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Tout est toujours moins difficile qu’on l’imagine.
Mais aussi : tout est toujours moins facile qu’on l’imagine.
En évitant la contradiction : tout est toujours moins insurmontable et plus laborieux qu’on l’imagine.

Tout est toujours moins difficile qu’on l’imagine.

Me reconvertir comme professeur de danse ? C’était tellement loin, une lubie parmi d’autres. Pourquoi ne pas faire plutôt du chocolat (une spécialisation en sus du CAP pâtisserie, qui exige plus ou moins de se lever à 6h du matin), de l’ostéopathie (5 ans d’études), du graphisme (ma passion pour les secteurs encombrés ne se dément pas) ou de l’UX design (réaction allergique au bullshit nécessaire pour faire rétroactivement passer l’intuition pour le résultat d’une méthode) ? Pourquoi pas professeur de danse, alors ? Certes, je n’ai aucune affinité avec les enfants, mais rien n’empêche d’enseigner à des adultes une fois le diplôme en poche — diplôme spécifiquement créé pour protéger les enfants, mais chut, il faut bien s’illusionner un peu si on veut faire la moindre chose dans la vie.

Je suis revenue à la danse comme je m’en étais éloignée : de manière presque inconsciente, évitant précautionneusement d’y regarder de trop près. Après tout, demander au ministère de la Culture la transformation de ma médaille de conservatoire en équivalence pour l’EAT* n’engageait à rien… J’ai envoyé un dossier et reçu la dispense, tamponnée sur un livret de formation.

Au point où j’en étais, je pouvais envoyer un dossier de candidature, ça n’engageait pas à grand-chose : 5 places pour l’une des deux formations publiques de France avec une filière dédiée à la danse classique (et la seule sans audition), c’est peu, je risquais de n’être pas retenue. Autant voir avant de fantasmer, il serait toujours temps d’aviser. J’ai envoyé un dossier et reçu un mail d’admission.

– Oui ; mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ?

J’ai fait semblant de croire que la décision avait été prise par l’école. Admise, il aurait été bête de reculer. J’ai annoncé que je m’éloignais au boyfriend tout frais, trouvé un appartement le premier jour de visite à Lille et Roubaix, dit au revoir à ma psy, qui m’a parlé de flèches plus faciles à mettre quand on savait où les décocher, posé ma démission, fait mes cartons, déménagé, bref tout enchaîné pour éviter de penser à quoi tout ça engageait. J’étais embarquée.

Mais aussi : tout est toujours moins facile qu’on l’imagine.

J’étais consciente qu’il y aurait du travail (notamment pour l’épreuve de musique qui à elle seule m’a convaincue que je ne pourrais pas bachoter les UV théoriques seule dans mon coin), mais confiante sur ma capacité à reprendre des études (les ayant quittées seulement 7 ans auparavant, souligneront les mauvaises langues qui n’auront pas oublié mes interminables master 2). Après tout, j’ai toujours été une bonne élève…

La bonne élève bonne à rien

C’est justement là le problème que je n’avais pas été anticipé : j’ai toujours été une bonne élève. Attentive, consciencieuse, appliquée, en un mot : docile. En reprenant place à un petit bureau d’étudiante, j’ai repris mes réflexes d’étudiante, tous mes réflexes d’étudiante, ceux qui aident à rédiger un devoir ou à apprendre un cours, mais aussi ceux que j’avais oubliés avec délice, que je pensais morts et enterrés : la suée au moment de prendre la parole au sein d’un grand groupe, la déférence envers le professeur, fût-il intérieurement jugé sot, l’infériorité intériorisée face à celui-ci, la perfection-sinon-rien, sinon tu es nulle, indigne d’être aimée, à commencer par toi-même (surtout par toi-même) — bref, les affres classiques de la bonne élève, pas bête mais disciplinée, corsetée de discipline anxieuse. Manifestement, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas.

Sauf qu’entre-temps, entre 20 et 30 ans, je suis devenue quelqu’un d’autre que cette bien-surnommée psychokhâgneuse. Et comme les amateurs de films de paradoxes temporels le savent, il est dangereux de court-circuiter les temporalités. Je ne peux pas à la fois avoir 20 et 34 ans, assumer mes idées et acquiescer à ce qui les contrarie, les taire et les soumettre au débat, avoir conscience de ce que je sais sans me laisser terrasser par ce que je ne sais pas. Trop de choses sont encodées de manière binaire chez moi, tout ou rien. Ça crée des courts-circuits, qui me renvoient parfois inutilement loin, avec une gestion émotionnelle de collégienne. J’ai cru tenir quelque chose en identifiant le déséquilibre hormonal créé par une pilule que mon corps ne supportait plus, mais cela n’a (évidemment ?) pas tout résolu. Aujourd’hui encore, dans ma deuxième année de reprise d’études, je bataille pour sortir d’une adolescence qui se rouvre parfois sous mes pieds sans crier gare.

L’allergie au bullshit

Je n’aimais déjà pas beaucoup la fac dans ma vingtaine (la tendance qu’ont les universitaires à passer plus de temps à polir leur boîte à outils qu’à s’en servir…) ; ça ne s’arrange pas avec la trentaine. Je deviens intolérante au bullshit, pire qu’au lactose. J’ai des envies furieuses de gribouiller de grands HORS SUJET dans les marges des plaquettes de formation. Il ne suffit pas d’inscrire « corps » devant « immigration et frontières » pour obtenir un cours qui fasse résonner la danse. Pas plus que l’existence de Danse avec les loups ne constitue une raison suffisante pour inscrire la lecture d’un essai d’éthologie sur le pistage des loups dans le cursus. Et on ne donne pas Surveiller et punir en lecture autonome à des L2 (non philosophes). Libre au professeur de nous faire faire des liens inattendus, mais c’est à lui de les amener dans son cours, au lieu de balancer l’ouvrage en nous demandant de lui trouver une justification. Oui à l’ouverture, non à l’absence de lien. (Et cette impression latente d’être impertinente si je souligne ce manque de pertinence…).

Loup perché sur un rocher qui est en réalité un bras de danseuse ; dans le ciel, des constellations où les étoiles sont remplacées par des empreintes de loup ; sur la neige, des traces qui reprennent la notation de danse Feuillet
Le lien entre danse et pistage des loups n’a aucun fondement, mais je me suis bien amusée à réaliser cette illustration, j’en suis même un peu fière (les traces dans la neige imitent la notation Feuillet). J’ai décidé de prendre du plaisir là où je pouvais en trouver, à défaut de sens. (Avez-vous vu la main ?)

À partir de quel degré d’ouverture n’a-t-on plus de lieu propre ? Quand tout est de la danse, celle-ci perd toute spécificité, ravalée au rang de métaphore. C’est un peu dommage quand on sait qu’il n’y a en France que deux départements universitaires consacrés à la danse (à Lille, donc, et à Paris 8). À quelle légitimité peut-on prétendre quand on lorgne partout ailleurs que sur son sujet ? La plaquette annonçait pourtant l’étude des danses scéniques occidentales. En 1 an et demie, on peut compter sur une main les références aux danses classique, jazz et urbaines — la danse contemporaine raflant la mise.

Bullshit, bullshit, bullshit… je fais un usage disproportionné de ce mot, ces derniers temps. J’imagine qu’il traduit un ras-le-bol global de ce qu’on me fait étudier (ou de ce qu’on ne me fait pas étudier). J’ai la fac en ligne de mire, mais l’école n’en est pas entièrement exempte. À force de l’invoquer à tort et à travers, je commence à être écœurée par la choréologie, outil pourtant fort pratique pour analyser des composantes du mouvement qui passent généralement sous le radar. Je n’entends plus le propos, seulement une litanie un rien sectaire. Lorsque l’enseignante dessine une énième fois sa rosace sur le paperboard, j’ai envie de mordre : avec ça, on a tout et rien dit. La répétition a vidé le schéma de sa substance, et l’on s’on mis à aduler l’outil au lieu de s’en servir. Apprenez-moi ce que vous savez, je vous en remercie vivement, mais par pitié ne faites pas semblant ; je sais désormais quand vous n’en savez pas davantage.

Dessin d'un pentagramme et une rosace labanienne à 5 pétales, avec le texte "Merci de ne pas confondre invocation démoniaque et invocation labanienne"

Mais bullshit, ne serait-ce pas non plus un mot fourre-tout que j’utilise pour mettre à distance ce qui échappe à mes attentes ? Un rempart que brandirait ma réticence au changement ou ma culpabilité de ne pas arriver avec un bagage technique suffisant ?

La crise de légitimité

Ce regard critique devrait me permettre de compenser mes réflexes de bonne élève docile, et de trouver la position qui pourra être la mienne en tant que professeur. Mais la contradiction affole mon curseur intérieur plus qu’elle ne l’aide à se positionner. À remettre en cause tout ce que je croyais savoir sur la danse ou même sur moi, je finis par douter de tout, à commencer de moi.

On n’arrête pas de nous répéter que nous sommes avant tout des danseurs, que nous devons rester des artistes en devenant professeurs, et cette lutte contre l’idée que les professeurs de danse seraient des artistes de seconde zone est noble. Sauf que c’est la réalité que nous renvoie le monde de la danse : j’ai échoué à devenir une interprète professionnelle, je n’étais pas assez douée ou travailleuse pour cela, et à une ou deux exception près, il en va de même pour le reste de la promotion.

Il n’en reste pas moins vrai que les qualités de danseur et de pédagogue ne se recoupent que partiellement : un excellent danseur ne fait pas forcément un bon pédagogue. Mais quid de la réciproque, ne cesse de me souffler une petite voix intérieure : un danseur moyen peut-il se révéler excellent pédagogue ? Comment transmettre des choses qu’on n’a pas (pas encore ?) soi-même maîtrisées ?

J’essaye de me rassurer comme je peux en me répétant ce mantra : tous les maîtres nageurs n’entrainent pas l’équipe de natation olympique ; certains apprennent juste à nager. Et j’essaye de me dépatouiller avec ça, avec l’exigence de la danse classique et son corollaire, un apprentissage particulièrement ingrat. J’essaye de lutter contre l’élitisme que son idéal a instillé en moi. Je me demande parfois si j’ai bien fait de me lancer dans cette reconversion quand je me surprends à avoir un réflexe de répulsion devant des storys d’apprenties danseuses pataudes. Heureusement, il y a aussi des moments en studio où le jugement s’évapore dans la relation : mercredi dernier, j’ai croisé le regard d’une jeune élève à fond dans son épaulement Raymonda, toute tordue, tout sourire ; en me voyant sourire, elle s’est mise à sourire plus grand encore. Ça, là, c’est ça que je cherche. Je cherche ma place, quelque part en quiconque, pas bien sûre de l’exercice à venir alors que la musique va bientôt commencer.

 

* EAT = épreuve d’admission technique, préalable nécessaire pour s’inscrire à la préparation au diplôme d’État.

Journal de juillet

1er juillet

Ich bin dein Mensch au ciné. Wow. Tony Erdmann vibes, but so much more. Ce film allemand est sorti en France avec un titre anglais légèrement plus lisse que l’original : littéralement, I’m your man aurait du s’intituler I’m your human, soulignant l’étrangeté de l’humanoïde que l’héroïne est censée tester comme partenaire romantique, alors qu’elle n’en a nulle envie. Le gag komisch vire à la thérapie en se prenant dans un enchevêtrement de désirs qui transforment la comédie romantique SF en mélodrame existentiel. C’est tellement juste d’être décalé que ça m’a pas mal remuée. Il faudrait un article entier pour commencer à rendre justice à ce film et apaiser les questions qu’il soulève ; si cela ne me taraude plus trop, c’est uniquement parce que j’ai pu en discuter avec Alena sur Twitter.

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2 juillet

…3 au 9 juillet

Je n’étais pas revenue en Dordogne depuis les 60 ans de mon père, il y a 3 ans, et je n’avais pas séjourné chez lui depuis… quelques années de plus.

Ça matche entre le boyfriend et mon père. Ils sont plus surpris que moi : je n’avais pas grand doute depuis le week-end campagnard et festif de l’été dernier. En voyant le boyfriend parmi ses potes, dans une atmosphère barbecue-bière, j’avais eu l’impression de retrouver les tablées auxquelles j’assistais enfant lors des week-ends paternels. De fait, mon père a été ravi de trouver un compagnon de grillade et de rosé… et de bière et de vin rouge, le premier soir uniquement : au lit, dans l’ancienne chambre de mon demi-frère, le boyfriend s’est mis à glousser que Daniel Craig le regardait. J’ai jeté un coup d’œil dépité au poster avant d’éteindre et qu’il se mette à ronfler ; jamais 007 n’aurait emballé avec une haleine aussi avinée.

Ce que je n’avais pas anticipé, sous-estimant le patriotisme breton, c’est que ça matcherait aussi entre le boyfriend et ma belle-mère. Plougastel, la Trinité-sur-mer, Quiberon… il y a eu du name-dropping gorgé de souvenirs, des galettes de sarrasin, et dame, ça a communié dans l’ode au beurre salé. C’est vraiment une vraie bretonne, ta belle-mère, qu’il répète, épaté par cet inattendu rassemblement de la diaspora bretonne en Dordogne. Et de mentionner avec émotion le far aux pruneaux du déjeuner, comme un trésor d’enfance perdu subitement ressurgi ; j’ai cru qu’il n’allait pas s’en remettre.

On a fait découvrir au boyfriend quelques coins sympas de la région, l’occasion pour moi de ranger dans la bonne ville les souvenirs de Sarlat, du vieux Périgueux ou de Saint-Léon. Ce dernier ne m’évoque rien. Mais si, on y a été, on avait attendu des plombes un feu d’artifices. Encéphalogramme plat. C’est en voyant la forme de lanterne des lampadaires que je me suis souvenue des bestioles qui tournaient autour, de l’atmosphère médiévale très Gaspard de la nuit et de la lune comme une perle d’huître avec ses écailles de nuage. Écrasée par le soleil, Saint-Léon ne se ressemble pas du tout. Mais on y a pris un pot. Gobelet ou paille ? La main de ma belle-mère est déjà au-dessus du bouquet de pailles, alors je me hâte de préciser : une paille jaune. Elle soupire-rit : mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ? Sans répondre, je dirais : une adulte heureuse comme une gamine d’avoir une paille assortie à sa limonade artisanale. On repart dare-dare ; on a le pot efficace, ici.

Guinguette gourmet : rillettes de truite à l’aneth et aux baies roses, et délicieuse burrata de *chèvre* avec des courgettes marinées

Dîner avec mon demi-frère et sa nouvelle copine. On ne s’était pas vus depuis 3 ans, 5 avant ça. Le boyfriend se retient de faire du rentre-dedans à ce qui pour lui crie le macronisme flamboyant. Pantalon à carreaux, montre, mocassins, portefeuille en cuir fait maison, gouaille et bronzage assortis ; pour moi, ils font le show.

Quand on n’est pas en train de manger, on digère. Parfois, on digère et on fait autre chose en même temps : lire un roman à l’ombre des feuillages (ich bin’s), lire un polar au soleil (ma belle-mère), dessiner sur sa tablette (le boyfriend), regarder écouter dormir ronfler devant le Tour de France (papou). Malgré cette inactivité chronique, je mets du temps à retrouver le temps long des grandes vacances. Il survient quelques jours avant le départ, enfin accordé au bruit des cigales… que je n’avais jamais entendues en Dordogne. (Avant mon départ, une copine parisienne m’avait souhaité un bon voyage dans le Sud. La Dordogne, le Sud ? Ce n’est pas la Provence, hein. Mais finalement, peut-être que si, un peu, à force d’errance climatique.)

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10 juillet

Trois tout petits bols, heureusement très très bons (l’aubergine fumée !), et moi n’ayant pas très très faim après le marathon périgourdin : le rattrapage d’anniversaire de Melendili a lieu dans un resto grec du 5e arrondissement. On déjeune avec entrain et on bitche mollement. On est bien en terrasse avec nos lunettes de soleil, puis au jardin du Luxembourg avec deux boules de la Fabrique givrée (il fallait nous voir avec nos mini-cuillères en carton-bois, pas encore sorties de la boutique, à goûter et faire goûter tous nos parfums).

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11 juillet

L’ostéo me demande combien d’heures par semaine je danse dans l’année. Addition rudimentaire : pas tant que ça, environ 6 heures. Elle rétorque que pour le corps, c’est déjà beaucoup, c’est considéré comme une pratique intensive. Je tais qu’une danseuse pro dirait que beaucoup de danse, c’est cette même dose mais quotidienne, pas hebdomadaire.

Conseils pour la tendinite : boire beaucoup, ne pas croiser les jambes au repos, aller marcher dans la mer froide. Cela va être l’occasion de découvrir Calais et les autres plages du Nord.

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12 juillet

Depuis quelques années qu’A. est expatriée au bout du monde, je vois bien à chaque retour que c’est le marathon pour essayer de caser tout le monde. Je le perçois aussi à mon échelle dérisoire de déménagement à 3h de Paris (Lille-Paris, c’est 1h de train, mais avec le métro de part et d’autre ainsi que les temps de sécurité minimaux, on est plus proche des 3h) : impossible de passer du temps de qualité avec toutes les personnes que j’aimerais à chaque week-end parisien (mensuel, en gros). Mais se voir pour dire qu’on s’est vus, j’ai vite abandonné. Du coup, quand j’ai compris que j’allais faire 40 minutes de métro aller pour être casée dans un emploi du temps affolé entre un petit-déjeuner amical et une après-midi familiale, ah pardon, encore précédé d’un déjeuner amical, j’ai refusé. Pas grave, on se verrait une autre fois, plus apaisée ; j’avais pleinement conscience d’être celle qui avait fait faux bond au rendez-vous initialement prévu, passé chez le médecin.

Je ne pensais pas déclencher de chamboulement émotionnel, ni de chambardement de planning (mea culpa, amie d’amie que je ne connais pas). Demi-mauvaise conscience de mauvaise amie : j’aurais peut-être dû me rendre disponible pour elle, pour qu’elle ait l’impression d’avoir vu tout son cercle amical et rompu l’isolement de sa vie au bout du monde, quitte à n’en pas retirer grand-chose moi-même. En exigeant une réciprocité d’intérêt dans l’instant même et non dans la durée de l’amitié, je me suis certes montrée franche (la mondanité ne m’intéresse pas, je ne ferai pas semblant de la confondre avec les discussions que nous méritons d’avoir), mais aussi égoïste. Et pourtant, demi-mauvaise conscience seulement : cela nous a permis de passer un vrai bon moment ensemble. Les quelques heures que nous avions devant nous n’ont pas été de trop au regard des tranches de vie que nous nous sommes empiffrées… et de l’heure liminaire passée à fatiguer son fils pour qu’il s’endorme dans la poussette (cet enfant est d’une zenitude incroyable).

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Dans le studio de ma grand-mère parisienne, on discute tous rideaux tirés. Son hypocondrie rend compliqué de convenir d’un rendez-vous, mais tout est facile une fois qu’on se retrouve. Elle a toujours des anecdotes, des questions qui relancent la conversation sans en avoir l’air, et un quelque chose au chocolat à m’offrir.

Elle se plaint de ses douleurs d’arthrose, et je m’étonne que le médecin ne lui ait rien donné pour les soulager : elle a de la Lamaline, mais ne la prends pas sous prétexte que sa voisine (de résidence médicalisée) a éprouvé des vertiges et cru tomber. Je la rassure en disant que j’en ai pris, que mon autre grand-mère en a pris, que ça n’a rien fait – à part faire disparaître la douleur, le but quoi – et la rabroue un peu pour m’assurer qu’elle va la prendre. « Tu m’engueules, c’est bien », s’exclame-t-elle toute contente. Je. Bon. Peine perdue.

J’apprends accessoirement qu’elle prend des anxiolytiques depuis 50 ans. La durée m’impressionne plus qu’elle ne me surprend. Une semaine plus tôt, à l’apéro, mon père disait lui aussi en reprendre. Ma tendance à l’anxiété ne vient décidément pas de nulle part.

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13 juillet

Changement de briques rouges entre Montrouge et Roubaix. J’ai pris mon billet le matin même comme on arrache un pansement, avec moi dans le rôle du pansement, collé à la peau douce du boyfriend (ironie, ma libido est revenue juste à ce moment ; je me savais l’esprit de contradiction, voilà que j’ai le corps assorti).

En entrant, l’appartement me semble moins démesurément grand que ce que je projetais, mais il est aveuglement blanc, plus propre et lumineux que ce que je fantasmais, baigné de calme. Est-ce vraiment là que j’habite ? Ai-je cette chance, et pas seulement pour les vacances ? J’ai fait le tour du locataire, les plans de travail propres, les sols sans poils de chat, les pousses de succulentes même pas mortes.

Plaisir d’être seule : manger à l’heure qu’on veut, faire l’étoile de mer dans le lit, se coucher à l’heure qu’on veut, pas de voix radiophonique, d’intonations journalistiques, d’énervements ou d’enthousiasme YouTubesques, tout live en mute.

Le soir, ça pétarade. J’aperçois quelques fusées dépasser des toits depuis la terrasse (là où les feuilles se dessinent à contrejour sur la photo), mais renonce à me rendre en centre-ville : le temps que j’arrive, ça sera terminé. Pas si sûr vu l’incessant prolongement (mais là, c’est sûr, le temps que j’arrive, ça sera terminé). Repeat once more avec une autre commune limitrophe.

 

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14 juillet

Barre de danse de reprise. Je me doutais que ce serait dur, pas qu’il me faudrait réapprendre à danser.

Chou blanc d’artifice. Je me retrouve toute seule comme une crétine sur la place de la mairie, avec trois idiots à pétards. Roubaix, c’est la banlieue de Lille et ça fonctionne comme à Paris : les banlieues anticipent d’une journée pour laisser à la capitale le jour-J. Retour dépité comme une gosse à la limite de chialer (deux jours plus tard, avant même la fin de la plaquette de pilule, j’ai mieux compris pourquoi). Prête à tourner dans ma rue, je m’arrête : des djeuns lancent des fusées depuis le parc Barbieux. Sans le savoir, ils m’en offrent deux de consolation, dont une avec des escarbilles dorées.

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15 juillet

Barre de danse. Où sont passées mes arabesques ? mes muscles ? mon en-dehors ? La tendinite en revanche ne manque pas à l’appel, sous forme latente.

Retour à la médiathèque. Tous ces livres disponibles qui me tendent gratuitement leurs pages, ça me rend fébrile ; la cueillette risque à tout moment de dégénérer en razzia, je suis déjà passée dans les bande-dessinées au rendez-de-chaussée, les livres s’empilent dans mes bras,  je ne pourrai jamais tout lire, mais ce gros livre sur le sel, le gras, la chaleur et l’acide dans la cuisine, il me le faut, et cet article, là, sur l’arnaque des bouquins de développement personnel ? Je ne vais quand même pas emprunter le magazine ; ce genre de parution, on y passe un temps pas si court pour au final rester sur sa faim ; je regarde juste… et je finis par lire l’article assise sur la moquette en tailleur, comme les mômes dans les rayons manga de la FNAC.

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16 juillet

Avant de reprendre un entraînement spécifique à la danse, mieux vaudrait commencer par me remettre en forme. Ça tirera moins sur le tendon, en plus. Je mixe yoga, renforcement musculaire préconisé par la kiné (beaucoup de relevés pieds parallèles) et training cardiaque proposé par une prof de danse classique.

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Retrouvailles avec mon parc.

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Recette de riz croustillant au curcuma, issue de l’app Jow. En lieu et place du croustillant, j’obtiens un plat pâteux, qui conviendrait davantage à une préparation d’arancini qu’à une dégustation autonome. Le boyfriend me sauvera la seconde portion (sans cesse remuer à feu fort) ; ce n’est pas mal du tout quand c’est croustillant.

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Sur Twitter, on me parle de la technique takadimi pour la lecture de rythmes. J’arrive à peine à prononcer les syllabes ensemble, mais je suis rapidement surexcitée : c’est exactement ce qu’il me faut pour progresser, fixer des syllabes pour chaque rythme de manière à ce qu’ils fusionnent et que la prononciation d’un ensemble de syllabes se fasse automatiquement sur le bon rythme. Ta-di- : double croche. Ta–mi : croche pointée double. Takadimi : deux doubles croches. Dans la vitesse takadimi devient souvent takadémi (comme une académie), mais peu importe.

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17 juillet

Training similaire à la veille avant que ne monte la température – avant même le petit-déjeuner d’ailleurs, histoire que les burps ne se mélangent pas aux burpees. Pas de doute, la tendinite est de retour.

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Journée à 37° avec une baie vitrée exposée plein Sud. Rideaux tirés, je me mets à trier mes photos de Norvège : illusion de fraîcheur.

Ce faisant, je me rappelle un certain nombre de règles :

  • prendre patience et ne pas précipiter ma déception : les photos que je découvre pour la première fois sur un grand écran ne sont ni triées ni traitées ; elles paraissent forcément moins bonnes que celles de mes précédents voyages, cristallisées dans le souvenir de quelques clichés sélectionnés et retouchés ;
  • il ne sert à rien de doubler les prises : même moins bonne techniquement, la première sera quand même meilleure ; l’instinct de la vision se perd dans sa conscientisation ;
  • corollaire : si je veux prendre à la fois des photos au réflex et des photos avec l’iPhone pour pouvoir les partager facilement en ligne, il faut que je commence par la photo au réflex ;
  • trouver comment afficher un niveau à bulles sur le viseur : sur toutes mes photos, l’horizon penche naturellement vers la gauche ; quand j’essaye de rétablir l’horizontale, ça se met à pencher vers la droite ;
  • lors du traitement, commencer par régler la balance des couleurs ;
  • voir comment ça rend en baissant un peu l’exposition – souvent je préfère ;
  • désaturer l’image jusqu’au noir et blanc peut la ruiner (gâchis de golden hour)… ou lui donner une dimension inespérée (disparition des couleurs affadies, remplacées par la lumière).

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Article de la BBC  : « The way we view free time is making us less happy »
Souvenir de L’Avènement des loisirs de Corbin et de cette idée que le travail contamine notre perception du temps jusque dans nos loisirs, lesquels constituent moins une temporalité à part entière qu’un négatif du temps de travail. D’où une tendance à organiser ses loisirs et ses vacances sous forme d’activités panifiables (boire un verre avec machine jeudi à 18h30, cours de danse tous les lundis de 19h à 20h, sortie au parc samedi après-midi, visite de Naples du 14 au 16, de Bari du 17 au 18…).

Je continue à le sentir alors même que j’ai démissionné de mon CDI et bénéfice de vacances universitaires indécemment longues. Il y a un impératif de productivité latent ; il faut que j’ai fait quelque chose de ma journée, un dessin, une lecture, un ensemble de tâches ménagères, n’importe quoi qui s’énonce et s’énumère. Et encore, ces journées justifiées ne suffisent-elles pas toujours, cumulées, à justifier une semaine ou un mois. La vie, comme une série, semble exiger des arcs narratifs longs en sus de bons épisodes divertissants dans leur unité. Peu importe ce que je fais, je ne fais rien si je n’accomplis rien, si je n’aboutis pas à une création, fusse la transformation de moi-même (angoisse latente de procrastiner la reprise de mon projet de bouquin sur la danse ; je ne le finirai jamais, je ne ferai jamais rien). Voyez, ignorez le spectre de la mort, cette date de péremption du temps individuel. Quand on a peur de manquer de temps, on a surtout peur de ne pas avoir vécu (ce temps imparti)(comme il aurait pu être vécu). Angoisse latente du gâchis.

L’article ne se risque pas jusque-là. Pragmatique, la journaliste propose des stratégie pour maximiser la perception de notre temps libre, sans voir l’ironie qu’il y a à redoubler notre adhésion à la perception du temps tel qu’il est défini par notre société. Quoique, sans voir… la lucidité ne permet pas d’échapper au paradoxe. À chaque tentative d’évasion dans le repos, la paresse, la méditation, on est talonné par le temps productif ; pour échapper à sa culpabilité, on lui cède le repos comme temps de récupération nécessaire pour se remettre à l’ouvrage. Et voilà les vacances vidées de leur vacance.

Je repense souvent à cette vidéo découverte sur le blog d’Eli, d’un YouTubeur depuis soupçonné d’agressions sexuelles, qui avait couvert une feuille de cases représentant chacune une journée de sa vie – passée et future, en se fondant sur l’espérance de vie moyenne. Coloriées, les cases permettaient de visualiser les années lycées, les études, le premier boulot, des dates-clés personnelles… et rapidement, on en venait au ratio vécu-restant à vivre, butant sur la finitude de la feuille (pas du tout angoissant, comme visualisation). Une fois qu’il nous avait bien collé le seum avec ses cases en nombre fini, il proposait de jouer sur leur taille via la dilatation des souvenirs, plus prégnants dans la nouveauté (le premier baiser plutôt que le 326e) et la fin (apparemment, la dernière impression peut faire complètement basculer la teneur émotionnelle d’un souvenir – soignez vos cérémonies de clôture et ne ghostez point).

Depuis, je me demande régulièrement ce qui vaut mieux pour s’épanouir : se botter le cul pour multiplier les expériences (fusse de tester un nouveau resto ou de partir quelques jours en rando) ou tenter de se soustraire au temps productif en cultivant le temps long, l’imprégnation par répétition des jours et des lieux, sachant que seule cette dernière donne ce goût d’éternité, mais aussi qu’elle sera balayée et concaténée sitôt la parenthèse fermée ?

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18 juillet

Journée à 40°. Hésitation continue : se faire des bains de chaleur pour éprouver la fraîcheur par contraste*, au risque de se fatiguer le corps plus vite ? ou s’économiser en restant le plus au frais possible, au risque de ne plus supporter la chaleur dans laquelle il faudra retourner dormir ? Cette crainte me fait demeurer dans mon salon-étuve, alors que je pourrais installer ma chaise de jardin et bouquiner dans le hall de l’immeuble, orienté plein Nord et très frais. Je conserve cette option comme un joker qu’on se trouve bête d’avoir encore en main alors que la partie s’est achevée, et me contente de la fraîcheur relative de mon couloir et de ma cuisine par intermittence, avant de retourner dans l’étuve du salon (au besoin, un saut sur la terrasse me convainc de la différence entre cuire et avoir chaud).

La veille, rester avait le goût ludique de l’exploit dérisoire ; ce jour-là, l’amusement a disparu, remplacé par l’inertie et la résignation. C’est fou cette facilité avec laquelle on renonce à ne pas subir.

Allongée sur mon tapis de yoga devant la cheminée comme la silhouette des plaquettes de sécurité aérienne qui suit la bande lumineuse du couloir à quatre pattes, cherchant l’air sous le nuage de fumée, j’écoute sans bouger une conférence d’Hugo Marchand.

* Les douches froides sont éliminées d’entrée de jeu : trop désagréables sur l’instant, risquant de surcroît de me faire éprouver la chaleur tout de suite en sortant.

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19 juillet

La bibliographie pour la rentrée est arrivée. Lecture obligatoire au choix du premier semestre : Histoire politique du barbelé ou Les Chasses à l’homme. En licence danse. Pas surprise, mais dépitée quand même : quel rapport avec notre sujet d’étude ? Et pourquoi faut-il que ce soit toujours glauque en plus d’être hors-sujet ? Est-ce une question de légitimité, sur le mode : voyez tout ce que le prétexte de la danse permet de penser de la société ? Et de très réel, parce que les rapports de domination, ça c’est la réalité vraie, pas du chiqué plaisant, trois pas de bourrée et deux pirouettes aux alouettes. Je ne vois pas comment défendre la danse comme champ de recherches légitime si on étudie principalement des ouvrages qui n’ont rien à voir avec elle dans l’une des rares universités françaises à avoir un département qui lui soit dédié. Il y aurait pourtant tant de choses à explorer, que ce soit au niveau esthétique, sociologique, philosophique ou historique… Rien qu’en piochant dans mes lectures d’été, La Vocation de Julia Schlanger aurait pu être proposée, en lien avec Danser, enquête sur les coulisses d’une vocation de Pierre-Emmanuel Sorignet (que je n’ai toujours pas lu). Bref. Pas penser, pas s’énerver, lire.

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Conférence avec Hugo Marchand écoutée allongée par terre sur le tapis de yoga. Je suis surprise par la maturité de ses propos, leur intelligence articulée. Cela me donne envie de le revoir sur scène, alors que j’ai toujours été bloquée par son air de beau gosse qui n’arrive pas à oublier qu’il l’est. Mais peut-être cela a-t-il changé depuis ? J’en touche deux mots à JoPrincesse : elle l’a vu sur scène il y a quelques mois seulement et en garde la même perception que moi. Damned.

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20 juillet

Séance d’ondes de choc chez la kiné. Révision de ce qu’il faut faire et que je fais déjà (boire beaucoup, rester en équilibre sur demi-pointes pendant des séries de 40 secondes). La mise au point concerne plutôt ce qu’il ne faut pas faire : pas encore de relevés (je pensais justement me renforcer) ni a fortiori de barre de danse. Même en anticipant et faisant uniquement ce qui, pour une classe de danse, est un échauffement ordinaire, j’ai repris trop vite. Je commence à me demander si j’arriverai un jour à me débarrasser de cette tendinite. J’oscille entre le découragement, le déni et la paresse. Seule bonne nouvelle : je peux faire les séries d’équilibres en seconde position et ainsi avoir la vague impression de travailler mon en-dehors en même temps.

Bref échange avec la kiné sur le manque de préparation physique chez les danseurs. Son formateur en kiné du sport lui a rapporté que c’était à peine mieux chez les pro et qu’ils attendaient de ne plus pouvoir faire autrement pour consulter : « Quand une danseuse vient vous voir, c’est qu’elle a vraiment mal ; ce n’est pas comme un footballer… » J’ai ressenti une pointe de fierté mal placée, avant de me rendre compte que c’est complètement con comme comportement, contre-productif à souhait. Si j’avais su que des séries quotidiennes de relevés auraient suffi à me renforcer musculairement  pour éviter une tendinite de ce type…

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Refus de revivre un premier semestre comme l’an dernier, à me trimballer Foucault. Expédition à la BU de droit-gestion (tout de suite le fun) pour récupérer les livres à lire avant la fermeture estivale : métro, GPS, 303 RAZ, 305.8 CHA, le hold-up est une réussite, à un coup de chaud près (je suis habillée pour 21°, la bibliothèque n’a pas encore exsudé les 40° de l’avant-veille).

Quitte à être de sortie à Lille, autant aller au ciné. La prochaine séance de Decision to leave me laisse un bonne heure, soit un crumble aux deux chocolats à la boulangerie Brier.

Les deux bouquins à lire pour la fac, exhibés sur fond de crumble chocolaté

Decision to leave au cinéma : malsain et jouissif. Cela m’aurait moins étonnée si je m’étais souvenu de Park Chan-Wook comme du réalisateur de Mademoiselle et Stoker. Un enquêteur développe une fascination bien peu professionnelle pour l’épouse d’un alpiniste retrouvé mort, qui le lui rend bien. On ne sait bientôt plus qui mène l’autre, ni où – à sa perte oui, mais de quelle manière ? Aux trois-quarts du film, le dénouement que je commençais à anticiper est déjoué, et je me demande s’il est encore possible de sortir de cet imbroglio avec une fin digne de ce nom. Emprise et défiance entraînent des renversements si incessants dans la relation de pouvoir que c’est tout juste si on n’en oublie pas le détail au fur et à meure. Et pourtant, ça finit, ça finit par faire sens, je crois. C’est une phrase de l’héroïne qui a fait tomber la pièce : son amour à elle a commencé quand son amour à lui a disparu, dans le moment même de son expression. Passion serait sûrement plus juste qu’amour, il n’empêche : chacun cesse d’aimer l’autre au moment où il se compromet pour lui ; son intégrité brisée, il n’y a plus de sujet aimant, et l’objet à son tour devient sujet.

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Les lectures pour la rentrée, la musique à travailler, diverses tâches administratives que je repousse… Je les récapitule dans tous les sens ; j’ai déjà l’impression que tout s’accélère, que je vais être submergée. Pour museler l’angoisse et qu’elle me laisse dormir, je liste tout sur un bout de papier en dessinant à côté des cases à cocher. Je m’endors, la to do list sur la table de chevet.

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21 juillet

Journée de motivation administrative : je fais et je coche. J’attends plus d’une heure dans la salle d’attente du médecin qui, quand vient mon tour, me retire deux bouchons de cérumen (même pour moi qui aime exploser les points noirs, c’est crade), et je coche : prendre rdv médecin. Bonus rigolo pour l’impression d’être ivre pendant dix minutes ensuite (pression sur l’oreille interne) ; malus pour l’acouphène qui ne part pas. Toujours sous le pouvoir de la to do list, je m’installe devant mon ordinateur, saisis plein de codes, photographie, transfère, vérifie les destinataires, relis, envoie des mails, un justificatif, et coche : activer CB /  envoyer RIB / envoyer certificat médical (je rajoute l’entrée juste avant de la cocher) / mail à agence. Dans l’après-midi, je passe mon plumeau tout neuf dans les interstices du radiateur qui n’a pas connu un tel traitement depuis un temps immémorial ; le plumeau ne survit pas, mais je coche : passer plumeau radiateur chambre. J’en ai ma claque, clairement, mais à chaque case cochée, je sens un soulagement. C’est une drogue : le soir venu, je télécharge le dossier de réinscription à la fac juste pour l’imprimer, et je finis par le remplir, trouver et imprimer toutes les pièces complémentaires (non, mon bac n’a pas disparu pendant l’été).

C’est l’envers de la procrastination, rien n’est impossible, je suis fière de moi, j’exulte, proclame à JoPrincesse l’impression de pouvoir déplacer des montagnes. Elle vient de faire un enfant et découvre avoir la ressource nécessaire pour s’en occuper sans quasi dormir, alors bien sûr que je peux déplacer des montagnes. Elle le dit sans préambule et sans mais, comme l’amie qu’elle est, et je la crois. Je peux déplacer des montagnes, il suffisait de s’en apercevoir.

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« Vous êtes d’ici ? » Je réponds oui en pas moins de trois syllabes, hésitant à décevoir mon interlocuteur par mon incapacité à répondre à sa prochaine question. Il me demande où est l’avenue Jean Lebas, soit l’un des trois noms de rue que je connais à Roubaix. C’est l’artère principale qui relie la gare à l’hôtel de ville, mais ça me met en joie, je commence à être du coin.

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22 juillet

Je fiche trois chapitres des Chasses à l’homme, j’en lis un autre, espérant instaurer ainsi un rythme de travail.

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Je vous ai déjà dit à quel point j’aime la médiathèque de Roubaix ? Parfois, je retourne juste une ou deux BD avant de rapporter le gros de l’emprunt pour le plaisir d’y passer (et pragmatiquement alléger le dernier trajet retour, il est vrai). Là, je m’y rends sur le chemin pour la visite guidée du centre-ville. Une bibliothécaire est en train de réordonner les chariots de retour, et comme celui qu’elle manipule a l’air de contenir des bandes-dessinées, je lui demande si elle veut les miennes. Réponse révélation : non, celles-ci vont sur le chariot avec la bande violette, vous voyez, là, comme sur les livres. Cela fait un an que je fréquente l’endroit et n’avais jamais remarqué ce code couleur. Ça m’a rendu un peu honteuse, et joyeuse aussi, comme si la réalité s’était un peu élargie, organisée, ou que j’avais été admise dans un nouveau cercle d’initiés.

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23 juillet

Une routine yoga-étirement-renforcement s’est mise en place : c’est un soulagement de voir que la discipline revient et avec elle, la sensation d’un corps plus aiguisé, mais la contrainte commence à se faire sentir dans l’effort supplémentaire, purement psychologique, que je dois faire pour m’extirper du lit.

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Un chapitre de fiché, un chapitre de lu. Efficace ou laborieux ? Plus agréable est la lecture de la bande-dessinée Les heures passées à contempler la mère.

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N’écoutant que la trentaine rugissante, j’achète un Dyson sur le Bon Coin et paye l’option remise en main propre. Puis j’angoisse un brin en voyant que l’application n’a pas prévu d’option pour annuler la transaction au cas où l’objet ne serait pas conforme à sa description. C’est n’importe quoi, je n’ai pas besoin d’un aspirateur, et il est loin, 50 minutes de bus, dans quoi me suis-je lancée, l’acheteur ne valide pas ; est-ce que je pourrai annuler la procédure ? L’acheteur a validé mais il ne m’envoie pas son adresse, il attend d’être rentré chez lui, comme si j’allais lui cambrioler le Dyson que j’ai déjà payé, je fais n’importe quoi, je n’ai toujours pas l’adresse ; vers 15h30 je relance, 15h30 c’est vraiment l’après-midi, et voilà, je peux enfin me mettre en route. Comme souvent, l’action calme le gyrophare mental. Le bus me dépose dans un coin sans charme et je finis le chemin en suivant les indications GPS de l’application Ilévia. Ah, le rectangle vert était un champ ! J’ai bien fait de mettre mes chaussures de rando pour aller le chercher, cet aspirateur. Je coupe à travers champ, donc, du blé à ma droite, des petites feuilles vertes à ras de terre à ma gauche – je m’amuse des courbes qui interrompent le tracé rectiligne en bout de champ, on voit que la machine a dû manœuvrer. On aperçoit une église au loin, vraiment le cadre est bucolique ; il y a même quelques coquelicots devant les épis. Je crois que j’ai passé la frontière belge sanas y prendre garde.

Le jeune homme au Dyson est fort aimable, il me laisse essayer l’engin et insiste pour brancher le chargeur, que je vérifie son bon fonctionnement, mais je suis complètement déconcentrée par les chats qui peuplent le salon et qui n’en finissent pas de se détacher du décor : un blanc à tâches rousses sur le canapé, un simili-siamois mais à poils longs qui court entre les chaises derrière, un sombre et fin en haut de l’armoire, celui-là je craque, mais c’est la chatte norvégienne la plus câlin ; elle déclenche l’usine à ronron dès que je lui gratouille la tête. La dame assise derrière moi qui n’a pas décollé la tête de son téléphone à mon arrivée entre dans la conversation, après présentation du jeune homme : c’est une ancienne éleveuse de chats à la retraite, elle a même gagné des prix de beauté, un chartreux, non ? Si vous vouliez savoir qui vend un Dyson à moins de moitié prix, la réponse est donc : un foyer peuplé de chats, où l’on a acheté le modèle du dessus pour enlever tous les poils du canapé.

À peine sortie, au coin de la rue, une voiture s’arrête pour me demander son chemin, persuadée qu’avec mon Dyson à la main, je suis des parages. J’explique que non, désolée, je suis en expédition Le Bon Coin, et je recroise le regard rieur du conducteur et de sa passagère lorsqu’il me laisse passer à l’intersection que nous avons tous deux empruntés. Je traverse le village, parallèle au champ, pour un arrêt de bus un peu plus proche. Lorsque les portes du bus s’ouvrent un peu plus loin et que le chauffeur m’aperçoit avec mon épée ménagère, il sourit. Forcément j’appuie sur la gâchette en essayant d’attraper ma carte de bus. Je crois que je fais sa journée. Calé entre mes jambes, mon fidèle destrier ne moufte pas de tout le reste du trajet. Je ne sais pas ce qui me réjouit le plus au final, de ce nouvel aspirateur que j’abandonne par terre à mon retour, ou de l’expédition héroï-comique occasionnée (la tendinite, elle, sait).

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24 juillet

Ce genre de rêve à caractère sexuel dont j’aurais préféré ne pas me rappeler. Surtout quand il inclut l’ex et se finit à 6h30 au son d’un « police » que j’ai cru entendre à ma porte. J’imagine que je dois m’estimer heureuse pour le rab d’une demie-heure sur l’heure légale de perquisition.

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La dose homéopathique d’un chapitre à lire et ficher par jour est trop laborieuse : je me plonge dans la lecture et finis Les Chasses à l’homme dans la journée. Mieux valait profiter de la concentration : il m’en faut pour saisir la logique de raisonnements qui n’en ont pas. Grégoire Chamayou analyse en effet les discours de justification qui ont accompagné les différentes chasses à l’homme (contre les esclaves antiques, les Indiens d’Amérique, les esclaves d’Amérique, les pauvres, les ouvriers étrangers, les migrants…), de manière très intelligente et pédagogique à la fois ; on saisit bien dans chaque cas les mécanismes à l’œuvre. C’est à la fois fascinant et terrifiant de se rappeler qu’on raisonne souvent à partir de nos angles morts, élaborant des raisonnements qui justifient a posteriori une position antérieure (position sociale, situation émotionnelle…) que l’on a pourtant l’impression d’adopter comme une conséquence. Il est difficile d’avoir conscience d’où l’on raisonne, et de faire la part entre tropisme déterministe et acquis argumenté.

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Twitter m’apprend qu’une exposition sur la place des femmes dans l’espace public est rendue gratuite pour ses derniers jours dans un lieu de Roubaix que je ne connais pas – c’est l’occasion qui fait le larron. Je me rends donc à La Condition publique, une ancienne halle de stockage de textiles réhabilitée en lieu culturel, dans une ambiance proche du 104 à Paris. L’architecture du lieu me plait beaucoup ; je me rends compte au passage que ce sont les arches qui m’intriguaient quand je me rendais chez la kiné – intriguée, mais pas bien curieuse.

Dentelle du dessus de porte en fer forgé et jeu de lumière avec la verrière et les briques

Pour ce qui est des expos en elles-mêmes… J’essaye de m’y rendre perméable parce que j’ai l’impression de manquer quelque chose, mais l’art contemporain me laisse souvent perplexe. Les discours me paraissent creux quand il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent concrètement. Ça ne nourrit pas vraiment, mais je picore ça et là : des trouvailles et de l’ingéniosité, plus que de la beauté. Je prends quand même des photos, preuve qu’il y a des éléments que je veux garder avec moi. Je m’en retourne chez moi avec une impression de facilité, pas comme jugement mais comme possibilité : on peut faire feu créatif de tout bois.

Panneaux directionnels : "chemin aérien", "rue du jeu", "clalindrome", "club des larmes"
J’rais bien au calindrome. (Petit frémissement en constatant sur l’autre face que la « rue de l’épaule », quartier pauvre de Roubaix, est dans la direction opposée à la « plage de tous les possibles ».)

Ombres de feuillages sur le trottoir et sandales colorées

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Skype du jour avec le boyfriend : pas de la papote, une vraie discussion qui se déploie, dans laquelle on s’oublie… et qui finit par me déclencher des bouffées d’élans amoureux. Il y a des moments comme ça, on a l’impression d’accéder à la beauté bonté d’âme. À l’entendre, j’ai l’impression de la voir, pourtant retenue par des yeux opaques et brillants comme des billes noires – ce n’est pas une image, on ne distingue pas l’iris de la pupille. Je voudrais qu’il continue à parler sans s’apercevoir que je ne cherche plus à poursuivre la conversation, mais aller dîner, c’est bien aussi.

Soirée à rédiger l’entrée de ce journal sur la visite guidée de Roubaix. Je partais pour quelques lignes, mais le plaisir de raconter a pris le dessus sur l’évocation. Du mal à m’endormir.

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25 juillet

En dix jours, la répétition a pris le pas sur le rituel, il faut que je change d’enchaînement matinal si je ne veux pas rompre cette habitude en cours d’ancrage. Je lance la première vidéo de Yoga with Adriene en non lu dans mes mails.

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Tempura au cinéma et pas même envie de tempura en sortant : je pense qu’on peut parler d’un échec. Alors que le film était d’une durée équivalente à Decision to Leave et diffusé dans le même cinéma, cette fois-ci j’ai eu le temps d’avoir mal aux fesses. Ce ne sont plus des atermoiements entre amoureux timides, c’est un malaise social continu ; la solitude crée une souffrance telle que l’héroïne ne l’endure qu’en parlant avec son double schizophrénique – double qu’il va falloir plaquer avant de pouvoir aller à la rencontre d’une altérité un peu plus incarnée. Cela dit, l’avantage à tout ce malaise, c’est que j’en ressors avec une impression de fluidité extraordinaire dans mes propres rapports humains.

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Je me suis mis en tête d’illustrer le post sur la visite guidée de Roubaix avec des dessins, et commence ainsi avec la mairie. En important une photo de référence dans l’application de dessin, j’ai la tentation de « décalquer » puis je me reprends : si c’est pour faire ça, autant utiliser directement la photo. Il y a ce paradoxe que le dessin sera plus réussi s’il est moins juste ; en lui infusant mes imperfections, il prendra ma patte et le cumul de tous les traits bancals lui donneront un air de guingois sympathique. Une fois les volumes et principaux éléments placés, il n’y a plus besoin de penser à grand-chose, c’est agréable, je suis juste là à dessiner sans me demander à chaque trait si je ne suis pas en train de gâcher l’ensemble, et j’ai même la disponibilité d’attention pour suivre en même temps un podcast : Tous danseurs, l’épisode avec Philippe Noisette.

Je suis surprise (mais en y réfléchissant, finalement pas tellement) qu’il n’ait pas eu de formation journalistique ; il y est allé à l’enthousiasme et au culot, spectateur curieux avant tout. De fait, on sent beaucoup d’émerveillement et de tendresse dans sa parole. Pour toutes les découvertes qu’il a faites et fera, pour les chorégraphes et surtout les danseurs – et même pour les balletomanes, qui pour certains en connaissent plus que lui, selon ses propres mots. J’ai trouvé ça très classe, quand les professionnels du milieu ont souvent le tacle facile envers cette communauté de spectateurs. Son appel à retourner en salle et à se lancer davantage à la découverte des chorégraphes moins connus m’a en revanche prise en flagrant délit de paresse : je vais beaucoup moins au théâtre depuis la pandémie, et souvent sur un nom qui m’est familier. Le fait de désormais y consacrer mes journées n’y est peut-être pas étranger.

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26 juillet

Yoga with Adriene spéciale surfeurs, qui convient aussi aux non-surfeurs. Je confirme, séance qui fait du bien, sensation d’avoir le dos en place.

Premiers épisodes de The Handmaid’s Tale : glaçant et addictif. Surtout avec le biais induit par Elisabeth Moss, dont j’admire les rôles.

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27 juillet

Arrivée du boyfriend… avec son chat. C’est une première et il est terrorisé, rampant de cachette en cachette (dans les toilettes, derrière la cuvette des toilettes, derrière la porte de la cuisine en angle aigu, puis sous le meuble de lavabo pour la vue sur le couloir et donc sur toutes les portes de l’appartement). On alterne sollicitations pour le faire sortir, caresses pour le rassurer et laisser en paix pour qu’il se remette de ses émotions.

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28 juillet

Le chat a pris la confiance, on l’a retrouvé dans le tiroir à collants, comme chez lui dans le bac à chaussettes. Il s’installe donc partout sauf sur le coussin que j’ai mis à sa disposition sur le rebord de la fenêtre (en hauteur, cachette du rideau, position de commère).

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On fait très bien la sieste sur le tapis de yoga sur la terrasse.

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Une série de superhéros où les superhéros sont des pourris… Je voulais bien croire à l’ironie cinglante et à la critique intelligente (l’épisode des Avengers réalisé par Joss Whedon, quoi), mais le boyfriend avait beau me la vendre,  l’univers ne m’attirait pas assez pour que j’y aille de moi-même, surtout après avoir entamé The Handmaid’s Tale. Puis Alice en a parlé sur son blog  et The Boys a acquis l’attrait d’une référence entrée en écho. Ce n’est pas que je valorise l’avis d’Alice davantage que celui de mon compagnon, ne vous méprenez pas, mais retrouver une référence dont j’ai déjà entendu parler par ailleurs créé un effet de reconnaissance et me la rend désirable ; de simple recommandation, c’en devient un hasard insistant. Ah mais je connais, ça… enfin je connais… peut-être est-ce le signe que je devrais en prendre connaissance, justement. Ou comment j’ai fini par lire La Vie mode d’emploi sur recommandation d’un crush Happn alors que Melendili avait fait son mémoire de master sur Pérec. Ce mécanisme peut avoir quelque chose de passablement vexant pour la personne qui a initié la recommandation, parce que je parais passer outre et me décider sur l’avis d’un tiers. Pourtant, c’est parce qu’un proche dont je valorise l’opinion m’en a parlé que je m’en souviens lorsque quelqu’un de plus éloigné m’en donne l’écho.

Le premier épisode m’a donné envie de voir la suite, voilà.

Et une tatin d’échalotes

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29 juillet

Le boyfriend parle parfois dans son sommeil, mais rarement de manière intelligible. Cette nuit néanmoins, j’ai pu ajouter une nouvelle phrase à ma collection, constituée jusqu’à présent de ce seul joyau : « Les paillassons, c’étaient des paillassons » – le ton ne laissait aucun doute sur le fait que le paillasson était un eurêka. Tentant de me rendormir après avoir été réveillée par le chat, je l’entends parler de quelque chose comme des « gencives de porc ». Hein, quoi ? Je lui demande de répéter en enlevant mes bouchons d’oreille et il répète, sur-articulant comme à l’adresse d’un interlocuteur intellectuellement limité, inattentif ou dur de la feuille : « Des barquettes de blanquette de porc. » D’où j’ai conclu qu’il dormait. L’incongruité de cette aberration culinaire en forme de tongue twister a fait passer l’agacement d’être réveillée en pleine nuit. Essayez un peu de prononcer ça sans fourcher, des barquettes de blanquette

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C’est laborieux, je compte sans cesse les pages restantes en les mettant en regard avec les pages tenues par ma main gauche, mais ça finit par le faire : ma lecture hors-sujet du premier semestre est fichée.

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Je confirme qu’on fait très bien la sieste sur le tapis de yoga sur la terrasse.

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Vitrail en arc de cercle et son reflet sur le mur des cabines

Je profite de la gratuité du vendredi soir pour faire découvrir le musée de La Piscine au boyfriend. Même si l’architecture du lieu prime sur les collections, il y a toujours quelque élément qui retient mon attention. Cette fois-ci, c’est un volume de la tussothèque ouvert à une page de 1895 de tissus pour cravate : je n’aurais jamais imaginé qu’en 1895, on pouvait porter une cravate avec des éclairs rouges satinés.

À chaque fois, je me dit que je devrais venir régulièrement le vendredi soir, me créer une routine d’observation, de dessin ou d’écriture in situ. C’est l’effet de promesse du banc que l’on croise sans s’arrêter : tout ce qu’on y rêverait et lirait et écrirait si on avait eu le temps, juste là ; et quand on a le temps comme je l’ai, on ne le prend guère, on sort son téléphone.

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Dîner à l’Étoile syrienne, restaurant sans aucun charme au menu unique, généreux : houmous, houmous de betterave, houmous à la coriandre, taboulé, caviar d’aubergines fumées, salade fattouche, écrasée de pommes de terre au cumin, moussaka, boulgour à la tomate, riz safrané. C’est presque la même chose qu’avec Mum la dernière fois, mais pas tout à fait (pas de mélasse de grenade dans la salade fattouche, les houmous parfumés à la place des feuilles de vigne et des lentilles cuisinées). J’aime cette idée de variation (comme dans le  ballet), avec des saveurs qu’on retrouve et des décalages-découvertes. On cale assez vite et pourtant, on n’est pas lourd : l’effet des épices, d’après le boyfriend. Tout est incroyablement parfumé.

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30 juillet

J’ai retiré les pulls de la penderie pour que le chat puisse s’y installer à loisir sans les faire tomber. En échange, je requière son enfermement au salon pendant la nuit : c’est formidable, une bonne nuit de sommeil.
(La négociation n’a pas tant lieu avec le chat qu’avec son maître.)

Le chat est tellement habitué à sa fontaine à eau qu’il touille le bol de sa patte pour que l’eau remue avant de boire. J’essaye de ne pas rire quand je le vois faire ; j’échoue presque à chaque fois.

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31 juillet

Une bonne journée de vacances, lecture, écriture, promenade au parc Barbieux, deux épisodes de The Boys, des croissants chèvre-épinards.

Le boyfriend me fait écouter un extrait de monologue d’Artaud, et d’un coup il me semble impossible que Kundera n’en ait pas eu connaissance. Je retrouve L’Insoutenable Légèreté de l’être dans ma bibliothèque pour lui lire quelques passages sur le kitsch comme négation de la merde – je ne m’attendais pas à ce que le Folio sur lequel j’ai bossé pour mon mémoire de lettres soit déjà si jauni…

Journal de juin

2 juin

J’enfile mes nouvelles chaussures de marche, sans savoir si c’est pour marcher ou m’arrêter immédiatement et lire dans le jardin – hésitation devant le portail. D’imaginer le trajet pour sortir de Montrouge me décourage d’avance : ce n’est pas que ce soit bien long, c’est que c’est toujours le même ; il faut encore et toujours remonter la grande rue commerçante dont je connais presque par cœur l’ordre des boutiques et des restaurants, jusqu’au beffroi puis au périphérique. Il faut répéter ce trajet qui, sur la trace GPS de mes pérégrinations de l’année, déborderait la route, comme creusée d’allers-retours au stylo bille. En sortant dans la rue, je prends résolument de l’autre côté, biaise jusqu’au beffroi. Une fois l’effort fourni pour s’arracher du quartier déjà cartographié, la force d’inertie s’applique au mouvement, et d’un pas devant l’autre, je ne m’arrête pas au parc de la porte d’Orléans comme je le projetais, je poursuis jusqu’à Montsouris.

Je serais d’humeur à fuir : l’appartement, ma vie, coucher avec le premier venu, abandonner la formation, tout gâcher, saccager – ça semble tellement léger, joyeux presque, dans l’inconséquence du fantasme. D’humeur aussi à ne rien faire de tout ça, renfrognée dans l’à quoi bon. Je m’assois dans l’herbe comme on laisse tomber, rageusement et sans rage aucune, car il y faudrait encore de l’énergie.

Il faut un peu de temps pour que le parterre à côté de moi cesse d’être composé de fleurs ou même de roses, pour que j’aperçoive l’étincellement du soleil dans une goutte de rosée ayant survécu jusqu’en ce début d’après-midi ou, relevant la tête entre deux chapitres, l’ombre d’une fourmi dans la transparence d’un pétale. La lecture laisse à mon cerveau le temps de faire la balance des sons, comme on fait celles des couleurs sur une photo : fading out de la circulation, curseur tiré à la hausse du côté des oiseaux. Un apaisement relatif émerge à mesure que l’environnement se précise, dans une mise au point progressive, à chaque entre-chapitre. Le vent. Des feuilles aux formes et aux coloris différents. Des collégiens qui passent, une carte à la main, en quête du prochain lampadaire ; certains cherchent des balises, d’autres à esquiver la course d’orientation. Les cimes hautes. Une bestiole sur ma cuisse. JoPrincesse dans mon téléphone. Une dame en robe blanche, qui promène son perroquet blanc en trottinette. Son perroquet blanc ?! Son perroquet blanc, à droite du guidon. Diffraction de la conscience dans son environnement : il y a bien eu une ellipse temporaire de ce je vener. Les grands arbres, c’est toujours une bonne idée.

rose au parc Montsouris

C’est comme si les événements de l’an passé, mis en sourdine par une année de métamorphoses accélérées, trouvaient soudain à se déployer dans le temps étal des immenses vacances qui viennent de commencer. Je régurgite la colère contre l’ex, la colère contre moi, de ne pas l’avoir déversée, et celle de rester coincée, encore et dirait-on toujours, avec ces peurs ridicules et ces névroses que je suis lassée d’appeler miennes – un sabbat silencieux où sont conviés tous les prétextes. Je pourrais hurler en entendant les voix qui animent les émissions que le boyfriend regarde à jet continu, parfois en surimpression avec les bruitages des jeux vidéos ; des voix incisives, au même débit contrôlé, qui s’interrompent et se soutiennent sans répit. Cet épuisant brouillard auditif fonctionne à merveille comme prétexte empêchant toute écriture, et surtout celle du bouquin sur la danse que je voulais finir cet été, que je me vois d’ici ne pas avancer, reconduisant l’impression de ne jamais aboutir quoi que ce soit.

Je pourrais reprendre des visites chez la psy, mais je suis exaspérée par avance de la pauvreté des leviers : bien dormir, faire de l’exercice régulièrement, marcher dans la nature, dessiner ou méditer par quelqu’autre moyen que ce soit – tous moyens que j’ai à ma disposition, mais que je me mets à exécrer quand je constate ma volonté démusclée.

L’exaspération repart, revient, se ravale, guette.

En discutant devant le frigo, j’apprends que le boyfriend, véritable éponge émotionnelle, a lui aussi (conscience d’avoir) des accès d’énervement ces temps-ci. On s’entre-éponge, conclut-on avant de manger nos burgers devant Au poste. C’est typiquement un film que je n’aurais jamais regardé seule ; j’aurais arrêté le visionnage avant la fin, exaspérée par le récit sans cesse empêché, retardé – un Tristam Shandy de l’absurde. Restant concentrée par égard pour le boyfriend, qui a loué le film exprès pour me le faire découvrir, je suis bien obligée de reconnaître qu’il y a d’excellents passages – et de constater que nous n’avons décidément pas le même humour.

L’exaspération muselée se déchaîne tard dans la nuit, au moment où je pense enfin pouvoir dormir, sans plus de lumière ou de bruit à côté de moi. Dans son livre sur l’abstinence, Sophie Fontanel raconte en avoir eu assez, à un moment de sa vie, d’être secouée ; alors que je ne suis pas loin parfois de partager ce ressenti et que la centralisation de la sexualité (hétérosexuelle) autour de la pénétration me laisse de plus en plus dubitative, c’est cette nuit-là précisément ce dont j’avais envie : non pas de plaisir, mais d’être secouée, d’être mise hors de moi. S’ensuit un corps à corps avec lequel l’amour n’a pas grand-chose à voir, si ce n’est qu’il rabat sur moi la violence que je voudrais prêter à l’autre et dont il n’use pas. À la place, il immobilise sa caresse et me maintient, les mains autour du crâne, jusqu’à ce que mon esprit furieux coïncide avec le bocal dans lequel il se tournait et se retournait en se cognant. Ostéopathie de la rage comme acte d’amour. Je n’arrive pas à comprendre comment il peut comprendre si bien ce dont j’ai besoin, bien mieux que moi, même. Quand je lui demande, il ne sait pas, il ne fait que lire mon corps, qui serait très expressif. Peut-être que mes émotions, lassées d’attendre que je les ânonne maladroitement, se font la malle en s’incarnant.

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3 juin

J’avance à tâtons dans la journée, heureuse de ne plus ressentir d’exaspération, m’attendant néanmoins à ce qu’elle me saute dessus à tout moment. Pour la tenir en respect, je petit-déjeune seule, dans le calme. La météo me soutient avec son temps gris : aucune urgence à sortir, je n’ai pas l’impression de gâcher ma journée en restant à l’intérieur. Et le boyfriend sorti, me voilà à écrire tranquillement tout ceci. Il avait raison : j’avais peut-être besoin de me retrouver seule. Mettre un peu d’ordre dans mon ressenti, après avoir éprouvé le besoin d’en mettre dans son intérieur à lui, si bordélique et cracra que je sois (j’ai fait la poussière du salon en loucedé, avec de vieilles chaussettes trouées à moi)(tranquille sur le fait qu’il ne remarquera rien).

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4 juin

Quand j’arrive chez elle, au milieu des cartons, M. me demande si je veux sa seconde ceinture lombaire. Pour toute réponse, j’ouvre le zip de mon hoodie, découvrant la mienne : une amitié de meufs sujettes aux lumbago.

Je prends une moitié de pain au chocolat (gros, riche) dans l’appartement qu’elle quitte ; la seconde me rattrape une fois arrivés dans l’appartement où elle emménage. Le sachet de viennoiseries tarde toutefois à se vider : personne ne partira tant qu’il ne sera pas fini, menace joyeusement sa mère.

Je sens mes cuisses durcir à mesure que se multiplient les deux mêmes étages ; cela fait pourtant du bien de sentir son corps. L’allégresse de ce cours de step improvisé est ruinée par le buffet à volonté du midi, où m’anime moins le plaisir du goût que d’avoir tout goûté.

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Invectives inarticulées à l’avant du bus – les passagers s’immobilisent à mesure que leur auteur remonte l’allée centrale. La part animale de chacun se rétracte et à l’affût fait le mort, tandis que la part humaine tente de convertir cela en indifférence. Cette brèche dans les conventions sociales nous rappelle qu’il suffirait d’un rien pour que le pacte de non-agression vole en éclat et que notre prochain nous tue comme un rien.

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Black Mirror comporte donc un épisode feel good, malgré son titre : Hang the DJ!

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Je glisse dans le sommeil dans l’odeur de camphre. Bonheur d’être massée.

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5 juin

Pour feinter le découragement et rouvrir les fichiers de mon bouquin sur la danse, je les remets en forme sous Pages. Une chose en entraînant une autre, je corrige une coquille, style les titres de ballet, reprend une expression mal tournée, écrit deux lignes en fin de paragraphe, puis en rédige un entier.

Je ne sais pas si c’est de l’avoir coulé dans une nouvelle interface, mais le texte me semble à nouveau (enfin ?) une matière malléable, alors que les projets longtemps abandonnés me laissent habituellement désemparée, sans plus de prise ni point d’entrée. Quelques passages me semblent certes avoir solidifié dans le temps, mais ce sont ceux qui nécessitent le moins de réécriture. Le reste est affectivement assez loin pour être remanié, reformulé, trifouillé.

Je rédige, quoi ? deux fois quinze ligne, et pourtant remettre la main à la pâte m’allége immensément, dissolvant la crainte de l’inaboutissement définitif en chantier ouvert. Lisant ensuite quelques pages dans le jardin, je retrouve le plaisir de la simple matérialité du monde extérieur, telle qu’elle ne peut rapparaître qu’après une immersion dans un exercice intellectuel.

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Courte session de yoga avec, en fond sonore, les attaques commanditées par le boyfriend depuis sa tablette. Alors que je me grandis en moutain pose et qu’Adrienne incite à sentir the upward current of energy, une pluie d’orage se met à dracher dru downward.

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Un joli épisode de Black Mirror pour clore la journée : San Junipero. Suivi par le premier épisode de Stranger Thing, mais ça joue trop sur les nerfs pour que je me lance dans la série.

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6 juin

Je compte les lignes, et finalement une page. Quelques vérifications aussi, qui ne sont pas du luxe : la mémoire modifie aisément les chorégraphies.  Quand je sèche, pour ne pas décrocher, je style les titres de ballet au hasard d’un paragraphe.

Lors des visionnages de vérifications, je tombe presque à chaque fois sur des vidéos d’Aurélie Dupont, Nicolas Leriche et Manuel Legris : coup de vieux et de nostalgie ; je fais désormais partie des balletomanes qui ont connu une génération de danseurs qui ne se produisent plus. Ça rajoute une couche d’émotion au Jeune Homme et la Mort, ce corps qui n’existe plus dans cet état de jeunesse, la beauté.

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La beauté d’une discussion tout nus. Des névroses sur fond solaire. Des nœuds dans un arbre dessiné dans l’enfance. Si on n’a pas de problèmes, c’est qu’on a un problème. Aller vers les autres pour aller bien avec les autres, plutôt que d’attendre d’aller bien avec soi pour aller vers les autres. Devenir sage par l’enseignement, plutôt que d’attendre-atteindre la sagesse avant de l’enseigner. Ça me parle, et ça fait ressortir les taches de rousseur sur son nez.

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Black Mirror du jour : USS Callister, apprécié derrière un plexiglas émotionnel.

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7 juin

Pas de rédaction aujourd’hui, mais des notes prises devant des vidéos. Double tour en l’air, cabriole.

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Lecture au soleil, les pieds dans l’embrasure de la fenêtre. Une lumière à faire se pâmer devant le grain des feuilles d’un livre dont on a suspendu la lecture, ou n’importe quelle surface poussiéreuse à vrai dire, qui dépitait l’instant d’avant. Je savoure l’anticyclone émotionnel.

ombre d'un rebord de fenêtre en fer forgé et jardin derrière

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Découverte d’un atelier de lithographie dans la rue du boyfriend ou presque, à l’occasion d’une petite exposition de BD. Les planches me laissent indifférentes, mais j’aime le lieu : l’espace est lumineux, évasé autour d’une magnifique presse ancienne, ponctué d’affiches vintage, de dessins et de motos – un atelier vraiment, d’artiste ou de mécano. La déco plairait à mon père. Je reste fascinée par le dessin de l’orée d’un bois de boulots ouvrant sur une clairière de neige, noire, dessinée au corps gras sur une énorme pierre. Je ne sais pas si l’impression est la même une fois l’image tirée en négatif, mais en l’état on dirait une scène d’Ida.

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Black Mirror du jour : Shut up and dance. La série est un bon plaidoyer pour la justice, tant la vengeance y apparaît plus glaçante que le mal.

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Les entrées qui suivent ont été rédigées un bon mois plus tard.

8 juin

Crêperie avec JoPrincesse. Je ne me souviens plus de quoi nous parlons (souvenir mélangé aux conversations WhatsApp), seulement que nous passons un bon moment. Une perle de plus sur un collier d’amitié.

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9 juin

39° de fièvre dans le RER. Mum me raconte ses déboires au boulot, les gens qu’elle managent et ceux qui prennent tout arrangement comme un dû. J’essaye de suivre, entends surtout qu’elle a besoin de vider son sac. Depuis la pandémie, les gens ne feraient plus aucun effort, organisant en priorité leur vie personnelle et faisant rentrer le boulot dans ce qu’il reste d’emploi du temps, demandant à déplacer telle réunion parce qu’ils ont rendez-vous ici ou là, parfois à des heures où tous sont tenus d’être en poste. Il y a ceux qui abusent et il y a une tendance générale, que Mum semble déplorer alors que je ne suis pas loin d’approuver – une différence de génération, probablement : quand on a passé toute sa carrière à honorer ses obligations salariales et à agencer sa vie privée autour comme on pouvait, penser autrement reviendrait à se reconnaître floué. En même temps, j’ai été élevée par une juriste, et un contrat est un contrat ; il faudrait avoir l’honnêteté de le rompre si on ne veut plus y souscrire. Je suis d’accord sur la forme, peut-être moins sur le fond, sur le rapport au travail – mais si j’ai le luxe de ce recul, c’est aussi parce qu’elle est là pour moi en back-up (moral et) financier durant le temps de ma reconversion.

D’elle à moi, je constate la fatigue professionnelle, physique et mentale, qui rend la retraite de plus en plus nécessaire, mais aperçois aussi une forme d’intransigeance qui me surprend, probablement parce qu’occupée à m’appliquer une similaire exigence, je n’en avais jamais perçu la dureté. (Corollaire : je suis de moins en moins exigeante envers moi-même. Je le déplore ou m’en réjouis selon les jours.) J’ai retrouvé similaire dureté au cours d’autres conversations (selon la logique inconsciente du : si je l’ai fait, alors les autres le peuvent-doivent aussi), et c’était une autre fatigue qui affleurait, la fatigue de blessures trop anciennes ou légères pour être consciemment envisagées comme telles, micro-lésions familiales et émotionnelles qui peuvent se superposer jusqu’à la carapace.

C’est curieux de voir ses parents depuis l’âge adulte, à l’âge où eux-mêmes étaient parent du petit enfant que nous ne sommes plus. Seulement maintenant je parviens à apercevoir ma mère à distance de son rôle maternel, prise dans le contexte d’une vie plus ample. Et encore, cette nouvelle image ne me parvient qu’à travers un voile de complicité et de tendresse dont je ne peux (ni ne voudrais !) me départir.

39° de fièvre dans l’avion. Dans le siège juste derrière moi, un jeune enfant hurle à pleins poumons pendant 40 minutes, le bruit ne cessant brièvement que lorsque ses cordes vocales s’enrayent. Je ne suis que pure passivité, pure attente d’un lit où me rouler en boule.

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9 juin – 23 juin

Voyage en Norvège avec Mum. Les paysages se succèdent, les symptômes aussi : fièvre, mal de gorge, toux, conjonctivite, frissons… Sur 3 mois de vacances (je sais, c’est indécent), je réussis à tomber malade pile les 15 jours où je pars. Mum prend le relai la seconde semaine, avec une fièvre beaucoup plus coriace.

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Le voyage qui décentre-recentre. Les discussions qu’on emmène avec soi, qu’on aurait oublié de tenir si l’on n’avait pas été ailleurs, c’est-à-dire ici. Sur une plage avec des rochers, des mouettes menaçantes et une coquille d’oursin orange, j’apprends que mon grand-père avait suivi une licence de biologie, que ça l’intéressait vachement. L’information se range à côté d’un souvenir de fossile, dans la vitrine où il exposait ses œufs de collection. D’autres bribes familiales se déroulent, des tensions de vie quotidienne se dénouent au fil des paysages qu’on regarde sans pouvoir les attraper.

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Le voyage me relance sur la question du paysage. En relisant les articles du précédent voyage en Norvège, je m’aperçois que ma réflexion allait radoter. La multiplication des points de vue dans le temps et l’espace (différents angles, différentes météos) ainsi que de la vitesse de défilement (en voiture, à pieds…) reste ma manière préférée de m’installer dans le paysage. Les trois nuits à Flakstad ont été de ce point de vue un bonheur total. Ce bout du monde d’île, vu sous le soleil de jour et de minuit, mais aussi sous la grisaille, sous la brume, est devenu mon endroit préféré des Lofoten.

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En arrivant à Bodø, je suis saisie par la nature de l’air – froid ? pur ? calme ? limpide ? arctique ? je ne saurais dire, mais le bruit de la ville en semble atténué. Elle est là, pourtant, laide et rassurante. De l’autre côté du port, en revanche, ce sont des langues de terre rocheuses et basses qui ouvrent-ferment l’horizon. J’ai l’impression d’arriver en lisière du bout du monde ou d’émerger d’une vie de yoga. Je sens que, du voyage, c’est là où je voulais en venir. (De fait, la ville ne me refera pas le même effet au retour.)

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J’ai traversé le bout de prairie qui me séparait de la plage de sable fin, et j’y suis seule avec les oiseaux en pleine golden hour, à minuit. Minuit, c’est le nombril de la nuit, l’heure magique à laquelle le jour meurt et renaît. Le soleil de minuit, c’est cette magie noire rendue lumineuse, l’abolition des contraires. J’en veux pour preuve les montagnes qui abritent encore dans leurs creux ombragés des plaques de neige, et l’eau turquoise de la mer, qu’on dirait tropicale en photo. Je reste là un moment, à marcher un peu et à arpenter du regard le paysage surtout, essayant de comprendre ce tout oxymorique : les montagnes éclairées comme des décors de cinéma, les fleurs blanches et quand même dorées, les veines dessinées par les vers de sable, le soleil qu’il ne faut pas regarder droit dans les yeux, sa traîne sur l’eau, les chaînes de montagne plus sombres plus lointaines et celles éclairées comme des décors de cinéma, les fleurs jaunes et quand même dorées, les algues, un oiseau, le soleil vers lequel je dirige mon téléphone sans le regarder, faisant tanguer la mer par mon cadrage, les montagnes et la prairie, la mer… non, je n’y arriverai pas. Cette beauté de bout du monde est magique et ne se rapporte pas. Le soleil est toujours là, mais il est minuit passé, il fait froid, il faut rentrer et dormir.

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24 juin

Je profite d’être à Versailles pour savourer un après-midi avec Melendili. Sur un banc dans la cour de la bibliothèque (il menace de pleuvoir), on parle de bourgeoisie, d’image qu’on dégage, et je lui demande si, moi aussi ? Elle ne sait pas comment le formuler, mais : plutôt le petit côté nerd ; avec moi, on a du mal à savoir à qui on a affaire. J’adore qu’une amie,  ayant peur de me froisser, me rassure au contraire.

On parle de rien, mais surtout de tout. C’est facile sans être superficiel. Sa compagnie me met en joie, vraiment. Je repars guillerette.

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25 juin

De retour à Montrouge. J’avais vraiment besoin d’une coupure. Et quel changement d’air que la Norvège !

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27 juin

WhatsApp story. À 10h30, on discute avec Joséphine de la possibilité de se voir dans les prochains jours, avant la naissance du baby. À 13h, elle annonce la naissance de son fils sur le groupe de son anniversaire.

Ma meilleure amie est désormais maman. J’ai beau m’y préparer depuis pas loin de neuf mois, c’est étrange.

La naissance dissipe la crainte que j’avais obscurément de perdre une amie, comme si j’étais sa fille aînée, jalouse de l’arrivée d’un cadet. Ce n’est même plus grandir qu’il faut, ma vieille, c’est vieillir.

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Disons le 28, 29 juin, avant ou après

Remonter à Roubaix pour une dizaine de jours seulement n’avait pas trop de sens, mais j’ai hésité : j’ai du mal avec les nuits hachées – par le chat / les insectes / le gamin du dessus / le partage d’un lit en 140 avec un sacré gabarit. Et pas moyen de s’isoler phoniquement le jour, à moins d’aller lire dans le jardin*.

* sous réserve d’absence de meuleuse

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Un motif inspiré de Norvège me trotte dans la tête et je finis par rouvrir Vectornator, qui a connu un nombre incalculable de versions depuis ma dernière utilisation. Je retrouve ou reprends des repères petit à petit, et prends plaisir à construire mes sujets en combinant des formes rudimentaires, l’une après l’autre, comme dans un jeu de tangram.

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30 juin

Nuit trop courte, je ne suis pas loin de m’endormir sur la table de l’ostéo, qui a pourtant l’air infiniment plus fatiguée que moi. Elle sort d’un Covid… et d’une seconde maternité plus tôt dans l’année.

En sortant cotonneuse-apaisée de chez l’ostéo, le tapis de l’escalier me fait penser à celui qu’il y avait dans l’immeuble de la psy – le velours feutré du bien-être.

Je profite d’être dans le coin pour faire le plein chez les frères Tang – cela me fait tellement bizarre de revenir dans mon ancien quartier. Les morceaux de ville que je n’en pouvais plus de voir, incompressibles d’être de tous mes trajets, sont devenus de bizarres madeleines de Proust, identiques dans leur sachet à la date de péremption un peu dépassée.

Rendez-vous amical au Loir dans la théière. Délicieuse tarte crumble au chocolat : ganache pour le goût, topping granola pour la texture. On continue à se demander comment organiser nos journées et quels hobbys choisir dans les rues de Paris, puis sur les quais. C. tentera de rejoindre une chorale à la rentrée, et garde la couture sous le coude ; je ressasse le triumvirat dessin / violoncelle / hip-hop, sachant que je n’en ferai probablement rien, contrairement à l’idée du sandwich falafel qui nous ramène rue des rosiers.

Quelques jours de mai 2022

1er mai

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2 mai

La pièce classique que nous devions faire n’a pu avoir lieu pour des raisons (de manque) d’organisation et de budget ; nous avons été de facto mis avec les contemporains. Quand la chorégraphe nous a remontré la vidéo déjà visionnée une première fois avec ennui, j’étais en plein down hormonal,  j’avais le dos qui menaçait de se bloquer suite au travail au sol de la veille, et passer une vingtaine d’heures à apprendre et travailler ces mouvements, semble-t-il faits de comptes plus que d’énergie, m’a semblé au-delà de mes forces. Sur cinq danseuses classiques, nous sommes trois à être allées demander à ne pas participer au projet ; la direction a compris notre déception de ne pas travailler notre discipline, s’est excusée pour le cafouillage, mais a aussitôt retourné la situation en nous culpabilisant. Quelle conception de la danse classique pouvions-nous bien avoir… On n’allait pas l’enseigner comme il y a cinquante ans, tout de même… Préférer ne rien faire plutôt que de monter sur scène, elle s’interroge… Cela m’a fait douter, énormément douter, de ma décision de ne pas participer au spectacle, bien sûr, mais surtout de ma présence dans la formation, de ce que je foutais, là.

Alors que mes deux camarades ont été soulagées d’obtenir gain de cause, j’ai passé plusieurs jours dans un état lamentable, me remettant à tout instant à pleurer sans comprendre pourquoi, avec l’impression d’avoir fait une erreur  monumentale, d’avoir manqué de respect à un tas de personne, de m’être mis à dos la direction… Je crois avoir atteint à ce moment le point de dissonance ultime entre mes réflexes de bonne élève docile et ma réserve d’adulte critique. Devant mon état, Mum, qui passait le week-end chez moi, est restée quelques jours de plus en télétravail ; j’ai dû redevenir une enfant pour me souvenir être adulte.

J’ai aussi pris conscience de l’urgence de changer de pilule ; les phases dépressives ne sont pas possibles, même quelques jours par mois – il suffit qu’il y ait une décision à (ne pas) prendre ces jours-ci pour que ça vrille.

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3, 5, 6, 9, 10 mai

Le calme, à trois dans le studio. N. lance une musique et chacune invente pour soi son exercice à la volée. On dégouline comme rarement. Ensuite, on chorégraphie, et ça prend forme, petit à petit. On remet même les pointes, ce qu’on n’avait pas fait depuis septembre.

Chacune propose une partie, l’apprend aux autres ; on effectue quelques modifications pour simplifier et harmoniser l’ensemble, mais personne ne remet en question les trouvailles des autres ; travail de groupe efficace et agréable comme rarement.

Je rase les murs dans les couloirs et j’ai l’impression d’être une outlaw réac à la pause déj, mais je me sens bien dans le studio, dans mon corps qui retrouve au quotidien une gestuelle qui le maintient et l’épanouit, malgré la chaleur.

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7, 8 mai

Même si elles ont lieu tous les quinze jours, maximum trois semaines, les retrouvailles sont toujours intenses – et les départs difficiles. Pourtant, je ne serais pas certaine de vouloir troquer cette attention brûlante contre une présence forcément plus distraite d’être continue.

Le boyfriend me montre l’épisode Be Right Back de Black Mirror, et je me retrouve cramponnée à lui comme si j’allais le perdre ; je suis trop petite pour regarder Black Mirror toute seule. Le recours à un droïde, programmé pour être conforme à l’être aimé et perdu, matérialise la perte avec plus de violence que toute représentation du vide. On assiste à une prolongation inhumaine du deuil, rendu impossible par cette résurrection de synthèse.

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10 mai

J’essaye de me faire toute petite dans la rangée des places réservées par la formation, pour le spectacle litigieux. La pièce est moins éprouvante en live qu’en vidéo, même plaisante quand il s’agit de voir comment mes camarades se la sont appropriée. Je me demande encore si mon refus n’était pas exagéré, mais je n’éprouve aucun regret à ne pas être en scène, et cette tiédeur, au lieu de m’inquiéter, me rassure : je constate avoir bel et bien fini le deuil de mon rêve d’interprète ; je ne serai pas un professeur jaloux de ses élèves.

S’ensuit une pièce proposée par les élèves de l’école (dont certaines sont à la fac avec nous), et je retrouve la danse contemporaine que j’aime, avec des danseurs pris dans l’ivresse du mouvement. J’ai même un petit moment d’émotion lorsque les danseurs se sautent dessus et s’accrochent à leur partenaire, comme mus par un désir impérieux (je me rends alors compte qu’il n’y a à peu près aucun contact physique entre les danseurs dans la première pièce).

Parce que le cafouillage d’organisation n’a pas été assumé, on en est arrivé – ce qui n’aurait jamais dû arriver – à se poser la question de la participation au spectacle sous l’angle du goût.

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11 mai

Premier cours de « progression technique » de l’année, aka le cours où on apprend à donner cours, à construire les traditionnels exercices de la barre et du milieu en fonction d’un objectif à définir, et à « passer commande » de la musique au pianiste, aka le moment où l’on découvre que l’exercice soigneusement préparé et répété à la maison ne tombe pas du tout juste. C’est assez fou que cela n’arrive qu’en fin de première année, et c’est un soulagement : le voilà enfin, cet espace pour développer le savoir-faire du métier auquel on se forme, au-delà de la seule acquisition d’un savoir, sans avoir à craindre encore le faire (n’importe quoi) dans le grand bain.

Soulagement aussi d’avoir comme nouvelle directrice cette formatrice qui s’adresse à nous comme à de futurs collègues, même si nous avons encore  tout à apprendre, et non comme à des élèves qui voudraient jouer au prof. La direction précédente, plus paternaliste, déplorait que nous ne montrions pas la responsabilité qu’elle nous incitait à prendre… tout en la découragent par des manières infantilisantes. La position d’étudiant futur professeur n’est décidément pas facile à déterminer dans un monde où le danseur reste élève toute sa vie.

Premier printemps dans mon nouveau chez-moi : je découvre les espèces et le calendrier de floraison du jardin sur lequel je donne.

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14 mai

Faire visiter la ville à quelqu’un et la découvrir à cette occasion. Déjeuner à l’ombre des immeubles ; promenade à l’ombre des arbres. Le Vieux-Lille est minéral, toute la verdure concentrée en lisière, dans le parc de la citadelle. C. et moi en faisons le tour sans la voir, que ses murs et la forêt, une étoile en pleine ville.

Première glace lilloise à l’italienne, en heure creuse, plusieurs tours de cadran avant le goûter, et c’est un glacier validé par sa pistache.

On rentre on sort des boutiques, j’ai perdu cette habitude, n’ai envie d’aucune babiole, que j’anticipe poussiéreuse. C’est bobo, je répète ça à tout va. C’est ci ou ça par rapport à Paris, aussi. Les référents ont la vie dure. Le Vieux-Lille est le Marais, on a trouvé la bonne comparaison pour la densité de population.

Croquettes de crevettes samedi, Welsh dimanche.
Parc de la citadelle samedi, parc Barbieux dimanche.
Ceux qui sont du coin auront résumé : Lille samedi, Roubaix dimanche.

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15 mai

À force de s’interroger pendant ses randonnées, C. commence à avoir quelques notions de botanique. Elle reconnaît plusieurs espèces lors de notre promenade au parc Barbieux, et nous cherchons ensemble le nom d’autres auxquelles je n’avais pas spécialement prêté attention et qui soudain nous intriguent. Une pancarte suspendue en collier au tronc d’un arbre devance nos questionnements et nous introduit à ce hêtre commun à marges roses, tandis que Google Lens confirme myosotis et pensées, précisant leur teneur. C’est étonnant comme nommer élargit le réel. Le redonne à voir : voilà que ce hêtre pourpre pleureur n’est plus rachitique, mais nativement dépressif, probable admirateur des saules locaux, dont il ne saurait toutefois égaler la splendeur.

Le parc Barbieux plaît à mon amie, et cela me réjouit plus que de raison, c’est-à-dire vraiment. D’avoir pu partager mon parc.

Après avoir déposé-abandonné C. au musée de la Piscine, j’assiste au spectacle de fin d’année de l’école des ballets du Nord. Je suis venue un peu pour faire acte de présence, un peu par curiosité, plus ou moins prête ou résignée à devoir le regarder comme future prof de danse, et non comme spectatrice. Dès le premier tableau, pourtant, je suis soufflée par la présence d’une élève avec qui j’ai été en cours, et que j’estimais très solide, sans lui imaginer une telle envergure artistique. Me voilà remise à ma place de spectatrice.

Probablement ai-je encore des réflexes de jugement à désactiver pour devenir une bonne prof. Probablement aussi mes a priori sont-ils moins ancrés que je l’aurais cru : à plusieurs reprises, le regard de la future prof se confond avec celui de la spectatrice – avec les grandes, techniquement avancées, mais pas seulement. Je me surprends par exemple à apprécier ce tableau où le bruit des machines à tisser transforme les gestes raides des petits en gestes mécaniques relevant d’une véritable proposition artistique. Si la chorégraphie du professeur est assez inventive pour gommer les maladresses des élèves, ceux-ci, montrés à leur avantage, proposent un spectacle qui ne s’adresse pas uniquement au public tout acquis des parents. À la limite, il n’y a pas de mauvais enfants-danseurs, il n’y a que de mauvais professeurs-chorégraphes (no pressure).

Bonne nouvelle, donc : la schizophrénie entre mon moi perplexe-méprisant et mon moi enthousiaste-encourageant n’est pas incurable. J’entrevois néanmoins pourquoi nombre de professeurs de danse sont des spectateurs de ballet très occasionnels : il est difficile d’ajuster ses attentes si l’on alterne rapidement de l’un à l’autre. Le revers du ballet gracieux, c’est un apprentissage fort ingrat, et on ne saurait tenir indéfiniment ce grand écart.

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17 mai

Suivre un cours sur la communication non verbale face à un miroir, c’est tout un concept. Je nous aperçois toutes bras croisés, renfrognées sur nos sièges, N. les sourcils froncés de défiance – bullshit incoming. Mais j’ai beau soigner ma posture et essayer de me composer une mine attentive, je surprends régulièrement mon reflet qui rechigne. Le corps ne ment pas : je m’ennuie.

L’intervenante rappelle des généralités sur l’espace en danse : l’espace de son propre corps, et celui du studio ; le haut : le ciel, aérien, léger ; le bas : le poids, la terre, la mort… La mort ressort de ce flot de banalités que je m’apprêtais à balayer d’un revers de la main, me retient : et si ma difficulté à travailler au sol en contemporain avait symboliquement à voir avec ça ? Les os qui bleuissent la peau quand ils sont écrasés de manière répétés contre le sol, les muscles qui refusent de se relâcher s’il faut encore bouger… toujours cette histoire de lâcher-prise, d’abandon, devant laquelle le professeur de contemporain ne cesse de me replacer. Lorsqu’il imite ma manière de faire, en grossissant le trait pour appuyer son propos, on croirait à une crise d’épilepsie, contraction nerveuse sur contraction nerveuse.

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18 mai

Il fait tellement chaud dans les studios que je suis habillée pour la danse classique comme pour un cours de pole dance.

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20 mai

Devant nos camarades, les élèves de l’école, leur directrice et la nôtre, nous dansons la chorégraphie classique pour laquelle nous nous sommes battues (preuve s’il en fallait une que les larmes, fussent-elles versées à notre corps défendant, sont une arme).

Le rideau n’a pas été tiré devant le miroir : on se retrouve avec soi-même comme public, le regard par-dessus les élèves assis par terre. Peut-être parce qu’elle est assise sur une chaise, ou plus sûrement parce que son visage paisiblement rayonnant est encourageant, je m’accroche un peu trop au sourire de la directrice – comme une élève soucieuse d’avoir bien fait qui oublie la classe lors de son exposé.

Je ne me suis pas écoutée sur le temps de préparation que je savais qu’il me fallait, j’ai conséquemment paniqué et abordé notre morceau de bravoure cardiaque avec le souffle déjà trop haut placé de qui ne sait plus expirer. Tandis que le pilotage automatique prend le dessus, j’habite mon corps haletant plutôt que l’espace, percevant par fragments : rien, le miroir, un sourire d’élève, le regard du prof de contemporain, N. dansant avec moi – des bribes comme enregistrées par la lumière d’un phare, intermittente depuis un point fixe, depuis ma tour de contrôle qui ne contrôle plus rien. Je me trompe dans le manège, rate mes fouettés à l’italienne, soit la difficulté technique que je peux habituellement me targuer de passer. J’en oublie tout le reste, la chorégraphie qui roule, rodée, synchronisée ; les brefs moments que je savoure, même, quand je me ressaisis et que je marque les accents, les épaulements – quand je danse.

J’avais oublié ce que c’est de se regarder quand on danse, de se soutenir mutuellement du regard face à l’œil du public ; le regard qui, au quotidien, nécessite d’être soutenu est ici soutien, on y plonge avec une confiance habituellement réservée aux amoureux (l’intrusion toujours repoussée du public crée l’intimité). Cette réflexion me dépasse par la tête quand je plonge dans le regard de M., une tête de moins que moi mais prête à (me) guider dans une valse mal maitrisée. Une valse à trois temps, comme c’est troublant (ce décalage avec le couple d’à côté), comme c’est charmant (espérons).

En racontant cet épisode, il me semble me souvenir d’un plaisir que je n’ai pourtant pas perçu dans l’instant d’après : le temps de raccrocher les costumes et de récupérer mes affaires éparpillées, notre public était en cours, les couloirs vides, nos badges pour l’accès aux studios rendus, et les dernières de notre promotion en route vers le métro, que je suis la seule à ne pas emprunter. Contrecoup de solitude et d’indécision, je m’empêtre dans mes maladresses, incapable sur le moment de décider de la joie et du soulagement auquel m’enjoignent mes camarades. Deux jours plus tard, je le vois : we did it. Je peux retenir le regard de la directrice de l’école ou bien celui de la directrice de la formation, une vision anguleuse à la serpe ou une vision ronde de joie ; il ne tient qu’à moi d’emprunter l’un ou l’autre, c’est comme un chemin, je peux choisir le regard que je porte sur ce moment, sur tout moment en réalité.

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21 mai

Promenade sur le chemin de la médiathèque

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22 mai

Après floraison et fanaison, la clématite des montages s’est mise à faire de grosses boules blanches duveteuses…

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24 mai

Avez-vous participé à une activité artistique de médiation culturelle ? Si oui, quel bilan en tirez-vous ? 

Que rassembler 80 enfants dans une même salle n’est pas une bonne idée.
Que l’on est en permanence sur le qui-vive.
Que les dynamiques de groupe peuvent être redoutables.
Que cela n’a pas grand-chose à voir avec la danse. Que peut-être ce n’est pas grave, que c’est même mieux comme ça. Mais que ce n’est pas pour moi.

Voilà ce que je n’ai pas répondu au questionnaire de satisfaction lancé par la formation, où pourtant je n’ai pas mâché mes mots (je les ai remâchés, pour être le plus honnête et le plus poli possible). Je n’avais jamais autant mesuré la difficulté de faire des remarques sans donner l’impression de râler.

…25 mai

Officiellement en vacances. Quand je suis rentrée la veille, le salon était baigné d’un soleil tamisé par les voilages ; il m’a semblé beaucoup plus spacieux, aéré. Désencombré : des choses, mais surtout de ce que j’y trimballais dans ma tête.

Je suis soulagée de ne plus avoir à me sentir nulle. Je saisis ce qu’il a de violent et d’absurde à formuler les choses ainsi, mais c’est en ces mots que cela me frappe. Suspens de toute comparaison, analyse, évaluation : soulagement. Tant pis pour ce que cela implique de relation à soi à régler dans le futur ; on verra ça plus tard.

Journée de rangement, préparation, ménage, dans une perspective d’avenir rouvert, désencombré lui aussi : pour la première fois depuis longtemps, je fais les choses à faire sans les ressentir comme des corvées (toujours à rattraper d’être repoussées), préparant au contraire le terrain pour profiter du temps à venir. Je suis presque contrariée, le lendemain, de quitter mon chez moi pouponné pour rallier Paris. J’avais envie d’aller de l’avant dans ma solitude, de reprendre le blog, l’écriture, mes petits projets. Je le dit au boyfriend lors de notre visio quotidienne : mon but, cet été, c’est de reprendre et de finir l’écriture de mon bouquin sur la danse. Il s’étonne que je cours de but en but, et que sitôt l’un atteint, je m’en fixe un autre. Je ne pourrais pas, une fois de temps en temps, me laisser aller ? Profiter de ces trois mois sans rien m’imposer, sachant que le laisser-aller est borné, qu’en septembre la rentrée m’obligera à reprendre les rênes ? Tout à mon sentiment d’inaccomplissement, je n’avais pas vu les choses ainsi. Il m’a rappelé tous les changements opérés en un an.

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26 mai

Rapide photo des roses du jardin avant de les quitter jusqu’à l’année prochaine

La soirée n’est pas de trop pour se retrouver – soi, à deux. J’ai beau savoir, j’oublie à chaque fois la déferlante des bras, de la chaleur, de la tendresse, comme il importe moins de réussir (et quoi ?) quand on est déjà aimé.

…27 mai

Ayant du mal ces temps-ci à éprouver une joie toujours aléatoire, je me rabats sur la satisfaction, plus sûre, et me découvre de surprenantes envies de ménage (qui passent rapidement, après un premier shoot de satisfaction facile).…

28 mai

Journée à ne rien savoir quoi faire, rachetée in extremis par un épisode de Black Mirror (Nosedive).

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29 mai

Lors d’un déjeuner, mon attention est digne d’une focale 50 mm : soit je fais la mise au point sur mon interlocutrice, et chaque fourchetée a le même goût, soit elle se fait sur ma salade, nimbant la conversation de flou. // Très bonne salade composée de bobo, quinoa, saumon, avocat, pamplemousse, avec pour twist la sauce aigre-douce qui, dans mon enfance, allait forcément avec du riz et du poulet. // Conversation traînant un peu de tristesse, puis s’illuminant peu à peu à mesure qu’on quitte les sujets sociaux et le travail pour revenir à la sphère intime et artistique, que je n’aurais jamais songé à quitter.

Gaufrettes légères au chocolat, Dinosaurus, cookies Granola, palets bretons : moisson d’enfance et d’huile de palme. J’ouvre presque tous les paquets pour le goûter. Cela fait plusieurs jours que j’ai des fringales de sucre et de réconfort, discrètement beurré (fantasme de Millie’s cookies crousti-fondants, mais les boutiques ont fermé). Je crois pouvoir les satisfaire avec des cochonneries industrielles comme les appelait mon grand-père. Après plusieurs gâteaux, je n’en suis plus sûre, cela continue ; j’ai envie de manger quelque chose d’autre de précis sans savoir exactement quoi, ni si cela me nourrira ou me remplira.

Journée de frustration sans objet. Cela fait plusieurs jours que j’ai du mal à éprouver de la joie ou des envies véritables – je n’ai pas l’énergie adéquate pour les seules que je pourrais avoir. Je ne me repose pas vraiment, je ne me distrais pas vraiment non plus. Je m’ennuie, je crois ; je n’avais jamais perçu la vague parenté de cet état avec la déprime. C’est probablement l’équivalent temporel dans tensions que l’on ressent au moment de s’allonger dans son lit, le soir, alors même qu’on se met en position de les faire disparaître. Il faut le temps que l’année écoulée se dépose dans le champ de la vacance.

Zappant, on se retrouve à regarder Polisse à la télé : je laisse passer toutes les horreurs et me mets à sangloter sur un pan de mur rempli d’unités centrales avec leurs étiquettes de saisie. Après le film, le boyfriend me presse contre lui pour faire sortir ce qui reste ; il vient me chercher du retrait où je constatais me rétracter, et peau à peau, me ramène à moi et à lui. Je ne distingue plus la gratitude de l’amour.

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30 mai

Seule pour la journée, avec la perspective d’une soirée à deux : c’est vraiment la formule que je préfère, parfaite pour me retrouver puis m’oublier, et pouvoir partager sans m’agripper. Je ne sais pas (encore) vivre à deux le quotidien ; le silence me manque trop.

Grande promenade à pieds dans Paris, articulée autour d’un arrêt ciné pour voir Downton Abbey II : aucune attente, doux plaisir. J’ai versé ma petite larme et avalé (enfin) un cookie aux noisettes et chocolat blanc.

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31 mai

Je finis d’écrire et de mettre en forme ce journal rétrospectif (les entrées sont datées du jour concerné, mais écrites en fin de mois). J’avais oublié le plaisir de choisir et publier des photographies ; de les voir en plus grand que sur l’iPhone avec lequel elles ont été prises, aussi.

Question bonus à ceux qui auraient lu – ou scrollé – jusqu’ici : est-ce que le format de journal mensuel est agréable à lire, ou ce serait mieux scindé par jour ou par semaine ?

Fin 2021

Septembre, nouvelle vie. Octobre, Inktober. Novembre, la vie qui s’accélère. Décembre, les derniers devoirs pour la fac. Des centaines, des milliers de mots répandus en commentaires, synthèses, compte-rendus, fiches de lecture et autres devoirs. On consigne beaucoup de ressentis, j’en partage tout autant lors de mes Whatsapp quotidiens avec le boyfriend, et ne laisse plus rien pour ici.

Mes étonnements de septembre sont déjà si loin pour certains.

En début d’année, j’ai rencontré une fashionista qui n’aime pas lire, une très jeune fille aux grands yeux cillés qui me rappelle ma cousine au même âge,  un parfait avatar de la bourgeoisie catholique qui ressemble à s’y méprendre à une amie versaillaise du conservatoire – même aplomb, mêmes proportions, mêmes épaulements -, une autre qui sauve le monde tous les dimanches matin… J’avais l’impression de les avoir toutes déjà rencontrées ou cernées, incapable de voir autre chose que leurs aveuglants contours bourdieusiens ou le décalque d’autres personnes connues. Leurs remarques m’ont parues naïves, leurs raisonnements inaboutis, laissant pourtant supposer un aplomb et une intelligence dont je ne pouvais pas douter : la différence d’âge que je minimisais me frappait de plein fouet. Aujourd’hui, je l’ai admise, je la reconnais, et ces personnes ont cessé de n’être que leur âge et la catégorie socio-professionnelle de leurs parents : ces contours sont toujours là, mais à la marge, bien discrets face aux couleurs, aux caractères et aux histoires qui les débordent. Ces personnes que je ne voyais que comme des caricatures d’elles-mêmes sont en passe de devenir des amies, et si je m’étonne encore parfois des années qui nous séparent, c’est pour mieux laisser l’écart s’emplir de tendresse et d’admiration, car toutes sont surprenantes et admirables à leur manière – pas juste pour leur âge, mais pour elles-mêmes. J’ai une chance assez incroyable d’être tombée dans cette promotion.

En cours d’analyse d’œuvre, une vidéo de danse contemporaine, danseuse aux cheveux tirant sur le rouge, mouvement incisif, jambes manifestement musclées par la technique classique. Qui a reconnu Sylvie Guillem ? Nous sommes environ 3 sur 33. La plupart la connaissent de nom, de loin, quelques-unes pas du tout. L’enseignant s’étonne : ne pas connaître Sylvie Guillem en licence danse, c’est comme aller voir un match de foot et ne pas savoir qui est Zidane. Sylvie Guillem, je l’ai vue danser du contemporain au théâtre des Champs-Elysées dans ses derniers spectacles ; elle avait déjà pris sa retraite quand mes camarades ont été en âge de décider des spectacles qu’elles iraient voir. Elles ne l’ont pas vue sur scène, ni sur les pubs Rolex dans l’espace urbain ou en couverture du Monde magazine. Notre enseignant, qui a probablement assisté à ses rôles classiques à l’Opéra, ne mesure pas que, pour elles, Sylvie Guillem est au mieux un personnage de légende, au même titre qu’Anna Pavlova ou Alicia Alonso – une figure de l’histoire du ballet… pour laquelle elles n’ont pas forcément une appétence innée, étant majoritairement plus attirées par la danse contemporaine que classique. J’ai dix à quinze ans de plus que la plupart de mes camarades ; probablement dix de moins que notre enseignant : à mi-chemin entre elles et lui, je comprends à la fois l’étonnement réprobateur de celui-ci et les récriminations de celles-là. Probablement que Zidane constitue lui-même une référence datée ; les gamins d’aujourd’hui connaissent surtout M’bappé, non ?

– Cet Eastpack ? Je l’ai depuis la 4e.
– Ah, je n’étais pas née !
Cette boutade m’a laissée incrédule ; on a calculé pour de vrai : elle n’était pas née.

Je ne me fais pas au temps qui passe : c’est lui qui me façonne, et déjà mon corps s’incline et se meut sans y penser entre les pièces de mon nouveau chez-moi, dans le couloir où portes, cloisons et rétrécissement m’obligeaient à mon emménagement à un mouvement heurté, négocié. La sensation de contrainte a disparu, et mes doigts trouvent les interrupteurs sans tâtonner : j’ai appris ce nouvel espace par corps.

Ör est resté sur ma table de chevet à Roubaix. Cela fait des semaines que je retarde le suicide de son protagoniste, à raison d’un chapitre homéopathique par soir pour me convertir au sommeil. Ce faisant, il reprend goût à la vie, et je l’ai laissée sans trop hésiter pour quinze jours : je suis certaine qu’il ne se suicidera pas.

J’ai découvert chez-moi en hiver, quand l’immense saule pleureur a éparpillé toutes ses feuilles dans le jardin et sur la terrasse ; chez mes voisins, par la même occasion : ils ont une pièce bleu turquoise, à gauche d’un lustre qui me rappelle de tirer mes voilages. Je le fais avec une certaine crainte depuis que j’y ai découvert un matin une araignée si trapue et poilue qu’une camarade est venue la tuer pour moi. Une grosse araignée mensuelle, c’est manifestement le prix à payer pour cet appartement autrement si apaisant.

Il y a quatre mois encore, je me disais : ça va, ce n’est que pour deux ans, après je reviens. Aujourd’hui, je n’envisage plus de revenir vivre à Paris. À mon dernier passage, en débarquant gare du Nord, j’ai été étourdie par le monde : me serais-je si vite provincialisée ? Cinq secondes plus tard, je retrouvais mes réflexes de Parisienne, en grommelant intérieurement mais pousse-toi, abruti. Je ne veux plus que la ville me fasse ça. Je veux du calme, je veux mon saule pleureur. Passer à Paris de temps à autres, oui : passer. J’ai l’impression d’en avoir fait le tour ; Paris peut bien changer, le chapitre que j’y ai vécu est clos. La ville ne me manque pas. Même lorsque je sors à Lille, je n’ai qu’une hâte : rentrer.

Je rentre à Paris pour les vacances, puis je rentre à Roubaix. Chez moi est encore éparpillé.

La personne que j’ai été ces dix dernières années est désormais aussi éloignée que moi enfant. Je n’y ai plus accès. Je peux me souvenir et raconter, mais je ne parviens plus à m’identifier par un continuum de ressenti. Ce que j’ai pu craindre ou espérer, mes émotions et enthousiasmes passés sont comme entourés d’un brouillard qui les insensibilise. Je m’échappe, et loin de me paniquer ou de m’attrister, cela me… m’indiffère (étonnement poli) ?  me raffermit (une autre vie) ? J’ai coupé les ponts, et suis surprise en me retournant d’apercevoir encore l’autre rive ; des réminiscences parfois traversent cette mince rivière temporelle, qui me font penser que peut-être un jour je renouerai.

Je renoue pour l’instant avec celle que j’étais bien en amont : je porte à nouveau, pour un temps, les vêtements dancewear de mes dix-huit ans, et me sens aussi vivante que je l’étais pendant mes études, quand tout n’était pas tracé et que je m’arc-boutais à l’idée de n’être pas première. C’est comme si la décennie passée se refermait dans une bulle-parenthèse, comme si j’étais revenue à cet embranchement passé et reprenais où j’en étais – même si ce n’est qu’une illusion : je sais qu’il faudra bientôt mettre au recyclage les pantalons aux élastiques déjà changés ; je sais d’où viennent mes névroses de première de la classe, et la nécessité de rompre avec cette anxiété. Renouer avec celle que j’étais avant de devenir celle avec qui j’ai rompu, ce n’est pas faire comme si de rien n’était (c’est intenable), mais l’occasion de nettoyer, consoler, ordonner ce qui mérite de l’être. Alors seulement, je pourrai rouvrir le chapitre que je viens de clore, rouvrir la vanne des sentiments refoulés-défoulés, que j’aurai alors digérés – je le comprends seulement maintenant, dans l’écriture (« un brouillard qui les insensibilise »). En attendant, je n’attends pas, mon saule pleureur pleure pour moi dans le jardin d’à côté ; ici, là-bas, chez moi, j’apprends, je peste, je rie, je danse, je dévore des panettones, sous le regard de mes peluches en tutu, installées sur le rebord de la cheminée.