Carnet de barre : professeur-stagiaire en tutorat

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Juste avant le tutorat, je suis prise d’un doute : ai-je bien fait ? De demander à faire mon stage dans l’école de danse que j’ai fréquentée à l’époque où j’espérais encore devenir danseuse ? De revenir en arrière, retrouver le studio au fond de l’allée et mon ancienne chambre transformée en bureau chez ma mère ? Cette école, j’ai cessé de la fréquenter pour des raisons pratiques (j’aurais eu plus de temps de trajet que de danse) mais aussi parce que je ne m’y sentais plus si bien, mélangée aux pré-pro encore à fond dans leur rêve. Me noyer dans la masse parisienne des adultes amateurs a été salutaire, à l’époque. Et aujourd’hui ? Sont-ce les lieux du crime, comme me le fait remarquer Mademoiselle quand je m’esbaudis d’avoir retrouvé parmi les mamans d’élèves une ancienne camarade de lycée perdue de vue, ou les lieux d’une certaine forme de réparation ?

Mademoiselle ? Mademoiselle, c’est Mademoiselle avec un grand M pour les enfants de cette ancienne-camarade-turned-mère-d’élève. À mon époque, on l’appelait seulement par son prénom, en la vouvoyant, et je dois me concentrer pour ne pas paraître familière quand je parle aux enfants : pique dans la diagonale, dans la direction de… , vers Mademoiselle. 

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Professeur-stagiaire

La semaine d’observation tombe la semaine la plus froide de ce début d’année. J’entoure mon immobilité de cachemire, et prends le cours avec les adultes pour me réchauffer. Mademoiselle s’inquiète de tout ce temps passée assise : ce n’est pas trop long, d’observer ? Cela me fait sourire : avec ma blessure, je suis rodée. Je fais seulement attention à mon expression faciale pour ne pas avoir l’air d’une examinatrice sévère à prendre des notes derrière ma table — une table de jardin en bois qu’elle m’a réservée pour que je puisse écrire confortablement (dans sa formation aussi, ils passaient leur temps à écrire par terre).

La deuxième semaine, je regrette de ne pas avoir davantage anticipé : je mets un temps infini à créer mes cours. La même musique boucle cinq six dix fois avant que l’exercice commence à prendre forme ; les muscles commencent à se contracter, les premières notes m’exaspèrent presque. Je bénis Elena Baliakhova, seule pianiste qui a la bonne idée de mettre le nombre de comptes de huit de ses morceaux dans leur titre sur Spotify, et fantasme un fichier Excel avec ces mêmes informations pour les albums de Nate Fifield que j’utilise le plus souvent. J’atteins des niveaux de stress complètement décorrélés des enjeux, apprends par la force des choses à recycler mes cours d’un niveau à l’autre, d’une fois sur l’autre.

Notes préparatoires pour un cours de Niveau 1
Ce à quoi ressemblent mes notes pour un cours…

Sur l’aisance en fonction des niveaux, discussion maïeutique (non contractuelle) :
— Tu te sens plus à l’aise avec les petits ou avec les grands ? me demande Mademoiselle.
— Avec les grands.
— C’est ce que j’ai remarqué. Pourquoi, à ton avis ?
Le relationnel ? Plaisanter ensemble ? L’évidence se retire à mesure que je tente de la formuler.
— Mais les petits, c’est pareil, on peut plaisanter. Pas avec de l’ironie, mais on peut rire ensemble.
C’est vrai. Je cherche.
— Les tout-petits, ça peut encore aller : du moment qu’on y met de l’enthousiasme, on peut leur faire faire à peu près n’importe quoi, ils suivent. Le plus compliqué, ce sont les 7-12 ans.
— Et à quel niveau associes-tu le plus d’enjeu ?
— Le premier cycle.
— Voilà.
Si on caricature : les tout-petits, peu importe ce qu’ils apprennent du moment qu’ils passent un bon moment ; les grands, tant pis s’ils ne progressent plus trop, ils ont déjà engrangé assez de vocabulaire pour avoir de quoi danser. Mais les premières années de technique… Ce n’est peut-être pas que je n’aime pas ce niveau, après tout, mais que je ne me sens pas encore à l’aise pour enseigner les fondamentaux qui doivent structurer le corps.

Donner cours passe beaucoup par la parole : pour donner des explications et des corrections, mais aussi pour nommer les pas et donner les comptes, et les redonner pendant l’exercice, pour soutenir les élèves en mal de mémorisation ou dans le flou concernant la musicalité. Il suffit de deux ou trois cours pour que mes cordes vocales protestent. Avant même de s’attaquer à mon débit de parole, qui peut convenir aux enfants piles électriques mais risque de stresser les plus grands, Mademoiselle me conseille de jouer sur la tessiture : l’aigu dans lequel je m’installe spontanément est d’autant moins audible qu’il se confond avec les fréquences des musiques pour enfant ; je dois descendre vers le grave. Elle remarque en outre que le problème ne se pose pas, ou dans une moindre mesure, quand je donne cours aux adultes, avec qui je me sens plus à l’aise ; c’est donc moins un problème de tessiture que de posture. Prise de conscience : quand je me sens moins sûre de moi, j’adopte sans doute ma voix polie, celle qui sert à demander une baguette s’il vous plaît, à dire merci et au revoir, une voix flûtée qui s’efface dans l’aigu pour éviter de prendre trop de place.

Mon sens de l’adresse souffre aussi de ma difficulté à retenir rapidement les prénoms, surtout quand il y a des homophonies (des Cléa et Léa par exemple) et des airs de famille (au moins trois binômes de sœurs recensés). J’ai bien tenté de m’accrocher à des détails d’apparence (la petite fille avec des lunettes rondes, la métis, celle avec un gros chouchou autour du chignon…), mais la méthode a montré ses limites quand j’ai transposé tous les prénoms d’un niveau à un autre (il y avait bien une petite fille avec des lunettes, mais beaucoup plus grande que l’autre, et une petite fille métis, mais la sœur de la précédente, et les chouchous, très mauvaise idée, trop partagée…). In fine, l’eye-contact a souvent remplacé le prénom comme prélude à ouvre moins le pied ou tu peux me remontrer le mouvement, s’il-te-plaît ?

Je donne seize heures de cours pour ma deuxième semaine de stage et première  de pratique. Je suis rétamée, mais j’ai survécu à mon premier mercredi de professeur de danse. Plus on avance dans la journée, moins je dois me rappeler de prendre du recul ; mes genoux se plient d’eux-mêmes lorsqu’ils rencontrent le coffre-canapé rayé derrière eux, et je me retrouve assise sans même y avoir pensé — c’est le soulagement ressenti qui m’avertit que j’ai changé de position. J’avais sous-estimé l’endurance musculaire qu’il faut avoir pour les petits niveaux, à rester un à deux comptes dans chaque position, le mouvement décomposé en d’infinis demi-pliés. C’est utile pour que les enfants incorporent la posture et développent leur musculature, mais c’est tuant à l’âge adulte. D’autant que certains groupes n’ont pas encore les réflexes de mémorisations qui permettent de retenir un exercice à la volée, et il faut le refaire en même temps qu’eux pendant au moins un ou deux cours. Ce faisant, je récupère rapidement une partie de la musculature que j’avais perdue avec le repos imposé par la hernie discale… laquelle me fiche une paix royale du moment que je n’oublie pas de porter ma ceinture lombaire, alléluia (la seule fois où j’ai oublié, je me suis pris une décharge de douleur de rappel dix minutes plus tard ; je n’ai plus oublié).

Étonnamment, je ne meurs pas de faim les soirs où les cours finissent à 20h45 ; la faim est inhibée, c’est inédit. Le dîner achevé, il est rapidement 22h et je n’ai plus aucune envie de dormir, malgré la fatigue. C’est ce rythme qu’il me faut prendre — rythme biologique… et social, car les possibilités de soirées sont de facto limitées ; je me rends vite compte que le rattrapage amical ne sera pas si pléthorique qu’espéré.

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Défense et illustration de la danse classique

Évoluer dans un milieu 100 % danse classique me fait du bien après plus de 2 ans en minorité à devoir défendre nos spécificités auprès des contemporains. Ici, l’éveil-initiation se fait dans l’esthétique classique, avec jupette (ou collants gris pour les mini-messieurs) et ports de bras. Et je parle bien d’esthétique, pas de technique : l’apprentissage reste celui de coordinations basiques, réalisé dans un cadre ludique. On saute à pieds joints dans des cerceaux et on sautille de gommette en gommette. Ma tutrice tombe d’accord avec moi : « l’absence d’esthétique » qui nous est demandée en formation pour l’éveil-initiation, c’est une esthétique contemporaine qui ne dit pas son nom. Mes camarades en contemporains reconnaissent d’ailleurs que leurs préparations de cours ne sont pas fondamentalement différentes pour l’initiation et pour les premières années de technique qui suivent…

Je suis épatée par la qualité d’attention de ces tout-petits, leur capacité à écouter, observer, attendre leur tour, se placer dans l’espace… Rien à voir avec mes expériences précédentes à Roubaix, où les enfants n’ont pas moins de capacités, mais sont beaucoup plus dissipés. Est-ce le milieu social qui joue, la bourgeoisie qui inculque plus tôt un épais vernis de comme-il-faut ? Ou la forme des cours ? Après avoir suivi le canevas de cours observé dans l’école, j’ai tenté quelques phases ouvertes d’exploration à la sauce DE… et la classe est plus ou moins partie en vrille, comme à Roubaix. L’expérience m’a permis de vérifier que je n’avais pas en face de moi des enfants modèles, mais des enfants amenés à une certaine discipline par la structure du cours — ce qui, en miroir, me donne de l’espoir pour le public plus dissipé que j’ai croisé dans ma formation. « Après 20 ans d’enseignement, ça y est, je me sens prête, » estime Mademoiselle : prête à retenter ce genre d’expérimentations où l’on perd le contrôle de la classe. Et de mimer les réactions des enfants rencontrées lors de sa formation. On part en fou rire lorsqu’elle arrive à l’élève qui court partout bras écartés et mains flapies au vent, qui donne des baffes involontaires en courant au milieu de ses camarades.

Avec elle, j’apprends, j’apprends. Qu’on n’a pas le même tonus musculaire selon les périodes du cycle hormonal. Que les poussées de croissance peuvent créer des raideurs musculaires parce que les os grandissent en premier. Que le buste est ce qui finit de grandir en dernier, après les membres (d’où les proportions parfois arachnéennes de certaines danseuses au prix de Lausanne)(d’où aussi parfois des déconvenues lorsqu’on cesse d’avoir le morphotype idéal). Qu’un jeune enfant souvent régresse à l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur. Que les ronds de jambe s’intègrent mieux par quarts en commençant de la seconde. Que la sissonne peut s’enseigner comme un soubresaut qui se déplace avec une jambe en battement. Et ça, ils en disent quoi, dans ta formation ? Rien, souvent. On a trop rarement décomposé les pas pour apprendre à les enseigner de manière progressive.

Mademoiselle et moi nous étonnons des manques de la formation en France, noyautée par les contemporains, désertée par l’Opéra. L’école française reste jalousement chasse-gardée sous couvert de tradition orale, alors que partout ailleurs dans le monde, les pas d’école ont été formalisés et les cours structurés sous forme de curriculum (celui de la RAD en Angleterre, de l’ABT aux État-Unis, la méthode Vaganova en Russie, largement exportée dans le monde…). Au nom de la liberté pédagogique, on ne transmet aucun canevas de cours, alors que l’idée ne serait évidemment pas d’uniformiser l’enseignement, mais d’avoir des exercices types, une terminologie de référence — des repères, en somme !  Je ne peux m’empêcher de constater le delta avec la formation dispensée à l’école nationale de ballet du Canada, documentée par @balletmisfits sur Instagram…

Vous l’aurez compris, Mademoiselle est assez défense et illustration de la danse classique. Ce qui ne vaut pas assentiment à la dureté qui y a régné et y règne encore à certains endroits. Dans nos conversations, on déplore le monde parfois étriqué de la danse (française ?), les mesquineries gratuites, inconscientes presque — simple défiance ? Et ce qui va au-delà : elle me raconte certains abus dont elle a été victime ou témoin, qui s’ajoutent aux scandales de ces dernières années. Est-ce qu’on n’est pas forcément déphasé, je ne peux m’empêcher de penser, quand on s’est pris des thermos de thé en pleine tronche en répétition ? Mademoiselle, elle, a déjà vu une chaise voler dans sa direction. À partir de là : comment ne pas reproduire, ne pas être dure malgré soi ? Comment amadouer le dragon intérieur ? Sans réponse évidente, déjà, poser ces questions comme on pose un garde-fou.

Mademoiselle me raconte aussi le beau, la vraie générosité des grands, comme lors de ce concours américain auquel elle avait participé : le coach d’un de ses concurrents l’avait prise sous son aile quand il s’était rendu compte qu’elle était venue seule. You can’t survivre this alone, quelque chose du genre. Et sa générosité à elle, de m’accueillir en tutorat et de m’encadrer, bien au-delà des quelques heures radines pour lesquelles elle est défrayée.

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Miroir réflexif

Quand je me demandais encore si j’avais pris la bonne décision, de revenir dans mon ancienne école (peut-être aurais-je du viser un conservatoire qui travaille avec un pianiste, pour m’entraîner pour l’examen ?), Mum me rassurait à chaque fois que j’avais fait le bon choix et concluait invariablement par cette remarque sur Mademoiselle : « C’est une fille intelligente. » Je n’y ai pas prêté attention sur le moment, ça me semblait évident. Banal. Or son intelligence n’a rien de banal. Pas plus que n’est anodin cet emploi de « fille » au lieu de « femme ». J’y vois là la trace des usages surannés du ballet (une femme peut être mariée, avoir des enfants… une fille par contraste n’a que la danse dans sa vie, et l’on conserve ainsi les dénominations de filles et garçons quand les élèves sont devenus des adultes professionnels), mais aussi une nuance de « drôle d’oiseau ». Car Mademoiselle est un drôle d’oiseau, tout à fait le genre d’oiseau avec qui j’ai envie de pépier sévère.

Je me souvenais de son enthousiasme et de son caractère affirmé, de son obstination à trouver ce qui marcherait pour chaque élève individuellement, mais cette exubérance avait masqué dans mon souvenir ses capacités d’analyse. Tout est matière à observer, induire, supposer, comprendre, même un exercice d’improvisation pas terrible que je tente avec les éveils : 4 secondes de marche sur les rotules (le temps que je propose un appui sur une zone moins problématique pour y mettre un terme), c’est assez pour constater que cette enfant avec des problèmes de croissance se lance spontanément dans des mouvements mauvais pour son corps si on la laisse faire, et penser à prévenir les parents que la cour de récréation mériterait d’être encadrée. That escalated quickly. Au bout d’une semaine à discuter vivement, ça a fait tilt : HPI, hypersensible, peu importe le mot, ça dépote. Et ça me semble tellement reposant, une intelligence qui fuse. La stimulation est telle qu’il n’y a pas besoin de soutenir son attention, il suffit de se laisser porter, se laisser surprendre ; je me suis trouvée comme un petit poisson dans l’eau, accroché à la nageoire d’un poisson supersonique.

Observer un cours sans le donner, sans avoir à penser simultanément aux enchaînements qu’on a inventé, aux pas à nommer, aux explications à donner, à la musique à lancer, aux corrections qu’on retient vouloir donner à la fin de l’exercice, observer un cours sans le donner donc, permet d’embrasser ce qui se passe d’un regard large et apaisé ; on voit beaucoup plus de choses. Propulsée par ma venue dans ce rôle qu’elle n’avait pas tenu depuis longtemps, Mademoiselle s’est retrouvée dans un coin de la pièce, le cerveau en ébullition sous le coup de cette disponibilité d’esprit accrue, à prendre en note les exercices, à noter mentalement les remarques à me faire, et à faire aux élèves ; à tout voir, tous les placements un peu de travers et pourquoi ; à élaborer de nouvelles hypothèses sur la manière dont s’organisent ses élèves dans leur corps, et à imaginer à partir de là des exercices qui pourraient les aider. Apparemment le feu d’artifice (ce sont ses mots) a été plaisant : Mademoiselle se verrait bien dans le rôle de directrice. Je l’y vois déjà.

Ma venue lui fait beaucoup de bien, me dit-elle. Elle se sert de mes angles morts comme d’un miroir réflexif pour interroger une pratique finalement très solitaire — le professeur de danse est toujours entouré d’élèves, mais il est seul à construire et donner ses cours, surtout s’il n’est pas dans une structure type conservatoire, avec plusieurs professeurs pouvant former une équipe pédagogique. Mademoiselle n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers — doux euphémisme pour quelqu’un à la remise en question perpétuelle —, mais elle n’était pas loin de commencer à s’encroûter. Par contraste avec mes cours à la difficulté mal calibrée, elle diagnostique dans les siens un excès de prudence — qui ne vient pas de nulle part puisque, comme à peu près tout, il a été réfléchi : Mademoiselle veut donner à ses élèves le placement qui lui a fait défaut (toutes proportions gardées, NDLR, puisque c’est au prix de Lausanne qu’elle a compris être à des années-lumière des meilleures). Comme à chaque fois qu’on bouge un curseur, on l’emmène probablement un peu trop loin dans la direction opposée et il faut plusieurs manipulations pour obtenir un équilibre satisfaisant. Mademoiselle souligne des effets de mode dans l’enseignement : on développe un temps des lubies qui finissent par être remplacées par d’autres, et on redécouvre un jour les premières en se disant qu’il y aurait peut-être quelque chose à récupérer, même si on ne le referait pas du tout pareil aujourd’hui. Mademoiselle a ainsi fait un sort à la barre qu’on faisait avec elle à l’époque, très vigoureuse dès le début, avec plusieurs exercices dos à la barre ; j’apprends que c’était la barre de Pavlova — peut-être un peu trop rude pour les articulations.

À deux ou trois reprises, Mademoiselle abandonne son poste d’observatrice en retrait pour prendre le cours ado-adultes que je donne. Ça me fait tout drôle de donner le cours à mon ancien professeur ; je l’esquive soigneusement dans mes corrections, trop impressionnée, aveuglée par son énergie et son plaisir évident. À cause de soucis de santé, elle n’avait pas pris de cours depuis longtemps, et je connais bien cette sensation du corps qui exulte de sa liberté de mouvement retrouvée. Elle me confie ensuite avoir trouvé du plaisir à danser sans craindre ce que pourraient penser les élèves, sans quand même, je vais avoir l’air ridicule et autres protestations intérieures… Le plaisir de danser, sans voix off. En bonus, mon travail sur les épaulements lui a apparemment libéré quelque chose dans le dos ; il n’y avait pas que la hanche de bloquée.

(À cette occasion, je me note ceci sur la modestie turned auto-dénigrement caractéristique des danseuses : il faut vraiment lutter contre quand on devient professeur ; on ne peut pas, avec un niveau a priori plus élevé que celui des élèves à qui l’on enseigne, sous-entendre que ce que l’on fait soi-même est moche, nul ou ridicule.)

Le deuxième cours qu’elle prend est moins agréable, mais intéressant quand même, me dit-il, car avec elle, tout devient intéressant, tout peut être relié à autre chose et se mettre à faire sens. Cette fois-ci, elle a eu du mal à mémoriser les exercices, et le lien s’est fait soudain avec son petit-déjeuner inexistant : cela lui a fait prendre conscience qu’elle avait raté nombre d’auditions… parce qu’elle ne s’était tout bêtement pas nourrie correctement.

Le troisième cours est sur pointes, et tout en éprouvant le cours de l’intérieur comme élève, elle redevient formatrice, m’indique les indications utiles que je ne pense pas à donner, mais que son feedback sensoriel lui rend évidentes.

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Portraits d’élèves

Il y a les caractères, les âges, les morphologies, les expressions et, au croisement de tout cela, les individualités, avec des signatures gestuelles idiosyncrasiques qu’on apprend à connaître.

Il y a celles pour qui on éprouve d’emblée de la sympathie. Celles un peu ou beaucoup moins, et qu’on ne doit pas pour autant négliger. Celles aussi à qui je ne sais pas quoi dire, pour qui ne me viennent ni corrections ni encouragements. Parfois, c’est aussi bête qu’un angle mort : la première à la barre sort de mon champ de vision si le studio est plein (penser à plus me déplacer). Parfois, ce sont des corps plus difficiles à lire, pour lesquels je ne vois pas de correction évidente qui puisse apporter une amélioration (observer encore, observer mieux).

Il y a M., la première à la barre. Elle ne porte pas le même justaucorps que les autres : quelques semaines après la rentrée, il a bien fallu se rendre à l’évidence et la monter de niveau. Sa vivacité me la rend immédiatement sympathique (elle a oublié d’être bête, comme on le dit par litote), mais elle me terrifie un peu. Son regard à la barre est si fixe, cils grand ouverts, que j’ai l’impression qu’elle me déteste, sans rien de personnel néanmoins : n’importe qui pourrait être concerné s’il se trouve face à elle lorsqu’elle est concentrée sur un exercice qu’elle pourrait ne pas réussir. Elle ne cille pas. Au cours suivant, elle rit à une plaisanterie de Mademoiselle, et je découvre un lutin facétieux, nez à retroussettes  — une autre enfant, vraiment, enfantine par son rire qui tinte et contraste avec sa voix, surprenaient grave pour une enfant de son âge.

Il y a A., qui a toujours une question qui n’est pas une question, mais un besoin d’attention et de validation ; je tombe souvent dans le piège. Il y a M., qui porte le même prénom que la nièce du boyfriend. Et H., une à deux têtes de moins que les deux autres, mais quelle bouille.

Il y a D., qui a tout et un casier à son nom dans le vestiaire, présente à tous les cours, les siens et ceux des plus jeunes. Avec elle, n’importe quel exercice tombe juste : travail propre, placement impeccable, souriante et bosseuse, je n’ai jamais rien à en dire, en oublie parfois de l’encourager ; autant dire que rapidement, je ne la vois plus, comme si sa présence, son travail étaient acquis, comme si elle avait bien plus que ses onze ans.

Il y a L., sorte de Bambi peu assurée mais déterminée. Les maladresses qui la fragilisent en classique disparaissent dans le cours de caractère, et je vois le sien qui affleure. C’est le cours qu’elle préfère, me confirme sa mère.

Il y a S., cette femme magnifique dont l’âge ne se dit plus, cou-de-pied qui déborde des pointes chaussées dès la barre, bras de qui a toujours dansé (les ports de bras ne mentent pas). Elle danse en-deça de son talent, dans un espace-bulle replié autour d’elle, et quand je l’invite à projeter davantage son regard, à nous faire profiter de sa danse, c’est comme si elle voulait et ne voulait pas y croire, indifférente et flattée, le bal a déjà eu lieu et elle danse encore. (L’avant-dernier cours, je me fais rabrouer parce que je la vouvoie et qu’il faut la tutoyer comme les autres.)

Il y a A., dont l’âge se dit à nouveau, fièrement, comme enfant les âges et demi : 72 ans, et pas en reste dans les danses de caractères.

Il y a C., plus grande et forte que moi, qui danse plus petit, comme si elle ne voulait pas encombrer davantage. Mademoiselle, qui la connaît mieux, a cru remarquer un changement chez elle, de simplement avoir quelqu’un de sa taille dans le studio — sans se hisser sur demi-pointes, encore moins sur un tabouret, les yeux dans les yeux au bout de la diago, sourire. À plusieurs reprises, Mademoiselle me fera remarquer ces amorces de déclic qu’elle décèle chez des élèves, quand sans le savoir j’envoie une correction dans le mile — quelque chose qu’elle leur a déjà dit mille fois, mais qui, d’être croisé avec la formulation de quelqu’un d’autre, reprend son chemin.

Il y a K., la gouaille rentrée, incroyable sur scène en jeune garçon et discrète en cours, qui pétille de sa voix grave quand on l’entend. Cœur avec les mains, cher(e) Fritz.

Il y a C., ses yeux, son front qui s’étonnent, sa moue qui proteste oui bon chaque fois qu’elle estime rater — sa voix intérieure est un toon muet, mais ô combien expressif. Et la manière dont elle se met à voler quand je lui demande de piquer plus loin dans les quarts de tour planés.

Il y a F., qui me raccompagne en voiture la dernière semaine et m’offre mon tout premier cadeau de professeur, du rooïbos en vrac et un livre fin à la couverture pleine d’enluminures, dans un sachet bleu sur lequel est inscrit : belle continuation « ici ou là ». Je ne sais pas si je suis plus surprise ou touchée, touchée ou surprise.

Il y a aussi celles qui ne sont pas là, les anciennes de mon époque, qui ont fait des études exigeantes, de médecine, de droit, artistiques, école du Louvre ou autre. Il y a une restauratrice de tableaux, mariée, deux enfants ; une chorégraphe contemporaine qui, marquée par la maladie d’Alzheimer de sa grand-mère, travaille sur la mémoire ; une perdue de vue mais qui a dansé aux États-Unis après être passée par le stage de la Julliard et le CNSM ; une qui fait du hip-hop maintenant mais non mais si, il me faut un moment pour superposer l’image de la jeune fille osseuse et mesurée avec la projection d’une autre femme ; une qui a repris des études pour devenir médecin… Ce studio en est si plein, de vie ; j’aimerais que toutes, chacune, me racontent la leur.

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Nouer et dénouer
L’intime, la légitimité et la confiance en soi

Avant les cours, après, à la pause déjeuner du mercredi, on discute énormément avec Mademoiselle. On s’en raconte des choses. Des pas reluisantes, des très drôles, des attendrissantes, des révoltantes, des qui emplissent le vestiaire de silence. (…) Il y a de la confiture sur les tuniques, un fantôme qui déclenche le robinet automatique du lavabo, un massage cardiaque sur un jeune cœur, des professeurs qui n’exercent plus, une autre qui ne l’est jamais devenue, des parents en pagaille.

Ma venue lui fait du bien, c’est Mademoiselle qui le dit. D’un point de vue réflexif, mais aussi cathartique, c’est encore elle qui le dit, après une nuit d’insomnie à repasser en cauchemardant tous ses examens de danse. Mon choix de revenir faire mon tutorat ici la rassure, le regard que je pose sur l’école aussi ; elle voudrait en être certaine, que l’école n’est pas un environnement toxique — elle ne l’est pas.

La vérité est que ce tutorat nous sert de thérapie à toutes les deux. J’évoque à un moment mes questionnements sur la légitimité à enseigner quand on n’a pas soi-même été danseuse, et quelques jours plus tard, sans crier gare, ceci : alle ne sait pas si je serai une bonne prof, elle ne m’a pas encore vue à l’œuvre, mais elle sait que je saurai transmettre mon enthousiasme (amour ? passion ?) pour la danse. Elle le dit samedi matin devant les mamans sur les tapis de Pilates au début de la barre au sol. Et devant les élèves à l’heure suivante, que j’avais une présence folle — une bête de scène, elle utilise cette expression qui me semble réservée aux danseurs de la génération Noureev. Il s’agit en partie de faire accepter ma présence à ses élèves-clientes, mais cela me touche.

Je revois mes tentatives infructueuses pour devenir danseuse par son prisme de professeur : avait-on le droit, avec mes capacités scolaires, de me priver d’études supérieures pour un résultat dans la danse très incertain ? Je n’étais pas assez bonne, je le sais ; j’ai revu les cassettes VHS de l’époque, ma danse en kit. Mademoiselle m’arrête, ce n’est pas vraiment ça, elle cherche… il aurait fallu trouver une école supérieure prête à faire ce pari, de tout rassembler, mais une telle école n’existe pas en France. Il aurait fallu tenter aux États-Unis probablement, mais tout n’était pas si accessible à l’époque qu’aujourd’hui où les écoles s’exhibent sur Instagram ; on ne les connaissait pas. C’est en substance ce que la psy m’avait dit — ce qui m’avait déjà apaisé —, mais il y a certaines choses qui doivent être dites par certaines personnes pour être entendues.

Ce qui achève mes craintes d’illégitimité, c’est J. : ma venue lui aurait donné envie de, peut-être, passer le DE. Cela change tout si, de n’avoir pas été danseuse professionnelle avant, je deviens un modèle plus accessible pour penser mettre la danse au centre de sa vie.

Reste la question de la confiance en soi, indissociable des compétences à acquérir et de leur validation par un regard expert. Que ce soit comme professeure ou formatrice, Mademoiselle sait encourager et se montrer suffisamment confiante pour transmettre cette confiance. Après les tout premiers cours, probablement inquiète pour la progression de ses élèves, elle liste tous les points à revoir ; j’opine et prends bonne note, il y a du pain sur la planche. Le lendemain, me voyant encore plus hésitante que la veille, elle décrète s’y être mal prise dans ses retours et change de méthode. À partir de là, elle me laisse faire la première semaine de cours sans m’interrompre, en m’apportant des retours mesurés et une aide ponctuelle discrète (oui, il faut dédoubler cette musique). Le boost de confiance est énorme : je peux m’en sortir seule. C’est bancal, mais les cours se passent. Seize heures de cours, très exactement.

Notes préparatoires pour un cours de Niveau 1
Story Instagram festive, avec un adorable canard qui danse comme un cygne

Au début de la semaine suivante, Mademoiselle me confie une clé du studio et me prévient qu’elle va intervenir davantage pour m’inviter à rectifier des choses in situ. C’est lors de cette deuxième semaine que j’enregistre un vacillement : voilà que flanche la confiance que je commençais à prendre. C’est très instructif : ces interruptions sont le seul mode de mise en situation que j’ai connu jusque là en formation pour les cours techniques ; ce n’est pas étonnant, rétrospectivement, que j’avance toujours sur des œufs.

Le mercredi de la deuxième semaine à donner cours, au troisième cours de la journée, mon cerveau cesse de fonctionner normalement et je peine tant que Mademoiselle prend en charge la fin du cours. Je peine à aligner deux idées ou plutôt : je peux les aligner, mais pas les juxtaposer ; je ne peux pas soutenir les enfants avec le nom des pas et penser aux corrections à leur donner, ni inventer à la volée un exercice pour pallier ma préparation trop courte. L’arborescence des pensées s’est fait élaguer d’un coup ; je n’ai plus qu’un tronc idiot tout juste bon à être débité en pensées monocordes. Sur le moment, j’attribue ça à un probable manque d’hydratation, mais même réhydratée, le ralentissement mental dure quelques jours — je ne trouve pas le moins du monde lente la conversation que j’ai le surlendemain avec une amie sous antidépresseurs, alors que c’est une chimie qui requiert normalement de la patience… Heureusement, plasticité et rapidité cérébrales finissent pas revenir, aidées par un allégement de l’emploi du temps : je peux me concentrer sur les dernières heures, et finir mon tutorat avec autant d’aplomb que je pouvais espérer y gagner.

Les derniers jours, on finit les cours en se souhaitant de bonnes vacances.  D., en première année, part dans le vestiaire et ressurgit dans l’embrasure  la main levée : elle n’a aucune question mais demande la parole pour raconter que sa famille a prévu de camper pendant les vacances. Chacune enchaîne puis toutes disparaissent fissa. Le tout dernier cours, avec les grandes, est tout autre : les traditionnels applaudissements polis de fin de cours ressemblent à des applaudissements de théâtre, je ne sais plus où me mettre et fais un cœur avec les mains en réponse à une phrase avec géniale dedans.

La semaine suivante, en vacances, Mademoiselle m’offre deux séances de travail théorique qui s’emplissent d’anecdotes partagées. Le dernier jour, elle est toute guillerette d’avoir reçu le faire-part de mariage d’une ancienne (quoique jeune) élève. Plus encore que les jours passés, ses yeux brillent, le visage tranché de son sourire acéré, épanoui de franchise et de générosité. Ces temps à deux m’ont donné une impression de connexion, une sorte d’intimité au sein d’une relation qui reste asymétrique car hiérarchique, mais vécue, sincère. Si ces trois années de formation ne devaient aboutir qu’à ces trois semaines passées avec elle et ses élèves, ça en aurait déjà valu le coup.

Janvier 2024, journal

Début janvier

Seconde semaine de vacances, chez le boyfriend. Il m’a fallu une semaine — une semaine pour me relâcher, et accepter de ne rien faire pour retrouver l’envie, l’énergie (et un peu moins l’urgence) de faire.

  • Faire (ne rien) : des nuits de neuf heures, des rots de bonhomme (celui-là, il était vraiment dégueulasse, s’émerveille le boyfriend, qui apprécie mes progrès en la matière).
  • Faire : bloguer et finir la relecture de mon manuscrit, dont le gros chapitre de 60 pages.

Je me savais fatiguée ; je sous-estimais l’épuisement. Le premier semestre a été hardcore, je le mesure rétrospectivement : la rentrée en septembre avec un lumbago, l’épisode de cruralgie aiguë en octobre qui me vaut un passage aux urgences, l’infiltration ratée qui me cloue de douleur au lieu de me soulager en novembre — quelques jours d’état grippal en bonus en octobre, courtesy du Covid, et la fatigue accumulée qui se traduit et se renforce par quasi trois semaines de crève hivernale en décembre. Les quelques jours d’arrêt pris à chaque mésaventure m’ont permis de tenir le coup, mais pas de récupérer pleinement : je le mesure aux nuits de neuf heures, dont j’émerge avec difficulté.

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Plus je récupère, moins m’exaspèrent les émissions YouTube que regarde le boyfriend — ou plutôt les visionnage d’émissions commentées par des Twitcheurs. Une fois habituée au ton de sa voix, j’apprécierais même Cassandre, ce jeune homme à l’analyse surdouée. J’ai beaucoup plus de mal avec deux de ses potes-admirateurs, qui hate-watchent avec beaucoup de mauvaise foi… Il me faut un moment pour comprendre que ce n’est pas tellement le principe qui me gêne (je ne fais pas autre chose quand je regarde Miss France ou l’Eurovision), que la position depuis laquelle ils parlent. Tout est revu par le prisme de la classe sociale, et forcément, être renvoyé à ses privilèges par le biais de l’ironie, qui plus est soutenue par un brin de mauvaise foi, c’est inconfortable.

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Régulièrement, dans la journée, on se demande où est le chat : souvent, à sa place derrière le rideau ou dans le bac à chaussettes ; parfois, de plus en plus souvent, sous la couette, et alors, à moins d’être démasqué couette levée, il fait le mort, qu’on jette une fringue sur le lit ou qu’on chatouille le boudin de couette à pleine main. Il fait tellement bien le mort qu’on aurait presque peur de l’écraser par inadvertance.

Chaque soir, le chat réclame sa pâtée, le dîner arrive magiquement sur la table (le magicien bosse parfois longtemps en cuisine) et on regarde quelques épisodes de Spy Family, jusqu’à ce que le boyfriend tombe de fatigue et que je relève la tête de sa cuisse (aka la place du chat, la meilleure, celle d’où l’on obtient toutes les papouilles).

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Jeudi 4 janvier

On refait nos mondes à la crêperie avec JoPrincesse ; nous sommes les avant-dernières à partir. Elle m’apprend ceci qui me paraît dingue : le delta de fatigue entre le premier et le second enfant serait plus élevé qu’entre l’absence d’enfant et le premier ; tu débloques un nouveau niveau de fatigue permanent, me dit-elle émerveillée par l’horreur de ce giga-boss.

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Vendredi 5 janvier

Dans le TGV, une phrase improbable émane du carré d’à côté : « Dans la famille des Francs, je voudrais Clovis. » On n’a pas joué au même jeu des sept familles. Qu’on se rassure néanmoins, ce n’est pas parce qu’il y a des Gaulois, Vercingétorix, la Régence ou la Saint-Barthélémy que les enfants n’ont pas fini par se disputer et s’accuser de tricher.

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Premier cinéma de l’année : Iris et les hommes. À voir si (et seulement si) vous aimez Laure Calamy. Je suis seule dans la salle avec un groupe de gamines qui n’arrêtent pas de sortir, rentrer, parler, glousser, commenter. « Mais attends, là il lui fait quoi ? » Un cunni, les filles, un cunni. Merci d’apprécier en silence.

Renversement de situation quand le chauffeur de taxi à l’écran passe une chanson que je ne connais pas plus qu’Iris : les gamines se mettent à chanter-hurler en cœur. Je me suis sentie boomer. (C’était Booba — et de la “socialisation inversée”, j’ai appris ça l’autre jour avec Cassandre.)

Heureusement, la mère d’une des filles est venue les chercher aux trois quarts du film, je ne sais pas comment on aurait toutes ensemble survécu à la scène où l’héroïne rencontre son match NoVanilla, avec cordages et baîllon. Perso, c’est pour l’épisode de comédie musicale au milieu des HLM que je n’étais pas prête.

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Apéro après le cours de posture. Mon cake roquefort-poire-noix semble plaire. Je me laisse fasciner par une nouvelle, qui, en plus d’être ergothérapeute, a tenu une école de pole dance et, depuis qu’elle l’a fermée, a repris des études de psychologie et suis des cours de danse classique et d’escalade deux fois par semaine. Elle a le verbe incisif et brille dans l’auto-dérision, genre de personnage stimulant à côtoyer. Et pourtant. En sortant, je me rends compte qu’elle n’a posé aucune question à personne, qu’elle a absorbé toute l’attention qu’on lui portait, éclipsant même l’amie qui l’introduisait, une discrète danseuse classique que je vois régulièrement et que j’aurais pu apprendre à connaître (le regret était peut-être mutuel, nous avons discuté après le cours suivant…). Quant à S., que je me réjouis à chaque fois de retrouver et avec qui je suis persuadée que je m’entendrais bien, je me suis une fois de plus trouvée dans l’incapacité d’engager avec elle une conversation suivie. Il est parfois bien difficile de se lier.

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Lundi 8 janvier

Cette professeure fait secouer les mains “pour de vrai, jusqu’à ce que ça fasse mal” avant de faire les petits sauts, pour les éprouver sans tension dans les bras. Mon dos m’interdit de sauter, mais depuis mes relevés au fond de la salle, j’aurais tendance à croire que ça fonctionne.

Elle explique que dans l’attitude à la seconde, chez les chorégraphes néo, la jambe en elle-même doit être en dehors, mais pas le pied, de sorte à ce que le cou-de-pied soit visible à son acmé — il doit prendre la lumière. C’est justement le degré de rotation naturel de mon en-dehors à son maximum ; voir la semelle du chausson dans un développé à la seconde est pour mon corps de la science-fiction.

Prêtez attention à ce que fait le pied de derrière, nous enjoint-elle. C’est ce qui fait qu’on regardera un danseur plutôt qu’un autre dans une « simple » marche — ce mot entre guillemets, elle ne l’emploie pas, elle sait, nous rappelle que marcher est l’une des choses les plus compliquées qui soit en danse. Imaginez que vous marchez sur de la mousse en forêt ; c’est comme si vous arrachiez un morceau avec le pied de derrière et le recolliez au pas suivant. 

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La pièce sur laquelle nous allons travailler retrace les dernières heures de filles et femmes fusillées pour résistance pendant la guerre d’Espagne. La maîtresse de ballet évoque leur enfermement, la torture puis leur regroupement dans une même salle en leur demandant d’écrire leur dernière lettre. C’est toujours gai, ce qu’on nous fait travailler, note N. à la pause, nous rappelant le fleuve des damnés et leurs mouvements torturés en septembre. Sans doute expie-t-on des siècles de fées et de princesses sur pointes.

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Chungkinq Express au cinéma. Le changement de protagonistes en cours de route me déroute, faisant du fast-food qui donne son nom au film un simple point relai entre deux histoires.

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Mardi 9 janvier

Rêve. Je retrouvais mon nounours de toujours taché, imbibé par le haut d’une encre orange, la pupille en plastique noir opaque cernée par un plastique translucide marron-orangé, il avait les yeux bleus pourtant ; c’est un autre nounours qui a ses yeux, je les récupère et procède à l’échange, ils partent et se remettent en place avec la facilité de boutons pression ; qui donc dans le bureau a joué cette mauvaise plaisanterie, collecter des ours en peluche et intervertir des parties d’eux, il récidive, je retrouve mon nounours de toujours dans son gris délavé du bleu, mais il n’a pas sa toute petite truffe en plastique depuis laquelle je le faisais tenir en équilibre sur le bout de mon nez, et sa face arrière est doublée d’un autre tissu bariolé ; je ne me rappelle plus si je pleure plus pour le carnage orange ou pour l’hybridation qui fait passer pour du raccommodage un acte barbare qui m’inspire l’horreur qu’on peut avoir pour Frankenstein ; je hocquète avec difficulté le chagrin de l’irréversible, de l’impossible jamais-plus.

Dans le même rêve, je rejoins une tablée avec mes nounours malmenés dans un sac plastique rectangulaire ; la fille plutôt blonde à côté de moi, une fille du passé qui ne m’intéressait guère, me prend les mains, on se prend les mains, sous la table on se caresse les doigts, ma belle-mère ironise en nous voyant, elle comprend mieux ; les rats qui grouillaient tranquillement à côté comme des chiots se mettent à attaquer, un convive puis plusieurs, je défends le sac avec mes nounours mais pas la fille, la fille je la laisse se débattre avec les rats, deux ou trois, qui lui grimpent dessus, tant pis, je dois virer celui qui s’agrippe à mon sac orange avec les nounours, je pars.

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La maîtresse de ballet est une de ces femmes sèches, sèches, sèches et belles, belles, belles. En vieillissant encore, elle deviendra noueuse comme un arbre. Pour l’instant, c’est une liane, dont le corps souple disparaît dans des vêtements noirs, larges même quand ils sont coupés de manière à être moulants. Ses grands yeux reflètent tout avec intensité et sa bouche, fine, fine, fine se tord régulièrement en une amorce de sourire qui désamorce la sévérité de son visage. Deux rouleaux transforment sa queue-de-cheval en une coiffure bien plus élégante, les cheveux non plus attachés mais noués par une unique mèche argentée comme un ruban. Il paraît qu’on blanchit par mèche quand on a traversé un épisode difficile. J’aime que ce signe de vulnérabilité, qui naît dans la nuque et pourrait être dissimulé sous l’épaisseur de la chevelure, soit au contraire ramené dessus, délicatement revendiqué.

Assise pour ménager mon dos en convalescence, je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement, sans jamais laisser penser que ça aurait dû être appris les premières fois qu’elle a montré ; c’est normal, ajoute-t-elle même pour rassurer, chacun apprend à sa vitesse, ça va venir. Elle observe, reprend, encourage quand une correction s’incorpore. C’est bien, les filles. L’appréciation ponctue le cours, sans que cela sonne jamais comme les good américains, qui accueillent tout essai, même et surtout médiocre (cette échelle nécessite un very good pour que ce soit pas mal et un excellent pour que ça commence à être vraiment bien). C’est bien, les filles. Commentaire heartfelt, on sent son cœur, sa générosité quand elle le dit ; c’est que c’est vrai, mérité. C’est le jour et la nuit avec le chorégraphe venu en septembre, prêt à nous coller du poisson à tous les repas pour en finir au plus vite, qu’on apprenne vite vite enfin pour qu’on puisse travailler, travailler encore, plus, par-delà l’épuisement, pour peut-être ne pas causer d’injustice à sa précieuse chorégraphie. La maîtresse de ballet a la même exigence, une attention tout aussi poussée au détail, mais elle règne par le partage, non par la peur. Je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement. Parfois je ne vois plus ce qu’elle montre, je ne vois que sa beauté, sa mèche de cheveux grise comme le trait argenté d’un calligraphe, son cou-de-pied incroyable, toujours là où il faut, soulignant le travail de la jambe sans préciosité mais avec précision, élégance. Je pourrais la boire à force de la regarder, d’être fascinée à chaque fois par le mouvement qui échappe au corps.

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Vendredi 12 janvier

Si vous avez vu une procession de bunheads portant des chaises rue de l’Épeule à Roubaix, c’était nous. 10 filles, 11 chaises. On aurait dit une performance contemporaine de déambulation urbaine.

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Samedi 13 janvier

Les filles sont déjà sur place depuis plusieurs heures lorsque je les rejoins au théâtre. Autorisée à prendre des photos, j’en profite pour m’entraîner à capter l’acmé du mouvement — qui n’est parfois qu’une vue de l’esprit, une impression de deux moments superposés, parfaitement distincts sur les photographies. En réalité, la jambe est déjà redescendue quand le buste amorce son déséquilibre spectaculaire.

Je me suis dit : ah, elle l’a eu. J., l’une des danseuses, me témoigne la satisfaction d’avoir entendu le déclenchement de l’obturateur aux bons moments. Ce n’est pas très difficile quand on a passé la semaine à assister à la répétition des six mêmes minutes de chorégraphie, et qu’on laisse son appareil en mode automatique (le photographe de l’école me confie s’en contenter lui aussi la plupart du temps). Cela me réjouit quand même, de capter quelques traces de beauté et de les montrer à celles de qui et à qui elle échappe.

Après la répétition, la maitresse de ballet discute un peu avec quelques danseuses restées sur les marches qui serviront de bancs au public. Elle regrette de ne pas avoir eu un temps d’échange privilégié avec chacune d’entre nous, pour savoir par exemple, elle se tourne vers J., pourquoi tu n’auditionnes pas. Désarçonnée par cette marque d’estime décochée avec la soudaineté d’une pique, J. balbutie qu’elle n’a jamais envisagé d’être danseuse, qu’elle pensait ne pas en avoir le niveau. La maîtresse de ballet la contredit : ce type de répertoire lui convient particulièrement bien, elle devrait auditionner ; certes, elle trouvera toujours des filles meilleures qu’elles dans le cours classique, mais quand ils passeront aux ateliers des chorégraphes, là… ils verront ce que nous voyons, mais qui n’est pas audible venant de nous, ses camarades, qui l’est en revanche d’une maîtresse de ballet : J. est une très belle interprète. Nous renchérissons, nous en sommes toutes persuadées, mais elle, tombe des nues. Plus tard en coulisses : ça l’a touchée, elle ne pensait pas, c’est — son cou s’avance et ses yeux s’écarquillent tandis que ses lèvres se resserrent ou se pincent, coites. C’était émouvant d’assister à cette marque d’encouragement sous couvert de comptes à rendre (pourquoi tu n’auditionnes pas ?) — beaucoup de tendresse passée par la pudeur d’une question abrupte. La maitresse de ballet n’a pas tirée J. à part, qui plus est, pour lui signifier une supériorité qui évacuerait le reste de ses camarades ; elle l’a fait devant nous qui pouvions l’encourager, en petit comité. C’était comme un bref moment d’intimité, qui ne nous concernait pas directement mais qui nous excluait pas pour autant, et je me suis sentie à juste distance de l’envie, l’admiration et la nostalgie, confortée dans mon rôle naissant de celle qui encourage, en même temps que meurt le regret de celle qui aurait aimé entendre ces mêmes mots s’adresser à elle — l’adolescente déçue à une distance infranchissable pour le futur professeur assis ici et maintenant à côté d’une jeune femme qui ne sait pas sa valeur.

Plus tard, le public s’installe partout autour de moi et des quelques autres élèves qui n’ont pas pu prendre part aux répétitions. Une professeure qui m’est sympathique me demande si elle peut s’assoir à mes côtés et nous échangeons quelques mots. Elle s’étonne de mes problèmes de dos si jeune, puis comme prise d’un doute me demande mon âge : ah non, plus si jeune. Ça m’a fait drôle, et c’était drôle, un peu, venant d’une femme de bien vingt ans mon aînée, mais c’est vrai, biologiquement vrai, mon corps a commencé à vieillir il y a une quinzaine d’années.

Pendant le filage ou le spectacle je ne sais plus, pendant le spectacle je dirais, de l’eau a coulé sous les ponts sous mes yeux. L’émotion d’être là, de les voir si belles, assise là en face d’elles, à leur place et à la mienne. Je me suis hâtée de faire disparaître les traces de cette émotion kitsch car auto-complaisante (fut-elle pour un soi passé avec lequel on coïncide le temps de s’apercevoir qu’on ne coïncide plus avec lui et d’en être ému).

Les filles : celles du groupe classique (les clacla, dixit les deuxième année) et celles de la promo. Dont Z., dont je découvre le solo lors du filage. Elle danse avec l’intensité qui est la sienne dès lors qu’on n’essaye pas de la déraciner de son vécu de danseuse et chorégraphe (malgache, la cinquantaine), projette une ombre plus grande qu’elle sur le mur du fond, une silhouette assez grande pour que les gants de boxe attachés tout en haut soient à la hauteur de ses poings — en réalité, il faut qu’on lui fasse la courte échelle pour qu’elle les décroche tout juste. À chaque fois que j’intercepte son regard, son sourire en fait naître un sur mon visage en miroir. Pour elle, c’est l’inverse, c’est-à-dire la même chose (elle sourit de me voir lui sourire), si bien qu’on ne saura pas qui d’elle ou de moi est l’œuf ou la poule ; on se sourit, dans le flou du pronom réfléchi. Lors de la représentation, les gants de boxe sont finalement tendus à une enfant qui ne veut ou n’ose pas s’en saisir — c’est qu’il faut soutenir le regard de Z., il s’en passe des choses là-dedans. L’offrande rouge est déposée aux pieds de l’enfant ou récupérée par sa grande sœur, et Z. s’enfuit, méfait accompli.

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Dimanche 14 janvier

Quelle idée de dégivrer son frigo alors qu’il neige dehors ? Les doigts gelés, je repense à l’ex-compagnon de Mum, qui, quand l’une ou l’autre de nous deux avait froid aux mains, demandait si on avait trié les glaçons (lui passait beaucoup de temps à trier des boulons).

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Seconde moitié de janvier

Tutorat de fin de formation, nous y sommes : me voilà de retour dans l’école de danse que j’ai fréquentée à la fin de l’adolescence, pour un stage si riche en émotions et apprentissages qu’il mérite un post dédié.

J’ai un peu l’impression de revivre mes années de fac, à rebondir d’un endroit à un autre, attraper des trains à la volée, une bise à Mum, je rentrerai ou pas pour dîner. J’ai juste remplacé Ivry par Montrouge, la gare des Chantiers s’est modernisée, et c’est l’emploi du temps du studio de danse qui est affiché sur le frigo, avec les cours de Pilates de Mum et ses journées de télétravail rajoutés au crayon. Je fatigue plus vite aussi, et me lie avec le bus 6240.

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Lundi 15 janvier

Sans avoir pris la peine de ne serait-ce regarder un plan, je descends du train et, dix ans plus tard, la ville et les souvenirs s’organisent autour de moi pour me guider naturellement jusqu’au studio de danse de mon adolescence. Dans le jardin qui jouxte la gare, je me demande simplement où est passée la ligne de désir que les habitués empruntaient. Passait-elle à travers l’aire de jeu grillagée ? La contournant, je découvre que le grillage enjambe les dalles d’un chemin pavé ; la confirmation me fait sourire.

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Vendredi 19 janvier

La neige cafte : des pattes de chat sont passées sur le muret.

Les brunchs avec M. sont toujours riches en calories et discussions. Cette fois-ci, j’en ressors avec l’envie de lire un jour le manuel de Clémentine Beauvais sur l’écriture de littérature jeunesse.

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Jeudi 25 janvier

Malgré le plan anti-déprime de janvier de Melendili, l’enthousiasme est en berne. Pour contrer la morosité du froid et des réformes scolaires, on mise sur les bimbimbaps versaillais, les mystères amicaux et celui des kiwis-rouges-au-petit-goût-de-framboise.

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Samedi 27 janvier

Un nuage de brume s’étend juste au-dessus de la pièce d’eau des Suisses comme une installation d’art contemporaine, et le givre blanchit la photo que je laisse filer floue. De Versailles à Saint-Cyr, la lune file entre les branches sans s’y accrocher ; dans le bus on fait la course avec elle. Personne ne gagne, la beauté me déconcentre en chemin. Je tente d’en photographier des traces et lorsque je m’arrête sur celles que les avions ont laissé sur le lavis matinal du ciel, un garçon derrière moi se penche pour voir à son tour ce qu’il y a à voir ; j’espère qu’il a vu.

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Dimanche 28 janvier

Avocat, feta, noix de cajou : dans une soupe maison, les toppings ont du bon.

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Lundi 29 janvier

Portée fermée ou mur reconstruit, béance comblée ?

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Mercredi 31 janvier

Le premier jour du tutorat, une maman d’élève fait signe à la porte-fenêtre. Je me mets spontanément en retrait pour que la professeure de danse puisse s’entretenir avec elle, mais elle me fait signe de la suivre : « C’est une maman d’élève un peu spéciale. » Et pour cause : ce n’est pas une maman d’élève, c’est M., ancienne copine de lycée-prépa-fac que je n’ai pas revue depuis plus de dix ans. C’est elle sans hésitation, et en même temps ce n’est pas elle, c’est une maman d’élève, de deux élèves, même : la petite M., d’accord, je veux bien, à la rigueur quoi, mais la grande L., ce n’est pas possible, comment la grande L. peut-elle être sa fille ? Passés les holala et les mais non, on s’échange nos numéros et on se donne rendez-vous pour déjeuner ensemble le mercredi suivant — seul créneau commun pour une apprentie-prof de danse et une institutrice. Une galette et une crêpe full marron pour se raconter une décennie de vie, par bribes : sa cartographie professionnelle et privée des environs de Versailles, son aînée prudente qui vit danse et musique, sa cadette drama queen qui a hâte d’avoir fini ses études pour vivre sa vie d’artiste (sic), son compagnon reconverti dans l’hypnose, ses récents cours de violoncelle (je veux !)… et toujours la même gouaille brune, opulence de boucles, bijoux et fantaisie.

Le mois a été crêpe…

Journal de décembre 2/2

Samedi 16 décembre

Un message WhatsApp de JoPrincesse m’a rappelé que l’élection de Miss France allait commencer ; j’ai rebranché ma télé pour l’occasion — l’occasion étant de s’amuser à commenter l’émission en groupe. Miss France est toujours une bonne occasion de faire le point sur ses propres contradictions, et d’observer (en décalé) les répercussions des évolutions (lentes) de la société : cette année, les limites d’âge étaient élargies, le jury était exclusivement féminin (à défaut du male gaze, on élimine le soupçon de beauferie) et c’est une miss aux cheveux courts (comprendre : impossible à tirer en chignon) et à la silhouette moins Barbie que Twiggy, qui a été élue.

Reste la fascination :  pour ces jeunes femmes que l’élection semble vraiment faire rêver au premier degré (comment est-ce possible ? une année d’enfer à base de bises, foires et crampes aux zygomatiques attend l’élue), et pour la beauté, qui persiste ou s’efface derrière le lissage généralisé, mais toujours se fraye un chemin malgré tout ce que de cruche on essaye de leur accoler. À ce propos : l’émission ne pourrait-elle pas embaucher un coach de chez TedX pour entraîner les Miss à une prise de parole standardisée qui ne les fasse pas passer pour des idiotes ? ou est-ce recherché ; est-ce que ça fait Miss de réciter : je – suis – sincère – et – spon-ta-née ?

Une fois la gagnante révélée, j’ai débranché ma télé — probablement jusqu’à l’Eurovision.

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Dimanche 17 décembre

 

Manque de sommeil (pour des bêtises, ça craint), promenade au parc Barbieux. Je me dépose à défaut de me reposer en une sieste qui ne vient pas : apaisement temporaire de l’anxiété prompte à bondir.

Le coin des pins au parc BarbieuxCime des arbres et ciel bleu rayé de deux traces d'avion

Dans une vitre carrée, reflet de l'immeuble ouvragé en brique et moulures d'en face
Les habitants qui entraient dans la résidence m’ont regardée bizarrement, se demandant manifestement ce que je pouvais bien prendre en photo.

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Lundi 18 décembre

Rêve. C’est le deuxième voyage en Norvège avec Mum. Nous sommes dans un hôtel, elle dans une chambre, moi dans une autre partagée, hasard, joie, avec le rebound guy. Au matin il passe son bras autour de moi, c’est tendre, mais il recule la tête : “Je suis désolée, mais…” Je comprends, je complète : “… mais je pue de la gueule” (le petit-déjeuner au maquereau fumé). Il part vite, dommage, même si je savais qu’il ne fallait rien en attendre, j’aimais bien cette tendresse.

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Il n’y a pas de chauffage dans le théâtre, glacial, et nous sommes censées danser en tenues estivales, ô joie, ô crève. La répétition et la générale sont infinies, mais le plaisir du spectacle est là, repères sur scène, maquillage en coulisses — je n’en ai pas racheté depuis une dizaine d’années, mais j’ai retrouvé un eye-liner turquoise (pas séché, miracle) assorti à ma robe, La La Landesque dans la coupe à défaut de la couleur. La ceinture lombaire s’escamote facilement dessous, c’est parfait.

En coulisse, à la pause, on discute avec quelques filles du chœur et on se retrouve à jouer aux dates de naissance : un instant d’incrédulité les saisit quand j’énonce une date bien antérieure à 2000, et elles ne parviennent pas non plus à croire que J. a plus de 40 ans  — “ça conserve, la danse !” concluent-elles en reprenant leurs gestes suspendus face au miroir. Les chorégraphies plaisent aux chanteurs du chœur ; certains plaisantent que l’on sauve le spectacle, sans que l’on sache s’ils manquent de confiance en eux ou bien dans le projet dans lequel ils ont été embarqués.

L’unique représentation se déroule bien, à l’exception d’un fumigène qui se déclenche au moment où nous sommes censées interagir avec le public, porté disparu. C’est la première fois que je remontais sur scène cette année ; sans surprise, j’aime toujours autant ça, surtout dans des chorégraphies sans enjeu technique où l’on peut surjouer à loisir. On me rapporte avoir entendu que la fille en robe bleue était expressive, la fille en bleue remercie, elle a bien fait le clown aux côtés de ses camarades qui avaient le smile ou la banane selon le vocabulaire des uns et des autres. Je suis heureuse d’avoir pu être sur scène avec elles malgré mes possibilités physiques limitées.

Après des semaines de répétitions casées dans les temps de TP, on a l’impression d’avoir accompli et donc achevé quelque chose, mais nous sommes lundi soir, la semaine ne fait que commencer malgré la fatigue et après le buffet, il faut rentrer : on donne cours le lendemain.

Go on chantonner La La Land pendant des jours et des jours.

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Mardi 19 décembre

Un rêve où je parcours beaucoup. Je conduis une voiture qui ne freine pas vraiment sans que ce soit dangereux, j’escalade un portail avec des tiroirs, pratiques comme prise pour les pieds (qui escalade une penderie à l’extérieur ?). À un carrefour de cailloux et de neige, un homme clame son envie d’y chier ; est-ce là que j’ai goûté la neige tout à l’heure ? J’espère pas. Déjà je l’ai dépassé, j’ai à aller.

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N. et moi donnons un cours à nos camarades de classique. N. me semble plus rêche dans son ton ; nous sommes toutes dans une grande fatigue. Elle donne la barre, je la prends, perds et retrouve les sensations comme des néons en fin de vie. Je donne ensuite le milieu, et ce n’est pas la même chose que de faire cours aux contemporains. C’est plus difficile pour moi : en l’absence d’erreurs manifestes de coordination, la correction devient plus subtile.

Il faut bien l’avouer aussi, ce n’est pas aussi amusant : la culture de la discipline et de l’obéissance amenuise les réactions verbales ; on donne cours à l’aveuglette (et j’imagine qu’on peut vite avoir l’impression erronée de donner sans recevoir). Vous pouvez parler ; Répondez-moi ; Ce n’est pas une question rhétorique ; Vous avez besoin qu’on le marque en musique ? ; Je dois en déduire que non ? Je comprends mieux l’insistance des professeurs à nous faire réagir verbalement… mais j’ai toujours du mal à répondre individuellement quand un professeur pose une question au groupe. Sauf à patauger dans les grandes largeurs, je préfère ne pas ralentir les autres en demandant une nouvelle démonstration, et copier via le miroir ce que j’ai imparfaitement mémorisé.

* * *

Sciences de l’éducation en visio avec le boomer qui me hérissait le poil. Il aurait résisté à notre attente, inscrite dans le paradigme de la transmission (= le prof apporte un savoir à l’élève), pour nous faire éprouver le paradigme de l’appropriation (= le prof apporte un savoir-faire, il aide l’élève à apprendre par lui-même), qui est le sien et celui que la direction lui a demandé d’apporter. Est-ce seulement pour ça qu’il y a eu énervement et réticence de mon côté ? Ok pour l’aspect méta, mais faut bien un contenu, ne serait-ce qu’à partir duquel méta-réfléchir. Et je l’attends, ce contenu, ce savoir, c’est vrai. Je suis à un âge où j’ai la prétention de savoir réfléchir, j’attends qu’on m’aide à nourrir cette pensée. Or ce cours ne m’a pas stimulée ; il n’y a pas eu de court-circuit, de déplacement-renversement. À moins que… ?

Avec emphase, il nous dit qu’il nous aime même si on n’est pas d’accord avec lui, même si on reste du côté de la transmission plutôt que de l’appropriation. Cela a le don de me fait lever les yeux au ciel intérieurement. Ça m’exaspère et en même temps, est-ce que ça ne m’exaspère pas justement parce que ça vient apaiser quelque en moi, aussi joué cela soit-il de sa part à lui ? Il avait passé les séances précédentes à nous dire qu’il s’en fichait de ce que l’on ferait ou non de son cours ; les liens que l’on parvenait ou pas à faire avec l’enseignement de la danse, il n’en avait rien à cirer — de nous non plus, c’était le ressenti du groupe. Cette attitude ne me semble pas très indiquée quand on sait que l’indifférence prononcée ne suscite pas autre chose que rejet. Même si c’est pour faire la démonstration que des élèves nous échapperont toujours ; on ne peut pas être apprécié de tous, il faut travailler avec ceux qui ont envie de travailler avec nous. Le moins que l’on puisse dire est que je n’ai pas eu envie de travailler avec lui. Ses cours ont été assurément désagréables, peut-être un peu moins stériles que prévus.

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Vendredi 22 décembre

Étrange comme la fin des cours nous débarque souvent seul d’un coup dehors sur la route pour rentrer chez soi. Le bâtiment nous vomit, et c’est tout, c’est fini. Pour amortir cet effet et fêter la fin du semestre, certaines sautent dans le train pour retrouver leur famille ; pour celles qui restent, nous décidons d’enchaîner sur un déjeuner au restaurant. Au plaisir que cela me procure, je me rends compte que ça me manquait, ce type de sociabilité. É. a toujours le chic pour amener les autres à faire des bilans, et chacune se met à chercher trois mots pour résumer son semestre : il y a du dur, du beau, de la fatigue — des “montagnes russes”, on approuve toutes.

Plus tard, alors que je lutte contre l’épice pour finir mon bimbimbap (“Comment t’as fait pour manger ça ?” me demandera É. après avoir avalé un bout de champignon qui avait effleuré la fatidique sauce rouge)(de facto, les champignons ostracisés n’ont pas été sauvés du gaspillage), Z. nous raconte comment on vit le temps à Madagascar. Il n’y a pour ainsi dire pas d’heure : quand on part en vacances, on fait ses valises, on sort et on attend la voiture ; on ne sait pas si elle va arriver en fin de matinée, à 13h ou le soir, peut-être que ce sera le lendemain, ce n’est pas grave, on ne se presse pas. Comme on ouvre des yeux ronds, elle nous explique qu’en rentrant de l’école ou du boulot, ils vont tous s’asseoir dans la rue devant chez eux ; ils prennent un siège ou pas, et ils restent là, à regarder passer les gens, les voitures, les enfants qui rentrent de l’école, à se saluer entre voisins, à discuter… jusqu’à ce que la nuit tombe et alors, avant de rentrer dîner, avant de se quitter, on fait une pile de main où on attrape en la pinçant celle d’en-dessous, une sorte de tous pour un et un pour tous géant —quand il y a de la rancune, parfois, elle avoue pincer un peu fort, c’est aussi le moment de régler ses comptes, manifestement. J’imagine à sa grimace la force qu’elle doit y mettre (d’autant que je connais sa tonicité musculaire).

Elle nous raconte avoir trouvé une vidéo en malgache qui explique cette conception du temps, par opposition à celle du monde occidental : chez nous, le temps est linéaire et on est toujours tourné vers le futur, vous vous dépêchez tout le temps, en Europe, tout le monde court partout, c’est elle qui fait des yeux ronds et avance les dents dans le vide de l’absurdité ; à Madagascar, le temps est circulaire, une sorte de bandelette qui serait liée au moment présent et qui défilerait sous nos pieds… avec le futur dans le dos et le passé en face. L’ange de l’Histoire de Walter Benjamin ! (Ce qui m’avait tant marqué était peut-être simplement un emprunt permettant un regard un peu décentré.) Je garde l’exclamation pour moi, ce n’est pas le moment de la couper avec une référence philosophique. C’est plus important qu’elle trouve ses mots ; il lui en manque moins que d’habitude, d’ailleurs, son flot trouve son rythme quand on ne l’interrompt pas pour suggérer la formulation de ce qui, à notre goût, tarde à venir. Son explication-récit éclaire d’un jour nouveau cette habitude qu’elle a de caler des rendez-vous au beau milieu des cours, de sous-estimer les temps de trajet et de jouer les prolongations à un endroit sachant qu’elle arrivera en retard là où elle est attendue ; cela fait complètement sens si seuls le présent et la présence à ceux qui sont avec nous importent. C’est même nous qui en devenons un peu absurdes. (Si je l’avais retenue, je conclurais par l’interjection que Z. a essayé de nous apprendre, pour manifester sa perplexité-désapprobation. Nos essais l’ont bien fait rire.)

Sur la photo qu’H. m’envoie un peu plus tard, nous avons toutes les deux les mains en cœur devant le visage, à la japonaise (H. est japonaise), et le plaisir de ce moment partagé rejaillit sur mon expression, je m’aime bien sur cette photo, ça faisait longtemps.

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Je suis passée de pas assez à trop d’idées de cadeaux pour le boyfriend ; je finis mes achats en état de nausée décisionnelle.

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Samedi 23 décembre

Dans ce rêve, je dois me rendre à Montparnasse. Les bus n’y vont pas, je suis dans une partie de la ville que je ne connais pas, ou mal, et quand je me souviens enfin de l’existence du GPS, que je pense être tirée d’affaire, les rues qu’il m’indique avec des boudins colorés comme des lignes de métro londoniennes ne correspondent pas à l’intersection hausmanienne que j’ai devant moi.

Quatre heures à s’activer entre rangement et organisation avant de prendre le train.

paquet cadeau kraft avec un bonhomme de neige dessiné dessus

paquet cadeau kraft avec des boules de Noël dessinées dessus… et une souris avec un bonnet de Noël, suspendues comme les boules par la queue

Dans le métro parisien, la jeune femme en face de laquelle je m’assois, près des soufflets qui relient les rames, semble lutter contre les larmes. Je lui tends mon paquet de Mulino Bianco à la noisette, m’excusant devant son air surpris “Vous n’avez pas l’air bien…” Elle proteste que ça va, ça va, mais pioche quand même un biscuit de réconfort. Je n’insiste pas, plonge dans mon téléphone pour lui épargner de croiser mon regard et, quand je relève la tête à une station ou une autre, lui jette un coup de sourire à la dérobée. Sur le point de descendre, elle me souhaite de bonnes fêtes ; on se sourit pour de vrai.

(J’avais oublié cet épisode ; c’est d’apercevoir le paquet de Mulino Bianco sur les photos qui m’y a refait penser.)

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Dimanche 24 décembre

Dans le RER, je n’ai pas du tout l’impression d’aller réveillonner, seulement de me rendre à un repas de famille. Grâce au Secret Santa édictant la règle d’un unique cadeau, la hotte est légère cette année ; je ne porte que mon habituel sac à dos.

Mum débattait du sujet dans la voiture avec ma grand-mère et attaque, c’est le terme, dès l’apéritif : pourquoi ma cousine est-elle vegan, elle voudrait comprendre. La juriste a requis. Ma cousine, qui espérait bouffer tranquillement ses canapés de houmous au poivron, soupire et se lance à contrecœur dans la défense et illustration de la cause animale. (La pressure animale ne m’empêche pas de m’enfiler la moitié de la tête de moine comme chaque année ; je serais plus sensible comme argument à la crème au chocolat, épices et tofu soyeux que ma cousine me fait goûter en dessert — et comme je suis pesco-végétarienne mais pas vegan, j’ai aussi savouré la bûche en merveilleux de Fred). Mum expliquera le lendemain que c’est la radicalité qui la perturbe — du régime plus que de l’attitude : ma cousine n’est en rien prosélyte, comme tient à le souligner le boyfriend, elle n’a pas esquissé l’ombre d’un reproche à quiconque dégustait le foie gras de ma grand-mère (sous-entendu : elle fiche la paix à tout le monde, ayons pour elle les mêmes égards).

Mum est manifestement en mal de prise en main et impose son plaisir d’offrir : la chaussette de papillotes La mère de famille qu’elle a apportée (une délicieuse idée) doit être installée séance tenante, et la boîte de sablés maison est posée ouverte sur la table dès l’apéritif. Elle s’agace de l’organisation décontractée de ma tante, ma tante de la tendance de sa sœur à régenter. Il faut juste un peu de temps (et de champagne ?) à tout le monde pour s’apaiser / se poser. Je me colle alternativement au boyfriend et à la cheminée.

Table basse vue du dessus avec plateau, couverts, bûche de Noël et sablés en forme de nounours, étoiles et sapins

De la sainte trinité  foie gras, huîtres, saumon, je ne retiens que les blinis maison, tellement bons, que je finis par manger seuls comme du gâteau après avoir fait disparaître la tranche de saumon prétexte dans l’assiette du boyfriend. Le second fils du second mari de ma tante n’est pas parmi nous ce soir, mais il a envoyé un délicieux Beaufort à sa place ; j’apprécie décidément ce jeune homme, même quand il n’est pas là. Son frère, d’excellente compagnie et composition, joue comme un gamin avec le kit de survie qu’il a pioché au Secret Santa — il y avait une thématique imposée, le voyage, et ça rend l’ouverture des paquets assez amusante : comment chacun l’a-t-il interprétée ? C’est ma grand-mère qui récupère ma trouvaille, Voir le monde sans quitter la France, un ouvrage qui met en parallèle des destinations exotiques avec leur plan B en France ; en le feuilletant, j’avais trouvé les rapprochements ingénieux et amusants en tant que tels.

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Lundi 25 décembre

La nuit n’en finit pas quand le sommeil est fragmentaire. Quelques heures sur le canapé en bas, quelques heures dans le lit où je retourne pour la couette, malgré les ronflements. La journée qui suit est cotonneuse. Le Panettone du petit-déjeuner a ce goût tranquille des lendemains de fête, Mum est apaisée, ma grand-mère est contente de jouer les prolongations et je mise sur la théine pour me maintenir éveillée. Il y a des cadeaux bonus, très adultes (serviettes et tapis de bain vert céladon ; même l’intitulé de la nuance fait adulte, vous ne trouvez pas ?).

Le temps que tout le monde passe par la salle de bain, il est midi. On pense rester manger un morceau vite fait avant de repartir ; en réalité, on remet le couvert : coquilles Saint-Jacques, reste de la bûche, digestion qui s’éternise — au point qu’on finit par rallumer les bougies dans les photophores en mosaïque-vitrail de feu mon grand-père, la nuit tombée en fin d’après-midi. Le boyfriend est conciliant, lui qui pensait être rentré en fin de matinée.

N. m’envoie une photo de l’affiche que je lui ai dessinée : ça fait tout drôle de la voir imprimée, encadrée, dans un intérieur que je ne connais pas, devenue un objet qu’on a jugé digne d’offrir (et qui a fait plaisir apparemment — première réaction de son père : il y a même mes pavés !). C’est un beau cadeau qu’elle me fait avec cette photo : je n’aurais jamais osé ni même pensé à créer et offrir quelque chose de la sorte à mes proches, mais de le faire pour quelqu’un qui veut l’offrir à quelqu’un d’autre, et que tous ces quelqu’uns en soient satisfaits, ça donne soudain de la valeur à ce qui n’est finalement peut-être pas un avatar adulte du collier de nouilles.

Le soir venu, le boyfriend ouvre ses / mes cadeaux. Tu t’es fait chier à dessiner sur les paquets en plus ! Ce n’est pas le verbe que j’aurais spontanément utilisé. Après avoir pris un instant pour regarder les gribouillages que je ne m’étais pas fait chier à dessiner, il froisse le papier kraft, le regard concentré sur ce qu’il recouvre et découvre, et je repense à la rapidité avec laquelle il avait trié d’anciens dessins à lui en un tas à garder, pour les idées, et un tas, bien plus grand, à jeter sans état d’âme.

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Mardi 26 décembre

J’ai rêvé qu’avant son cours de danse, sans qu’elle ait rien demandé, je corrigeais le double rond de jambe à la seconde d’une enfant en justaucorps bleu. Elle moulinait dans le vide au lieu de revenir jusqu’au genou.

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Gâteau au chocolat, truffe, sablé de Noël, morceau de gâche avant de passer les portes automatiques du Monoprix. Il fait nuit en ressortant, les couronnes de Noël suspendent leurs lumières tout du long de l’avenue, et  je me sens davantage dans l’esprit de Noël maintenant que Noël est passé.

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Mercredi 27 décembre

J’ai rêvé : je passais l’EAT classique et je ne l’avais pas (en même temps, en dansant derrière un voile tendu en avant-scène ?) ; je croisais mon ex, on se reparlait et il partait en m’ébouriffant les cheveux sur le dessus du crâne.

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C. et moi nous transvasons alors que je la récupère à la sortie de son travail : j’éclabousse un peu d’enthousiasme à marcher de nuit dans des rues de Paris qui ne me sont pas bien connues-trop connues (le regard rafraîchi, les illuminations — j’admire le dôme des Invalides éclairé à défaut de décorations de Noël dans ces quartiers austères), et elle me fait part de son constat en demi-teinte sur la vie parisienne d’adulte trentaine avec boulot stable, sans enfant et sans intention d’en avoir.

Elle a une vie culturelle riche, très riche, même. Je ne cesse d’être épatée de sa curiosité tous azimuts, qui se porte ces temps-ci sur les galeries d’art — elle me raconte le plaisir de pousser les portes cochères et de pénétrer à l’intérieur des quartiers clos, découvrir ce qu’il y a derrière. L’absence de projet de vie évident commence pourtant à se faire sentir comme un manque. C. n’est pas à court d’occupations, mais ne serait-elle pas en train de remplir des heures — arbitrairement ? Serait-ce le moment de changer d’emploi ? Doit-elle chercher un nouveau poste ? (Elle n’y avait pas songé jusqu’à très récemment — de la même manière qu’elle n’avait pas songé au statu quo de son couple, jusqu’à peu de temps avant de prendre le large.)

On passe en revue le pour, le contre, le bien au contraire et le pourquoi pas. Je ne sais pas trop quoi répondre, sachant que ni la réponse ni la question ne sont là. Mon statut de privilégiée en reconversion m’y a fait échapper, mais je connais cette absence de gros projet ; j’y pensais comme à un immense plateau, sans le relief de ce qu’on a gravi pour se construire — une grande étendue plate jusqu’à la mort, où toute colline serait à creuser soi-même, artificielle, vaine. C. a la sensation d’avoir presque trop de temps à occuper tandis que j’avais celle d’en manquer, mais c’est la même surenchère de consommation culturelle pour nourrir un manque difficile à identifier et combler. La drogue fait de moins en moins effet, il faut augmenter les doses — jusqu’à ce qu’on ne puisse plus douter de sa nature de divertissement. Et alors quoi ? Pas facile de retrouver l’envie en-deçà de la nouveauté.

Boyfriend et bo bun nous sortent de ces impasses au long cours pour renouer avec le plaisir immédiat, indéniable, de la bonne nourriture en bonne compagnie. Les nems végétariens sont panés de dentelles de tempura, je me promets de goûter une prochaine fois la soupe de raviolis aux crevettes, et le potage pékinois est grandement loué par le boyfriend pourtant picky en la matière.

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Trop froid pour s’endormir vite, trop chaud dans la nuit, un réveil 5h du mat’… le sommeil réparateur, ce n’est pas encore ça.

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Jeudi 28 décembre

Le boyfriend m’accompagne déjeuner avec ma grand-mère paternelle. J’admire son aisance à faire la conversation ; il trouve toujours le sujet qui va bien : après Dune la veille avec C., la Sologne avec mamie N. (je n’avais jamais pensé que Bourges, ville de mon arrière-grand-mère paternelle, était à la lisière de la Sologne chérie du boyfriend).

Les retrouvailles avec JoPrincesse sont repoussées le temps que se termine ma crève (oui, j’ai fait un autotest Covid, revenu négatif, avant d’aller déjeuner avec ma grand-mère, je ne suis pas une sauvage). Je me traîne dans l’entre-deux poisseux de la récupération. Tomek en parle bien, je trouve, je m’y retrouve :

Quelques jours où l’on se force à ne rien faire […]… Échapper à l’envie — au conditionnement serait peut-être plus juste —, même si ce n’est que reporter à plus tard ce qui est souvent déjà en retard.

En prenant garde de ne pas tomber dans l’àquoibonisme (ou pire) qui pourrait vite pointer le bout de son nez, histoire de bien démotiver par dessus.

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Vendredi 29 décembre

Discuter sur WhatsApp d’un chapitre du roman de M. me redonne de l’aplomb… et l’envie de reprendre la relecture de mon propre manuscrit.

J’accuse aussi le coup d’autres amitiés mal entretenues. La faute à la distance, aux soucis de santé, aux plannings divergents (sans surprise, les nullipares qui sont à Paris pendant les vacances scolaires sont celles que je vois le plus régulièrement), à ceux que je fais passer avant aussi, il faut bien se l’avouer, oui, une fois toutes les trois voire quatre semaines, le boyfriend en priorité, les câlins, le repos au chaud, sans reprendre le métro. Même comme ça, ce n’est entièrement satisfaisant pour personne, si bien que je me demande : est-ce qu’une vie sociale équilibrée, ce serait de décevoir les gens en alterné ? de bien répartir la déception comme une couche d’appareil uniforme avant d’enfourner ?

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Samedi 30 décembre

Chez L., une pâtisserie partagée, des biscuits gingembre-chocolat, du thé à refill infini et la conversation de même. Sur la fin, en me raccompagnant à la gare, elle me raconte comment sa professeure de harpe s’est enfermée dans une posture où elle déplore que d’autres artistes moins talentueux aient plus de visibilité, sans rien faire elle-même pour se mettre en avant. Nous tombons d’accord sur l’importance de ne pas céder à l’aigreur (même si c’est parfois tout un travail de résistance).

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Dimanche 31 décembre

Quoi de mieux que les urgences un 31 décembre ? Le boyfriend y passe des heures avec son pied douloureux et gonflé, avant que la suspicion de fracture soit remplacée par le diagnostic d’une tendinite — hardcore pour faire gonfler le pied !

Il est rentré pour dîner — le seul dîner que je prépare des vacances, si tant est qu’arroser de miel et d’huile d’olive des poireaux puisse compter comme préparation (les maquereaux marinés sont sous vide). On ne réveillonne pas, ça me chagrine un peu ; je n’aime pas les fêtes, mais les dîners entre amis me manquent. Lui n’éprouve aucun FOMO, ravi d’échapper à tout ce qui pourrait être dicté par la société. Le maquereau, c’est vraiment délicieux.

De l’importance d’avoir bien joué à Tetris

Les voisins du pavillon d’à côté hurlent par-dessus la musique, minuit, 1h n’y changent rien. Inutile d’espérer dormir, inutile de s’énerver : je lance Il était une fois Casse-Noisette, m’esbaudit et live-twitte les trouvailles de la production. À 2h, ça ne sert toujours à rien de s’énerver, mais je m’énerve. C’est important de commencer la nouvelle année par un peu de haine envers son prochain ; ça vaccine contre l’illusion des grands recommencements. Je tombe de fatigue avant les voisins vers 3h, 3h30, en rêvant d’aller me rendormir le doigt sur leur sonnette à 6h du matin…

Journal de décembre 1/2

Vendredi 1er décembre

Vendredi doux, sans émission YouTube qui vienne entamer le calme.
Dump de photos sur Instagram.

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Samedi 2 décembre

Arte cause beaucoup, notamment de TDAH (dont souffrait mon ex — rétrospectivement, ça semble tellement évident) et de dyslexie (dont souffre le boyfriend — je ne mesurais pas l’ampleur des efforts requis pour pallier ce handicap sans se faire taxer d’idiot ou de paresseux).

Mon envie de religieuse au chocolat est comblée à retardement.

Je finis L’Allègement des vernis.
On finit Scott Pilgrim prend son envol.

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Dimanche 3 décembre

Ce week-end, Napoléon n’est plus un personnage historique mais un film.    Benoît Hamon parle trop lentement (de notre besoin de migration) au goût des trentenaires de Backseat — qui n’ont pas un boyfriend derrière eux pour leur faire un massage crânien en même temps, ceci expliquant sûrement cela. On sent le savoir-faire d’une vie passée à caresser et gratouiller des chats. Des jeunes femmes en kimono d’intérieur font cuire des œufs dans un puits d’eau chaude près des onsens. À intervalles irréguliers, je relève la tête de ma tablette vers celle du boyfriend, qui diffuse émissions et reportages tandis que je tente de finir mon affiche en dessin vectoriel. On craint qu’avec le changement climatique, le riz japonais change de goût. Celui du déjeuner était thaï, lavé et relavé jusqu’à ce qu’il devienne translucide (je dis), nacré (précise le boyfriend).

Il neige sur le compte Instagram de @lille_addict, sur le balcon de M. et effectivement, quand je sors du second métro de la journée, je dois remonter l’avenue tantôt sous les corniches tantôt sur la bande de pavés plus rugueuse, qui délimite le trottoir de la piste cyclable rarement empruntée.

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Mardi 5 décembre

Pour la première fois cette année, je réussis à donner ma séquence d’éveil de bout en bout, phrase chorégraphique finale incluse. Cela suffit à me réjouir.

Tableau blanc sur lequel il est écrit au feutre rouge "DE3 en force", avec "force" barré et remplacé par "en péril"
Mood général

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Mercredi 6 décembre

Dernier cours du semestre aux enfants pour moi. J’ai toujours du mal à placer ma voix, à me faire entendre sans crier et à conserver leur attention.

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Jeudi 7 décembre

Fragments du jour :
un groupe fortuit de justaucorps bleu marine,
les aiguilles qui tournent l’estomac à vide,
un œuf pas mollet explosé dans la salade de pommes de terre,
du drama dans la promo,
des enchaînements dansés, transmis et dansés par d’autres corps que ceux qui les ont modelés,
des faux ongles noirs immenses qui prolongent les doigts écartés d’une main-bras-branche-arbre,
un bouillon d’épices qui mitonnent et embaument malgré des pommes de terre pas assez cuites,
une discussion terminologique sur les battements jetés,
des déboulés la natte entre les dents pour ne pas se faire fouetter le visage,
le boyfriend avec des lunettes en visio, mi-intello-sexy mi-feu-mon-oncle-alcoolique.

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Samedi 9 décembre

Spectacle le samedi soir à Roubaix, spectacle le dimanche dans les Yvelines : je prends mon temps, le seul du week-end, samedi après-midi pour faire des cookies. Ça me détend jusqu’au moment où je culpabilise de ne pas être présente pour filer une pièce que je ne danse pas, et je balise tout le trajet jusqu’au théâtre pour que la seule remarque qu’on me fasse concerne les cookies, apport de sucre et de gras bienvenu en fin de journée.

À la fin du filage, au bord des coulisses, A. me dit qu’elle apprécie nos cours du jeudi matin ; elle se sent alignée après et les attend maintenant avec plaisir. J’absorbe sa joie à ressort, son sourire augmenté par ses boucles blond vénitien ; c’est un cadeau de Noël en avance qu’elle me fait là, par cette confidence spontanée.

Un peu plus loin, dans le couloir des coulisses, c’est un autre A. qui m’arrête pour me dire qu’il n’irait pas jusqu’à prendre des cours avancés, mais que le cours de jeudi dernier était vraiment bien, il trouve qu’il faut le dire quand c’est bien. Je bafouille des remerciements, un peu interdite :  A. c’est le contemporain qui avait noté — franchise et laconisme — “Je n’aime pas le classique” sur sa fiche de rentrée. Les autres filles non plus n’en reviennent pas ; je dégomme la boîte Delacre apportée par Z. pour fêter ça, tandis que les derniers cookies se rationnent.

J’assiste au spectacle à défaut d’y danser, puis plus à défaut, j’y assiste tout court. Cela m’avait manqué, de voir de la danse sur scène. Ce sont les danseurs que je vois chaque semaine dans les studios, et cela n’a rien à voir : les artistes ont remplacé les élèves. A. est à 100 %, comme jamais en répétition ; C. a une présence incroyable qui contraste avec sa tendance à s’effacer. Vient même un moment saisissant, où je suis suspendue aux mouvements comme à des lèvres (et vu l’attention palpable dans la salle, je ne suis pas la seule) — au milieu d’extraits à la manière de pour reconstituer les filiations entre chorégraphes, un passage à la Pina.

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Dimanche 10 décembre

(1 métro lillois, 1 TGV, 1 métro parisien, 1 train de banlieue) x 2 : aller-retour dans la journée pour assister au Casse-Noisette de mon ancienne prof de danse et future tutrice, et découvrir sur scène les enfants à qui je donnerai cours. Les petites sont très chouettes ; les grandes, plus à la peine. Mais hormis une adorable souris qui s’est ajusté le museau à plusieurs reprises et a dû être poussé par la souris de derrière pour avancer, les placements et déplacements de tous les enfants étaient remarquables ; je me rends compte à présent du travail que ça implique.

Parmi les enfants appliquées, une petite fille vivait sa meilleure vie, yeux brillants et sourire aux étoiles d’un bout à l’autre de ses passages en scène — coup de cœur instantané, c’est elle que j’ai envie de regarder, davantage que le petit prodige de 11 ans plus à l’aise sur pointes que les grandes.

Le soliste est un danseur professionnel free-lance. Son nom ne me dit rien, mais en lisant sa biographie dans le programme, j’apprends que c’est un ancien élève… doute, souvenir, incrédulité : serait-ce le Jessy avec qui j’avais dansé il y a quatorze (QUATORZE) ans ? à peine un pas de deux, où être tenue par la taille me chatouillait ? L’ado timide, ce danseur aux lignes impeccables ?

“On dirait moi, cette fille me ressemble” me surprends-je à penser en regardant les photos associées à l’annonce du spectacle sur le site de l’école. J’allais m’accuser de narcissisme quand j’ai reconnu à côté une jeune fille, ado sur la photo, forcément adulte aujourd’hui. Autant j’ai des souvenirs précis de Giselle et du Songe d’une nuit d’été (2006 et 2008, m’informent les archives de l’école), autant je ne me souvenais pas avoir dansé ce Casse-Noisette en 2010. La mémoire plissée par un effort de perception, j’exhume une répétition de la valse des flocons, qui corresponde au tutu blanc porté par cette fille qui me ressemble, l’en-dehors un peu en-dedans. Sur le programme papier le jour J, une photo de jupes colorées : la valse des fleurs. M’en souviens-je ? La silhouette de gauche est exagérément en arrière ; je me devine au port de bras de drama queen. Pendant le spectacle, le costume de la danse arabe me déclenche un flash-back : j’ai aussi dansé cette séquence ! Le bustier s’était détaché sur la fin de la variation et j’étais sortie aussi latéralement que possible pour rester habillée jusqu’aux coulisses.

Passage dans le passé – dans la journée aussi. Paris comme mon ancienne vie. Versailles comme celle d’avant encore, le lycée au bout de la rue. Et ce Casse-Noisette comme un sapin qu’on retrouve plus petit en ayant grandi. La professeure plus âgée danse toujours avec ses élèves, les arabesques un peu en berne, mais les pointes acérées. Elle est inénarrable en grand-mère à la main de fer et au dos-à-lumgabo au premier acte (parfait pour être sur scène et gérer les imprévus). Je me surprends en revanche à la trouver peu à son avantage dans son tutu rose de fée Dragée ; je me demande si elle ne ferait pas mieux de se mettre en retrait, et cette pensée me gêne sitôt qu’elle me traverse. D’autant que, dans la voiture, je m’insurge spontanément contre cette réflexion de Mum à propos d’une jeune fille un peu pataude, qui semblait souvent essoufflée mais heureuse malgré sa gêne, comme quoi elle devrait trouver une activité qui lui corresponde mieux : si elle y prend plaisir, je proteste, alors elle est parfaitement à sa place dans le spectacle de son école, peu importent ses facilités ou leur absence. En quoi est-ce différent pour sa professeure ? Le classique implante de tels idéaux qu’il faut sans cesse lutter contre ce qui déborde ses lignes et s’offre comme ingrat. Lutter pour renouer avec ce qui réjouit le novice, comme ces ados venues applaudir leurs amies, qui, à l’entracte, sont épatées par la tenue du spectacle : c’est une vraie histoire, en plus, pas comme nos choré… 

Soir, fatigue, doute. Ai-je bien fait de demander un stage dans l’école de danse de mon adolescence ? N’y a-t-il pas quelque chose d’un peu rance à revenir dans le passé ? Est-ce au contraire l’occasion de suturer un passé effiloché et de l’actualiser ?  Habiter chez Mum le temps du stage me semblait en outre bien pratique ; j’avise seulement maintenant que je risque d’avoir l’impression d’un retour en arrière. En sortant du métro à Roubaix, j’avais il y a deux ans l’impression de m’exiler ; aujourd’hui, j’y rentre avec soulagement, c’est là qu’est ma vie aujourd’hui.

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Lundi 11 décembre

Le cours de Z. est un étrange mélange d’exigence et de décontraction. Ses exercices apparemment faciles (à mémoriser depuis ma chaise en tous cas) sont en réalité redoutables en terme de placement. Elle circule entre les corps pour des corrections manuelles, individuelles. On a le droit de se tromper et le devoir d’essayer ; j’aime beaucoup cette philosophie.

Cours pour apprendre à enseigner les pointes aux débutantes : je passe 1h30 avec les pointes au pied alors que je ne les avais pas mises depuis mai dernier. N. joue à reproduire et exacerber les défauts des débutantes pour que je m’entraîne à corriger ; je n’en ai pas besoin pour ma part, mes propres défauts suffisent à l’exercice (encore des muscles qui manquaient à l’appel, insuffisamment activés). Une correction de N. me fait sentir le chaînon manquant entre la zone des bretelles et celle du porte-jarretelle — une véritable tension-étirement là où il n’y avait qu’empilement auparavant. La formatrice promet des courbatures, j’espère : retrouver les sensations à travailler.

Le rythme effréné se réfrène : je prends le temps d’une petite promenade au parc Barbieux avant la tombée de la nuit et le rattrapage de mon retard domestique. Je cuisine aussi une soupe pomme-de-terre-poireaux pour la première fois, et probablement pas la dernière.

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Mardi 12 décembre 

Cette journée d’ateliers consacrés aux émotions mêle théorie, improvisations dansées et discussions. L’agacement s’exaspère en moi quand je comprends vite et ? et qu’il ne me semble ne rien y avoir derrière. Depuis le travail avec ma psy parisienne, je reconnais cet agacement caractéristique de l’intellect frustré de ne pas pouvoir agir sur les émotions de la même manière que sur les idées, qui elles ont le bon goût d’être rapidement assimilables. C’est pauvre, intellectuellement, ce qu’on nous propose. Parce que l’intellect n’est pas le principal concerné. Et ça le vexe beaucoup, le mien. Quand il veut bien se mettre en retrait et cohabiter, l’idée que j’aurais mieux fait de rester au lit se fait oublier. Ce qui en moi résiste dépose les armes en milieu d’après-midi, au cours d’une méditation que j’écoute de plus en plus loin, que j’écoute néanmoins pour ne pas céder au sommeil. Je retiendrai ceci, peut-être : parfois, avant même de se reposer, on a besoin de se déposer.

À partir de cartes étalées au sol, on établit chacune une liste de besoins fondamentaux ; il y a de l’enthousiasme, du calme, de la nourriture et de la tendresse parmi les miens. L’intervenante ne joue pas, mais elle a clairement besoin de se réparer. Elle a choisi de ne pas annuler cette journée alors (parce que ?) son compagnon est en soins intensifs. La frontière est décidément ténue entre la joie qu’on choisit et le divertissement auquel on se raccroche.

Je manquais de sommeil et la journée m’a achevée. À 22h30, je m’endors, moi qui dois d’ordinaire faire des efforts pour être au lit avant minuit.

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Mercredi 13 décembre

Le cours de N. est tel que j’ai l’impression de redécouvrir certains enfants — dont une dont je n’avais pas perçu le potentiel, peut-être même Opéra-compatible. Les exercices donnent le temps de chercher un mouvement de qualité sans que le rythme du cours en pâtisse, les corps se structurent, l’allure vient. C’est beau à voir (et un peu déprimant quand je pense aux spaghettis crus ou cuits que j’obtenais la semaine passée).

Pour la psy-ostéo, ça ne fait pas un pli : mon anxiété est liée au fait d’être constamment notée. Ça me dépite un peu que ce ne soit que ça, que ce soit encore ça, des réflexes enfantins auxquels je ne parviens pas à me soustraire. L’ostéopathie crânienne en parallèle de la discussion fonctionne sur moi aussi sûrement qu’un lavage de cerveau dans les films d’espionnage. Je pourrais répéter doucement, presque en m’endormant : faire la même chose, mais en fournissant moins d’efforts.

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Jeudi 14 décembre

Une heure passée seule à faire des dégagés et ronds de jambe, mais surtout des dégagés en tâchant de retrouver l’alignement que je perds à chaque instant. La correction de N. a débouché sur un eurêka de la sensation. Elle, est un peu décontenancée : elle l’avait déjà vu avant, mais pensait que je m’organisais et que ça fonctionnait comme ça.

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Vendredi 15 décembre

Un rêve érotique bien dérangeant, non pas tant par son contenu que ses participants. Du sexe consciencieux et priapique, sans grand plaisir (peut-être est-ce là la perversion), avec un homme d’une génération de plus que la mienne, que je n’ai pas croisé depuis que j’ai cessé de fréquenter la Philharmonie. C’est avec lui que je trompais le blondinet inconnu au bataillon avec qui j’étais en couple, et que je retrouvais ensuite dans un désir plein de douceur.

Courses dans Lille, achat de Noël rondement mené.

Reprise de la barre, cours de posture / chaînes musculaires. Je suis pleine d’endorphines et de courbatures : je sens la sensation à retrouver.

Journal de novembre 2/2

Mercredi 15 novembre

Retour d’une quête récurrente de mes rêves : aller aux toilettes. Trouver un endroit où se soulager est une entreprise laborieuse pour mon inconscient. Cette fois-ci, je suis dans un théâtre ? des couloirs, en tous cas. Des images me reviennent de rideau en fer forgé à la place de la porte et de cuvette inatteignable à moins d’escalader les meubles autour, forçant à tenter un pipi à la turc, mais je ne sais pas si c’était ce rêve-ci (les rêves ressemblent souvent à des essais ratés d’IA, faciles de confondre).

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Je n’ose pas demander à l’interne, qui a l’air à peu près aussi rassurée que moi, si elle a souvent réalisé des infiltrations. Je ne prends pas le risque d’entendre que c’est sa première ; il n’y a que dans mes scénarii mentaux que j’ai l’aplomb de répondre “comme ça, nous sommes deux”. À la place, je demande à quoi sert son plastron, une question de politesse presque, pour nous distraire toutes les deux, et elle répond distraitement que c’est un tablier en plomb, pour protéger des rayons, anodins à petites doses, elle me rassure d’une inquiétude que je n’ai pas, mais quand on travaille là tous les jours… Ses lunettes épaisses en écaille, ses boucles d’oreille cœur et moi attendons que le médecin qui la supervise termine son appel téléphonique professionnel. Sa charlotte nous rejoint, et sa voix est très douce. Cela n’empêche pas un bref moment de panique en apercevant la taille de l’aiguille ; je tourne la tête, me concentre sur mon souffle. L’aiguille, je la verrai inclinée sur les écrans de contrôle, où alternent visions “du mou” (sic — mon corps est un caramel) et osseuse. Sa mise en place  est laborieuse, il manque quelques degrés, je fais des allers-retours dans le scanner. Le médecin guide l’interne : tu dois sentir le ligament, là ; tu ne sens pas ? Moi si. “Ça fait mal ou vous sentez qu’on travaille ?” s’étonne le médecin. En faisant effet quelques minutes plus tard, la resucée d’anesthésiant me confirme qu’il n’y avait pas de confusion, ça faisait mal.

À la fin de l’intervention, le médecin m’explique que ce n’est pas grave,  ça arrive, le sac dural a été percé, ce n’est pas grave, ne vous inquiétez pas, c’est une membrane qu’on perce pour les ponctions lombaires, ça fait un peu mal, vous avez dû le sentir ; il y a une petite brèche, à peine, mais puisqu’ils l’ont vu, ils ne peuvent pas faire semblant de ne pas l’avoir vue, ils vont me garder allongée une demie-heure en observation, pas d’inquiétude, dans d’autres endroits on me renverrait directement chez moi. Sur le moment, je ne suis pas inquiète, seulement embêtée pour les patients suivants dont je continue à occuper malgré moi la place et pour les infirmières qui ne trouvent pas de brancard, puis, quand elles en ont finalement trouvé un, doivent déménager la moitié de la pièce pour le faire passer — je dois rester à l’horizontale, apparemment. Pas de quoi entamer la jovialité même pas surjouée de ces infirmières ; à la limite, c’est une distraction comme de pousser les tables pour une activité inattendue à l’école.

On me gare dans la salle adjacente, à côté de tout un tas de machines dormantes, des Playstation médicales avec boutons Fishprice. Je m’étonne de ce que le rideau tiré autour de moi est en plastique, avant de me rendre compte que c’est rudement plus facile à entretenir que du tissu — un coup d’éponge et hop. Au bout de trente minutes, le médecin vient me retrouver, tandis que l’interne reste quelques mètres en retrait, manifestement gênée de sa bourde. N’ayant aucun symptôme et aucune idée de ce qui m’attend, je fais démonstration de bonne santé bonne humeur et rentre à pieds chez moi. La douleur se déclenche une heure plus tard.

Le compte-rendu envoyé par l’hôpital m’apprendra que le médecin qui supervisait l’interne était aussi un interne. Vous risquez d’avoir une migraine, m’a-t-il dit avant de me laisser repartir. J’ai déjà eu des migraines ophtalmiques et laissez-moi vous dire que ça n’a rien à voir. À part la forme de la douleur, peut-être, la sensation faisant écho aux pointes triangulaires de l’aura : ma colonne vertébrale s’est hérissée comme si la reine des neiges avait cristallisé le liquide céphalo-rachidien, des pics de glace iridescents transperçant le fameux sac dural.

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Jeudi 16 novembre

Des petits chromosomes noirs qui font de l’exercice : ce sont mes camarades en visio, attelées à analyser des exercices de pliés. Puis les maux de têtes reprennent — les céphalées, comme un beau nom de méduses. Rester allongée est la seule manière de créer un courant qui les éloigne.

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Au téléphone, le médecin me confirme que les pics qui me transpercent les cervicales n’ont rien d’alarmant même si l’infiltration a eu lieu au niveau lombaire. Je l’imagine me rassurer à deux pas de l’interne attendant qu’il la rejoigne pour rejouer la scène avec un autre patient, sans erreur cette fois-ci.

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Tout va bien, je passe plusieurs heures, avant, après dîner, à regarder les épisodes de ce bon gros mélo, aux placements de produits insistants et au rythme discutable. Mais Virginie Effira joue dedans et, comme le résume le boyfriend, Virginie Effira, elle sauve ou sublime tout ce dans quoi elle joue. Elle sauve donc Tout va bien. Peut-être même qu’elle le sublime, me dis-je à l’avant-dernier épisode, quand le mélo touche au paroxysme et qu’elle n’est plus la seule à m’arracher une petite larme. Mais non, elle le sauve, en mode in extremis des soins palliatifs : je me sens flouée par le dernier épisode, qui se ménage une porte de sortie vers une seconde saison, alors qu’il aurait fallu l’achever là.

Extrait de Tout va bien

(Amusement à retrouver Suzy Bemba, l’actrice de la série Opéra, dans un second rôle qui reste artistique : elle n’est plus danseuse, mais chanteuse lyrique.)

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Je dîne à la romaine, allongée sur le ventre pour engloutir les raviolis au gorgonzola rescapés de la dernière semaine italienne de Picard.

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Vendredi 17 novembre

Les rêves se font plus calmes. Je ne me souviens que d’une dernière scène, où renonçant à une visite à 12,50€ devant une billetterie en boiseries, je me retrouve à composer quelque travail évalué, un chiffre 9 posé en chevalet pour noter ou distinguer mon travail de celui d’un binôme-concurrente à côté de moi.

Au réveil, j’essaye de remonter de cette salle aux antichambres du rêve, mais c’est comme si le travelling de la pièce, qui devrait passer à la pièce suivante après la cloison en coupe, ne donnait que sur un fondu au noir qui n’enchaîne avec aucun plan.

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Le boyfriend m’avait parlé du problème de pression des girafes : leur cou est si long que leur tête exploserait lorsqu’elles la redressent si elles n’étaient équipées d’un clapet pour réguler la pression du sang. Je suis devenue une girafe, et doute de l’efficacité de mon clapet.

Me déplaçant courbée en deux pour éviter que les maux de tête donnent leur pleine mesure, je fais soudain resurgir les bêtes de ce cauchemar étrange, marchant pliées au niveau du bassin, un pied en guise de tête-bec. J’ai un instant d’effroi à faire advenir ce cauchemar-là, à incarner un passage entre les dimensions.

On va s’en tenir à la girafe.

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La recette des pâtes à l’eau post-ponction lombaire

La buste à l’horizontale, incliner la tête pour repérer où exactement se trouve le paquet de pâtes sur l’étagère. Se redresser de manière éclair pour attraper ledit paquet.
Attendre mains sur les genoux de retrouver une pression intracrânienne supportable.
Mettre de l’eau à chauffer.
Aller se rallonger pour récupérer de l’effort.
Se relever pour mettre les pâtes dans l’eau désormais bouillante.
Aller se rallonger.
Se relever pour égoutter les pâtes.
Revenir avec les pâtes au lit et prendre quelques minutes pour retrouver une pression intracrânienne supportable.
Déguster les pâtes tiédies en gardant la tête le plus à l’horizontale possible.

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La littérature sur le web laisse à penser que les symptômes post-ponctions lombaires sont le plus intenses quand :

  • on est une femme,
  • on a entre 25 et 40 ans,
  • on est de faible corpulence.

C’est un bingo.

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Je lis au lit, blogue au lit, mange au lit, morfle au lit. Si la position allongée diminue toujours les céphalées, elle ne suffit plus à les contenir. La douleur est moins intense que la fois où j’ai appelé les urgences dans la phase aiguë de la cruralgie, mais elle dure davantage. Dans un moment de détresse, alors que le Tramadol pris une heure plus tôt n’a toujours pas fait effet, j’appelle le boyfriend. Il ne sait pas, il n’est pas médecin, et je sais, qu’il n’est pas médecin, mais je sais aussi qu’entendre sa voix me fait du bien. Il est là, toujours. L’entendre m’apaise, et la première bouffée de Tramadol surgit alors que nous discutons : apparemment, la drogue fait d’autant plus effet qu’on lâche prise et ne lui résiste pas. Je bénis cette trêve.

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Samedi 18 novembre

Les douleurs n’en finissent pas, et les effets secondaires du Tramadol s’y ajoutent : passion vomir au saut du lit. Je ne peux pas me redresser, mais je ne peux pas non plus rester ainsi : je me résous à une expédition à la pharmacie. La pharmacie est au bout de la rue, mais c’est une expédition. La rue ne m’a jamais parue aussi longue. Ne pouvant me redresser sans rendre la pression intracrânienne insoutenable, j’avance mains sur les genoux, dos à l’horizontale — la marche des éléphants proposée quelques jours auparavant par une camarade cours d’éveil-initiation. Je fais de fréquentes poses pour soulager la hernie ainsi malmenée. J’espère que personne ne me voit dans cette posture ridicule ; j’espère que quelqu’un me voit et m’aide.

Enfin arrivée à la pharmacie, j’inquiète entre une boîte d’antivomitif et deux de Doliprane, soulagée de confier quelques instants ma douleur à un autre que moi. J’aurais dû appeler, on m’aurait livré les médicaments : je tombe des nues, mais comme je suis couchée sur le banc en bois au milieu de la pièce, la chute est invisible. La pharmacienne, adorable, me ramène en voiture, allongée sur la banquette arrière. Je pourrais l’embrasser.

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Trois (3) :
la saison de Sex Education que je binge-watche dans mon lit, la tablette sur le ventre,
mais aussi le nombre d’heures passées à discuter avec L., le téléphone posé à côté.

Sex Education Season 4 Emma Mackey as Maeve Wiley in Sex Education Season 4.
Je n’avais pas remarqué le stocker sur l’ordi ^^

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Dimanche 19 novembre

En rêve, je voyage avec le boyfriend et ma famille maternelle. Il y a des
valises à faire avant de reprendre l’avion, le chat à mettre dans sa bulle.

La douleur reflue, je tiens debout ! Vive la Lamaline. Vive l’euphorie.

Le miroir me renvoie un look capillaire à la Beatrix Lestrange. Je n’ai en revanche jamais eu une si belle peau — quatre jours sans dermatillomanie.

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Lundi 20 novembre

Je marche debout dans la rue pour aller en cours, c’est irréel de bonheur après ces derniers jours.

Le cours de technique masculine est doublé d’une sensibilisation au harcèlement dont sont encore souvent victimes les garçons pratiquant la danse classique. Dans le studio, ils sont privilégiés, mais à l’extérieur, notamment à l’école, si on les distingue c’est pour mieux les stigmatiser sur fond d’homophobie. Paradoxalement, les plus à risque (de dépression voire de suicide) ne sont pas les adolescents homosexuels, mais ceux qui, hétérosexuels, sont également victimes d’homophobie — discriminés non pour ce qu’ils sont, mais pour ce que les autres pensent qu’ils sont et qu’ils ne peuvent même pas revendiquer comme identité.

La harcèlement peut aller loin. L’enseignant nous raconte qu’enfant, il ne voulait plus prendre le bus de ramassage scolaire, parce que la quasi-totalité du groupe lui avait craché dessus. Littéralement : il écarte les bras pour mimer dégouliner de crachats. Je ne sais pas si je suis plus choquée de l’anecdote ou de l’expression concernée mais toujours joviale avec laquelle il la raconte, comme si, malgré sa gravité, c’était un traitement commun et qu’il en avait vécu d’autres.

Conclusion du professeur : quand on a un garçon en cours de danse classique, il est vraiment là pour danser ; chez eux, pas de pratique de sociabilisation comme chez les filles qui se retrouvent volontiers au cours de danse entre copines.

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Mardi 21 novembre

Sans me souvenir de plus, j’ai noté : journée de la démotivation. La redescente de l’euphorie et le contrecoup de la fatigue, j’imagine.

Un titre m’attrape à la médiathèque : L’Allègement des vernis. Le prologue lu debout m’évoque les romans de Sophie Chaveau, et j’embarque le livre sur ce quiproquo de bon aloi.

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Mercredi 22 novembre

Je demande une coda au pianiste, dans sa première année en tant qu’accompagnateur. Il me regarde avec perplexité. Je chantonne la première qui me vient, du Lac ou de Don Quichotte. Ses doigts se repositionnent sur le clavier, mais son regard reste perplexe. On lève le quiproquo après le cours : pour les musiciens, une coda est une courte phrase conclusive ; pour les danseurs, c’est le dernier morceau du pas de deux, au rythme enlevé…

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Après leur cours de danse classique, les enfants ont un cours de culture chorégraphique. Cette séance-ci comme la précédente, ils travaillent sur la pantomime et, au bout d’un moment en autonomie, chaque groupe présente son histoire mimée. La narration emprunte à la pantomime scénique comme au jeu de rôles enfantin dont ils ont probablement déjà commencé à s’éloigner, on dirait que c’est toi le voleur et moi je m’occupe de la potion. C’est plus ou moins lisible selon les cas, mais tous jouent le jeu avec un plaisir évident, et je les découvre autrement, à la fois plus jeunes, plus dégourdis ou plus timides qu’ils ne le sont l’heure précédente.

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Jeudi 23 novembre

Je donne le cours en interne, aux contemporains. La concentration leur fait souvent garder les yeux au sol, si bien que mon objectif numéro 1 devient de les en faire décoller, si possible en accompagnant les gestes du regard, tant qu’à faire, histoire de remotiver le mouvement et d’éviter le bras planté à la seconde comme un portemanteau. Dans des piqués planés avec un bras en l’air, je leur demande d’y aller en drama queen et ça les fait marrer, comme si le classique n’était pas profondément un truc de drama queen qui pouvait s’apprécier comme tel. J’ai ri aussi, heureuse que l’incongruité de l’expression rouvre un espace d’appréciation.

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L’enseignante d’analyse du mouvement pourrait donner cours non-stop sans s’arrêter pour manger, mais nous pas. Aux alentours de 13h45, résignée à l’infini, je passe en mode économie d’énergie, le regard perdu au-dessus du groupe (je suis la seule assise sur une chaise, à cause du cours de la veille). Il faut encore un quart d’heure avant qu’on puisse se sustenter, soit 6h30 après le petit-déjeuner de 7h30.

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Le pianiste qui accompagne nos cours avec les enfants accompagne aussi la prof qui nous fait cours : l’occasion de constater que ce n’est pas uniquement de mon fait si ça flotte musicalement.

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Vendredi 24 novembre

Dans sa voiture É. a eu l’idée d’une comptine pour l’échauffement des enfants en éveil. Et quand je dis a eu l’idée, ce n’est pas qu’une comptine connue lui est venue à l’esprit ou qu’elle s’est noté mentalement de piocher dans ce type de répertoire ; elle a inventé une comptine, air et paroles, qu’elle chante devant L. et moi. La baguette du xylophone dans les mains, L. s’amuse à chercher les notes sur les lamelles colorées ; elle y est presque, mais pas tout à fait. É. passe au piano, trouve les notes qui restaient bancales et les souffle à L. qui, après deux ou trois essais, est en mesure de l’accompagner au xylophone. C’est de la science-fiction pour moi qui ne suis pas pour un sou musicienne.

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Elle m’a cernée, mais je commence aussi à la connaître, mon ostéo-psy : je savais que ma nouvelle coupe de cheveux lui plairait, moins adolescente, plus affirmée ; ça ne loupe pas. En une heure, elle me remet le genou en place, remarque sur la radio une dysplasie à la hanche gauche que personne n’avait notée, et me fait activer des muscles que je n’avais pas mappés pour le développé à la seconde (qu’il est logique que je ressente de manière asymétrique à droite et à gauche avec la dysplasie).

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Samedi 25 novembre

Faire, cocher, ranger pour fermer des onglets mentaux et ne plus être rappelée de quelque chose à faire où que je pose mon regard (la feuille de soin à envoyer, les boîtes à nettoyer, la brosse à dents à changer, les papiers à trier, le linge à ranger, etc.). Faire place plus nette m’aide à reprendre peu à peu le contrôle. Et repousse les préparations de cours au lendemain en toute bonne conscience.

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Dimanche 26 novembre

Une fois de plus cette semaine, mon corps me réveille avant de s’être entièrement reposé. Sitôt la conscience à flot, les impératifs m’assaillent comme une volée de mouettes. Je replonge dans la lecture de L’Allègement des vernis pour leur échapper, et ça fonctionne, le sommeil revient. Quand j’émerge enfin, mon corps est lourd d’un relâchement complet, fossile enfoncé dans le matelas, doucement caressé par la couette. Mon téléphone me confirme que je reviens de loin : il est 11h47. Ça fait du bien.

Je procrastine et peine sur la préparation des cours pour la semaine à venir, cuisine un chili sine carne, publie le journal d’octobre, et la journée déjà touche à sa fin.

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Lundi 27 novembre

Aujourd’hui, on donne un bout du cours aux garçons, et c’est le maître ignorant dans toute sa splendeur : il faut enseigner quelque chose qu’on n’a jamais vraiment appris à faire. Je panique alors que tous sont adorables et archi-motivés de se retrouver ensemble, tous âges confondus, du jeune gamin à l’étudiant. Rien à faire, je suis infoutue de transmettre des exos qu’on a modifiés pour moi, même si le bénéfice de la modification est évident. Dans ma tête comme dans les corps qui m’entourent, les corrections peinent à être incorporées ; les pieds et les visages gardent la banane — sauf un, un élève en grande difficulté émotionnelle ce soir-là. Je ne peux pas m’empêcher de penser aux mises en garde sur le harcèlement dont sont souvent victimes à l’extérieur les garçons qui font de la danse classique.

Also, Teddy ne s’appelle pas du tout Teddy ; il porte un prénom de tragédie grecque. Aucun Amigo ou Migo-Miguel à l’appel non plus. Tous deux avaient leur prénom écorché par le professeur, qui ne parvient pas à prononcer les R à la française avec son accent australien.

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Mardi 28 novembre

Ce que nos formateurs nomment “classe d’application” correspond à un cours d’éveil donné à un public scolaire, soit des 5 ans qui ne connaissent pas les règles implicites d’un cours de danse, parmi lesquels se trouvent quelques profils TSA ou TDAH. La formatrice est assise à coté de moi, tandis qu’A. se charge de la première séance. Ses commentaires joyeux, à haute voix, dédramatisent “Là, l’étudiante a un moment de désespoir, c’est normal.”

Cette formatrice sait exactement ce qui pose problème quand il y en a un, et expose la solution avec le problème. Cette fois-ci, je note de ne pas distribuer les objets en avance (forcément, si tu as un cerceau à côté de toi, tu as envie de jouer avec, surtout à un âge où le matériel est utilisé comme objet transitionnel) et de ne pas doubler une difficulté technique d’un trajet spatial défini. Ma tentative de zigzag est un grand moment, avec les adultes accompagnateurs qui soufflent fort : la gommette jaune, la jaune ! la rouge maintenant, et la bleu, la bleu ! tandis qu’agenouillée à leur hauteur près de la première gommette, je donne à chacun le top départ. À cet âge, tout est difficulté, mais tout est aussi source de progrès. Je comprends qu’on puisse devenir accro à ça, ce progrès beaucoup plus visible, beaucoup plus rapide que dans un cours technique.

La formatrice explique ce qui pose problème, mais encourage aussi, et félicite. Et on en avait besoin. Si j’avais un enfant, je l’inscrirais en classique avec toi, me dit-elle à la fin. (C’est que vous ne m’avez pas vue en cours classique, répond en moi une petite voix que je censure, pour recevoir la marque de confiance qui m’est donnée.)

Les maîtresses aussi nous font des retours. La première conseille de parler de “file indienne” plutôt que de “colonne”, trop abstraite pour les enfants ; la seconde, de “petit train” plutôt que de “file indienne”, qu’ils ne connaissent pas. On optera donc pour les synonymes en apposition.

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Reprise du cours de posture pour me remuscler le dos. Petit coup de pfff après cette journée où ça commençait à venir (la pédagogie) et où je constate que ça s’est fait la malle (les muscles, l’envie de l’effort).

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Mercredi 29 novembre

Cours de progression technique. Les formatrices sont deux, deux chipies qu’on menacerait de séparer si elles étaient des élèves. De manière inattendue, pourtant, les bavardages court-circuitent leurs habituels monologues digressifs et s’avèrent fort efficaces. Les exercices sont inventés au débottés, enfin carrés, musicaux. Cela m’apaise et cette confiance se ressent ensuite dans la manière dont je vis le cours donné aux enfants.

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On nous conseille de vocaliser le mouvement avec des comptes, mais aussi avec des onomatopées, en roulant des R par exemple, pour donner à entendre la durée du mouvement entre les comptes.  N. qui a pourtant fait de l’espagnol peine encore plus que moi, germaniste LV2 : elle a vécu en Angleterre et pris l’habitude des R aspirés.

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Certes, je tire sur ma voix. Certes, j’ai du mal à conserver l’attention des enfants jusqu’au bout. Mais pour la première fois, je n’ai pas la sensation d’être en permanence en stress en leur donnant cours. Je suis en mesure de percevoir leur envie — de danser, de comprendre (les doigts en l’air surgissent dans tout le studio comme des champignons après la pluie) et parfois aussi de papoter quand ils commencent à fatiguer.  À la fin du cours, N. m’accorde que c’est un peu mieux que la dernière fois, alors que pour moi, c’est le jour et la nuit. Je dois encore tout ralentir ; je vais trop vite, les enfants ne peuvent pas (se) construire.

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Jeudi 30 novembre

Ses dents le lancent, son ordinateur est en panne : le boyfriend est d’une humeur massacrante, mais tient à m’accompagner pour ma seconde infiltration. J’aurais bien hâté le pas seule, me dis-je en accusant le froid sur le trajet. Je suis pourtant bien contente en sortant de glâner un câlin, un peu nauséeuse de honte et du boudin dur qui s’est enfoncé de tout mon poids dans mon ventre pour délordoser et piquer plus facilement. J’ignore si c’est l’appréhension ou l’anesthésiant qui n’a pas fait effet de suite, mais je me suis redressée vivement sous la douleur de la piqûre. Il faut vous détendre, m’intime le médecin. Mes muscles refusent de se relâcher dans une posture en soi douloureuse, alors je me contracte davantage pour tenir l’immobilité, tâchant de retenir mon souffle prompt à la panique. Vu ma réaction, le médecin prévient avant de passer à l’injection proprement dite et s’étonne presque : ça ne fait pas mal ? Pas plus que l’instant d’avant, moins que la piqûre. Quand c’est fini — assez vite, le radiologue a le geste sûr —, le papier protecteur est mouillé et déchiré à hauteur du visage.

4 chaises dans la salle d'attente, surmonté par un tableau noir luisant, avec des traits lumineux bleu-violet
Commentaire d’œuvre par le boyfriend : un écran plat rayé avec des clés de bagnole par un ex. On sent qu’il a fait les Beaux-Arts, non ?

J’ai été tout sauf courageuse, mais m’offre tout de même une pâtisserie sur le retour : un chou au grué de cacao, beaucoup plus fin et savoureux que la religieuse grossière et décadente que je fantasmais, qui ne requérait pas de savourer et m’aurait fait davantage plaisir sur l’instant.