe bleu pâle, les cheveux blonds, la bouche rouge, lèvres légèrement séparées, et les ailes blanches avec, comble du raffinement, de légers traits argentés — un ange parfaitement niais. Ma cousine, moins patiente, plus anticonformiste, avait barbouillé son santon selon l’humeur du moment : robe noire, yeux charbonneux, cheveux roux dégoulinant en flammes de l’enfer — meet Lucifer. Montre-moi ton santon, je te dirai qui tu es. Chaque année, on s’en rappelle en riant, chacune plus admirative du santon de l’autre (plus appliqué, plus orginal), mais se moquant également de l’un et de l’autre, l’ange kitsch et l’ange hard rock.

Noël, c’est aussi É. qui offre un caganer à ma grand-mère, un santon typiquement catalan qu’on ne retrouve pas dans la crèche provençale, pantalon baissé, en train de déféquer.

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Noël ne serait pas vraiment Noël sans tête de moine, ce fromage qui se froufroute à la manivelle et se mange avant même d’avoir été déposé dans une coupelle. C’est probablement l’aliment de fêtes auquel je tiens le plus, bien davantage que le foie gras (boudé comme toutes les viandes depuis que je suis devenue presque VG), les huîtres (objets d’un désamour) ou le saumon fumé (banalisé). Cette année, la sainte-trinité a d’ailleurs été partiellement rétrogradée de l’entrée à l’apéritif, de sorte que nous avions encore faim pour le koulibiac et sa divine pâte feuilletée maison. Un peu moins en revanche pour la mini-fondue savoyarde qui a suivie, le Mont d’or ayant été chargé à lui seul de remplacer le plateau de fromages. L’omelette norvégienne au sorbet poire a glissé toute seule, minuit à l’approche.

Noël, c’est aussi chercher la recette du Mont d’or au four, s’apercevoir qu’on n’a pas de vin blanc et, qu’à cela ne tienne, le remplacer par du champagne.

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Maison Kaufman & Broad de série américaine avec salon cathédrale (et des lézardes de plus en plus grosses). Flûtes ouvragées en cristal épais (caisse de champagne achetée via le CE). Pulls en cachemire (Bompard dans les paquets ou sur Vinted). Cadre argenté sur un guéridon (bouille ronde de mon cousin qui a depuis coupé les ponts). Carafe à vin de dessin animé, à soulever à deux mains (pour aérer un vin bouchonné : 2006, c’était il y a 16 ans. 16 ans à la cave). Assiettes assorties (d’un service désuet). Tapisserie murale, cadres et tapis épais (parfois élimés).

Noël chez ma grand-mère, c’est aussi me rappeler que, même sans rang de perle, sans messe, sans être propriétaires, sans en avoir le mode de vie quotidien, nous sommes des bourgeois, nous avons la chance d’une certaine aisance, l’habitude des belles choses et de parfois les oublier.

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Mi-bas noirs dans des sandales dorées : c’était déjà un choix contestable niveau mode ; cela s’est révélé une mauvaise idée niveau sécurité.

Noël, c’est aussi Mum qui tombe dans l’escalier et n’en finit pas de chuter. Le tube de Voltarène aura été son premier cadeau.

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Noël c’est aussi et surtout la lumière, toutes les lumières, celles qui flambent autour de la bûche dans la cheminée, en guirlande dans le sapin, en reflets qui tintinnabulent silencieusement sur les boules et l’ange en verre, le long des parois des flûtes en cristal, sur le plateau argenté, en bordure des cadres métallisés, sur les bolduc frisés, les papiers cadeaux bientôt froissés, dans nos yeux un peu plus myopes d’être fatigués, multitude de lumières prêtes à être transformées en bokeh par la mémoire, d’autant plus rayonnantes et chaleureuses qu’elles seront floues – un cocon qui nous récupère d’année en année. Je m’y sens bien l’espace d’une soirée, dans cette parenthèse d’enfance où l’âge adulte ne peut arriver.

Version-con-re

Tout est toujours moins difficile qu’on l’imagine.
Mais aussi : tout est toujours moins facile qu’on l’imagine.
En évitant la contradiction : tout est toujours moins insurmontable et plus laborieux qu’on l’imagine.

Tout est toujours moins difficile qu’on l’imagine.

Me reconvertir comme professeur de danse ? C’était tellement loin, une lubie parmi d’autres. Pourquoi ne pas faire plutôt du chocolat (une spécialisation en sus du CAP pâtisserie, qui exige plus ou moins de se lever à 6h du matin), de l’ostéopathie (5 ans d’études), du graphisme (ma passion pour les secteurs encombrés ne se dément pas) ou de l’UX design (réaction allergique au bullshit nécessaire pour faire rétroactivement passer l’intuition pour le résultat d’une méthode) ? Pourquoi pas professeur de danse, alors ? Certes, je n’ai aucune affinité avec les enfants, mais rien n’empêche d’enseigner à des adultes une fois le diplôme en poche — diplôme spécifiquement créé pour protéger les enfants, mais chut, il faut bien s’illusionner un peu si on veut faire la moindre chose dans la vie.

Je suis revenue à la danse comme je m’en étais éloignée : de manière presque inconsciente, évitant précautionneusement d’y regarder de trop près. Après tout, demander au ministère de la Culture la transformation de ma médaille de conservatoire en équivalence pour l’EAT* n’engageait à rien… J’ai envoyé un dossier et reçu la dispense, tamponnée sur un livret de formation.

Au point où j’en étais, je pouvais envoyer un dossier de candidature, ça n’engageait pas à grand-chose : 5 places pour l’une des deux formations publiques de France avec une filière dédiée à la danse classique (et la seule sans audition), c’est peu, je risquais de n’être pas retenue. Autant voir avant de fantasmer, il serait toujours temps d’aviser. J’ai envoyé un dossier et reçu un mail d’admission.

– Oui ; mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ?

J’ai fait semblant de croire que la décision avait été prise par l’école. Admise, il aurait été bête de reculer. J’ai annoncé que je m’éloignais au boyfriend tout frais, trouvé un appartement le premier jour de visite à Lille et Roubaix, dit au revoir à ma psy, qui m’a parlé de flèches plus faciles à mettre quand on savait où les décocher, posé ma démission, fait mes cartons, déménagé, bref tout enchaîné pour éviter de penser à quoi tout ça engageait. J’étais embarquée.

Mais aussi : tout est toujours moins facile qu’on l’imagine.

J’étais consciente qu’il y aurait du travail (notamment pour l’épreuve de musique qui à elle seule m’a convaincue que je ne pourrais pas bachoter les UV théoriques seule dans mon coin), mais confiante sur ma capacité à reprendre des études (les ayant quittées seulement 7 ans auparavant, souligneront les mauvaises langues qui n’auront pas oublié mes interminables master 2). Après tout, j’ai toujours été une bonne élève…

La bonne élève bonne à rien

C’est justement là le problème que je n’avais pas été anticipé : j’ai toujours été une bonne élève. Attentive, consciencieuse, appliquée, en un mot : docile. En reprenant place à un petit bureau d’étudiante, j’ai repris mes réflexes d’étudiante, tous mes réflexes d’étudiante, ceux qui aident à rédiger un devoir ou à apprendre un cours, mais aussi ceux que j’avais oubliés avec délice, que je pensais morts et enterrés : la suée au moment de prendre la parole au sein d’un grand groupe, la déférence envers le professeur, fût-il intérieurement jugé sot, l’infériorité intériorisée face à celui-ci, la perfection-sinon-rien, sinon tu es nulle, indigne d’être aimée, à commencer par toi-même (surtout par toi-même) — bref, les affres classiques de la bonne élève, pas bête mais disciplinée, corsetée de discipline anxieuse. Manifestement, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas.

Sauf qu’entre-temps, entre 20 et 30 ans, je suis devenue quelqu’un d’autre que cette bien-surnommée psychokhâgneuse. Et comme les amateurs de films de paradoxes temporels le savent, il est dangereux de court-circuiter les temporalités. Je ne peux pas à la fois avoir 20 et 34 ans, assumer mes idées et acquiescer à ce qui les contrarie, les taire et les soumettre au débat, avoir conscience de ce que je sais sans me laisser terrasser par ce que je ne sais pas. Trop de choses sont encodées de manière binaire chez moi, tout ou rien. Ça crée des courts-circuits, qui me renvoient parfois inutilement loin, avec une gestion émotionnelle de collégienne. J’ai cru tenir quelque chose en identifiant le déséquilibre hormonal créé par une pilule que mon corps ne supportait plus, mais cela n’a (évidemment ?) pas tout résolu. Aujourd’hui encore, dans ma deuxième année de reprise d’études, je bataille pour sortir d’une adolescence qui se rouvre parfois sous mes pieds sans crier gare.

L’allergie au bullshit

Je n’aimais déjà pas beaucoup la fac dans ma vingtaine (la tendance qu’ont les universitaires à passer plus de temps à polir leur boîte à outils qu’à s’en servir…) ; ça ne s’arrange pas avec la trentaine. Je deviens intolérante au bullshit, pire qu’au lactose. J’ai des envies furieuses de gribouiller de grands HORS SUJET dans les marges des plaquettes de formation. Il ne suffit pas d’inscrire « corps » devant « immigration et frontières » pour obtenir un cours qui fasse résonner la danse. Pas plus que l’existence de Danse avec les loups ne constitue une raison suffisante pour inscrire la lecture d’un essai d’éthologie sur le pistage des loups dans le cursus. Et on ne donne pas Surveiller et punir en lecture autonome à des L2 (non philosophes). Libre au professeur de nous faire faire des liens inattendus, mais c’est à lui de les amener dans son cours, au lieu de balancer l’ouvrage en nous demandant de lui trouver une justification. Oui à l’ouverture, non à l’absence de lien. (Et cette impression latente d’être impertinente si je souligne ce manque de pertinence…).

Loup perché sur un rocher qui est en réalité un bras de danseuse ; dans le ciel, des constellations où les étoiles sont remplacées par des empreintes de loup ; sur la neige, des traces qui reprennent la notation de danse Feuillet
Le lien entre danse et pistage des loups n’a aucun fondement, mais je me suis bien amusée à réaliser cette illustration, j’en suis même un peu fière (les traces dans la neige imitent la notation Feuillet). J’ai décidé de prendre du plaisir là où je pouvais en trouver, à défaut de sens. (Avez-vous vu la main ?)

À partir de quel degré d’ouverture n’a-t-on plus de lieu propre ? Quand tout est de la danse, celle-ci perd toute spécificité, ravalée au rang de métaphore. C’est un peu dommage quand on sait qu’il n’y a en France que deux départements universitaires consacrés à la danse (à Lille, donc, et à Paris 8). À quelle légitimité peut-on prétendre quand on lorgne partout ailleurs que sur son sujet ? La plaquette annonçait pourtant l’étude des danses scéniques occidentales. En 1 an et demie, on peut compter sur une main les références aux danses classique, jazz et urbaines — la danse contemporaine raflant la mise.

Bullshit, bullshit, bullshit… je fais un usage disproportionné de ce mot, ces derniers temps. J’imagine qu’il traduit un ras-le-bol global de ce qu’on me fait étudier (ou de ce qu’on ne me fait pas étudier). J’ai la fac en ligne de mire, mais l’école n’en est pas entièrement exempte. À force de l’invoquer à tort et à travers, je commence à être écœurée par la choréologie, outil pourtant fort pratique pour analyser des composantes du mouvement qui passent généralement sous le radar. Je n’entends plus le propos, seulement une litanie un rien sectaire. Lorsque l’enseignante dessine une énième fois sa rosace sur le paperboard, j’ai envie de mordre : avec ça, on a tout et rien dit. La répétition a vidé le schéma de sa substance, et l’on s’on mis à aduler l’outil au lieu de s’en servir. Apprenez-moi ce que vous savez, je vous en remercie vivement, mais par pitié ne faites pas semblant ; je sais désormais quand vous n’en savez pas davantage.

Dessin d'un pentagramme et une rosace labanienne à 5 pétales, avec le texte "Merci de ne pas confondre invocation démoniaque et invocation labanienne"

Mais bullshit, ne serait-ce pas non plus un mot fourre-tout que j’utilise pour mettre à distance ce qui échappe à mes attentes ? Un rempart que brandirait ma réticence au changement ou ma culpabilité de ne pas arriver avec un bagage technique suffisant ?

La crise de légitimité

Ce regard critique devrait me permettre de compenser mes réflexes de bonne élève docile, et de trouver la position qui pourra être la mienne en tant que professeur. Mais la contradiction affole mon curseur intérieur plus qu’elle ne l’aide à se positionner. À remettre en cause tout ce que je croyais savoir sur la danse ou même sur moi, je finis par douter de tout, à commencer de moi.

On n’arrête pas de nous répéter que nous sommes avant tout des danseurs, que nous devons rester des artistes en devenant professeurs, et cette lutte contre l’idée que les professeurs de danse seraient des artistes de seconde zone est noble. Sauf que c’est la réalité que nous renvoie le monde de la danse : j’ai échoué à devenir une interprète professionnelle, je n’étais pas assez douée ou travailleuse pour cela, et à une ou deux exception près, il en va de même pour le reste de la promotion.

Il n’en reste pas moins vrai que les qualités de danseur et de pédagogue ne se recoupent que partiellement : un excellent danseur ne fait pas forcément un bon pédagogue. Mais quid de la réciproque, ne cesse de me souffler une petite voix intérieure : un danseur moyen peut-il se révéler excellent pédagogue ? Comment transmettre des choses qu’on n’a pas (pas encore ?) soi-même maîtrisées ?

J’essaye de me rassurer comme je peux en me répétant ce mantra : tous les maîtres nageurs n’entrainent pas l’équipe de natation olympique ; certains apprennent juste à nager. Et j’essaye de me dépatouiller avec ça, avec l’exigence de la danse classique et son corollaire, un apprentissage particulièrement ingrat. J’essaye de lutter contre l’élitisme que son idéal a instillé en moi. Je me demande parfois si j’ai bien fait de me lancer dans cette reconversion quand je me surprends à avoir un réflexe de répulsion devant des storys d’apprenties danseuses pataudes. Heureusement, il y a aussi des moments en studio où le jugement s’évapore dans la relation : mercredi dernier, j’ai croisé le regard d’une jeune élève à fond dans son épaulement Raymonda, toute tordue, tout sourire ; en me voyant sourire, elle s’est mise à sourire plus grand encore. Ça, là, c’est ça que je cherche. Je cherche ma place, quelque part en quiconque, pas bien sûre de l’exercice à venir alors que la musique va bientôt commencer.

 

* EAT = épreuve d’admission technique, préalable nécessaire pour s’inscrire à la préparation au diplôme d’État.