Le hasard fait bien les glaces

Peu importe le parfum, une glace a toujours le goût des vacances. À la place d’un repas, compte double. Et en hiver, joyeusement improbable, compte triple. Le hasard a été royal : le dernier jour, alors que nous pressions le pas pour remonter vers la gare, j’ai brusquement crié halte en apercevant l’enseigne Giolitti, conseillée dans le guide. Ni une ni deux, trois parfums chacun. Surtout, ne vous fiez pas aux apparences. Une bonne glace, régal pour le palais, n’est pas nécessairement un régal pour les yeux. Je me souviens du conseil en apercevant la menthe toute blanche et le choisit en dépit de non-matching avec le reste : on dirait un sorbet aux pastilles Vichy ! Je me rends compte trop tard qu’il manque une boule chocolat pour faire la transition menthe-chocolat, chocolat-noisette. Parce que mes amis, la noisette… la noisette… si c’est ça, je demande ma réincarnation en écureuil. Elle s’est fondue à la châtaigne, douce et parfumée (là où celle d’Angelina a davantage la texture de la crème de marrons), dans un bain brun dont je n’ai pas laissé une goutte. Seconde dégustation d’autant plus plaisante qu’impromptue.

La veille, la ricotta au miel du petit-déjeuner un peu loin, l’envie de glace a commencé à se faire pressente. On tournicote un peu, avisons un glacier artisanal, de bons commentaires sur tripadvisor, quand soudain : une boutique DEHA ! Pour ceux qui ne savent pas, c’est une marque de fringues de danse, enfin de sportswear, spin-off de Dimensione danza ; j’ai passé mon adolescence habillée de la tête aux pieds avec leurs pantalons d’échauffement et leur gilet à zip, pierre angulaire de ma garde-robe que j’ai beaucoup pleuré une fois troué à divers endroits (il est toujours dans mon armoire). Pas de coup de cœur dans ce shopping-pèlerinage, mais un signe du destin : les quelques mètres parcourus nous font découvrir en sortant un chocolatier-glacier qui gère la fougère sur tripadvisor.

Surexcitée devant les marmites de glace comme une gamine devant les vitrines de Noël, je ne sais pas où donner des papilles et change d’avis à chaque parfum que nous fait généreusement goûter la patronne. J’écarquille les yeux à la pistache : il y a du sel ! J’amuse manifestement la patronne : peu de gens l’identifient, mais cette pointe de sel est effectivement le secret du chef pour rehausser le goût. Je sautille sur place les mains en applaudissements miniatures tandis que mon cornet se transforme en montagne glacée.

Tandis que j’approuve à grands coups de langue la glace aux pignons de pins, la pistache peut-être un brin trop salée une fois la surprise passée, le sorbet chocolat intense, quelle bonne idée d’être tombée chez un chocolatier, tout de même, c’est tout de suite une autre qualité, l’épice plutôt que le sucre, et la noisette oh mon dieu la noisette, j’aurais dû la demander en premier pour finir par elle, mais c’est tellement bon, ça fait taire la machine à conditionnel passé, c’est reposant, c’est dingue, ça n’en est que meilleur, je suis surexcitée par les saveurs sans penser aux alternatives perdues ni à la fin imminente qui d’ailleurs ne l’est plus, c’est tellement rare, les glaces éternelles… tandis que je savoure, la patronne nous raconte ses aventures gastronomiques en France, d’où elle est originaire (heureusement que je ne l’ai pas complimentée pour son français parfait), notamment le restaurant étoilé qu’elle s’est offert avant une opération, comme ça si jamais, au moins… À la bonne adresse place des Vosges, je me demande combien ça rapporte, chocolatier, n’ayant pas immédiatement prêté attention à sa tenue bourgeoise un brin décalée pour servir des glaces. Nous finissions les nôtres installés à une petite table tandis que la discussion et les dégustations continuent avec d’autres clients. Le nez devant les chocolats, je ne résiste pas à prendre quelques orangettes, pamplemoussettes, gingembrettes (ne vous fiez pas au diminutif mignon, ça arrache la gueule), parachevant ainsi cette visite un peu surréaliste et très joyeuse. Les chocolateries franco-italiennes à nom aztèques are the best

 

Glace à pustules

 


Les deux adresses :

  • Giolitti, Via degli Uffici del Vicario 40
  • Quetzalcoatl, Via delle Carrozze 26

Chez le tailleur du pape

Pour ses 33 ans, Palpatine voulait une soutane avec 33 boutons, âge du Christ oblige. Comme le look prêtre-pervers a ses limites pour un athée convaincu, la soutane était envisagée avec un twist et devenait : le manteau de Néo dans Matrix, globalement une soutane… ouverte. Mais comme Palpatine est fasciné par le prestige de ce qu’il adore détester*, la soutane-Matrix devait se faire chez… le tailleur du pape. Rien que ça. En réalité une petite boutique à côté du Panthéon, où j’avais été missionnée en octobre dernier pour aller acheter des chaussettes (en trois couleurs : noir prêtre, violet évêque, rouge pape).

Sitôt les affaires déposées à l’hôtel, on cavale et nous voilà au-dessus du comptoir, à peloter des tissus noirs. Palpatine explique, hésite, la matière, la forme, la longueur du manteau, la hauteur du col, les revers des manches, les boutons… Difficile de savoir si le tailleur est amusé par cette demande loufoque ou s’il considère le commanditaire de cette hérésie vestimentaire comme un fou. Un peu des deux, sûrement.

Les palabres se poursuivent au bout de la boutique dans la fitting room, avec un mètre et le bâti d’une autre commande. Épuisée, je me suis laissée tomber sur le seul fauteuil de la boutique, près de porte. J’entends des bribes de voix, un You’re too skinny ! et l’auto-rire de Palpatine à écarts réguliers : une situation que j’ai l’impression d’avoir déjà vécue moult fois. Mais cette fois-ci, un prêtre italien fait sortir des cartons rouges à pompon qu’il déplie et pose sur son crâne. Plus tard ou plus tôt, je ne sais plus, un autre se dit que finalement, il procéderait bien à l’essayage maintenant. Il hésite aussi sur les tissus : c’est qu’il fait froid en Angleterre… Celui que je prends à tort pour le patron (à cause de sa mise impeccable, costume gris, chevalière et lunettes noires carrées à la Tom Ford), très au fait, le rassure sur l’étiquette : si, si, cela se porte aussi avec un manteau au Royaume-Uni, c’est autorisé ; avec les températures en Écosse, vous pensez bien. Tout le monde finit par sortir de la pièce ou partir, les deux prêtres-clients successifs et les couturières au compte-goutte, seules présence féminines (invisibles) en ces lieux où je fais tache. Ne reste plus qu’un vendeur-tailleur derrière son comptoir, qui noue, tire, dénoue et renoue une puis des doubles cordes. Je ne parviens pas à savoir s’il échoue à reproduire un tressage canonique ou s’il trouve là une contenance…

Palpatine et son tailleur finissent par revenir, les voix sont plus fortes, les échantillons sous mon nez, il s’agit de boutons à présent, que Palpatine manipule pour se donner une idée des reflets. Panique dans le regard du tailleur qui, au bout d’une demi-heure commence à anticiper la bestiole : don’t ask me to put all of them in the same way; they’re gonna kill me up there! Plein de miséricorde, Palpatine finit l’inventaire de ses demandes sans que la vie de quiconque soit mise en danger. On enverra juste la doublure par la Poste, le violet-foncé-presque-noir n’étant pas une couleur réglementaire. Essayage dans deux mois au plus tôt après réception du colis : nous voilà pourvu d’un nouveau prétexte pour y retourner !

 

* Cela vaut aussi pour les grandes écoles et diplômes prestigieux. Tous des idiots intelligents, mais quand même… l’ENA… une agrég…

Basta et pasta

Selfie à l'hôtel

 

Déjà vu ou bis repetita placent ?

De retour sur les pavés romains, j’ai l’impression de revenir en arrière. Même nostalgie écœurante que lorsque la voiture remonte la rue de mes grands-parents et se gare à une descente de garage d’écart de la maison où j’ai passé mon adolescence, sur le rond-point où je vois encore tournicoter des fantômes d’enfant, ma cousine et moi, à longueur de mercredi après-midi, à vélo, en patins, en trottinette, sur toutes les roulettes possibles. Le temps semble n’avoir pas cours dans cette résidence Kaufman & Broad, aux maisons identiques les uns aux autres, identiques à ce qu’elles étaient, identiques à ce qu’elles sont à la télévision. Tout y stagne tellement dans son jus de jouvence éternelle que le retour géographique se transforme toujours en retour temporel. Ce n’est pas tant nostalgique que malsain, de voir niées toutes les années que j’ai vécues depuis. J’ai l’impression d’être un éléphant dans mes souvenirs en porcelaine. Ce n’est pas bon, pas dans l’ordre des choses. Il faut passer à autre chose ; la sensation poisseuse cesse dès j’entre dans la maison de mes grands-parents, qui n’ont pas cessé vivre et de vieillir… et de refaire encore et encore la décoration.

 

Plaza de Spagna

 

De remettre les pieds sur les pavés romains, j’ai l’impression d’avoir rembobiné d’une année. Et abîmé la bande ce faisant. Il fait moins beau moins chaud, forcément, un mois et demi plus avant vers l’hiver*. La nouveauté s’est éventée, je connais déjà pas mal de rues**. Le poisson à grosses bajoues et petites dents présenté par une mégère à l’oreille de son époux ne fait pas rire Palpatine, très sérieux dans sa visite du palais Barberini. Je suis celle que je n’ai jamais été, la sale gosse qu’on traîne au musée. Qui trouve le Greco moche. Frigide de la peinture baroque, je n’ai même plus honte. Il n’y a que le Caravage qui me plaise, sa Judith répugnée par la tête qu’elle est en train de trancher, et le reflet de Narcisse qui s’enfonce dans l’obscurité. Ignare et snob, oui. Je dansote dans le grand salon du musée, chichement éclairé par le soleil, comme on danse pour invoquer la pluie, le fantôme de mon enthousiasme passé, qu’on devinait sur les photos de la princesse. À la boutique, Palpatine regrette que la réplique des boucles d’oreille de Judith soit en 2D et en plastique. Je fais la sourde oreille, mais le toc me poursuit. La mauvaise copie me fait passer à côté du plaisir de la répétition ; je n’en retrouve plus le chemin. À côté de mes pompes, je me contente de mettre un pied devant l’autre. Comment passe-t-on du déjà vu au bis repetita placent ?

 

Musée d'art moderne et contemporain

* Encore que très doux pour la saison ; le contraste avec Paris est saisissant !
** Sans pour autant m’y repérer : je peux reconnaître des trajets, mais Rome refuse de se constituer en carte dans mon esprit. Longitude, latitude et altitude restent éparpillés comme les sédiments antiques dans la ville. Mais si, voyons, c’était près d’une place, avec une fontaine, près d’une église : tout lieu à Rome ou presque. L’homogénéité architecturale n’aide pas.

 

Alignement de reverbères

 

Basta et pasta

La pasta me remet sur la voie. Le plat de pâtes se déguste hic et nunc, bien chaud. Le pecorino fondant, fondant. C’est un soulagement, un lâcher d’endorphines comme seuls savent en déclencher chez moi les trois B : baise, bouffe, ballet (ne rie pas, toi qui as tagué les agendas de tes camarades de big bisous bien baveux). Je couine. Des huuuum, des haaaa, des ooooh, des holalaaa, toutes les onomatopées y passent, toutes diphtonguées. Il a suffi d’un plat pour que les pasta alla gricia se fassent détrôner par les tonnarelli cacio e pepe.

Je suis retournée chez Dino et Toni pour vérifier, quand même, et faire découvrir ça à Palpatine, la trattoria miteuse aux assiettes délicieuses, où on n’a pas le droit de choisir parce que le chef sait ce qui est bon pour toi et tu te fais rabrouer si tu essayes de protester. Clairement pas un restaurant d’anniversaire, mais ça l’est devenu par la forces des choses – des choses comme un restaurant introuvable, des bonnes adresses fermées et des notes Tripadvisor à l’amplitude dissuasive. Après une journée de marche, on était juste contents de s’échouer sur une chaise, même sommaire, et de manger, même entre des murs trop verts. Le chef est venu traiter son fils-serveur d’enculé en aparté gueulé, ça a fait marrer Palpatine et m’a presque fait oublier que ça craignait un peu pour un anniv, que je n’avais pas assuré (le cadeau que j’avais dans l’idée devait être commercialisé trois jours après l’anniversaire (il ne l’est toujours pas, je commence à craindre pour Noël) et j’avais joué la carte de la running joke, clairement meilleure en running joke qu’en spatule (certes violette) pour remuer les pâtes (évidemment, on ne l’a pas étrennée pour faire les pâtes ; je peux ainsi confirmer ma préférences pour les fessées à main nues)).

Ce n’était pas le restaurant de ce voyage. Nous sommes retournés au nôtre, celui des tonnarelli cacio e pepe, pour y partager des pâtes alla amatriciana (l’association du vin rouge et de la tomate a crié osso bucco dans mon esprit, immédiatement empli par la vision de la vieille cocotte rectangulaire en fonte jaune de ma maman) et une pizza blanche mozzarella, gorgonzola, parmesan et PECORINO (le pecorino est l’avenir de la souris), le tout d’origine contrôlée pour un effet qui ne l’est pas du tout. J’ai été prise d’une grande pulsion d’iniquité, prête à prétendre ne plus savoir diviser par deux. Heureuse, en réalité, de partager un même goût de la variation, l’envie de retourner vers ce qu’on a aimé, pour retrouver le même mais en différent (exprimé par un MBTI, cela donne : pourquoi risquer un restaurant qui risque d’être mauvais, quand on peut avoir la diversité avec la sécurité ?). J’avais regretté, à Séville, que le restaurant-avec-la-meilleure-ratatouille-du-monde soit resté un one shot…

J’aime découvrir et revenir. Rome, que je ne pensais pas pour moi à cause de son fatras baroque et religieux, est en passe de devenir mon Londres du Sud, une ville où venir et revenir, moins pour visiter que pour flâner. Je me sens bien dans ses grandes artères et ses petites ruelles, ses places, ses coupoles autour des décorations baroques et ses douves autour des sites antiques, tout le vide que la ville orchestre en son sein et dans lequel on respire, tout le temps qu’elle sédimente et au travers duquel on circule.

 

Tobogan de pins

 

Conversation et ville éternelle(s)

Le hasard : contingence qui prend des airs de destin. Il fallait que cela se produise. Mais pour que cela se produise, il ne fallait pas que cela soit prévu. Du coup, si le hasard fait bien les glaces, il fait surtout les meilleures promenades, parfait équilibre entre l’errance et la destination. Le troisième jour, nous cessons d’arpenter la ville pour commencer à y flâner, la Villa Borghèse comme prétexte. La Villa Borghèse est par nature un prétexte : on n’a jamais réussi à établir avec certitude laquelle des constructions était la villa et à vrai dire, on s’en fiche un peu, parce que la Ville Borghèse, c’est avant tout un parc. Le Central Park romain selon mon petit guide ; le Hyde Park romain selon moi-même. De hauts pins et de la brume. Un air qui ravigote.

Reflets des arbres dans une flaque

C’est au tour de Palpatine de me faire découvrir ce que je n’avais pas vu : il me raconte le parc de nuit avec sa sœur, les entrées, les allées ; on longe un zoo et ça part en vrille, parce que ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir un crocrodile rouge, dans le bassin à l’entrée, ou des abeilles Ubereats, qui trimballent leurs seaux de miel en carton sur les palissades. On raconte beaucoup de bêtises, on se stimule même dans l’ânerie (chacun est le meilleur public de l’autre) et je m’arrête à intervalles réguliers pour évacuer un rire un peu trop fou pour marcher avec.

On s’en fiche un peu, du coup, que le principal musée soit complet tous les week-ends jusqu’en février (!) et que le musée d’art contemporain, aux grands volumes clairs, soit largement plus joli que ce qu’il abrite (à quelques exceptions près, évidemment, dont Les Trois Âges de la vie de Klimt, exposé dans la seule salle non éclairée du musée). L’important, c’est de déambuler et d’alléger notre fatigue ensemble. De faire de la balançoire et de s’apercevoir qu’on a déjà un peu vieilli : le corps supporte moins bien les accélérations ; une grande balance de rien du tout me donne la désagréable sensation toonesque que mes organes sont restés un endroit d’où le reste de mon corps est déjà reparti. Tandis qu’on va et qu’on vient à amplitude réduite, je raconte à Palpatine les mercredi après-midi à la balançoire avec ma cousine, les grandes amplitudes de nos petits corps et les sorties de gymnaste qu’on notait entre nous, bonne réception, genoux pliés, bras victorieux, menton levé et cul en arrière. Peut-être que j’invente. Je me souviens mieux des cordes qu’on entortillait jusqu’en haut pour se laisser ensuite tournicoter à tout barzingue, mais je ne peux pas retenter l’expérience : ces balançoires publiques ont des chaines à la place des cordes. On s’en fiche un peu, on a encore plein d’allées à parcourir, d’endroits où se promener, plein de bêtises à inventer, ici et maintenant, et puis là-bas et après. Une exposition à contempler. Une doublure à ne pas trouver. Un train à prendre et une conversation à reprendre, indéfiniment.

 

Grappe de ballons-oies

Londres, début novembre

Logo doré de la République française sur le carnet que je tends au douanier britannique, béret fuchsia.

– You look very French.
– …
– (smile)
– Oh, because of the hat!

Son collègue britannique et leurs homologues français tirent la tronche. On imagine policier comme un métier de terrain, arme au poing, et on se retrouve enfermé dans une cage en verre à longueur de journée, à faire coulisser des passeports dans la fente d’une machine  à peu près le même mouvement que pour obtenir un billet avec la carte UGC. Je suis, quoi ? la trois cents-cinquante-deuxième personne de la journée, à même pas 10h ? On n’arrive pas à imaginer la répétition. Bonjour, merci, bonjour, merci, Ctrl C, Ctrl V, Ctrl V, Ctrl, contrôle, contrôler, ne plus dire bonjour ni merci, devenir un automate qui prend, glisse, tend, et augmenter la pénibilité en cherchant à l’oublier. Ou s’amuser des bérets fuchsia et faire sourire ceux qui les portent, pour sourire par réverbération.

À peine installée dans l’Eurostar, je reçois un DM de @parisbroadway me souhaitant bon voyage. Mais… ? À Saint-Pancras, brève rencontre sur le quai, je comprends mieux ma distraction parisienne : lunettes et veste zippée constituent presque un déguisement pour un éternel costumé !

Ballet, expositions et librairies sont au programme, mais en arrivant, j’avoue avoir surtout envie de faire du shopping. Ce que je n’avais pas anticipé, c’est que pour ma princesse préférée, faire du shopping est une activité à part entière, comme faire du sport ou faire du sexe (expression de JoPrincesse, que je trouve toujours aussi incongrue : baiser peut certes être sportif, mais je ne me vois pas faire du sexe  tout juste l’amour, comme mise en branle d’une fabrique d’endorphines).

Alors que je pensais compulser les cintres de LK Bennett, en rangeant de-ci de-là une étiquette trop optimistement sortie, je me retrouve à prendre la pause dans une robe moulante argentée avec un décolleté résille en V, devant le smartphone de la princesse en robe lamée dorée. Le pire, c’est que cela nous va bien. Moins qu’aux deux gamines qui font deux tête de moins et deux bonnets de plus que nous, mais suffisamment pour flatter mon goût pour la fringue-de-pétasse-matez-moi-ce-petit-cul (que j’entretiens et tempère en passant de temps à autres chez Morgan). Devant la profusion de velours, de paillettes et de lamé, pas certaine de bien comprendre les règles d’un jeu auquel je n’ai jamais vraiment joué en étant adolescente, ni de savoir exactement quand le sexy bascule dans le vulgaire (même si la composition sur l’étiquette est un bon indice), je repars prudemment avec une robe-salopette violette. New Look… aux z’oubliettes !

Le meilleur du shopping, en fait, c’est de se laisser porter dans une Oxford street pleine de bonnets en grignotant des Ben’s cookies aux saveurs de Noël, et de bifurquer, raisin-cannelle, gingembre confit, dans une rue désencombrée.

Le meilleur du shopping, on y revient toujours, c’est de tirer à soi les couvertures hyper lookées chez Foyles. Arrivée devant le rayon danse comme devant une vitrine de jouet, je tire à un à un les dos prometteurs, retourne, feuillette, et les réinsère de travers pour leur faire récupérer par un effet de mini-levier leur place sur l’étagère. Une Bible du jeune danseur… une histoire queer du ballet (!)… la biographie de Misty Copland et Dancers among us en couverture souple, qui me font oublier le peu de place sur mes étagères. Après quelques années à m’enthousiasmer sur Twitter et Instagram, je devais bien cet achat à Jordan Matter. (Dans les autres rayons, une couverture élégamment pailletée-pointillée pour un essai sérieux et une Roaring mouse pour une histoire de Disney déconseillée aux enfants.)(Et tous ces livres de data visualization… je pourrai emporter le rayon en entier.)

Les courbatures du froid, de la danse et du pilates se mélangent dans une même fatigue musculaire. Ce sont les premières journées de vrai froid. J’hésite, au dernier entracte d’Anastasia, entre somnoler sur place et me dégourdir les jambes pour me réveiller. Ensuite, il faut encore rentrer, et c’est la tisane près de l’Holy Bible de rigueur et trop d’amusement pour écouter la fatigue. Le lendemain, dans un rayon de soleil inespéré en ce week-end déclaré de pluie, j’agite les oreilles de mon bonnet nounours sans vraiment réussir à me réchauffer. On traverse Regent’s Park, lac, canards, gamins et saule pleureur avec leur ombre, pris dans la beauté de la lumière d’hiver, cette lumière qui, dès le matin, ressemble à la lumière d’été en fin de journée, le sens de ce qui ne durera pas, qui est presque trop beau, trop éphémère pour être vrai et en profiter sans nostalgie anticipée. (Quand on ressort du brunch en sous-sol, il fait gris ; du métro pour aller à la British Library, je sors le parapluie.)

Bien énoncé, sans trop de généricité ni d’origines mystifiantes dans les ingrédients, un menu peut me faire rêver, comme petite les catalogues de jouet. 

Prononcez cela doucement en détachant le goût de chaque syllabe : 
gaufre
de patate douce,
rondelles de banane plantain,
peanut butter léger léger aérien,
sirop de yacon ombrant les creux,
saupoudré de noix de coco tant qu’on y est.

En bouche, les saveurs se fondent les unes dans les autres, se rehaussent et s’oublient dans une simple sensation de bien-être. Rien à voir avec la gaufre de à la châtaigne de la veille, dont les accompagnements restaient cloisonnés en bouche comme dans leur coin du damier.

Il faudra que je revienne au Pachamama pour goûter la gaufre de quinoa-chocolat-péruvien-glace-au-quinoa-grillé. Et tirer les vers du nez au cuistot concernant le yoghurt fumé qui enveloppait les aubergines grillées, saupoudrées de noix de pécan (et de chili non annoncé, comme la veille dans une ratatouille trop relevée).

Au-delà des bonnes choses dans le gosier et de la chaleur qui désengourdit, être posé, c’est donner une occasion à la conversation de s’épanouir, doucement. On n’a pas arrêté de causer du week-end, mais, comme souvent, la parole s’est dénouée à la fin. Au Fortnum & Mason de St Pancras, les valises taille cabine entre les tables, l’eau demandée à part pour ne pas finir une fois de plus avec un thé trop infusé, on verse et la parole pours, reprend et dévide, brûlant, ce qui avait achoppé quelques jours plus tôt, lorsque l’on n’était pas en phase, pas en face. On reprend comme on plonge à nouveau la petite passoire de thé déjà infusée, et ça reprend, plus doux, plus doucement, jusqu’à satiété de la curiosité et de la vessie. La fatigue de soi, de l’autre, de la violence qu’il faut se faire pour ne pas risquer de blesser, ni se vexer, la fatigue est noyée dans le thé. Retour à la normale : on se retrouve à parler avec verve de verges au milieu de la porcelaine. Le St Pancras blend n’est pas mauvais, mais ne vaut pas un bon Earl ou Countess Grey ; j’essayerai de ne pas l’oublier.