Budapest, approche gourmande

 

Infographie gâteaux hongrois

 

Last but not least : le miam, messieurs dames. Peut-on goûter une ville sans goûter ses spécialités ?

Je m’attendais à une nourriture très roborative, mais le bobo a manifestement fait son œuvre (visible dans les nombreux coffee shops design de la ville) et j’ai déniché dès le premier soir un restaurant qui proposait du poisson au quinoa. La viande ne me dit plus rien depuis des mois, aussi n’ai-je pas goûté le goulasch. Je veux bien croire pourtant que les Hongrois s’illustrent dans la catégorie des plats flottants, car j’ai mangé la meilleure soupe au potiron de ma vie – enfin pas une soupe : un consommé de potiron, parfumé d’herbes, avec un filet d’huile d’olive, un soupçon de paprika et des pignons de pins en guise de croûtons. J’aurais volontiers échangé le plat qui suivait avec le reste de la marmite !

Voilà pour le salé : ma découverte gustative de la ville est essentiellement passée par le sucré… étrangement peu riche en sucre. En témoigne cette étonnante coupe glacée à la butternut et aux graines de courge, qui a fait un excellent dîner :

 

 

Les pâtisseries qui, de visu, m’ont rappelé les Nuss-et-autres-torte berlinoises, se sont révélée en bouche beaucoup moins crémeuses que leurs homologues allemandes. La Dobos torte (ou torta, en hongrois) serait même plutôt légère… et partant, un peu insipide, il faut bien l’avouer.

 

 

Cette déconvenue-découverte a réveillée ma curiosité pour le krémes, gâteau de crème vanille dont les photos dans le guide me dégoûtaient pourtant vaguement. Alléchée par la crème de marron que le Duna Park y a ajouté dans une version surplombée de chantilly plutôt que de pâtes feuilletée, j’ai tenté. Surprise : la crème de marron n’est vraiment, vraiment pas terrible, mais la crème vanille est incroyablement légère, presque une mousse ; cela s’avale comme un rien. C’est-à-dire si l’on n’a pas déjà mangé d’autres pâtisseries. Après la moitié de Dobos torte et de flödni, finir le krémes me fait sentir tel le sumo accomplissant sa tâche sacrée. J’ai tout avalé et me suis beaucoup amusée de ce cube bloblotant, un vrai gâteau de dessin animé.

 

 

(Après mûre réflexion, je pense qu’il s’agissait davantage d’un bouing-bouing que d’un douing-douing. J’attends confirmation de Klari, doublement qualifiée en la matière de spécialiste onomatopéique ET hongroise.)

 

Tout cela est bien et beau, mais dans cette orgie de trois pâtisseries au Duna Park, le gâteau qui a remporté tous nos suffrages (Mum et moi, je ne parle pas encore au nous de majesté) est le flödni, pâtisserie juive hongroise si j’ai bien compris. Contrairement à la très chic Dobos torte, les couches ne sont pas là pour en mettre plein la vue : c’est plein de saveurs différentes pour les papilles… et bien étouffe-chrétien comme j’aime. Nous en avons re-goûté chez Fröhlich : la couche de noix manquait un peu de texture, mais celle de pavot était plus fine et moins brique-qui-vous-tombe-dans-l’estomac. J’ai en effet découvert que le pavot, spécialité locale comme la cannelle peut l’être aux États-Unis, n’est pas de tout repos digestif (je comprends mieux pourquoi le sandwich gruyère-crudité de la boulangerie près du boulot me cale si bien ; moins pour la garniture, paradoxalement, que pour les graines sur le pain).

 

 

Pavot aussi pour mon premier rétes, que l’on rencontre en anglais sous le nom de strudel mais qui diffère de son homonyme viennois : non seulement il peut être fourré à bien d’autres choses qu’à la pomme (pavot, noix, abricot, griottes, griotte-pavot, cottage cheese, cottage cheese-abricot…), mais la pâte est beaucoup plus fine. La guide de Buda nous expliquait que cette finesse est longue à obtenir – tant et si bien qu’en hongrois, pour dire que quelque chose prend du temps, on dit que c’est long comme un strudel.

 

 

Bis repetita placent. Nous avons racheté des rétes au grand marche des halles. Le pomme-cannelle était bon, ainsi que l’on pouvait s’y attendre, mais le cottage-cheese-abricot, ça alors, j’ai mordu dedans et je me suis retrouvée à Sanary, sur le port à l’époque des chichis. Le mélange huile-fleur-d’oranger-en-petite-quantité m’a transportée avant même que j’ai pu l’identifier.

 

 

Pour finir ce marathon gustatif, il fallait goûter au chimney cake (en anglais pour le plaisir Mary Poppins associé), déniché dans un chalet forain sur le toit de Budapest (le mont Géllert, avec la statue de la libération). C’est croustillant à l’intérieur, moelleux à l’intérieur…

 

 

… et encore une fois, très ludique.

 

 

Vous voyez mieux Budapest ?

Budapest, approche cartographique

 

Les visites guidées vous retirent la découverte de ce qu’elles vous donnent à savoir. On voit, mais on ne voit pas : on a compris. Pour prendre le pouls d’une ville, rien ne remplace la déambulation pédestre le nez en l’air*. Se fixer un objectif-prétexte, une vague direction, et s’en remettre au hasard des rues, des enseignes, ça a l’air sympa à droite, c’est quoi ce bout de bâtiment qui dépasse, allons voir, explorons, flânons, lentement sur les trottoirs au soleil, plus vite quand le coin n’a rien à offrir ; s’arrêter pour regarder à travers une vitrine, pointer un détail architectural, prendre une photo, un bain de soleil, boire un coup, comprendre à peu près où on a atterri sur une carte, se rendre compte que l’on s’est rapproché, éloigné, que l’on a tourné en rond, bouclé, quadrillé, zigzagé, coupé à travers champ de briques, de pierre, de béton, de ferronnerie, balcons arts nouveau plutôt art déco, bourrelets de pierre taillée, boulevards, rues, ruelles, impasses, oh une place.

 

 Premier jour, in the mood for details

Peu à peu, les jambes se fatiguent et la ville se lève. On commence à relier les points ; les quartiers se forment, s’entrechoquent et se fondent les uns dans les autres ; on se repère, à un monument, un nom, une bouche de métro, une vitrine de robes de mariée pour Mum, pour moi une gigantesque publicité sur un toit pour une montre Rolex, qui ne devrait pas être là, mais que l’on devrait voir, oui comme ça, à moitié cachée par l’immeuble, traversons, dans ce sens-là, l’hôtel est par là. À force de passer et de repasser, de prendre des embranchements nouveaux qui débouchent, surprise, sur une rue que l’on a déjà arpentée, la ville se structure, la ville se cartographie dans nos esprits et dans notre corps qui dirait, sans trop savoir pourquoi, que c’est par là ; parfois on se trompe, parfois on a raison, qu’importe : de son gros œil de big brother mouchard, l’ange Google street map veille sur nous.

Comme la voiture bardée de caméra, nous n’entrons pas : pas d’intérieur de mosquée, d’églises, de Parlement, que de toutes manières nous finiront par confondre, qui se mettront à flotter dans nos mémoires sans plus d’attache géographique, tout au plus bonnes à former une idée d’église baroque ou gothique ; de toutes manières, il fait trop beau pour ça. L’éclipse de soleil pour passer par une rue à l’ombre est déjà un déchirement en soi. On ne visite rien, la ville, seulement ; on reste à l’extérieur, dans ses boyaux à ciel ouvert, où il y a déjà tellement à absorber et digérer.

 

 

Budapest n’est pas une ville évidente : ses artères sont larges et imposantes comme les boulevards parisiens, mais il n’y a pas dans l’architecture cette homogénéité hausmannienne ; c’est plus vivant, plus varié, sans non plus atteindre au bariolé ou au contraste permanent, qui peut à lui seul constituer une identité. C’est plus subtil et massif que ça – des immeubles imposants, une ornementation proliférante. Assez difficile à rendre : vous pouvez accumuler les photographies de détails architecturaux ; d’ordinaire, c’est ce que j’aurais fait (j’adore le détail qui fait ressurgir l’ensemble dans ma mémoire). Mais Budapest a de quoi saturer votre disque dur, et cela ne rend pas les bâtiments imposants mais jamais pesants comme ils peuvent l’être à Vienne (le Ring n’a pas la même fantaisie qu’ici ; l’esprit slave, plus exubérant ?), ni les larges espaces de la ville, dans laquelle on respire. Mum me fait d’ailleurs remarquer que l’air est froid et dur comme à la montagne – en pleine ville, un air pur. Vivifiant à tout le moins. 

 

 Sur le pont des chaînes
Mon niveau à bulle interne est un peu déréglé (spéciale dédicace à JoPrincesse).

Alors quoi ?  Les photographies d’immeubles entiers, déformés, ne rendent rien non plus ; pas plus que les rues en plans larges, où l’ornementation est négligée, pixelisée. J’en prends pourtant pour montrer à Palpatine, comme lui me rapporte de voyage des photos de reflets aux détails magnifiés – échange accompli ; en 7 ans, nous nous sommes phagocytés. En n’étant pas là, il me transmet son obsession de mapper la ville (j’aime parcourir les cartes, pas spécialement constituer). Budapest s’y prête : je vois bien que la ville réclame à la fois du zoom in, zoom out, avec son fleuve immense, ses deux rives (Buda et Pest) et son relief (côté Buda, mais attention à ne pas confondre le centre historique de Buda, très en hauteur, avec Óbuda, au nord de Buda, troisième ville unifiée par Buda-pest).

 

Buda se prononce Bouddha et Pest à mi-chemin entre pêche et peste
(la pêche était plus facile à représenter, vous voudrez bien m’excuser).

Aspiration à prendre de la hauteur. Frénésie d’angle de vue. But mice will be mice. Je fonctionne à la subjectivité. Je veux dévorer la ville par blocs entiers et tout recracher en un Google street map cubiste où domineraient mes points de vue préférés, inassimilables, incompatibles avec les points de vue complémentaires, qui seraient représentés tout petit, dans une carte passionnante et distordue qui donnerait à sentir l’appétit d’un point de vue fortifié, le vent dans la jupe en fonte de la statue de la libération sur son promontoire au bout au sommet de la ville, la force du temps au-dessus d’un fleuve au débit pourtant lent, le rugissement des lions de pierre, la tranquillité du cerisier en fleurs qui vole la vedette au panorama sur le mont Gellért, la protubérance de la grande roue de Pest qui paraît bien petite vue de Buda, l’étagement paisible et majestueux du vieux Buda et de ses rives, vignes de la culture et du temps qui maturent comme un bon vin, et les clochers de Sainte-Anne de Felsővíziváros, les clochers de Sainte-Anne de Felsővíziváros qui vont par deux.

 
Statues équestres devant le parlement et étagements de Buda au-delà du fleuve invisible

 

Ce serait une carte à la fois précise et floue, comme les rives illuminées lors de notre dîner sur péniche. Les monuments se sont ordonnés sur notre passage, celui-ci au nord de celui-là ; puis nous avons fait demi-tour et nous avons récapitulé le Parlement, les clochers, les ponts dans l’ordre, comme autant de pièces dans un palais de mémoire**, jusqu’à dépasser la zone que nous avions découverte à pied : ce sont de nouveaux bâtiments qui sont apparus, l’immense hôtel Gellért que nous avons snobé, une salle de spectacle qui a fait du neuf avec du vieux ou peut-être bien plutôt le vieux avec le neuf, héritage assimilé jusqu’à la modernité et pas loin, un gros bloc de béton à la façade aveugle, éclairée de lumières criardes changeantes et saupoudrée de vermicelles-néons épileptiques, seule concession technicolor à des rives qui ont le bon goût nocturne d’une décoration de Noël uniquement dans les ors. Puis nous avons fait demi-tour et rebelote et demi-tour et rebelote et je n’ai pas réalisé que nous avions fait demi-tour pendant que j’essayais de distinguer les arrêtes de poisson dans la pénombre, quoi, ce monument-là à cet endroit-là ? Toute la géographie apprise s’est brouillée comme une veille de concours à vouloir trop tout retenir ; j’ai laissé-allé et dérivé-rêvé dans les constellations terrestres aux lumières dorées.

 

Les clochers de Sainte-Anne de Felsővíziváros,
qui me font un effet, un effet…

Le parlement de nuit depuis le fleuve

 

Le parlement de jour depuis le pont Élisabeth…
… et la statue de la libération, tout là-haut, à droite :

 

* Quand la ville s’est structurée, on peut passer à la vitesse supérieure, prendre le tram et le bus pour élargir le territoire à explorer. Le métro, c’est encore autre chose. Il se visite (gigantisme de béton dans une station ; carreaux décorés et portes de bois pittoresques dans une autre, sur une ligne plus ancienne encore que le métro parisien) mais court-circuite la ville par quartiers entiers. 
** L’image vient sûrement de ma conversation récente avec @ethyliste, qui m’a donné envie d’en savoir plus (quand Cicéron me donnait envie de fuir).

Budapest, carnet de voyage

Je ne sais pas j’ai aimé Budapest, mais j’ai aimé ne pas connaître la ville et m’y promener. J’ai aimé les interstices qu’elle a offert à notre séjour, toutes les pauses et les discussions qui ne font pas vraiment partie de la ville mais qui font l’essentiel du voyage. Les voici dans ce dernier billet.

 

Oh, mais il est vieux ce guide, il date d’avant l’Euro. Je feuillette le guide de voyage de Budapest que Melendili m’avait offert il y a quelques années (potentiellement six, à en juger par la date de l’édition) et que j’avais complètement oublié.

Quelques jours avant le départ, Mum m’appelle pour me demander si je peux aller lui changer des forints près d’Opéra.

Vieux, mais pas obsolète.

 

Vendredi

Rendez-vous beaucoup trop longtemps à l’avance à l’aéroport : c’est un voyage organisé. Nous inaugurons les vacances en plein terminal sud avec un thé à la menthe. Cela semble totalement inconcevable d’avoir un vrai thé à la menthe dans un aéroport, avec des feuilles de menthe dans une théière et des verres dans lesquels je m’amuse-m’applique à faire mousser le thé. On éventre le temps d’attente, on s’installe en-dedans-dehors du transit des voyageurs, en déployant le papier d’aluminium du dernier bout de Krantz cake maison de Mum. Le serveur s’approche, pour nous reprocher la consommation de ce que nous ne lui avons pas acheté, croit-on : il nous propose assiette ou cuillères, je ne sais plus. Est-on vraiment dans un aéroport, à Paris ? Les tranches disparaissent les unes après les autres, les angoisses aussi, d’être partagées et nommées, noyées parfumées délitées dans la menthe, la chaleur sucrée. Mum aussi a eu sa période TOC et ça me rassure, quelque part, de savoir qu’on peut aussi bien vivre avec, après, au-delà. La fatigue tombe.

Chauffeur, si t’es champion, appuie, appuie…
C’est à l’arrière qu’on gueule, qu’on gueule…
Casquettes assorties, une colo de trentenaires. Au décollage, à l’atterrissage… Les extravertis me font peur. Les élans à l’unisson de brisent en conversations durant le vol ; ils rivalisent avec les réacteurs. À l’arrivée, j’ai la tête comme un compteur à gaz ; les embardées du micro m’agressent pendant le confortable trajet en car jusqu’à l’hôtel. Mes chers amis… je ne suis pas ton amie, monsieur le guide, je n’aime pas cette formule de jovialité forcée. Distribution des cartes à l’hôtel, on file dans la chambre, au calme, puis dîner tranquillement dans un charmant bistrot où la silhouette d’un cochon est dessinée au mur avec des bouchons de liège.

 

Samedi

Nous partons dans les rues à la découverte de Pest.

Nous visons la visite guidée de Buda à 14h. Vers 13h, nous avons passé des petites maisons aux vélux alignés, une façade orange, les bruits de couverts d’une auberge, et nous nous baignons tranquillement dans cette ambiance de province aux beaux jours sur un banc en contrebas de l’église Matthias, que nous n’apercevons pas, et des tourelles à la Walt Disney. Nous sommes à la lisière mais hors de l’enceinte touristique, la vue sur Pest est déjà belle dans notre dos, entre les branches des arbres, la ville est loin, les oiseaux pépient, atmosphère de pâquerettes et de printemps. On se découvre, on se recouvre au gré des nuages et du vent, Mum me prête ses lunettes de soleil pour reposer mes yeux. On est passé de pluie potentielle à éclaircies à pourquoi diable n’ai-je pas pris mes lunettes de soleil.

Vers 13h45, nous engloutissons à la hâte des petits pains avec des tranches de fromage achetés au supermarché du coin, après disqualification des grailleries vendues aux touristes. Parfait d’improvisation.

Visite guidée jusqu’aux jambes et l’attention fatiguées. Nous trouvons refuge dans une boutique toute petite qui fait des rétes et vend un thé (allemand) absolument délicieux, que nous ne retrouverons pas au supermarché.  Des oreilles de lapin sont dessinées à la craie à hauteur d’enfant et des cartes du monde couvertes de punaises multicolores : l’Afrique est clairsemée et l’Europe surpeuplée, mais on vient manger des rétes du monde entier. Du coin de la rue aussi, à la sortie de l’école. Puis il est temps d’aller faire ses devoirs et nous nous retrouvons seules, un peu rouges, échevelées, échouées sur les grands tabourets, dans le ruminement discret du réfrigérateur. 

Rentrées à l’hôtel nous reposer nous n’avons plus vraiment envie d’en ressortir. Nous nous motivons à la démesure : direction le café New-York, lustres, stucs, colonnes, ors et apparat, qui disparaissent devant la colonne de glace commandée en guise de dîner. Le vrai luxe, c’est de l’oublier. C’est plus facile pour nous étrangers que pour les locaux : à en juger par leurs tenues du soir et leurs commande dessert only, c’est une sortie prisée pour seconde partie de soirée. En baskets de tourisme, nous hallucinons un peu de nous trouver pour le prix d’une brasserie parisienne lambda dans un décor digne du Train bleu ou du Café de la paix.

 

Dimanche

Pendant que Mum est sous la douche, je ré-étudie le guide : trop de soleil filtre à travers les rideaux de la chambre d’hôtel pour aller s’enfermer, fusse dans un décor délirant mi-bains turcs mi-église gothique. Promenons-nous plutôt dans le quartier du Parlement ; il y a des immeubles Art Nouveau à voir, le péché mignon de Mum (moins mignon quand on a traversé toute la banlieue de Vienne pour cocher la checklist des dix travaux d’Otto Wagner – mais a posteriori, c’est un souvenir que j’adore). Nous découvrons l’immense place de la Liberté, des bâtiments qui rivalisent pour vous impressionner, de l’espace vert, une colonne phallique et l’ambassade barricadée des États-Unis qu’il faut contourner pour voir de près un immeuble magyar aux décorations délirantes. 

Nous suivons les contours du Parlement qui occupe un quartier à lui tout seul, puis longeons le Danube vers le Duna Park pour une collation de gâteaux. C’est plus au Nord que nous n’avions été jusque-là, et l’occasion de voir la ville telle qu’elle ne se visite pas, avec ses pâtés d’immeubles dortoirs et ses coffee shop où il fait bon bruncher. Nous nous installons en terrasse, entre deux rues mais près d’un square tranquille. Il fait beau à tomber le manteau et à faire tourner la chantilly du krémes que j’ai pris pour goûter sans plus avoir très faim, pour le plaisir de retourner près de la grande vitrine de gâteaux et commander ce que je n’aurais jamais choisi si je n’avais pas été en vacances. Mum s’en fout, ça l’amuse ; elle sait bien que les gâteaux se visitent comme le reste de la ville et s’inquiète juste de mon degré d’écœurement. Toujours l’épisode fondateur des Chokini : trop petite pour m’en souvenir, j’aurai avalé le paquet entier de gâteau… et l’aurais vomi chez l’amie de ma mère chez qui nous nous trouvions.

 

 

Promenade digestive sur l’île Marguerite, sorte de parc-centre de loisirs sportifs plein de joggers. L’île est desservie par un pont tricéphale, légèrement biseauté au niveau de l’île comme les deux pans d’une écluse. Sur l’autre rive, après digestion, il y a les bains Lukács. Nous ne sommes pas sûres de nous, en arrivant au milieu des bâtiments jaune Sissi : des plaques de médecins, mais aucune indication de piscine ou de spa. C’est bien là, pourtant. Ces bains-ci sont si peu touristiques que la caissière à l’accueil ne parle pas anglais* ; c’est tout une histoire pour réserver deux massages, on dérange le caissier d’à côté, les horaires, décalés, le prix, fois deux, toujours trois fois rien, et les bracelets qu’on attache à notre poignet, avec lesquels on peut ouvrir et fermer son casier, retrouver le numéro si on l’a oublié, et biper-pointer pour le masseur (Palpatine aurait été enchanté, je crois). Les locaux ont l’habitude ; ils viennent avec leur serviette ou leur peignoir de bain. C’est en deux pièces et pieds nus que j’erre dans les couloirs labyrinthiques après abandonné Mum aux mains d’une grande femme qu’on casterait sans problème comme infirmière est-allemande dans un film de guerre. Je fais le tour du bâtiment, pourvu de plusieurs cours intérieures qui abritent les piscines d’extérieur ; le contraste est surprenant entre l’architecture cossue des façades et les installations très piscine municipale. Seule exception : l’espace Wellness, que je finis par trouver, très haut de plafond, des globes ronds, quelques grandes plantes vertes et un transat que je tire jusque dans le rayon de soleil. J’attends là, à fixer le renfoncement jaune de l’immense fenêtre qui se finit en demi-cercle dans les arbres. Les bruits sont lointains, de la route, du personnel ; il n’y a personne. Que la lumière déclinante et les fantômes de la littérature de sanatorium. Je commence à avoir un peu froid, mais j’aime assez. J’aime encore plus le massage qui suit, ou plutôt la sensation qui vient après, une fois que les points de tensions, harassés, se sont lassés. Sur le moment, c’est douloureusement agréable. It’s very tight, remarque le masseur très à mon goût (à mon goût avant même qu’opère l’effet de transfert propre au massage et à la gratitude qu’on éprouve pour quelqu’un qui nous fait du bien). Dos pas entièrement détendu mais fortement délassé ; j’ai rapporté à Paris l’unique Advil dont j’avais la veille repoussé la prise en découvrant que le reste de la plaquette était vide.

On repart en petit-nuage-tram jusqu’à l’hôtel, où je récupère la doudoune de Mum pour la soirée frisquette mais magique à bord d’une péniche. Dîner-croisière plein de lumières.

* Hongrois qu’on comprend, mais on ne comprend pas élue meilleure blague pourrie du séjour.

 

Lundi

Un bout de Pest que nous n’avions pas fait. Des halles de quartiers, puis les Halles pour lesquelles on les avait d’abord prises.

Pour le dernier jour, je veux aller voir de près la statue de la Libération. Ses bras levés et sa jupe au vent dégagent une force peu commune lorsqu’on la voit au loin au sommet du mont Gellért, une espèce de Mistral historique personnifié, proue de la ville qui pourrait à tout instant la détacher et l’entraîner plus avant, plus aval, sur le Danube.

Nous nous rapprochons du mont Gellért en métro, puis entamons l’ascension en bus, en compagnie des habitants des contreforts – des immeubles qui me rappellent les résidences de Sanary sur la route du Lançon (sûrement à cause du rétes fromage-fleur d’oranger dans lequel je viens de croquer) et des villas de plus en plus cossue et espacées tandis que la végétation s’épanouit. Le vieux véhicule peine, mais après quelques arrêts, ça y est, il n’y a plus que la route à traverser, un parc à monter et on y est. Le lieu est touristique, mais pas si plein de monde qu’on n’entende plus chanter les oiseaux. Surplombant la ville, on s’en est extirpé ; c’est la campagne à quinze minutes du centre-ville. Tout juste si le cerisier en fleurs qui borde le premier promontoire with a view ne vole pas la vedette au panorama.

 

 

De près, la statue est toujours imposante mais moins impressionnante : la contre-plongée fait disparaître les plis téméraires de sa jupe. Deux statues plus petites l’entourent, qui me feraient aimer le réalisme socialisme.

 

Communism on the verge of smashing Coca-Cola

 

On les regarde et on les oublie depuis le banc où nous nous sommes installées. Là et accoudées à la rambarde, vers le versant vert du mont, un enfant avec son bâton nous fait parler de transmission. Une amie de Mum, qui n’était pas sûre de vouloir un enfant, commence à éprouver le désir de transmettre ce qu’elle a vécu et appris de la vie. Je comprends ce désir mais pas la forme qu’il prend : je lui préfère le partage avec mes contemporains immédiats, sans ligne de temps*. Et tant pis s’il est plus facile de modeler quelqu’un depuis son plus jeune âge, de transmettre par imprégnation plus que par savoir. Je ne sais pas si, ne voulant pas d’enfant, je me dégage de l’illusion d’immortalité, comme je le croyais depuis ma lecture du Banquet (avoir un enfant pour passer le relai génétique et continuer à exister un peu après sa propre mort) ou si, cela m’effleure seulement, je la renouvelle en la déplaçant (ne pas même mourir symboliquement en étant dépassé par celui que vous avez engendré).

« Je préfère parler de partage plus que de transmission, car on transmet avant de mourir ».

 

 

Les autos lointaines scintillent entre les branches nues et les bourgeons obscènes comme les gouttes d’eau d’une toile d’araignée. Je deviens sensible aux saisons en vieillissant, me confie Mum. Je pense immédiatement à ce haïku twitté par Melendili :

En secret
Le printemps me manque
Je vieillis

Awano

Moi aussi, je deviens sensible aux saisons, moi aussi, je vieillis. On me dit maintenant que je suis encore jeune. Il y a un ou deux ans seulement, il n’y avait pas d’encore. La nostalgie à venir rajoute à la beauté du moment. Nous repartons par l’autre côté, celui qui n’a pas de stand de tir à l’arc ni de chalet à gâteau cheminée, c’est le calme, une journée de printemps paisible. Nous attendons à peine l’autobus avec trois mamies.

À quelques heures du départ, il nous reste deux envies sur notre check-list. Pour Mum : trouver une couronne de Pâques comme elle en a vu quelque part dans Pest le premier jour. Impossible, évidemment, de se souvenir où. Elle a presque renoncé lorsque, bingo, une boutique de déco-fleuriste : fleurs, petits œufs de Pâques et mini-pompons blancs comme des queues de lapin trôneront sur la table pour le repas de Pâques.

L’autre envie à check-lister porte le nom de mon arrière-grand-mère : c’est un salon de thé juif que le guide mentionne pour ses flödni. La devanture austère nous exalte à cause de son nom, mais nous ne nous attardons pas à l’intérieur – simple achat de pâtisserie que, par trop-plein de sucre, nous mangerons dans l’avion (mon arrière-grand-mère peut être fière de l’usage de son nom ; c’est très bon). Alors que je me demande, dans les rues adjacentes du quartier juif, si ce nom à consonance allemande nous apparente de quelques manière que ce soit à une certaine judéité, j’apprends que j’ai dans mes ancêtres pas si ancestraux des orthodoxes pratiquants. On ne sait jamais d’où l’on vient.

Ni où l’on va. Nous avons épuisé notre liste avant le temps imparti, sans qu’il en reste assez pour se lancer dans de nouvelles aventures. Nous nous promenons encore un peu dans Pest, sans trop nous éloigner, en essayant d’emprunter des rues par lesquelles nous ne nous serions pas encore passées. Une ou deux découvertes (notamment l’académie Liszt, au hall d’entrée plus que richement décoré, monceau vert de cabochons et d’art déco), mais pour l’essentiel, nous succombons à la force d’attraction des mêmes axes de circulation. Le soleil s’est un peu voilé ; c’est avec des regrets amoindris que nous regagnions l’hôtel. Le car, l’aéroport trop tôt, l’avion en retard, Sollers insupportable que je lis le plus vite possible dans le bruit des réacteurs. Mum me dépose chez moi un peu avant minuit ; les princesses vont devoir se lever pour retourner bosser.

Budapest, approche comparative

Toujours cette double flèche du premier cours de philo en hypokhâgne, on n’en sort pas :

identité <–> altérité

Il en va pour les villes comme pour le reste : retrouver le même dans l’autre permet de dresser une nouvelle carte d’identité, rendue singulière par une combinatoire qui lui est propre.

Dans la formule de Budapest, il y a…

les tuiles vernissées de l’église Matthias comme celles de la cathédrale Saint Stephen sur la grande place de Vienne,

 

St Stephen à Vienne, photo Wikimédia

Eglise Matthias, photo perso

Cliquez-glissez la photo de gauche pour rappeler Vienne…

les murs des bains Lukács jaunes comme ceux de Schönbrunn,

les clochers des églises comme à Heidelberg, où je ne suis jamais allée, mais dont l’image s’est imprimée en moi à travers un poster qu’il y avait dans la cantine ou les couloirs du lycée (ville d’échange pour les germanistes LV1 ?) ; mes archives photos attestent que j’en ai vu d’autres depuis, à Vienne notamment, à Saint-Pétersbourg probablement, mais l’image du rêve reste plus prégnante : comme à Heidelberg (alors même que l’image du poster n’était peut-être qu’une tour de pierre carrée en ruine),

 

 

les grands boulevards comme ceux du Paris hausmannien ou du Ring viennois (ils drainent encore mieux la circulation ; entre deux, ainsi qu’était notre hôtel, c’est le calme plat),

une colonne bardée de statues de saints comme à Prague, je crois (après quelques années, les souvenirs se mettent à flotter dans ma mémoire sans plus d’ancrage géographique),

 

 

les musées amalgamés en hauteur comme le Belvédère à Vienne, en plus compacté,

la relève de la garde comme en Grèce (avec les lunettes de soleil, mais sans les pompons)(je me demandais si faire le piquet était un honneur ou un placard : un honneur apparemment, à Londres à tout le moins où, m’apprend Mum, ils sont triés sur le volet),

le Danube bleu comme une orange, calme comme la Seine, large comme la Neva (deux fois moins, en réalité chiffrée : 350 mètres de long, là où la Neva en fait au moins 600)

Budapest, approche touristico-historique

Vous ne lui trouvez pas un air Disney à cette tourelle ?

 

Les guides touristiques commencent toujours par « un peu d’histoire ». Histoire d’ajouter la dimension du temps à celle de l’espace, celle-ci ayant pourtant été façonnée par celle-là. L’histoire aplanit le relief : les vestiges co-existants redeviennent successifs, alignés sur le fil chronologique. On oublie que chaque présent réécrit le passé sans ambages, comme l’hôtel Hilton mochement moderne installé dans les restes d’un couvent du XIIIe siècle. L’histoire dévidée comme un boniment est explicative, reposante, ennuyeuse aussi. Je n’ai pas grand-chose à faire du roi Matthias*, je le confesse, ni de ceux qui viennent avant, ni de ceux qui viennent après. Pas individuellement en tous cas.

L’accent prononcé de la guide, le micro, le bruit ambiant… mon anglais ne me permet pas de combler aussi facilement la perte d’information. Je décroche régulièrement, happée par ses tirades ingressives. Ingressif : j’ai découvert ce mot en cours de phonétique (enseignement secondaire obligatoire tombé de nulle part en fac de lettres) ; il caractérise un son émis sur l’inspiration, comme « oui ». (Non, nous n’avons pas parlé de la problématique de l’orgasme en cours.) C’est assez rare en français, qui se parle dans l’expiration (égressif). Je ne sais pas ce qu’il en est du hongrois, mais notre guide hongroise parlant anglais semblait parfois à la limite de l’asthme. On se trouve aspiré dans son manque d’air et l’on se heurte à ses lèvres trop fines et étirées pour articuler le filet d’air qui passe, au-dessus desquelles s’agite un regard vaguement inquiet. La visite est un peu éprouvante, mais elle est, elle, émouvante dans son désir de partager sa culture à des étrangers un peu paumés.

Je ne suis pas très concentrée, mais je suis docilement la visite guidée pour attraper au vol les influences diverses, pour les voir s’entrechoquer et s’entremêler dans la ville, pour les voir faire la ville, devant moi dans le désordre de l’histoire non-linéaire : résidence royale néoclassique tristounette ; fontaine priapique héritée de l’occupation ottomane (occupation parce que ce n’est pas la culture qui a été conservée ; les Magyars** aussi ont été des envahisseurs…) ; église médiévale agrandie, transformée en mosquée, redevenue église, reconstruite ; ou encore Palais royal médiéval-baroque-dixneuvièmiste devenu musée, ce qui n’est à tout prendre que la version culturelle de la disneylandisation. Dans un cas, le temps n’a pas été (Disney uchronique et donc utopique) ; dans l’autre, on fait semblant qu’il ne passe plus (temps devenu géographique, désincarné dans des œuvres ou des objets parmi lesquelles on peut à notre tour passer, comme le temps). Le quartier du château et de l’église, trop touristique avec son passé marchandé et ses tourelles qui semblent tout droit sorties du château de la Belle au bois dormant à Marne-la-vallée, n’en exerce ainsi pas moins sa fascination : celle de voir le temps en bloc, ivresse de se promener parmi ce qui était avant nous et ce qui était avant ce parmi quoi on se promène, vertige temporel conjugué à celui d’une position imprenable (comme si nous n’allions pas y passer nous aussi), vue sur la ville qui se déroule des temps passé jusqu’à nos pieds, le long du fleuve qu’on ne voit pas couler, entre le kitsch et la légende (je ferais bien un tour de la ville à dos de Turul, un aigle qui n’en est pas un, ni bonapartien, ni germanique : hippogriffe local).

Turul vers l’infini et l’au-delà
(vu de profil, il n’a pas l’air commode, en fait)

Le Pont aux chaînes et les fantômes parasols du passé

 

Sur le seul point plus haut de la ville, à vol d’oiseau justement, une statue commémore la libération de Buda, c’est-à-dire le début d’une nouvelle occupation, soviétique et non plus nazie. S’il est une influence historique qui brille par son absence, c’est bien celle-ci : cette statue est la seule à avoir été conservée et, à en croire le guide (papier, cette fois), elle avait originalement été commandée par un hitlérien pour commémorer la mort de son fils sur le front de l’Est… Ironie de l’histoire et rappel de ce que les vainqueurs (même temporaires) la réécrivent toujours. Les autres statues (réellement) communistes ont été reléguées dans un parc en dehors de la ville. J’y aurais bien été s’il ne se trouvait pas à une heure en transports de la ville ; je trouve l’idée d’un cimetière de statues hautement poétique (et intelligente : ne pas renier l’histoire, l’évacuer toutefois). Dans la ville elle-même, quelques trams vieillots (d’autres flambant neufs) et quelques bâtiments blockhaus, mais pas plus qu’ailleurs (juste de quoi enrichir ma collection photo de contrastes urbains). Rien à voir avec Prague, qui semblait d’une autre époque lorsque je l’ai visitée – mais aussi, c’était il y a plus de dix ans ; peut-être la capitale tchèque en est-elle au même point aujourd’hui… Tant de lieu qu’il faudrait déjà revoir quand il en reste tant à découvrir…

 

Contrastes urbains, côté Pest

 

Épilogue de la visite de Buda : nous quittons le Buda historique par la porte de derrière, du côté opposé au fleuve, et redescendons en bus parmi les mortels pas encore morts dans le Buda en contrebas, aux vagues airs de banlieue dortoir ou cossue.

* Mátyás en hongrois. Maintenant je me demande si le pâtissier Matyasi a des origines hongroises, c’est malin.
** Si j’ai bien compris (mais c’est peu probable), magyar est la version hongroise de hun (hunhongrois…).