Budapest, approche comparative

Toujours cette double flèche du premier cours de philo en hypokhâgne, on n’en sort pas :

identité <–> altérité

Il en va pour les villes comme pour le reste : retrouver le même dans l’autre permet de dresser une nouvelle carte d’identité, rendue singulière par une combinatoire qui lui est propre.

Dans la formule de Budapest, il y a…

les tuiles vernissées de l’église Matthias comme celles de la cathédrale Saint Stephen sur la grande place de Vienne,

 

St Stephen à Vienne, photo Wikimédia

Eglise Matthias, photo perso

Cliquez-glissez la photo de gauche pour rappeler Vienne…

les murs des bains Lukács jaunes comme ceux de Schönbrunn,

les clochers des églises comme à Heidelberg, où je ne suis jamais allée, mais dont l’image s’est imprimée en moi à travers un poster qu’il y avait dans la cantine ou les couloirs du lycée (ville d’échange pour les germanistes LV1 ?) ; mes archives photos attestent que j’en ai vu d’autres depuis, à Vienne notamment, à Saint-Pétersbourg probablement, mais l’image du rêve reste plus prégnante : comme à Heidelberg (alors même que l’image du poster n’était peut-être qu’une tour de pierre carrée en ruine),

 

 

les grands boulevards comme ceux du Paris hausmannien ou du Ring viennois (ils drainent encore mieux la circulation ; entre deux, ainsi qu’était notre hôtel, c’est le calme plat),

une colonne bardée de statues de saints comme à Prague, je crois (après quelques années, les souvenirs se mettent à flotter dans ma mémoire sans plus d’ancrage géographique),

 

 

les musées amalgamés en hauteur comme le Belvédère à Vienne, en plus compacté,

la relève de la garde comme en Grèce (avec les lunettes de soleil, mais sans les pompons)(je me demandais si faire le piquet était un honneur ou un placard : un honneur apparemment, à Londres à tout le moins où, m’apprend Mum, ils sont triés sur le volet),

le Danube bleu comme une orange, calme comme la Seine, large comme la Neva (deux fois moins, en réalité chiffrée : 350 mètres de long, là où la Neva en fait au moins 600)

Budapest, approche touristico-historique

Vous ne lui trouvez pas un air Disney à cette tourelle ?

 

Les guides touristiques commencent toujours par « un peu d’histoire ». Histoire d’ajouter la dimension du temps à celle de l’espace, celle-ci ayant pourtant été façonnée par celle-là. L’histoire aplanit le relief : les vestiges co-existants redeviennent successifs, alignés sur le fil chronologique. On oublie que chaque présent réécrit le passé sans ambages, comme l’hôtel Hilton mochement moderne installé dans les restes d’un couvent du XIIIe siècle. L’histoire dévidée comme un boniment est explicative, reposante, ennuyeuse aussi. Je n’ai pas grand-chose à faire du roi Matthias*, je le confesse, ni de ceux qui viennent avant, ni de ceux qui viennent après. Pas individuellement en tous cas.

L’accent prononcé de la guide, le micro, le bruit ambiant… mon anglais ne me permet pas de combler aussi facilement la perte d’information. Je décroche régulièrement, happée par ses tirades ingressives. Ingressif : j’ai découvert ce mot en cours de phonétique (enseignement secondaire obligatoire tombé de nulle part en fac de lettres) ; il caractérise un son émis sur l’inspiration, comme « oui ». (Non, nous n’avons pas parlé de la problématique de l’orgasme en cours.) C’est assez rare en français, qui se parle dans l’expiration (égressif). Je ne sais pas ce qu’il en est du hongrois, mais notre guide hongroise parlant anglais semblait parfois à la limite de l’asthme. On se trouve aspiré dans son manque d’air et l’on se heurte à ses lèvres trop fines et étirées pour articuler le filet d’air qui passe, au-dessus desquelles s’agite un regard vaguement inquiet. La visite est un peu éprouvante, mais elle est, elle, émouvante dans son désir de partager sa culture à des étrangers un peu paumés.

Je ne suis pas très concentrée, mais je suis docilement la visite guidée pour attraper au vol les influences diverses, pour les voir s’entrechoquer et s’entremêler dans la ville, pour les voir faire la ville, devant moi dans le désordre de l’histoire non-linéaire : résidence royale néoclassique tristounette ; fontaine priapique héritée de l’occupation ottomane (occupation parce que ce n’est pas la culture qui a été conservée ; les Magyars** aussi ont été des envahisseurs…) ; église médiévale agrandie, transformée en mosquée, redevenue église, reconstruite ; ou encore Palais royal médiéval-baroque-dixneuvièmiste devenu musée, ce qui n’est à tout prendre que la version culturelle de la disneylandisation. Dans un cas, le temps n’a pas été (Disney uchronique et donc utopique) ; dans l’autre, on fait semblant qu’il ne passe plus (temps devenu géographique, désincarné dans des œuvres ou des objets parmi lesquelles on peut à notre tour passer, comme le temps). Le quartier du château et de l’église, trop touristique avec son passé marchandé et ses tourelles qui semblent tout droit sorties du château de la Belle au bois dormant à Marne-la-vallée, n’en exerce ainsi pas moins sa fascination : celle de voir le temps en bloc, ivresse de se promener parmi ce qui était avant nous et ce qui était avant ce parmi quoi on se promène, vertige temporel conjugué à celui d’une position imprenable (comme si nous n’allions pas y passer nous aussi), vue sur la ville qui se déroule des temps passé jusqu’à nos pieds, le long du fleuve qu’on ne voit pas couler, entre le kitsch et la légende (je ferais bien un tour de la ville à dos de Turul, un aigle qui n’en est pas un, ni bonapartien, ni germanique : hippogriffe local).

Turul vers l’infini et l’au-delà
(vu de profil, il n’a pas l’air commode, en fait)

Le Pont aux chaînes et les fantômes parasols du passé

 

Sur le seul point plus haut de la ville, à vol d’oiseau justement, une statue commémore la libération de Buda, c’est-à-dire le début d’une nouvelle occupation, soviétique et non plus nazie. S’il est une influence historique qui brille par son absence, c’est bien celle-ci : cette statue est la seule à avoir été conservée et, à en croire le guide (papier, cette fois), elle avait originalement été commandée par un hitlérien pour commémorer la mort de son fils sur le front de l’Est… Ironie de l’histoire et rappel de ce que les vainqueurs (même temporaires) la réécrivent toujours. Les autres statues (réellement) communistes ont été reléguées dans un parc en dehors de la ville. J’y aurais bien été s’il ne se trouvait pas à une heure en transports de la ville ; je trouve l’idée d’un cimetière de statues hautement poétique (et intelligente : ne pas renier l’histoire, l’évacuer toutefois). Dans la ville elle-même, quelques trams vieillots (d’autres flambant neufs) et quelques bâtiments blockhaus, mais pas plus qu’ailleurs (juste de quoi enrichir ma collection photo de contrastes urbains). Rien à voir avec Prague, qui semblait d’une autre époque lorsque je l’ai visitée – mais aussi, c’était il y a plus de dix ans ; peut-être la capitale tchèque en est-elle au même point aujourd’hui… Tant de lieu qu’il faudrait déjà revoir quand il en reste tant à découvrir…

 

Contrastes urbains, côté Pest

 

Épilogue de la visite de Buda : nous quittons le Buda historique par la porte de derrière, du côté opposé au fleuve, et redescendons en bus parmi les mortels pas encore morts dans le Buda en contrebas, aux vagues airs de banlieue dortoir ou cossue.

* Mátyás en hongrois. Maintenant je me demande si le pâtissier Matyasi a des origines hongroises, c’est malin.
** Si j’ai bien compris (mais c’est peu probable), magyar est la version hongroise de hun (hunhongrois…).

Le hasard fait bien les glaces

Peu importe le parfum, une glace a toujours le goût des vacances. À la place d’un repas, compte double. Et en hiver, joyeusement improbable, compte triple. Le hasard a été royal : le dernier jour, alors que nous pressions le pas pour remonter vers la gare, j’ai brusquement crié halte en apercevant l’enseigne Giolitti, conseillée dans le guide. Ni une ni deux, trois parfums chacun. Surtout, ne vous fiez pas aux apparences. Une bonne glace, régal pour le palais, n’est pas nécessairement un régal pour les yeux. Je me souviens du conseil en apercevant la menthe toute blanche et le choisit en dépit de non-matching avec le reste : on dirait un sorbet aux pastilles Vichy ! Je me rends compte trop tard qu’il manque une boule chocolat pour faire la transition menthe-chocolat, chocolat-noisette. Parce que mes amis, la noisette… la noisette… si c’est ça, je demande ma réincarnation en écureuil. Elle s’est fondue à la châtaigne, douce et parfumée (là où celle d’Angelina a davantage la texture de la crème de marrons), dans un bain brun dont je n’ai pas laissé une goutte. Seconde dégustation d’autant plus plaisante qu’impromptue.

La veille, la ricotta au miel du petit-déjeuner un peu loin, l’envie de glace a commencé à se faire pressente. On tournicote un peu, avisons un glacier artisanal, de bons commentaires sur tripadvisor, quand soudain : une boutique DEHA ! Pour ceux qui ne savent pas, c’est une marque de fringues de danse, enfin de sportswear, spin-off de Dimensione danza ; j’ai passé mon adolescence habillée de la tête aux pieds avec leurs pantalons d’échauffement et leur gilet à zip, pierre angulaire de ma garde-robe que j’ai beaucoup pleuré une fois troué à divers endroits (il est toujours dans mon armoire). Pas de coup de cœur dans ce shopping-pèlerinage, mais un signe du destin : les quelques mètres parcourus nous font découvrir en sortant un chocolatier-glacier qui gère la fougère sur tripadvisor.

Surexcitée devant les marmites de glace comme une gamine devant les vitrines de Noël, je ne sais pas où donner des papilles et change d’avis à chaque parfum que nous fait généreusement goûter la patronne. J’écarquille les yeux à la pistache : il y a du sel ! J’amuse manifestement la patronne : peu de gens l’identifient, mais cette pointe de sel est effectivement le secret du chef pour rehausser le goût. Je sautille sur place les mains en applaudissements miniatures tandis que mon cornet se transforme en montagne glacée.

Tandis que j’approuve à grands coups de langue la glace aux pignons de pins, la pistache peut-être un brin trop salée une fois la surprise passée, le sorbet chocolat intense, quelle bonne idée d’être tombée chez un chocolatier, tout de même, c’est tout de suite une autre qualité, l’épice plutôt que le sucre, et la noisette oh mon dieu la noisette, j’aurais dû la demander en premier pour finir par elle, mais c’est tellement bon, ça fait taire la machine à conditionnel passé, c’est reposant, c’est dingue, ça n’en est que meilleur, je suis surexcitée par les saveurs sans penser aux alternatives perdues ni à la fin imminente qui d’ailleurs ne l’est plus, c’est tellement rare, les glaces éternelles… tandis que je savoure, la patronne nous raconte ses aventures gastronomiques en France, d’où elle est originaire (heureusement que je ne l’ai pas complimentée pour son français parfait), notamment le restaurant étoilé qu’elle s’est offert avant une opération, comme ça si jamais, au moins… À la bonne adresse place des Vosges, je me demande combien ça rapporte, chocolatier, n’ayant pas immédiatement prêté attention à sa tenue bourgeoise un brin décalée pour servir des glaces. Nous finissions les nôtres installés à une petite table tandis que la discussion et les dégustations continuent avec d’autres clients. Le nez devant les chocolats, je ne résiste pas à prendre quelques orangettes, pamplemoussettes, gingembrettes (ne vous fiez pas au diminutif mignon, ça arrache la gueule), parachevant ainsi cette visite un peu surréaliste et très joyeuse. Les chocolateries franco-italiennes à nom aztèques are the best

 

Glace à pustules

 


Les deux adresses :

  • Giolitti, Via degli Uffici del Vicario 40
  • Quetzalcoatl, Via delle Carrozze 26