D’après le journal de Virginia Woolf

Quand Melendili m’a proposé d’aller voir une pièce inspirée des journaux de Virginia Woolf, je n’ai pas cherché à en savoir beaucoup plus : cela me faisait plaisir de sortir avec elle ; même si la mise en scène s’avérait décevante, il y aurait toujours le texte auquel se raccrocher. Let’s go : Let me try.

Cela valait carrément la peine de se traîner jusqu’au théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis. La pièce d’Isabelle Lafon ne se résume pas à la lecture de morceaux choisis du journal (et rien que le travail de sélection, déjà…). Elle n’extrapole pas sur une nouvelle trame narrative, mais incarne, au-delà de la voix qui lit, de la voix qui oublie qu’elle récite (et jamais ne déclame) — incarnation non pas dans un mais trois corps, de comédiennes qui trient les pages du journal, lisent leurs trouvailles à leurs acolytes et s’interrompent de temps à autres pour un créer un nouveau tas de feuilles. Si elles commentent parfois ce qu’elles lisent, ce n’est jamais à la manière d’un exégète qui se livrerait à une analyse littéraire ; l’intervention est toujours brève et apporte souvent un élément de contexte, à la manière de NDLR dans les interviews.

De gauche à droite : Marie Piemontese, Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon

D’emblée, Johanna Korthals Alter me fascine : ses cheveux blond vénitien tressés qui la font imaginer irlandaise, évidemment, avec l’aura des projecteurs ; son splendide accent tandis qu’elle bascule en VO, of course ; ses chevilles nues qui dépassent d’une longue robe austère et de chaussures plates marron tout aussi austères, oui aussi, et : la finesse de sa silhouette, pas du tout fragile, nerveuse plutôt, qui semble une synecdoque de son débit de parole — incroyablement vif, et curieusement heurté entre deux mesures si fluides qu’on ne les a pas entendues passer. Il faut s’accrocher, trouver une concentration comme n’en exige de moi généralement que l’opéra, lorsqu’on lit sur les prompteurs la traduction de ce que l’on écoute, et que l’on cherche simultanément à retrouver dans la langue mal sue les mots que l’on a lu, tout en mettant en perspective une signification modulée par les intonations musicales. L’exigence est justifiée : dans cette fulgurance rythmique transparaît quelque chose du jaillissement de la pensée. La rapidité fait signe vers la vivacité et l’acuité de l’intelligence qu’il faut pour se maintenir dans ce flux continu, qui semble aller toujours plus vite à mesure qu’on cherche à s’y maintenir ; il faut abandonner la réflexion, et se laisser entraîner à penser, à ressentir, avec la romancière. Laquelle déplore avec humour ne pas pouvoir interrompre ses invités en plein milieu du thé pour noter leurs propos, leurs manières… toutes petites idiosyncrasies que Virginia Woolf ne cesse récolter et qui font la perspicacité de sa vision.

Il ne s’agit pas de théoriser, ou seulement même de réfléchir sur les écrits en cours, mais de vivre. Et de remettre ainsi l’écriture en perspective : une nécessité qui s’efface comme fin pour nous connecter plus directement à sa source et nous faire voir ce qu’on en aurait pour un peu oublié de vivre. Alors il y a des notes sur ses écrits, oui, mais aussi des réflexions plus générales et des descriptions tout ce qu’il y a de plus contingent : ses promenades dans les collines, où l’on sentirait presque sa cage thoracique se gonfler à la mesure de l’univers, dans lequel elle se dissout et se vivifie, son mari qui plante des iris pendant qu’Hitler éructe dans le poste radio, de nouvelles robes, un chapeau-crêpe et même une coiffure ratée : tant pis, conclut-elle, j’affronterai la vie frisée.

Chacune des comédiennes à son tour se laisse posséder par cette voix à laquelle elles prêtent la leur. Marie Pemontese introduit la première grande respiration, et avec elle, une certaine nostalgie : les mesures se font plus amples, embrassent davantage la vie comme destinée. Avec Isabelle Lafon, c’est plus de rondeur, dans le prononciation et dans l’humour. Dans sa manière d’enlever ses lunettes, de les remettre et d’en porter les branches à sa bouche, je retrouve les gestes de mon professeur de français de khâgne, apparue juste avant dans notre discussion brunchesque, et je ne sais pas pourquoi, cela m’a touchée. Peut-être parce que je prête ainsi à la comédienne un âge que Virginia Woolf n’a jamais atteint ?

La maladie mentale de la romancière n’est pas éludée, mais son portrait ne s’y abime pas pour autant. Seule une paire de chaussures rappelle discrètement sa fin, laissée sur le rivage de la scène, devant des tas de feuilles sur lesquels l’une des Virginia sautera comme sur les rochers d’une rivière — le début du déséquilibre. Il y a quelque chose d’inquiétant, aussi, parfois, devant les absences de la Virginia rousse, retirée soudain en elle-même (ou le langage en elle), sa bouche bée comme un trou noir. C’est suffisant : un arrière-plan sur lequel se détache plus vif encore l’appétit de vivre de V. Woolf, la tension avec laquelle elle se jette dans l’extraordinaire quotidien, le cou tendu à en faire ressortir les tendons, dans la tension et dans l’élan : eager.

J’ai très très envie de lire son journal, maintenant.
(Et d’acheter des petites chaussures plates marron à porter pieds nus sous une longue robe grise.)