Journal de mai 3/4

Lundi 15 mai

Nous sommes censées nous donner mutuellement cours pendant 1h30, à deux dans un studio vide. Nous passons une bonne heure à parler de choix et chemins de vie. N. rayonne quand elle parle de la place du scoutisme dans sa vie. J’aime pour cela l’entendre parler de flots, jaune, rouge, vert, de parole de feu, de père spi(rituel), tout une mythologie qui m’est étrangère. Je n’y comprends pas grand-chose, seulement qu’il s’agit d’étapes, d’introspection, d’accompagnement, de cheminement, et que ça la transporte et l’interroge. Au-delà des événements, du décorum, on sent qu’elle a trouvé une communauté qui l’aide à avancer. Elle rayonne quand elle en parle, et s’ouvre, se livre, de métaphore en anecdote, un diamant dans chaque caillou, et chaque caillou unique dans le gravier.

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Mardi 16 mai

La formatrice nous fait expérimenter un atelier de découverte de la danse classique. Pas de barre, pas de terme techniques de pas, mais une simple marche pieds parallèles dans l’espace, à laquelle s’ajoutent peu à peu des indications qui structurent le corps dans l’espace :

  • une posture érigée,
  • des bras tenus de sorte à ne jamais clore l’aisselle,
  • les surfaces internes des cuisses à tourner devant soi — l’en-dehors comme l’intime qui s’offre,
  • un déplacement qui se fait en croix, latéralement et d’avant en arrière — la première position au centre de cette croix,
  • des ports de bras qui s’articulent autour de leur propre croix, dont le centre est également en première position (double axe couronne-bras bas & première-seconde),
  • le tout à placer face à un public qu’on ne perd jamais longtemps du regard — cette contrainte superposée aux déplacements en croix fait naître les épaulements.

L’approche est intelligente. Elle éclaire Z., en tous cas, qui a pris ses premiers cours de danse classique l’année dernière, la cinquantaine déjà entamée. Faire ressortir des principes structurels avant d’entamer un apprentissage forcément un peu morcelé me semble une bonne piste pour faire débuter des adultes — les grands absents de cette formation, où la pédagogie est pensée uniquement pour les enfants.

La nuit courte n’aidant pas, j’ai du mal à maintenir mon attention lors de la conférence sur les missions des conservatoires. Le changement de politique explique certains décalages que j’avais perçus entre “mon époque” et aujourd’hui : à leur création, les conservatoires ont été pensés comme des succursales des écoles supérieures, des pépinières délocalisées pour repérer ceux qu’on formerait comme danseurs professionnels ; aujourd’hui, ils doivent remplir un service publique d’ouverture à l’art, indépendamment de ce que pourront devenir les élèves, pré-pro, amateurs éclairés ou spectateurs avertis. Je découvre avec surprise que les textes officiels préconisent des cours pour adultes débutants et des cours de composition chorégraphique pour les adultes aguerris ; je n’en ai jamais entendu parler en conservatoire.

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Mercredi 17 mai

Observation d’un cours de première année de danse classique. Au bout d’un moment, il faut se rendre à l’évidence : la prof est méchante. Elle est jeune, formée à l’idée que nous sommes au service des élèves et pas les élèves au service de la danse ou du nôtre, mais ses loulous s’en prennent plein la tronche. Pas d’invective directe ou de remarque sur le physique, c’est plus insidieux : jamais rien de positif qui soit souligné, des rappels constants de ce que cela fait des mois qu’ils travaillent tel ou tel exercice, des massacres, des ohlala, des prénoms qui fusent, suivis de temps de pause théâtraux où les élèves ont tout le temps de se raidir et de se demander ce qu’ils ont bien pu faire de si terrible ; tout semble fait pour leur faire sentir à quel point ils sont nuls.

Mon seul espoir est que cette attitude soit une réaction de stress, générée par notre présence, trois apprenties profs. Que par peur d’être jugée, l’enseignante adopte une posture autoritaire, dépréciant le travail de ses élèves pourtant hyper attentives et volontaires. Je fais semblant d’y croire, souris d’excuse et d’encouragement aux élèves dès qu’il y a eye-contact.

Cela finit de balayer mes scrupules à devenir professeur de danse. Ce n’est plus une question de niveau et de compétences, mais d’attitude : je veux prendre la place des gens comme ça pour les empêcher de nuire. Je voudrais montrer que l’on peut être exigeant sans être méchant ; prendre du plaisir dans la rigueur, dans une bonne ambiance ; se réjouir de ses progrès, si minces soient-ils. Et si je ne parviens pas à faire mieux qu’elle avec les élèves (ce qui est probable : on voit toujours moins de choses quand on doit mener le cours que lorsqu’on l’observe tranquillement), du moins ne les aurai-je pas dégoûtés de la danse classique.

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Dans le métro parisien, j’observe, je me laisse surprendre par ce que j’ignorais quand je l’empruntais quotidiennement, et que je ne remarque pas tant dans le métro lillois : l’extrême diversité des gens qui s’y croisent. J’ai l’impression de voir dans une rame l’échantillon des avatars les plus divers possibles qu’il serait possible de créer avec x formes de sourcils, nez, coupes, couleurs de cheveux et accessoirisation.

Toutes les combinaisons semblent permises, au-delà même de panoplies archétypales qui feraient tomber directement dans une case (la Parisienne du XVIe, le jeune cadre dynamique, l’ado gothique… ; en métropole lilloise : les bourgeois catho de Croix, les ados en jogging de Roubaix, les mères de famille voilées ou non, les jeunes femmes archi pimpées, cheveux gras ou laqués…).

En face-diagonale de moi, une jeune femme très belle, aux traits fins, métis je crois, joue les contrastes avec des baskets de sport blanches et un ensemble pantalon-chemisier noir, fluide, soyeux — élégant et synthétique, pourtant ; elle pianote sur son téléphone, une bague dorée à chaque pouce — sans vulgarité ostentatoire pourtant, tous bijoux assortis. J’aime qu’on ne puisse pas la classer, qu’elle ait du goût, le sien.

Dans la travée, debout, se tient une jeune femme autrement incaractérisable. Rien ne coïncide avec rien : son manteau en tissu, coupe et matière qu’on verrait bien portées par une jeune altermondialiste, a un motif bleu-noir trop discret pour cela ; il jure un peu sous son sac à main plus habillé, qui relève de la maroquinerie pour dame en caban et talons. On ne lui donne aucun âge : elle a la voix flûtée d’une enfant, mais des obligations à gérer au téléphone ; un front haut et large, que viennent distordre d’épais verres de lunettes, rendant le bas de son visage plus fluet (de faux airs de Cortex). Elle pourrait être une toute jeune femme qui fait plus que son âge, ou une femme dont l’âge aurait oublié de s’inscrire sur son visage et dans sa penderie. Je la voudrais musicienne, sans savoir pourquoi. Le sac noir, peut-être, un peu usé mais de coupe moderne : plus volumineux, il aurait pu devenir un étui à instrument.

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Jeudi 18 mai

Cette fois-ci, je parviens à me brancher sur l’énergie de la ville, sans qu’elle me décharge entièrement de la mienne et me fasse sentir en terrain de jeu rabâché. Je retrouve le Paris que j’aime, le Paris où je m’oriente facilement, où l’on se retrouve de même. Où il y a toujours quelque chose à observer, dont s’amuser. Une statue antique qui fait de l’exhibitionnisme sur le balcon d’un appartement privé. Des tag amoureux sur une fontaine. Un passant avec un tote bag Bonne gueule et qui la tire. Une pancarte sur les grilles du jardin du Luxembourg rappelant aux influenceurs, influenceuses, Français, Françaises des Instagram, que toutes les photos à visée commerciale sous soumises à approbation préalable du Sénat.

Une glace de la Fabrique givrée avec JoPrincesse, après-avant promener notre discussion dans tout le Luco, les chemins détournés, réumpruntés pour prolonger le plaisir de se retrouver. Elle s’arrête un instant pour prendre en photo des arbres majestueux ; je ne les avais pour ainsi dire par vus, parce que je ne fais que dire, justement. Le reste, les arbres, le monde dans les allées, devant les kiosques de boisson, sur les quelques bandes de pelouses autorisées (une densité telle que les gens ont l’air d’attendre le début d’un concert en plein air), tout ça, je le vois sans le voir, un brouhaha estival comme dans une brume de chaleur. Je parle trop, trop vite, l’enthousiasme, l’amitié me soulèvent, le soleil revenu, j’oublie souvent de me taire, de me caler sur le calme de mon amie — qui ne m’en tient pas rigueur. Sur un banc, côté ombre ou côté soleil, je ne sais plus où on en était entre les couleurs à prendre sur les joues et le coup à éviter sur le nez, elle me dit que ce calme date de son quatrième mois de grossesse, elle l’a senti, elle aussi, ça l’a inquiétait, qui elle devenait ? Les hormones sont passées, le calme est resté, ça fait du bien, en fait. Elle a mis à distance qui elle devait, a constaté son attache à qui elle voulait, et ne s’oublie plus dans sa nouvelle vie, sa nouvelle vie qui n’a pas changé et qui n’est plus la même de n’être plus la sienne seule. Il y a une autre vie arrimée à la sienne. Elle est, ils sont deux, trois, une : famille ; elle est aussi seule à me rejoindre, à conserver notre amitié rapprochée. Elle est belle, ses yeux clairs, brillants, de tout son calme dispensé.

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Vendredi 19 mai

Un banh mi mi-ombre mi-soleil, sur une table où l’on devine un échiquier, dans un renfoncement qu’on ne nommerait pas même square. Il fait beau en ville. Ça chauffe à l’arrière des lèvres.

Le boyfriend se dit qu’il pourrait venir se manger un banh mi plus souvent, il ne le fait pas s’il est seul. Ça a probablement moins à voir avec la solitude qu’avec la difficulté à marcher, qui vide la flânerie de sa substance. On ne flâne pas d’un point A à un point B. Pour moi, manger un sandwich seule en ville, aller seule au cinéma, faire seule n’importe quoi qui n’a pas à être fait, se vit comme un plaisir transgressif, une fugue qui n’inquiète personne, où je me conduis selon mon bon plaisir du moment, jolie lumière à droite, glace à bâbord, sans avoir à m’adapter à aucune autre personne ni convention horaire. C’est moi enfant, qui me dérobe à l’adulte que je suis devenue, tout en jouissant de ses prérogatives. Incartades insues.

Le boyfriend me fait découvrir le “vrai” Tang Frères, que je m’obstine à appeler Frères Tang, et que je confondais avec le Paris Store qui lui est quasiment accolé. Ça grouille de monde, c’est bruyant, désagréable, on ne trouve pas tout ce que l’on cherche… Les items manquants seront dégotés chez “mon” Frères Tang, celui plus petit tout près de la place d’Italie, auquel je venais me ravitailler quand j’habitais le quartier — fierté de propriété mal placée.

Je relève les nouvelles échoppes de Bubble Tea qui ont ouvert. La file d’attente qui se trouvait perpétuellement devant Chatime s’est déportée juste à côté : on fait maintenant la queue pour des pancakes soufflés.

Dans la rue, soudain, le boyfriend se retourne et vivement : « Oui, je te vois » — à une femme à la dérive que je n’avais pas vue, pas entendue, qui le remercie, ça fait du bien, merci, d’être vue, de voir son existence reconnue et non ignorée comme un dérangement. Elle nous avait interpellés d’un « Hey, double chignon ! » Tant que le boyfriend aura son man bun haut et moi mon chignon bas enroulé à la hâte pour prendre ma douche, je ne veux pas d’autre nom de couple, de gang : call us double chignon.

 

Le pèlerinage du XIIIe ne serait pas complet sans une glace à La Tropicale. Le boyfriend opte pour un sorbet esquimau, et je ris je ris en voyant sa tête s’allonger quand il engloutit le dernier bloc de glaçon citronné qui ne tient plus au bâtonnet.

Le soir, twist dans la série que nous regardons ensemble, dont je ne comprenais pas qu’elle s’appelle Mr. Robot, un personnage plutôt secondaire. Puis la joie brute, distincte du plaisir, de sa peau contre la mienne, de ses paroles tout contre moi.

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Samedi 20 mai

Présentation Melendili <—> boyfriend sur fond d’éclair à la cacahuète, quiche et brownie au praliné. On a parlé d’intolérance pour des cheveux teints en rose, de Blanquer et de catcheurs habillés en dorés, de classe sociale réelle et perçue, d’encourager ses proches à aller chez le psy en repoussant d’y aller soi-même, du rapport à l’échec et de la perception d’avoir plus ou moins échoué, de campagne amsterdamoise et de Cornouailles, de mariage superflu, des chats qui grattent la terre dans le potager, du piège et de l’agrément du confort, de reconversion réelle ou fantasmée (mais souvent supportée financièrement par les proches, fin de la blague). Plus difficile encore pour Melendili : aimer son métier, mais pas les conditions dans lesquelles l’exercer.

On parle longuement, j’ai le temps d’aller reprendre une pâtisserie et de me laisser hypnotiser par les boucles d’oreilles dorées de Melendili, ondulées comme un bord de moule à tarte. Pull rayé, tonalités douces assorties, elle est classe, posée.

La parole circule et va là où elle ne serait pas allée si nous n’avions été que toutes les deux : non seulement parce que, par ignorance, désintérêt ou dépit, je fuis la politique hors période électorale, mais aussi parce que la triangulation fait surgir des remarques à la troisième personne, en passant, tiens… On parle des envies et des réticences à partir de région parisienne, des brocantes en Normandie (elle) et des marchés de petits producteurs en Touraine (lui). Melendili n’aurait pas parié que je me serais autant plu dans le Nord. Sur le mode : on ne sait jamais, tu pourrais te plaire encore ailleurs. J’objecte que la voiture tous les jours, c’est encore autre chose. Melendili par ses préférences personnelles argumente tantôt en faveur de l’un tantôt en faveur de l’autre, team du boyfriend puis la mienne. C’est un signe que la rencontre prend, quand on se ligue gentiment contre vous. Ce serait aussi un signe qu’il y ait un Paris Store à Tours, en plus du chèvre frais et de la difficulté à faire des choix, certaines plus que d’autres, ne suivez pas son regard derrière ses lunettes de soleil.

Plus tard dans la nuit, la peau presque translucide, un peu rougie autour des yeux élargis, la question de savoir ce que j’en pense, au fait, moi, du mariage. Que c’est superflu aussi, quand il n’y a pas d’enfant. Mais pas qu’il ait posé la question, tard dans la nuit.

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Dimanche 21 mai

Le boyfriend se rendort sur le canapé en me tenant le mollet, tandis que je continue à bloguer. J’aime le sentir abandonné contre moi. (Je n’avais juste pas prévu qu’il serre si fort que je doive finir par dégager mon mollet sous peine de ne plus le sentir.)

Curry de quattre heures, et sommeil qui me rattrape dans le train. L’air de vacances se dissipe quand j’arrive à Lille et ressors dans Roubaix tout gris. Les fleurs roses que j’avais laissées ouvertes m’ont laissé leur souvenir en pétales sur la terrasse ; de nouvelles, rouges, ont éclos en mon absence.

Journal de mai 2/4

Mardi 9 mai

Une belle relation avec les enfants, c’est ce que je choisis de retenir de mes 20 minutes avec des 5 ans, au-delà de tous les ajustements préconisés par la formatrice pour adapter la séance à ces petits êtres si peu coordonnés. Je crois que c’est bon, j’ai troqué la panique contre le stress en ce qui concerne les cours d’éveil-initiation.

4h d’AFCMD sans pause. De l’improvisation hasardeuse (ça m’énerve) + un focus sur la respiration (ça me crispe à faire ressortir toutes les tensions) + beaucoup de torsions de la colonne (ça réactive le spectre de la blessure au niveau des lombaires) = sentiment de colère immense, qui implose en larmes. J’en ressors lessivée. Heureusement, c’est le jour de mon cours de travail des chaînes musculaires, et je troque la fatigue émotionnelle contre une saine fatigue physique. Cet endroit est devenu mon safe space.

Dîner : tartines d’avocat sur du pain au sarrasin, puis de banane sur lit de peanut butter. Soit un repas qui aurait conduit à l’hôpital le boyfriend, allergique à la totalité des ingrédients (je triche, j’oublie de mentionner le fromage de chèvre).

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Mercredi 10 mai

— Tu as conscience que tu es une… fille originale ?
Gné ? Devant mon air dubitatif, la psy précise : HPI, hypersensible, zèbre, comme tu voudras appeler ça…
Alors pourquoi pas, on pourrait remplacer psychokhâgneuse ou première de la classe par un de ces termes-là, mais qu’est-ce que ça apporterait de plus, à part de pouvoir servir mon ego en entrée avec du jambon cru ou de le peindre aux côtés d’une pomme et d’une pipe ? Je suis très (trop) flattée. Et dubitative : en quoi est-ce original ? Si je suis hyper-quelque-chose, alors les trois-quarts de mes amis le sont aussi, au bas mot. C’est peut-être là mon point aveugle ; je repense à ma mère me confiant m’avoir crue élitiste, enfant, avant de comprendre que je ne cherchais pas le brillant ou l’exotique, mais des présences stimulantes, les autres m’ennuyant vite. La psy est presque étonnée quand je lui dit que je n’avais pas de mal à me faire des amis, enfant ; rassurée quand je confirme que, oui, évidemment, j’ai toujours cherché des amitiés authentiques, pas de la copinade (big up à Eli, qui troquerait bien « Tu fais quoi dans la vie ? » pour « As-tu peur de mourir et pourquoi ? »).

On ne va pas se mentir, mon côté première-de-la-classe est hypé par cette histoire d’HPI ; c’est en outre mon argument principal pour candidater à l’étiquette. Quand la psy me demande pourquoi il fallait que je sois toujours première (et je suis optimiste en mettant la phrase au passé), je suis prise de court. Parce que. C’est un impératif catégorique murin. Elle insiste pour que je développe. Je repense à ma grammaire latine, à mon incompréhension que “le meilleur” (d’un groupe) soit un superlatif relatif, et le superlatif absolu, seulement “très bon”. Au fait, qu’être la meilleure, c’est susciter l’admiration, et qu’être admirée dispense de se demander si on est aimée. Cela me passe par la tête, mais ce n’est pas ce qui sort, ce jour-là, ce n’est pas cette analyse rodée devenue poncif personnel. Je réponds autre chose, que la psy prend en note. Elle y revient plus tard dans l’entretien, tourne la page pour souligner la nécessité de retrouver l’expression exacte, son incongruité : être première, c’est reposant. Le boyfriend éclatera de rire quand je lui rapporterai ça. La pression qu’on se met pour être et rester à la première place ? Oui, mais non. Avoir la meilleure note, c’est l’assurance temporaire d’avoir fourni assez d’effort ; sinon, s’il y a mieux, c’est que je n’ai pas fait de mon mieux, ou pire, que mon mieux était insuffisant. Le repos, c’est de ne pas avoir à se soucier de ça, classer l’affaire et passer à autre chose. À quoi ? demande la psy. On recommence, évidemment. Jusqu’à atteindre fatigue et lassitude.

Je me demandais le mois dernier si “ça me suffirait” un jour. La psy tranche : ça ne suffira pas, jamais. C’est structurel. C’est mon mode de pensée, de fonctionnement ; mon cerveau est câblé comme ça. Point. Au lieu de me plomber, le constat m’égaye : ce n’est donc pas moi — ou plutôt si, c’est moi qui suis comme ça, ce n’est pas de ma faute. Ce n’est pas que je ne suis “jamais contente”, comme a parfois pu s’en inquiéter Mum : je suis contente (souvent), mais pas contentée (ou pas pour longtemps).

Pour éviter que la frustration prenne le pas, la psy me conseille de mettre en place un double standard : distinguer ce qui est objectivement attendu de moi (pour valider le DE par exemple) de ce que je voudrais obtenir de moi-même ou de ce que j’estime qu’il faudrait dans l’absolu (par exemple une carrière de danseur professionnel pour devenir prof de danse). Ne pas mélanger les deux. Cela peut paraître basique comme conseil, mais alors l’apaisement que cela procure en remettant les choses à leur place, en leur redonnant leur juste proportion… Définir ces deux pôles aide à remettre du mouvement là où la paralysie guettait : je peux utiliser ce qui est attendu pour m’auto-lâcher la grappe par rapport à un idéal inatteignable, et ce que je voudrais de plus pour m’éperonner un peu quand ce qui est demandé me semble trop basique.

Écartant d’éventuelles particularités qualitatives en les réservant aux personnes autistes, j’avais toujours pensé à l’intelligence cognitive comme à une donnée quantitative, dont on a plus ou moins, au même titre que les autres formes d’intelligence, corporelle ou émotionnelle…  La penser de manière qualitative rend la chose bien plus intéressante. La question n’est plus de savoir si j’ai un stockage mémoire plus élevé ou un traitement des données un peu plus rapide que la moyenne (qui n’est pas une moyenne pour rien), mais de comprendre comment ce câblage influe sur la structure de la pensée, jusqu’à avoir un impact sur la confiance en soi. Je n’avais jamais pensé que structurellement, je pouvais être amenée à douter.

Sans me rendre compte de l’ironie de la chose, je me remets à douter, mettant en doute l’intuition de la psy. Le soir, je compulse en ligne des portraits-robots d’HPI / hypersensibles, cherchant des indices pour confirmer ou infirmer l’hypothèse. Certains traits HPI pourraient me correspondre, mais une “pensée en arborescence”, c’est suffisamment vague pour déclencher l’effet Barnum. Et revient régulièrement un sentiment de décalage qui m’est étranger : je sais que je peux paraître étrange à certains (ils manquent simplement de fantaisie, si vous voulez mon avis), mais je ne me suis jamais sentie “différente” (big up à JoPrincesse : quand elle m’avait confié avoir souffert de cette sensation d’être différente, j’avais écarquillé les yeux, incapable de comprendre comment un vilain canard boiteux pouvait se confondre avec une princesse). Côté hypersensible, ça se défend plus. Jauger l’intensité de son émotivité est compliqué, mais j’ai indéniablement des seuils sensoriels à fleur de peau (je dors avec un masque-à-yeux car la moindre lumière me dérange, la musique devient trop forte pour moi bien avant de l’être pour le reste d’un groupe, j’entends certains chargeurs quand ils sont branchés…).

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Jeudi 11 mai 

Cours de danse éveil-initiation. Une camarade montre l’exercice et demande aux enfants s’ils ont compris. Un index se lève à hauteur de poitrine : « On a tous les trois les mêmes chaussettes », commente-t-il ex nihilo en désignant les pieds de ses camarades, chaussés de chaussettes noires tout ce qu’il y a de plus basiques. Tous les adultes de la salle ont essayé de ne rire que sous cape.

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30 minutes avec des 5 ans dissipés.
Une camarade pourtant habituée à gérer des enfants résume : C’était ho-rrible. Elle vient de découvrir ce par quoi j’ai commencé, et dont je m’éloigne désormais en sens inverse : le sentiment de perdre le contrôle et de se faire submerger par les enfants. Toutes mes camarades sont dépitées, moi plutôt guillerette : même quand ça va mal, ça va. J’ai perdu une bonne partie des enfants à tour de rôle en cours de route, mais pas mon calme. C’est bon, je suis vaccinée. Et je peux partir en free style vol de papillon à la fin de l’enchaînement semi-improvisé — quand on remplace la petite boule et l’étoile par l’image de la chenille et du papillon pour obtenir plus de lié dans le passage de l’un à l’autre au sol, y’a forcément un enfant qui veut voler.

Quand, au déjeuner, je raconte ça à une camarade ayant fait cours dans un autre studio, elle s’arrête de remuer son Tupperware : « Tu entends ce que tu es en train de dire ? » me demande-t-elle, en proud mama de 15 ans ma cadette.

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Cours de progression technique : nous sommes deux, trois avec l’enseignante, qui engage une discussion informelle. On évoque avec précaution notre lassitude concernant certains cours d’AFCMD, où l’analyse du mouvement se noie dans d’interminables écoutes de micro-sensations. À notre plus grande surprise, elle se renverse sur sa chaise comme une ado excédée, jambes écartées, bras qui partent en cambré, mimant l’ennui de rester allongée au sol pendant ces cours, à écouter ses sensations : « Moi, quand j’écoute mon cœur, ça me donne envie de sauter par la fenêtre. » Une ancienne danseuse du ballet de Cuba, si élégante, douce, qui fait l’étoile de mer morte sur sa chaise, en se moquant ouvertement d’un enseignement à propos duquel on essayait de ne pas trop se montrer circonspectes… Je me suis mordu le doigt pour ne pas partir en fou rire.

Mon binôme de classique, qui a suivi un enseignement intensif de haut niveau mais dont les expériences en compagnie ont vite tourné court, a exprimé son inquiétude de ne pas trouver de poste dans les structures permettant de former les pré-pro, la préférence étant souvent donnée aux anciens danseurs de compagnies prestigieuses. Notre formatrice a répondu un peu à côté, et mis dans le mile de mes inquiétudes à moi : un bon danseur ne fait pas nécessairement un bon professeur, c’est même souvent l’inverse. Quelqu’un qui a rencontré d’importantes difficultés (et persévéré) s’est interrogé à leur sujet, a cherché des moyens de : il est habitué à varier son approche ; tandis qu’un danseur très doué, devenu professeur, va avoir tendance à attendre que l’on fasse comme lui (voire qu’on l’admire) et que tout coule de source. Cela n’a pas rassuré ma camarade, déjà intimement persuadée de la chose (les grands noms lui ont moins appris que des professeurs plus modestes), mais moi si, énormément.

J’avais déjà articulé ce raisonnement — on en avait parlé la veille avec la psy —, mais parfois il faut que certaines choses soient dites par certaines personnes pour qu’elles puissent acquérir une légitimité autrement plus stable que les pensées contradictoires qui nous traversent en tous sens, et se déposer en nous, calmement. Venant d’une ancienne danseuse du ballet de Cuba, j’ai pu acter que ce raisonnement n’était pas qu’une tentative d’auto-légitimation, et voir se rouvrir l’espace d’une légitimité possible. Avec bonheur et humour : notre formatrice a ajouté que le meilleur professeur de pointes qu’elle a eu était un gros homme ventru qui n’avait jamais enfilé de pointes de sa vie, « mais quand il montrait avec ses mains, je comprenais tout, c’est avec lui que j’ai compris ».

(Cette conversation m’a également fait prendre conscience, à ma grande surprise, que dans le monde de l’enseignement de la danse français qui nous attend, ma binôme et moi sommes pour ainsi dire à égalité, alors que son bagage est autrement plus important que le mien. Mais je me garderai d’en faire un motif de réassurance personnelle, l’élitisme mal placé du système étant plus sûrement à mettre en cause.)

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J’en viens je ne sais plus comment à évoquer le MBTI au boyfriend, qui se met à faire un test en ligne derechef, me lisant les questions à voix haute. Notre visio du soir se transforme en reaction video. Il y a du touché-coulé trahi par des sourires mais-euh (mes préférés : il sait que je sais, et il y a tellement de tendresse à m’apercevoir que je sais ça), des certainement pas et des hésitations qui en disent tout aussi long, des questions ou trop faciles ou trop dures, une ou deux surprises pour moi, un visage qui n’en finit pas de se moirer sous mon regard tandis que se dresse le portrait de mon partenaire INFP.

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Vendredi 12 mai

3h30 de cours puis d’atelier avec Fábio Lopez, un chorégraphe néoclassique qui affectionne les contractions et dos arrondis. Mon dos m’empêche d’y aller à fond, mais l’esthétique me plait en tant que spectatrice, avec des bras classiques extrapolés vers l’arrière, des mains monster aux doigts écartés et légèrement pliés, des accents subits qui résonnent passé le point d’impact…

Brève discussion à la fin du cours, où sont évoquées des réalités du terrain souvent tues : le rôle des subventions et des politiques, la participation à des événements en extérieur que le chorégraphe goûte moyennement mais qu’il fait pour ses danseurs, pour qu’ils puissent bénéficier de cachets supplémentaires, ou encore les actions de sensibilisation qui ne rapportent pas d’argent mais sont nécessaires pour s’assurer un public. Auprès des enfants, il nous dit genrer davantage les rôles que la danse ne le fait aujourd’hui (nous avons d’ailleurs travaillé une variation pour homme avec lui). Dissocier les danseurs en force et jogging des danseuses en pointes et jupette est le seul moyen qu’il a pour le moment trouvé pour surmonter l’a priori des garçons, rassurés par l’aspect athlétique de la batterie ou des portés.

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Bilan de fin d’année approchante. Comment dire ce qui à notre sens doit être dit sans pour autant se montrer d’ingrates râleuses ? On essaye de souligner ce qui a été, de ne pas oublier que cela n’a pas été de soi (la directrice a du se battre pour conserver les financements de la résidence permettant stage et restitution scénique).

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Samedi 13 mai

Le meilleur créneau pour ouvrir une parenthèse d’éternité est entre 13 et 15h30 : la digestion plonge dans une semi-léthargie, et le soleil, déjà haut, ne laisse pas anticiper sa redescente. Je ne fais rien, c’est-à-dire que j’entre, je sors, avec une tartine de fromage, une autre tartine, des lunettes de soleil, je lis (Vivre avec nos morts, de Delphine Horvilleur) dans le fauteuil de jardin, sur le tapis de yoga sorti sur la terrasse comme une serviette sur la plage, je m’y étire, davantage que le chat des voisins dans le jardin en contrebas. Mes pieds sans chaussettes sentent l’air plutôt que les pieds, sentent la chaleur du soleil, le crissant du tapis sur lequel j’articule les orteils, chien tête en bas, aucune envie de faire du sport, juste besoin de sentir mes genoux se déplier, fente twistée, les nuages n’ont pas le temps de traîner, ça file, ça frémit, tout s’agite dans le calme, les branches du saule pleureur, les insectes, pollen, akènes un peu partout, les voisins, la ville au-delà, cobra, toute cette proprioception réveillée par le grand air de la terrasse, shavasana, torpeur de la volonté et acuité de la peau, réceptive, qui se met à réclamer d’autres caresses que celles du soleil.

Cucumber sandwichs et direction le spectacle de l’école du Ballet du Nord.

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Dimanche 14 mai

1 BD 1/2 au soleil
1 sieste mi-ombre mi-soleil
1 tour du parc Barbieux
2 onigiris pour inaugurer les moules que j’avais rapportés de mon voyage au Japon… il y a 6 ans.

De la gaité, des possibles qui se rouvrent la fin de l’année approchant, de la légèreté à essayer.

Journal de mai 1/4

Lundi 1er mai

Pas de muguet. Le boyfriend est reparti la veille. Une journée pour être seule avant la reprise.

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Mardi 2 mai

Stage de danse classique, après du contemporain, de l’impro et du néo mi-classique mi-contempo, alléluia ! Plaisir de travailler dans sa discipline propre.

On nous avait dit que certaines variations seraient sur pointes et d’autres sur demi-pointes, ne vous inquiétez pas. Je n’étais pas inquiète, j’étais enthousiaste à l’idée d’enfin remettre les pointes. Cela fait travailler autrement les chaînes musculaires, et mon corps a tendance à mieux s’aligner, me rendant paradoxalement et toutes proportions gardées moins mauvaise sur pointes que sur demi-pointes.

Après la matinée passée à mémoriser quatre variations dont la difficulté réside dans la vitesse d’exécution plutôt que dans les pas en eux-mêmes, l’intervenante distribue les groupes. Elle nous demande au préalable si l’on a des préférences, sachant qu’elle ne pourra pas contenter tout le monde. Ça ne loupe pas, les variations sur pointes ont plus la côte que les autres. Ignorant qu’elle pense niveaux quand nous pensons répartition harmonieuse, je propose de passer une troisième variation sur pointes et d’en garder seulement une sur demi-pointes, de sorte que toutes celles qui veulent mettre les p… Non, toi, tu es sur demi-pointes. 

Non, toi, tu es trop nulle. Elle m’aurait giflé que ça n’aurait pas été beaucoup plus violent.

Le déception que je ressens n’est pas celle d’un fol espoir envolé ou d’un caprice non consenti (je ne voulais pas obtenir une variation en particulier), c’est celle, mordante, de se décevoir soi-même. Bonus pour la honte d’avoir été pris en flagrant délit de me penser moins mauvaise que je ne le suis et que je le sais être.

Je ne devrais pas le prendre personnellement, pourtant : sur dix étudiantes, seules trois sont autorisées à préparer sur pointes. Ce sont les trois seules à avoir en réalité le choix de leur variation. Ce sont aussi les trois plus solides, techniquement ; cela fait sens pour monter sur scène en fin de semaine, et présenter une carte de visite qui fasse honneur à l’école. Le résultat collectif plus que le travail des individus. Il me faudra trouver d’autres occasions de faire taire mon sentiment d’illégitimité, pour l’instant bien renforcé.

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Mercredi 3 mai 

Extrait de répétition :

– Is the swirl in arabesque or second?
– In between. In secabesque.
– In what?
– Secabesque. Half second, half arabesque.
– Oh! That’s a good one.
– Wait, you don’t know « secabesque »?
– Wait, you didn’t make that up?

J’ai cru à une invention, vu qu’on avait eu le matin un « high coupé » abrégé en « high cou », avec une blague sur le « haïku ».

Le vocabulaire de la danse classique se donne en français où que l’on soit, mais c’est un peu comme l’anglais voyageant à travers le monde, des variantes locales n’ont pas manqué de se former. À force de lire la presse spécialisée américaine en ligne, j’en connais pas mal, mais « secabesque », mot-valise composé de seconde (position) et d’arabesque pour désigner une arabesque décroisée, c’est nouveau pour moi. Je ne sais pas si je suis plus étonnée par l’existence du terme ou par le fait que cette position incorrecte puisse être un choix esthétique.

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On passe les variations groupe par groupe, c’est un peu long. Pour m’occuper et me faire des souvenirs, je prends quelques photos avec mon téléphone. Forcément, dans l’ombre du théâtre, c’est flou, mais chasser l’acmé d’une arabesque est toujours amusant. Quand les filles sur pointes s’apprêtent à passer, je passe en mode vidéo sans trop y penser : ça va être chouette, et je suis sûre que ma camarade sera contente d’avoir un retour visuel sachant que l’on danse toute la semaine dans des espaces sans miroir.

Que n’ai-je pas fait ? En me voyant le téléphone à la main, d’autres ont saisi le leur, et c’est un mini-drame. L’intervenante panique, nous rabroue, on ne filme pas. Je m’excuse, explique que je ne pensais pas à mal, que c’était juste pour avoir un souvenir et une vidéo de travail car l’école nous transmet rarement les enregistrements qui sont  faits, mais pas de souci, je range le téléphone. Je me sens saoulée et bientôt morveuse : j’ai agi en écervelée, une millenial shootée aux stories ; j’aurais du demander l’autorisation avant. Comme deux automobilistes qui se font des politesses après avoir failli se griller la priorité, l’intervenante fait à son tour marche arrière : ou alors rien sur les réseaux sociaux, hein, ça l’embête, ce n’est qu’une répétition, elle demande si elle peut nous fait confiance, on promet, surtout rien en ligne, rien sur les réseaux sociaux.

Ne voulant pas avoir déclenché cet incident pour rien, je filme le premier passage, puis plus rien, je regarde sagement, en essayant de me faire oublier. Maintenant ça me paraît évident, j’ai clairement manqué de respect, en plus d’à propos : connaissant l’intransigeance du Balanchine Trust, j’aurais du penser à la question des droits, particulièrement sensible pour le répertoire Nord-américain, fut-il d’un autre chorégraphe.

Deuxième, puis troisième passage. L’intervenante, plutôt satisfaite, nous demande si c’est dans la boîte. Personne n’a filmé. Elle est un peu dépitée, constate, regrette : I scared you. La peur passée, elle explique et confirme mon intuition à retardement : elle a obtenu l’autorisation de nous transmettre les variations et de les modifier dans ce cadre pédagogique précis, mais les droits ne comprennent pas la diffusion, étant donné que l’œuvre n’est pas donnée dans sa forme originelle. C’est toujours un peu compliqué pour elle de laisser quelqu’un capter : une fois que c’est enregistré quelque part, elle n’a plus aucun contrôle dessus.

Tout cela est cohérent, tout cela est humain, mais l’incident me laisse dans la confusion, avec l’impression de ne plus savoir quel crédit apporter à mon analyse d’une situation, comment interpréter, comment agir, sinon avec maladresse.

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Heureusement, il y a la carte blanche de notre promo à répéter, 7 minutes où je retrouve le plaisir de danser toutes ensembles notre pièce. Le temps de présence individuel sur scène n’est pas énorme, mais on entre, on sort, on se croise, on kiffe, on se soutient, on se montre d’une coulisse à l’autre nos mains aux six doigts, sept doigts bien écartés, pour vérifier qu’on compte pareil la musique, de la techno aux variations trop infimes pour servir de repères sûrs. Pour ne pas louper nos entrées, nos chassés-croisés, on compte en danseuses, DEUX-2-3-4-5-6-7-8, TROIS-2-3-4-5-6-7-8… L. et N. sont nos meilleures compteuses, on compte sur elles ; je dois assurer le relai quand N. court pour changer de coulisse, je la récupère doigts écartés, SIX-2-3… Nous sommes des escrocs synchronisant nos montres. Hochement de tête à SEPT-2-3… ; à HUIT (qui redevient UN), la pointe doit attaquer la diagonale.

Essais de tenues pour notre choré dancefloor. J’écope de la robe à sequins dorés d’une camarade, qui l’avait achetée, moulante et ras des fesses, pour un Nouvel An. Ça fait l’unanimité, avec les pointes j’ai l’air d’un modèle il paraît, et ça me fait marrer que dix ans plus tard me reviennent encore les costumes un poil plus extravagants.

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Jeudi 4 mai

Matin : on donne cours à des 4 ans ; nous avons été prévenues la veille pour le lendemain. Séance brouillonne, un peu affolée, écourtée.

Les escargots en papiers enroulés étaient pas mal, mais les pingouins en rouleaux de PQ…

Après-midi : plaisir de sentir mon corps se construire dans la barre quotidienne. Refine your center. Les exercices sont épurés, relativement lents, pleins de dégagés qui me permettent de travailler mes récentes découvertes en terme de placement. Si seulement ce travail restait quotidien…

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Vendredi 5 mai 

20h de cours / répétition en 4 jours et, une fois n’est coutume, je ne me suis pas blessée ! Une camarade a pris ma place de malchanceuse, et une autre encore la place de celle-ci dans le spectacle. Soulagement, dépit, gêne : valse à trois temps.

À passer ses journées dans l’ombre du théâtre, on n’a plus idée du temps, ni météorologique ni horaire. Les sièges sont vides et le restent souvent : quand on attend son tour, on s’assoit spontanément par terre sur les marches plutôt qu’à la place des spectateurs. C’est une atmosphère particulière que je n’avais pas éprouvée depuis longtemps, distincte de ce que l’on peut éprouver en tant que spectateur. Le ventre du théâtre. On s’y sent étrangement rapidement chez soi quand on arrive pour répéter. En quelques heures, tout le monde avait pris possession des lieux.

Je me maquille avec des ombres à paupières et un rouge à lèvres d’il y a dix ans, de la BB cream en guise de fond de teint. J’emprunte du mascara, un filet, de la laque ; je n’ai plus rien de tout cela (oublié même que j’en aurais besoin). La mémoire du corps retrouve les gestes pour appliquer la terre de soleil, l’eye-liner, c’est étrange. Ça me donnerait presque envie de maquiller à nouveau de temps en temps (il faudra racheter du démaquillant le cas échéant).

Répétition sur scène. À chaque passage, je me concentre sur ce que j’ai loupé la fois précédente, corrige mon erreur et me trompe à un endroit différent. Quatre sauts de chat, quatre, pas trois. Un compte dans le vide avant de prendre la pose finale, 5 immobile, 6 arabesque, pour être 7-8 à genou. Pas 5, pas 7, l’arabesque : 6. Je désespère un peu de moi. Au filage, tout est enfin en place. Mauvais plan : c’est donc au spectacle que je perds mon équilibre un compte trop tôt. Quand j’y repense ensuite, je ne vois plus que ça, ce faux pas qui aspire le reste, le sourire, les sauts de chat par quatre, l’immobilité à 5, les bras déliés, la danse, quoi. Comme le fouetté à l’italienne mal relevé avait absorbé le reste de la présentation l’an passé. Des erreurs trou noir, qui aspirent le reste à eux. Le nez cassé au milieu de la figure.

T’es nerveuse, toi, découvre une camarade de première année qui ne me côtoie qu’en cours de classique et vite fait au déjeuner. La fatigue cumulée de la semaine et du filage terminé 30 minutes plus tôt ne fait pas bon ménage avec le trac, ni les erreurs aux répétitions, la robe à sequins qui décoiffe le chignon quand je la retire après le filage, la sensation simultanée qu’il n’y a pas d’enjeu et que je ne suis pas à la hauteur, les pointes qui ont décédé de sueur dans l’après-midi, le ruban, l’élastique qui se découd, l’aiguille que je me plante dans le doigt et perds quelque part au milieu des produits de maquillage…J’aurais voulu que le filage soit le spectacle.

(Comme une parenthèse)

Du spectacle lui-même, je ne garde que des perceptions furtives, fragmentaires : la présence du public, tiens il est là, lui ; les projecteurs latéraux trop bas qui m’éblouissent, ou moi trop grande ; les lombaires qui hurlent après le changement rapide assise par terre pour enfiler les pointes ; des échappés où je manque de me vautrer tellement les semelles sont molles ; le décompte en coulisse, le frisson de la diagonale à deux, les silhouettes qui passent, la robe à sequins que je tente tant bien que mal de redescendre sur mes cuisses… Sourire (habitude, présence, excuse), se rappeler qu’on aime danser en prolongeant un port de bras, faire, puis regarder quand tout est fini et que les autres dansent encore.

La représentation terminée, je me dirige quasiment seule vers les loges, pendant que les autres rejoignent leur famille et leurs amis. Personne ne m’attend : je ne voulais pas que Mum fasse trois heures de route aller, trois heures retour pour 50 secondes + 5 minutes en scène, ni le boyfriend, qui avait déjà fait le trajet le week-end précédent. Je regrette à présent. J’aimerais les retrouver, avoir partagé. La tristesse m’enveloppe tandis que je me rhabille et range mes affaires ; c’est idiot, c’est la fatigue. Je suis triste. Relâchement et coup de spleen. Je m’en dégage peu à peu : en discutant à la sortie, où je suis une des premières et une des dernières (discuter avec qui veut me fait du bien), puis dans le métro où je commence à pouvoir apprécier le calme que m’offre le week-end solo à venir, après avoir fait la moitié du trajet avec le personnel de l’école et les intervenants.

Petit pincement de tristesse et de tu vois mêlés quand les images qui arrivent sur le groupe WhatsApp m’apprennent que les autres n’étaient pas parties rejoindre leurs proches, mais prenaient sur la scène des photos de groupe, sur lesquelles je ne figurerai pas.

Peu importe, désormais : calme, repos.

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Samedi 6 mai

Passage à la médiathèque pour récupérer une réservation, provision de nouilles instantanées au supermarché asiatique, séance ciné débutée dix minutes plus tôt quand j’entre pour consulter les horaires, le film qui commence deux minutes après que je prends place dans la salle…
tout s’enchaîne de manière fluide et improvisée, c’est un samedi contentant.

La visio du soir dérive sur les pratiques de la conversation, et notamment la tendance à rebondir sur ce qu’on nous raconte en racontant une expérience similaire : à quel moment est-ce une manière de créer du lien et quand cela devient-il l’expression d’un besoin envahissant de parler de soi ? Degré de pertinence, sens du timing… Me vient l’image d’un plateau de Scrabble : parfois, on s’accroche à une seule lettre (un prétexte) pour poser son mot (son anecdote personnelle) ; parfois, plus rarement, le mot en traverse plusieurs, comme une ébauche de mots croisés (d’expériences partagées, mises en commun).

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Dimanche 7 mai 

Matinée passée à finir d’écrire mon journal d’avril. J’ai la sensation d’être à ma place dans l’écriture, ou que les choses prennent la leur — écrire met de l’ordre (dans ce qu’on pense, ce qu’on ressent, qu’on partage).

Carrot cake avec M. au salon de thé L’Impertinente. J’aime beaucoup l’humour de leurs mugs, rangés dans des placards comme dans une cuisine individuelle : I can dough it et Fifty Shades of Earl Grey.

Journal d’avril

Week-end du 1er et 2 avril

Ma grand-mère se fait conduire par sa fille chez sa petite-fille, découvrir où j’habite. Elle est manifestement très heureuse d’être là, d’être reine.

Tasses de thé et tartine de nocciolata

Mum a réservé pour l’occasion une chambre d’hôte dans ma rue. Je découvre ainsi l’intérieur de ces grandes maisons bourgeoises qui me fascinent tant.

Ma grand-mère, elle, découvre enfin La Piscine, qu’elle a vu à la télé, en film et en reportage. Elle va pouvoir le dire aux copines. D’ailleurs, réflexion faite, on repassera le lendemain à la boutique du musée pour acheter un second exemplaire du Connaissance des arts dédié. C’est de famille, réflexion faite.

Au restaurant italien, ma grand-mère attrape son verre à deux mains, comme un enfant se gardant d’être malhabile. Je la visualise toujours avec la serviette dans l’autre main que celle du verre à pied, pour tapoter les traces de rouge à lèvres.

Dans les rues, ou non pavées, ma mère est toujours trois mètres devant, ma grand-mère trois mètres derrière, l’une agacée par les pas de geisha de l’autre. Pressée par le froid, aussi. Ma grand-mère pense que nous avons été trop optimistes ; elle, s’est habillée suffisamment chaudement. En réalité, ma mère et moi serions tout à fait bien avec nos cachemires si nous marchions à notre rythme habituel : notre baromètre vestimentaire inclut la chaleur dégagée par la marche, et nous n’avons pas pensé que celle de notre grand-mère équivaut désormais à rester assis dehors sur un banc.

Tous sont mouillés, d’ailleurs, quand ils existent. Je pense au petit fauteuil du magasin de danse, qui permettra une halte assise — et pas du tout de musarder entre les justaucorps, qu’allez-vous penser ? Mum m’offre celui que j’avais essayé il y a un moment et renoncé à prendre, pas sûre, un peu cher. Me revoilà enfant gâtée.

On s’invite à tour de rôle, Mum au restaurant italien, moi à l’Arrière-Pays où l’on fait descendre la moyenne d’âge, ma grand-mère chez Pancook, trois Welsh évidemment, elle n’avait pas mangé de frites depuis des années.

Verre de cidre, tasse à cage et sac à main de ma grand-mère avec des gants en fourrure qui dépassent

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4 avril

Au soleil les yeux mi-clos
les branches du saule pleureur prolongées par mes cils arc-en-ciel
je sens dans mes doigts le sang battre contre la tranche du livre refermé
sur ma joue la promesse du printemps qui se fait désirer

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Week-end du 8-9 avril

Parfois les visites amicales me transforment en guide touristique blasé de ma propre ville, et parfois, elles inversent la vapeur et rouvrent un espace de découverte au sein du bien trop (peu) connu. Après le restaurant La Clairière, trouvé grâce aux renseignements végétariens de C., Melendili m’a entraîné à la Wilderie, qui l’avait fait saliver sur Instagram : pourquoi diable ne vais-je pas plus souvent bruncher ? Jus pressé, tartines de houmous d’asperges et saumon gravelax, dans une profusion de saveurs que je n’irais jamais chercher par moi-même (légumes anciens, purée de poids cassés, pousses de choses que je mange uniquement poussées…), et voilà ma vibe bobo rallumée en un rien de temps.

Je rentre pour la première fois dans la boutique de Meert sur les talons de Melendili. Je n’aurais pas pensé à venir y sniffer du thé, ou juste rassasier ma curiosité, après avoir trouvé leurs gaufres insipides. Plaisir de faire les boutiques, d’entrer et de sortir, regarder, commenter, sans intention aucune de rien acheter.

Echiquier carré de chocolats Jeff de Bruges
Lundi de Pâques et magret de canard en E2.

Nous allons voir l’exposition sur Isamu Noguchi au LaM, musée d’art moderne de la métropole lilloise, et Villeneuve-d’Ascq se met à exister pour autre chose que sa fac tristounette. Je n’étais pas allée au musée depuis des lustres ; ça me ravigote et me décrasse la fibre culturelle.

Surtout, pouvoir discuter au long cours, et pas par tranches de deux heures espacées de deux mois. Je pourrais prolonger le thé du matin toute la journée ; Melendili doit me rappeler d’aller me doucher.

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10 avril

É. <3

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11 avril

Elle m’avait prévenue, j’avais oublié les dates. Le plaisir n’en est que plus grand : Luce, dans le coin pour raisons professionnelles, passe dîner à la maison. En semaine. Pour une seule soirée. Je ne sais pas si ça m’était déjà arrivé depuis que j’ai emménagé à Roubaix, de refermer la porte derrière quelqu’un peu avant minuit, avant le dernier métro, après avoir passé des heures à papoter, d’abord autour d’une tarte salée, puis sur le canapé. C’est la seule chose qui me manque réellement ici, les bouffées hebdomadaires, impromptues, d’amitié.

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12 avril

Collages non collés

J’ai tiré la petite table basse blanche devant la porte-fenêtre et je découpe d’anciens programmes de spectacle au soleil. Cela me fait du bien de suivre des trajets méticuleux aux ciseaux. Il faudra faire avec le dépit final. Les collages non collés sont restés en plan quelques jours avant d’être glissés dans une pochette transparente, comme un puzzle pour un jour plus inspiré.

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13 avril

Pour éviter que notre choré donne l’impression d’un patchwork avec nos petites phrases chorégraphiques juxtaposées, chaque groupe en apprend des bouts à d’autres, de manière à les tuiler. Sur les 2 comptes de 8 de contemporain avant-après notre diagonale classique, il y a un plié dos arrondi qui enchaîne sur un saut qui fait demi-tour. J’ai une légère appréhension quand les filles me le montrent, mais ça va ensuite au gré des répét, je fais petit, ça passe. Jusqu’au moment où. Le retour du lumbago.

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14 avril

Overdose de choréologie, j’ai du mal à rester courtoise dans ma communication non-verbale.

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15 avril

La journée de désintégration (sic) de la fac est annulée : soulagement d’avoir enfin un week-end à soi.

RDV avec l’ostéo grand-manitou. L5 déplacée. Ligament L4-iliaque déplacé. La routine. Une thoracique tournicote dans le mauvais sens (au moins je sais pourquoi je ne cambre plus). La lordose lombaire se tient en cyphose : je suis une crevette géante. Je plaisante, mais la séance est plus calme ou plus triste que les autres fois : lassitude ? décalage horaire ? Elle est moins survoltée, revient tout juste de Cuba, où elle possède une maison qu’elle fait rénover pour trois fois rien. La séance suffit à lui payer les plans de l’architecte.

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Lundi 17 avril

Lumière du soleil à travers la verrière du studio

Préparation procrastinée jusqu’au stress intense. Lorsque c’est mon tour de diriger les 17 petites boules d’énergie mal coordonnées en éveil-initiation : tourbillon, j’attrape juste des regards brillants, des bouilles qui répètent mes onomatopées, des bras qui se tendent, oublient avoir une articulation centrale nommée coude, des Regarde ! Comme ça ? avec des foulards qui restent accrochés aux collants par je ne sais quel miracle d’électricité statique. Avant d’être un peu dépassée par les événements, il y aura eu notre grand cercle, moi qui rivalise d’énergie avec eux pour essayer de canaliser la leur, des regards à la ronde comme une caméra embarquée dans un match de quidditch, changements de niveaux à tout va peu recommandés pour le lumbago — Pourquoi t’as une grosse ceinture comme ça ? — je n’ai jamais été autant dans le plié, pour me mettre à leur taille, ne pas les écraser de la mienne, qui ne les impressionnent pas du tout de toutes façons.

Ma séquence est très approximative, ma gestion du temps clairement mauvaise, j’ai évidemment parlé trop vite, mais les retours de la formatrice n’y font rien, je suis contente de moi. Au soulagement se mêle une forme d’euphorie légère, comme il y a une décennie à la fac, lorsque j’avais senti l’écoute polie de mon auditoire devenir captivée par ce que j’exposais, moi, rendez-vous compte, ce fut l’unique fois ; l’enseignante pouvait bien être dubitative sur quelques points de technique narrative, j’avais la classe avec moi, c’était inédit, l’adrénaline de l’oral-pensum transformée en quasi-jubilation. Je les ai perdus ensuite, mais brièvement, j’ai eu les enfants avec moi.

Impression soleil couchant

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Jeudi 20 avril

Les enfants sont en nombre impair, me voilà en binôme avec Lucien. On doit inventer une petite choré par deux : qu’est-ce qu’on fait ? On conspire, on fait simple, on balance les bras, puis les pieds, on monte et on descend, sans se perdre des yeux. Depuis la position accroupie, on fomente un tour en l’air ; ça crée des liens, mine de rien, de s’attendre accroupis pour un tour en l’air surprise, c’est pas rien, t’es prêt ? Yeux brillants, grand sourire et petites fossettes, évidemment qu’il est prêt, il n’a même pas besoin de répondre ; on retombe accroupis en tournant sur nous-mêmes, et on pourrait dévisser vers le haut, qu’à cela ne tienne, nous dévissons vers le haut pour nous redresser. Il faut un salut, aussi, alors nous nous inclinons l’un vers l’autre, un bras dans le dos.

C’est comme ça qu’un peu plus tard, j’ai eu le droit à mon premier « T’es trop belle » suivi, au câlin suivant, par « Et en plus t’es super gentille ». Prise au dépourvu, je me suis trouvée transformée en mi-cuit au chocolat, le cœur fondant. Vous ai-je dit qu’en plus cet enfant a des chaussettes renard ?

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Vendredi 21 avril

Ma camarade E. me rapporte qu’une des jumelles lui a demandé où était passée sa ceinture lombaire : qu’elle nous confonde m’a dédouanée de régulièrement l’appeler par le prénom de sa sœur.

Parlant prénom, je suis épatée par le revival de prénoms anciens : Lucien, Simone, Céleste, Léonie… Sans compter les prénoms que je n’ai jamais entendus de ma vie, qui m’obligent à consulter leur orthographe sur la liste d’appel pour ne pas faire répéter trois fois les enfants.

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Samedi 22 avril

Un bref moment sans enfant, N. assise en tailleur dos au miroir relève la tête de l’ordinateur devant lequel elle multitask : « Je pourrais pleurer de fatigue. » +1

Je ressors hébétée de cette semaine de 6 jours avec des 6 ans. Lessivée.

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Dimanche 23 avril

100 % de réussite au DE pour les 3e année. Y’a plus qu’à refaire la même l’année prochaine.

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Lundi 24 avril

Le risotto est moins long à touiller quand il vient m’enlacer.

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Mardi 25 avril

Bonne conduite au cinéma.  Sans Laure Calamy, j’aurais probablement trouvé navrants ces inspecteurs lents à la comprennette et ces chauffards à la beaufitude outrée, mais voilà, il y a Laure Calamy en vengeresse implacable et bafouillante, et sa présence suffit à faire basculer le film du bon côté de l’absurde : je ris à plusieurs reprises en donnant des esquisses de coups de poing sur le torse du boyfriend.

Juste avant, nous testons sur un bout de comptoir une échoppe coréenne qui vient d’ouvrir : leurs raviolis me sortent un peu de mon répertoire de saveurs quotidien — mandu is the new guyoza.

Raviolis coréens, avec une sauce sichuanaise pimentée (en haut) et avec une sauce au vinaigre (en bas)

…Jeudi 27 avril

Après-midi solo au sein de cette semaine de vacances en couple. Je fais une boucle qui part et revient chez mon ostéo-grand-manitou ; entre le cours collectif et le rendez-vous individuel, du temps à meubler, à dérober, au soleil : je passe par un coin de Lille que je n’ai pas encore tout à fait mappé, par un parc en fleurs, en tulipes même, pour acheter une nouvelle paire de pointe (nouvelle comme neuve mais aussi d’une marque dont je n’ai encore jamais testé les chaussons) et prendre en dessert-goûter une glace à l’italienne, peut-être davantage pour ouvrir un espace de déambulation printanière dans la ville que pour le pur plaisir des papilles. Celui associé à la ville buissonnière s’amoindrit un peu à mesure que je retrouve une zone cartographiée par cœur et passages obligés ; trop de monde déjà.

Cour de musculation en chaînes musculaires : d’habitude, je le suis le soir après les cours ; d’y venir un midi, tout est plus léger, ça me rappelle les pauses déjeuner où je m’échappais de ma vie salariée pour aller prendre un cours à Éléphant Paname. Il y a une adolescente que je n’ai jamais vue le soir, mais qui, par sa posture de pré-pro, me rappelle des souvenirs — ça me semble loin, maintenant. On travaille l’en-dehors, et je découvre une fois de plus que, quoique pas de main morte, je faisais les choses à moitié : je sentais les rotateurs tourner les cuisses par derrière sous les fesses, mais pas la continuité qui les tire par devant. Cette fois-ci, l’énième découverte ne m’abat pas, me rend même plutôt guillerette : je commence à comprendre (comprenez : sentir) des choses. Me fait même plutôt rire la tête horrifiée de la prof constatant les a-coups de ma tête de fémur dans l’acétabulum (il y a comme des crans à passer, qui craquent).

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Vendredi 28 avril

Makrout géant : je pense à @_gohu, qui réagit au quart de tour sur Instagram.
Festival de mapping vidéo, sur la mairie de Roubaix

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Dimanche 30 avril

Restaurant 1 est fermé.
Restaurant 2 et sa serveuse malaimable comme une Parisienne délocalisée nous font poireauter une demie-heure avant de nous informer qu’il n’y a plus qu’un seul plat à la carte, et plus de cidre non plus pour faire passer le quinoa, mais que le restaurant 4 propose de la viande et sert encore à cette heure si l’on veut.
Restaurant 3 croisé avant le restaurant 4 peut nous proposer un brunch sucré mais plus de salé : eux aussi ont été dévalisés.
Restaurant 4 en réalité ne sert plus à cette heure.
Restaurant 5 in extremis se rappelle à moi, bien que je n’y ai jamais mis les pieds. Il est 14h30, la cuisine fermera après nous.

Je m’étais mépris sur la qualité des plats, si peu instagrammables. Ce que les photos de Tripadvisor ne disaient pas, c’est que le burger désespérément lisse et ses frites pâlotes sont en réalité savoureux, pain brioché au beurre et frites crousti-moelleuses. Rien d’extraordinaire, mais c’est bon. À la carte, des classiques qu’il ne viendrait à l’idée de personne de revisiter ; en dessert, des profiteroles, de la mousse au chocolat, du tiramisu. Bon, sans surprise, c’est ce qu’on demande au chef, et ce que promet le lieu, avec ses banquettes sombres, ses luminaires nombreux, ses boiseries pleines de miroir, ses serveurs et serveuses en tenue de garçon de café parisien.

C’est fou comme on trouve exactement la clientèle qu’on s’attend à trouver dans ce genre d’endroit, s’étonne le boyfriend. Nous faisons chuter la moyenne d’âge. Un ou deux couples dans la cinquan-soixantaine. Une très vieille dame avec sa fille aux cheveux blancs. Elle mange des escargots, évidemment. Puis un plat copieux, et un dessert avec ça, elle ne va pas se laisser abattre. Nous sommes dimanche. Son nez, ses gestes maladroits me font penser à mon arrière-grand-mère tradi, mamie de Bourges. Pour le boyfriend, c’est sa grand-mère, une de ces petites vieilles qui ne disent rien, ne parlent pas, mais s’enfilent tout ce qui passe, avec un appétit incroyable pour une corpulence si discrète ; son père lui-même n’en revenait pas, elle mangeait tout ce qu’il préparait, deux plats par repas ; le boyfriend se voûte légèrement et mime des deux mains qu’il rabat vers sa bouche, tout, sa bouche se retient de rire, ses yeux rient déjà en billes de flipper dans les orbites alors que ses mains se bâfrent toujours, un véritable évier, je m’insurge et je ris (je peux, la vieille dame est déjà partie depuis un moment) ; cela me fait si plaisir de le voir à nouveau rieur, riant.

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Au moment de nous quitter, il me dit ma chérie et ça me tombe sur le cœur comme une douche chaude sur des muscles courbaturés. (La première fois, je me suis retenue de ne pas grimacer à cette appellation kitsch dans laquelle je ne me reconnaissais pas. Les fois suivantes, je n’ai rien répondu, me retournant intérieurement pour voir à qui, quoi en moi, ce surnom pouvait être destiné, comme on se retourne pour vérifier qu’un regard nous est adressé. Aujourd’hui, dorénavant, la douche chaude comme un met rare.)

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Le parc Barbieux, bondé, m’aère les jambes sans m’aérer l’esprit. Les fleurs de magnolia sont déjà presque toutes tombées, l’arbre fuchsia presque verdoyant.

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Pendant les vacances,
quelque part entre le 24 et le 30 avril

La reprise consistera en 20h de danse en 4 jours. J’aimerais cette fois-ci ne pas me blesser, même si je ne me fais pas trop d’illusion avec une telle montée en régime. J’avais projeté de m’entraîner quotidiennement pour augmenter progressivement la sollicitation musculaire et cardio, mais c’était oublier la fatigue et le repos. Tout ce que je peux dire est que je n’ai pas rien fait, même si je doute que ce sera assez.

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Quand É. est là, je gravite autour de lui. Rien ne m’empêche de faire autre chose, et je m’y emploie, à faire autre chose, je me propulse d’une pièce à l’autre pour y déplacer les objets, les assigner à un endroit qu’ils occuperont le temps d’être à nouveau utilisés, j’écope les casseroles dans l’évier, j’écrase les bouteilles de lait ou de Coca vides, mais quand les possibles sont rouverts par la trêve d’un ordre temporairement reconquis, je reviens vers lui, É., le canapé, et si j’ouvre le clapet de l’ordinateur, ce n’est pas pour écrire, mais passer d’un onglet à un autre, mails, timelines, Duolingo comme une casserole de plus dans l’évier, pardon una pentola.

Il n’y a que lorsque je le sais je le sens à travers la cloison dans le lit où il est allé se recoucher que je parviens à me concentrer, comme si la cloison et le sommeil conjugués atténuaient la force d’attraction juste ce qu’il faut pour qu’il n’y ait plus à s’en arracher. Je vole, plus que du temps, de la concentration — et la dilapide sitôt sa présence revenue. Je suis koala, collante, enveloppante, là, juste là, sur le canapé, insatiable de peau, d’odeurs, de câlins, de discussions, je m’éloigne d’une fesse ou deux quand même, reste là, dans un entre-deux d’action et d’inaction, de plaisir à être là et de déplaisir à rester là, un entre-deux parfaitement calibré pour (et imparfaitement masqué par) les cartes postales d’Instagram.

Sortir du canapé, de la paresse et de chez moi devient un acte d’arrachement. Il faut lutter, et je suis toujours surprise, ensuite, de la facilité qui suit, de la facilité qu’il y a à se mouvoir, à se promener, à faire ce qu’on voulait ou qu’il y avait à faire — l’inertie du mouvement me rendant incrédule de l’inertie qui tantôt me maintenait dans une posture indéfiniment statique.

É., de son propre aveu, fait l’effet d’un trou noir. Autour de lui, le temps s’étire, la volonté se distord, l’injonction à la productivité s’éloigne, la distance avec tout le reste se creuse. C’est incroyablement apaisant, d’abord. Dans un premier temps. Tout le monde n’a pas le pouvoir d’ouvrir des parenthèses d’éternité chaque après-midi. Mais je ne sais pas encore comment négocier le second temps, le retour, quand le temps condensé en une éternité est passé comme un rien. Quand je m’aperçois que je n’ai rien fait. Et certes ne rien faire n’est en soi pas grave, est même appréciable et salvateur à petite dose, mais qui finirais-je par être si je ne faisais qu’être — là, et pas ceci ou cela, telle ou telle ?

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Mon ex était un hyperactif forcené de travail. L’impératif dans lequel il tenait ses plans d’évasion sociale, comme il disait, l’a conduit à un burn-out qu’il n’a jamais admis du vivant de notre relation. Je m’étais habituée. L’abus, c’est quand il s’arrêtait en pleine rue en vacances pour répondre à un mail : qu’il attende que l’on soit attablé et que j’hésite entre toutes les options du menu ! Quelques minutes après une petite mort, il pouvait se remettre à résoudre un bug ; je le savais, le sentais à son absence (les caresses suspendues, le regard tourné vers la computation des méninges). Je crois que j’avais pris le parti de m’en amuser, je riais de lui ; puis le rire a jauni, de dépit je le renvoyais devant son écran.

Ce n’était pas qu’une question de porosité extrême (voire d’identité) entre le pro et le perso, ou plutôt cette confusion pro-perso n’était pas qu’une question de timing et d’agenda ; elle colorait tout.  Tout devait être optimisé, rentabilisé (une tendance qu’avec ma peur de gâcher, j’ai très bien assimilée). Il fallait partir à la dernière minute, toujours, et finir par courir, par être en retard parfois, pour ne pas perdre du temps à être en avance (de fait, on a beaucoup attendu sur les quais de gare) ; les villes ne se visitaient pas, elles se quadrillaient, jusqu’à être assimilées, mappées ; les programmes de salles de spectacles se compulsaient, il fallait tout voir, tout caser (les concerts étaient le seul moment où il entrait dans un état proche de la méditation qui lui aérait la cervelle — et permettait parfois à un bug de se décoincer, le loisir devant rester un temps de récupération utile). Il fallait, toujours. Une personnification, jusqu’à la caricature, de la thèse de Corbin sur la société des loisirs (le temps du travail industriel puis salarié a coloré le temps personnel devenu un temps de loisir, clairement délimité et soumis au même impératif de rentabilité).

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On peut dire que je suis passée d’un extrême à l’autre, en terme de rapport au temps et à l’activité dans le compagnonnage. Du faire à l’être. Mon curseur oscille, accroche encore entre les deux. Auprès de mon ex, je semblais à la traîne, dilettante ; auprès du boyfriend, je traîne mon impératif d’accomplissement, acharnée.

Probablement étonné par ce revirement d’ancrage, on m’a demandé dans mon entourage : et ça te suffit ? Ce n’était pas une question piège, on s’enquérait avec sollicitude, l’étonnement abouché au souci de. Mais ça m’a fait intérieurement grimacer, à mettre dans le mil d’inquiétudes irrésolues. Est-ce que c’est comme avec le choixpeau magique, est-ce que ce qu’on veut vouloir a une incidence sur ce qu’on est et peut devenir ? est-ce que ça peut me suffire si je veux que cela me suffise ? Et c’est quoi, ça ? Comme souvent, c’est l’indétermination qui est inquiétante. Est-ce que « ça », c’est l’influence d’un compagnon avec qui je me sens si bien ? la vie que je me prépare, une fois passée la projection des études jusqu’au diplôme de professeur de danse ? Je ne sais pas si ci, si ça, si finir mon bouquin sur la danse, si quoi que ce soit suffira à faire taire le sentiment d’inaccomplissement qui me taraude de temps à autres.

Pourtant j’ai l’impression d’être en bon chemin, vers quelque chose de plus apaisé. Peut-être que de moins s’accrocher à la volonté, on devient moins vélléitaire ? Un peu comme en danse, où l’on progresse quand on comprend comment prendre le mouvement moins en force (laquelle cesse de se confondre avec l’effort). Bref, je suis à point pour reprendre un peu de suivi psy. Et passer une partie non négligeable des vacances à regarder le chat se prélasser sur son coussin, s’étirer sur le canapé, dormir dans l’armoire, pour mieux se cacher et surgir de derrière les rideaux comme une fusée poilue dans ses quarts d’heure de folie.

Journal de janvier

Il est minuit sur le chemin du retour, les festivités nous tombent dessus dans la rue depuis les étages. Premier baiser, premier rat écrasé, première photo, premier pet asphyxiant, première mousse au chocolat sur lit de praliné, une nouvelle année.

De nuit, immeuble avec tous les volets fermés, sauf une fenêtre d'où émanent des lumières de fête

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Nouvelle année, nouveau téléphone nouvelle protection d’écran. Plaisir de scroller sans sentir ses doigts accrocher.

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3 janvier

Le soleil d’hiver, certains jours…
— quand il fait enfin jour, et pas seulement
gris foncé,
gris clair,
gris foncé.

Sur un mur de briques intérieur, découpe dorée par le soleil d'hiver d'une fenêtre avec une silhouette

Stage de rentrée, sur des extraits de chorégraphies de Jiří Kylián. Très chouette mais très dur pour une reprise, sachant que l’on danse en une journée ce qui est d’ordinaire notre volume horaire hebdomadaire, dans un style qui ne nous est pas familier. Je manque d’énergie, de précision, de rapidité — mais d’abord d’énergie. Falling Angels est incroyablement rapide, encore plus que ça n’en a l’air en le voyant, prévient l’intervenante.

Écrivez, écrivez, nous dit-elle aussi.  C’est un conseil que, comme tout bon conseil, on ne suit jamais assez — ou assez tôt ou à propos. Je ne sais pas trop ce que je ferai de toutes mes notes sur les métaphores utilisées pour nous approcher de la justesse dans les trois extraits visités, sachant que je ne les maîtrise pas assez pour imaginer les faire travailler un jour à mon tour. Et je n’ai rien écrit sur son français dont elle a égaré quelques mots pendant sa carrière aux Pays-Bas, son visage qui me semble typiquement Dutch dans l’expression, ou encore son sweat oversize arc-en-ciel fluo pastel ; les bandes présentes sur la poitrine se prolongent en tombant sur les manches, pourtant. C’est joyeux et un peu désabusé. Vous êtes en école supérieure, quand même. Et on n’a pas le niveau, je sais. Mais école pour devenir professeur, pas interprète. Elle ne lésine pas pour autant sur son enseignement, et nous pousse-encourage.

Wait — for — me
articule-t-on silencieusement dans la diagonale de Whereabouts Unknown. J’ai l’impression de traverser un paysage de Moebius.

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5 janvier

Premier lumbago de l’année, quand je ne sais pas encore que ce n’est que le premier lumbago du mois.

Je ne suis pas certaine que ce soit de la douleur physique que l’ostéo me soulage le plus, et pourtant douleur lombaire il y a. J’en ai parlé à mots (dé)couverts dans ma chroniquette du Tourbillon de la Vie (toujours planquer l’intime dans le récit de réception d’un objet culturel).

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Début janvier, 10 ans plus tard, je visionne pour la première fois Graines d’étoiles.

Image du générique de Graines d'étoiles

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10 janvier

Fierté de trouver le livre d’une amie à la médiathèque / légère honte de ne pas l’avoir encore lu.
Autrices, les grandes effacées qui ont fait la littérature, de Daphné Ticrizenis.

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12 janvier

Examen de formation musicale. Je n’ai jamais eu un jury aussi adorable de ma vie. L’un des jurés interrompt mon exposé sur Pygmalion de Rameau pour me demander si je connais le nom des trois grâces (qui apprennent à danser à la statue). Elles ne sont pas nommées dans le livret et mes souvenirs mythologiques remontent, je sèche. Guilleret, il se concentre pour énumérer : Thalie… Aglaé… attendez… Thalie, Aglaé… Euphrosyne ! Je ne les aurais pas apprises pour rien ! Il y a toute la connivence de qui a bûché pour cette épreuve ; candidat, juré, même combat, même danse : on peut s’épauler.

Entendu à la pause déjeuner par notre professeur de formation musicale, qui nous le rapporte une fois les résultats communiqués : « Quand elles savent, elles savent vraiment ! » Et quand elles ne savent pas… (On tente, on improvise.)

17/20
Le résultat rend risible le stress préalablement accumulé, malgré la chance d’être tombée en œuvre inconnue sur un morceau si clairement scandé que je ne pouvais pas douter de sa mesure. Tout ça pour ça ?

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13 janvier 

Cours surprise avec les danseurs d’Alonzo King, mais j’ai déjà raconté, joie, joie, joie.

Je me dis que je devrais sortir plus. Je ne sors pas plus.

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16 janvier

Juste avant qu’elle parte, je fais découvrir les gözlemes à Mum. C’est un plaisir de cuisiner pour elle, elle est si bon public, bien meilleur que mes plats.

De la pâte à la cuisson, 6 étapes du gözleme

Dans la tentative de cuisiner pour que devoir se nourrir ne se substitue pas au plaisir de manger, il y aura aussi une tarte épinards-roquefort-raisins secs et grana padano, ainsi qu’un retour à la polenta (sauce tomate : fausse bonne idée ; huile d’olive : riche idée).

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17 janvier

Nuages dynamiques au-dessus d'une digue de sable, la mer entre les deux

Sortie scolaire universitaire à Calais pour une visite de la ville et une rencontre avec les membres d’une association d’aide aux migrants. J’essaye de voir la ville autrement que comme une proche ouverture touristique sur la mer, mais j’ai l’impression de dessiner d’imagination au feutre blanc sur une photo (les grilles sous les ponts, les cabines de plage qui ont pu servir de refuge à des exilés sans toit, les côtes de l’Angleterre qu’on aperçoit en ce jour sans brume…).

Longues ombres sur la promenade ensablée

Pique-nique frisquet face à la mer. Brièvement être un pixel rouge qui danse sur la plage.

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17 janvier

Un cours avec la kiné-ostéo-prof-grand-manitou = une révélation Aujourd’hui, j’ai découvert qu’après plus de 20 ans de danse classique je ne savais pas utiliser mes orteils. Apparemment, il faut appuyer sur les phalanges distales en exerçant une force en arc et pas seulement sur les phalanges proximales. J’ai tellement fait gaffe à ne pas crocheter mes orteils que je les ai mis au chômage technique.

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18 janvier

Atelier d’écriture imprévu à la fac. Plaisir de cette parenthèse ludique, surprise des fragments d’intimité qui se partagent dans le groupe, y compris et peut-être même davantage par des personnes qui n’ont pas un rapport aisé à l’écriture.

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19 janvier

Casquette perdue (détestation de soi et grosse contrariété, qui va jusqu’à la tristesse) puis retrouvée (le soulagement évide ce qui aurait pu être une joie).

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20 janvier

J’appréhendais cette performance à créer sur le thème de la frontière, mais sans usurper la parole ou le parcours d’un migrant, sans danser à sa place, sans focalisation interne. Autant dire que la frontière était floue… Une fois soustrait le mauvais goût, n’est restée que la gêne, la mauvaise conscience, l’omission de qui n’aime pas voir, et j’ai assemblé un court solo à partir de là, à partir de mouvements qui me semblaient aller juste ensemble. Et j’ai adoré, danser intime et dérisoire, cela faisait si longtemps.

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21-22 janvier

Week-end en amoureux, restaurant et burger végétarien le plus gras de mon existence. Le steak de légumes pané au panko (la chapelure japonaise) est une bonne idée en soi ; encore faudrait-il l’essorer en le sortant du bain de friture.

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26 janvier

Porte de garage avec le château de Disneyland et, dans la police ad hoc "Robbey"
Hôtel de Ville de Roubaix façon Disneyland Paris

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27 janvier

Une amie passe à la télévision pour parler de sa boîte de production.  À l’aise, lumineuse. Surprise : une de mes photos passe incidemment à la télé avec elle.

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28 janvier 

Vendredi matin, pendant les grands jetés, la prof de danse a crié mon prénom : « ne mets pas tes bras derrière toi ! » Je n’ai pas eu le temps de corriger avant l’atterrissage : second lumbago du mois. Hardcore cette fois. Ce n’est pas tant la douleur aiguë de l’instant où le disque pincé proteste et les muscles alentours se verrouillent pour protéger la zone — celle-ci, je la connais, paralysante mais brève —, qu’une intense crispation en continu. Elle s’intensifie dès que je tente de m’asseoir, diminue quand je marche, mais ne disparaît pas, même si je reste allongée ou debout. Je maudis le généraliste qui ne me prescrit aucun anti-douleurs alors que je rêve de Lamaline, mais bizarrement, je suis de bonne humeur, d’excellente humeur même, occupée à me dandiner-divertir-travailler devant l’ordinateur posé sur la cheminée, à tenir jusqu’au rendez-vous avec l’ostéo — cinq jours.

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29 janvier

Alors que je me disais qu’il serait peut-être temps de me désabonner de la newsletter de Charly Clements, voilà que la dessinatrice nous encourage à soumettre un dessin pour une carte de Saint-Valentin sur le site Thortful. Mes premiers essais murins sont rapidement rejetés (enfin… acceptés mais sans être ajoutés au catalogue, donc introuvables). La modération a été très rapide, bien inférieure aux 15 jours annoncés ; peut-être la résolution est-elle trop juste. J’essaye avec un dessin vectoriel : cette fois-ci la modération prend du temps (rejet également).

Je repense à ce dessinateur qui soumet pendant des années des cartoons au New Yorker sans se décourager, s’amuse des rejets, en fait même un motif de fierté. Si j’essayais ? Je ne suis pas dessinatrice, je n’ai aucune légitimité, et partant aucun ombrage à prendre de rejets dans un domaine qui n’est pas le mien. Si je m’entrainais à échouer joyeusement ? à en faire le prétexte d’un élan créatif renouvelé ? Nouvelle lubie : faire accepter un de mes dessins. Parmi tous mes essais, essayer d’en transformer au moins un, faire exister quelque chose en-dehors de mon cercle amical, me donner les moyens de.