Depuis l’apnée

Jo. s’interrompt et regarde la feuille posée à côté d’elle pour retrouver le nom de la pause de yoga qu’elle m’explique par Skype. Des a partout, peu importent les consonnes qui s’intercalent entre, je fourche déjà une fois sur deux lorsqu’il est question du coranoconaroconnard de, je me concentre, coronaviruscoro comme dans couronne ou corollaire. Autant vous dire qu’un nom indien à rallonge, on n’y est pas.

Je n’y suis pas vraiment non plus, impatiente, excédée par mon corps qui a faim et refuse de se relaxer parce que c’est l’heure de déjeuner, il veut manger et, mécontent que sa demande soit ignorée pendant une demie-heure supplémentaire, tire à lui la couverture, l’attention, l’énergie. Ce ne sont pas des images de bons petits plats, des visions culinaires heureuses ou même des pensées qui dérivent, non. C’est une tension continue, comme s’il y avait danger à ne pas manger, à poursuivre une privation qui doit s’enraciner dans une temporalité n’ayant rien à voir avec les quatre heures d’intervalles entre le petit et le grand déjeuner. Quand j’ai faim, je n’ai pas envie de manger, j’ai des envies de massacre. Heureusement que la caméra ne fonctionne pas, finalement, que Jo. ne me voit pas. On entend déjà bien assez que je suis irascible.

Dès que j’ai mangé, ça va mieux. Je voudrais effacer la séance de yoga, la refaire maintenant à satiété.

La première semaine, j’ai été hystérique. Je n’aime pas le terme, mais c’était de cet ordre-là, tout mon être comme une voix high pitched, high-strung, une ligne à haute tension. J’étais enthousiaste au possible sur une broutille et, l’instant d’après, la broutille-barrage cédait, et l’angoisse sans objet déferlait. Larmes, nerfs, tout ce qui fait crise. Et puis comme si de rien n’était. Rebelote.

Ce n’était beau ni à voir ni à vivre.

J’ai fini par comprendre qu’il fallait se laisser traverser. C’est comme une chute au ski : si on reste souple sur les genoux et qu’on ne se crispe pas, il y a moins de risque de blessure.

Je me suis laissée traverser. Plusieurs fois.

La deuxième semaine, j’étais vidée. Le plus gros de la nervosité éclusée, j’étais anormalement calme, un calme d’après la tempête. J’ai voulu croire à l’apaisement, mais il s’est mis à pleurer, lui aussi, silencieusement, face à l’écran du télétravail. Tout semblait devoir durer toujours.

La joie qui se retire comme la mer autour du mont Saint-Michel : je n’y suis jamais allée, mais j’ai toujours cette image qui me vient, quand la vie se dévitalise, perd en couleur – la mer qui se retire autour du mont Saint-Michel. Je sais, intellectuellement, que la marée est un flux, mais quand la joie est à marée basse, tout semble devoir durer toujours.

J’aurais voulu me sédimenter, dans la posture de l’enfant, devenir un galet, un fœtus fossilisé en galet, lourd et lisse et agréable dans la main, qu’on posera sur l’étagère de retour de vacances en oubliant la chaleur qu’il dégageait dans notre main sur la page où on l’a ramassé.

J’aurais voulu me minéraliser, devenir un gros rocher : être à soi-même sa propre caverne où hiberner. Ne plus sortir ni de soi ni du lit. Fixer l’écran sans travailler, être allongée après la nuit, respirer seulement à n’en plus finir. Mais il faut se doucher, travailler, enchaîner ce qui est devant être fait. Je me suis douchée, j’ai travaillé, j’ai fait ce qu’il fallait faire : pas grand-chose, à vrai dire.

J’aurais voulu que tout s’arrête, sans savoir quoi, au juste, car tout ou presque s’est déjà arrêté. J’avais le repli que je souhaitais intérieurement, et ça continuait trop encore, j’aurais voulu arrêter de travailler, poser des congés et me laisser exister, comme un gros rocher, un galet au milieu du salon.

Il n’y a plus d’espoir, le sale espoir…

Il paraît que lorsqu’on ne peut ni combattre une menace ni la fuir, notre corps est biologiquement programmé pour « faire le mort » – c’est notre meilleure chance de survie.

(Au cas où vous vous demanderiez d’où vient la fatigue qui s’empare de vous à ne rien faire.)

…

Je me suis mis à passer étrangement le temps, comme un caillou à moitié émergé autour duquel la rivière fraye. Une résistance intouchée.

La troisième semaine, l’énergie a commencé a reflué doucement. J’ai essayé de lui faire de la place, de la ménager, de l’entretenir, comme un feu de cheminée ou un levain (j’ai découvert comment naissent les levains… et renoncé à peu près aussitôt à engendrer un Moloch qu’il faudrait nourrir). La répétition des jours à fait affleurer une routine que j’ai essayé de peaufiner une fois remarquée : le douche est passée du matin au soir, de manière à démarrer la journée in media res, avec la lumière déjà levée, petit-déjeuner, lit replié en canapé, préparation du déjeuner, pause goûter, yoga, douche, dîner, Duolingo, Whatsapp (qui, de toute la journée, s’est peu à peu résorbé autour de quelques sessions dédiées).

Le temps ainsi réordonné, employé, a repris quelque chose de son chaos premier – un galop. Il s’est remis à fuir. Je me suis mis à créer des brèches dans le temps de télétravail et à les colmater aussitôt avec une lessive à lancer, un chien tête en bas vite fait, une lessive à étendre, une recette pour parer au repas du soir. Je ne sais pas où les gens trouvent le temps de s’ennuyer. Ce que j’ai envie de faire déborde toujours le temps dont je dispose une fois l’intendance évacuée – voire procrastinée.

J’avais lu quelque part que pour les pensionnaires de maison de retraite, le temps devient infiniment long et infiniment rapide : rien ne se passe de spécial qui fasse passer les heures, elles s’enquillent les unes dans les autres, et bientôt rien ne vient distinguer une journée d’une autre, elles se superposent, s’annulent les unes les autres comme des termes négatifs multipliés, et les semaines, les mois sont passés sans crier gare. Il y a quelque chose de cet ordre au quotidien calfeutré. Je me raccroche aux jours inscrits sur ma plaquette de pilule, que je ne rattrape plus le cœur battant, le soir, en rallumant la lumière, pour vérifier que je n’ai pas oublié de la prendre au petit-déjeuner. Il n’y a plus aucun risque.

Cinq semaines sans toucher un seul être vivant, pas même un chat. Pas de sexe, bien sûr, pas de câlins, pas de hug, pas de bise, pas de poignée de main que je déteste, moite-poite, pas de doigts effleurés par-dessus le pain en rendant la monnaie. Je ne me pensais pas spécialement tactile ; je n’y avais pas pensé en me confinant seule – c’était la chose la plus raisonnable à faire. Je crois que la pensée a surgi en même temps que la première vague de panique : 5 semaines sans toucher un seul être vivant.

Un matin, en me retournant à la recherche d’un supplément sommeil, ma main tout juste sortie de sous la couette s’est posée sur l’épaule opposée, plus fraîche : pendant une seconde, j’ai eu l’impression d’être touchée par quelqu’un d’autre, c’était délicieux.

Il y a quelques nuits, j’ai rêvé qu’un homme avec qui je marchais dans la rue passait le bras derrière moi et posait sa main sur ma hanche : le comble de la volupté.

J’aurais pensé qu’à vivre dans un espace réduit, l’esprit prendrait le pas sur le corps, que celui-ci se trouverait oblitéré, dépassé pour un ailleurs mental par la lecture, le dessin… C’est le contraire qui s’est produit : le corps a pris le pas, a mis l’esprit au pas. Mon studio est devenu comme une cage thoracique géante, une caisse de résonance où le moindre besoin physique se fait entendre avec davantage de clarté. Manger à sa faim, à son heure, à sa légèreté ; dormir et ne se lever qu’après avoir somnolé jusqu’à l’éveil ; bouger, marcher, s’étirer… Ces dernières années, je ne cesse de le redécouvrir avec étonnement – cette fois-ci, seulement, avec plus d’acuité. Je sais bien pourtant qu’il ne faut pas que je tire sur la corde de la faim ou du sommeil ; je sais qu’il vaut mieux pour mon entourage que je ne manque pas mon cours de danse hebdomadaire. Je sais que tout cela influe. Mais en ce moment, cela ne fait pas qu’influer, influencer, comme un facteur à la marge : mon équilibre psychique est directement indexé sur mon bien-être physique. Je me shoote aux endorphines. La séance de yoga pour tester, pour changer, pour ne pas se démuscler, est en train de devenir la clé de voûte de mes journées. Si je m’étire, si je fais respirer mon corps, ça tient, ça passe, ça va.

Open the chest, open the heart, répète régulièrement Adrienne sur ma tablette, et je sens que ça s’étire, se dé-rouille ; mon buste gagne en mobilité, et il y a un peu plus de place pour respirer. A peine plus, mais ça ménage un jour, et quand je vois celui qui filtre le matin sous les rideaux occultants que j’ai pourtant scotchés aux murs la veille au soir, je me suis dit que ça va peut-être suffire, ça va s’aérer.

La respiration, le souffle, il y a un truc qui m’attend juste là, une curiosité qui s’est éveillée.

…

Avec Melendili, on ne se téléphone pas, on ne se Skype pas, on s’écrit un peu en DM de toutes nos applis, mais surtout : on s’envoie des messages vocaux par Whatsapp. Un SMS vocal qu’on écoute quand on veut, auquel on répond selon sa propre temporalité. Qu’on peut réécouter. Je réécoute parfois les siens, toujours les miens. C’est comme sur les vidéos de danse : si je suis sur scène, j’ai un mal fou à me lâcher des yeux. Parce qu’on est entraîné via le miroir du studio à traquer ses défauts, oui. Mais pas que : on se voit comme nous voient les autres, détaché de notre intériorité. Et ce n’est pas un selfie qu’on aurait manigancé : c’est ce que nous sommes et qui nous échappe – ce par quoi on s’échappe, et qu’on n’a de cesse de rattraper, le regard captif comme un chaton concentré pour mettre la patte sur la plumette rouge qu’on affole devant lui.

Je réécoute les messages vocaux que j’envoie, ma voix sans le retour vibratoire qui pour moi la caractérise. Elle est assez désagréable. Mais je m’y fais, à ce désagrément, je l’oublie facilement. Ce qui me choque alors c’est, non pas la rapidité de mon débit (je le sais, on me l’a toujours répété : qu’est-ce que tu parles vite !… y’a pas le feu au lac… articule… j’en rien compris… moins vite… ) ; c’est la concaténation irrégulière des syllabes. Ça se bouscule de part et d’autres d’hésitations à n’en plus finir ; ça reprend en mitraille pour compenser le temps perdu, et anticipe le faux pas suivant. Il me faudrait du yoga pour la voix, pour étirer toutes les syllabes-vertèbres de la phrase, et faire que l’air passe, que le blanc typographique soit préservé.

…

Le samedi soir, je regarde The Voice d’une oreille distraite. Le jury, les candidats, tous n’ont qu’un mot à la bouche : l’émotion. L’émotion, ça ne veut rien dire. Mais parfois ça touche. Parfois aussi ça ne touche pas du tout, mais bizarrement, ça touche celui d’à côté, c’est tombé sur lui, ça vous a raté. J’aime bien alors quand un membre du jury parvient à évoquer précisément ce que ça a atteint ou réveillé en lui, quand il se met à raconter un fragment personnel de sa vie. Ce n’est pas souvent, il faut bien avouer. Souvent, le jury dit qu’il y avait de l’émotion, je vous en mets 500 grammes et 2 minutes 30, ça m’a touché, et hop coulé, on enchaîne sur le candidat suivant. A force d’être touché, tout le monde se touche et luit comme l’entrejambe de Victor Noir au Père-Lachaise. C’est le showbiz qui veut ça. Comme l’émotion n’est pas prédictible, la production fait tout pour la susciter de manière artificielle, en la déportant de la voix sur la personne : ce sont des montages héroï-comiques sur les difficiles épreuves traversées par les candidats, à 2000 km de leur famille, enfermés dans l’échec à 19 ans, perclus de doute… on en rirait tant ils sont comme nous tous.

L’émotion, c’est la larme qu’on verse. Quand on se voit en train de verser sa larme, le kitsch a déjà pris le pas sur l’émotion. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Kundera. Dans son montage, The Voice est sans contexte kitsch. Mais c’est comme Grey’s Anatomy, mon péché télévisuel favori, le mercredi soir cette fois : cela me rappelle l’importance de l’émotion, de trouver une voix qui fait vibrer, plusieurs voix, la sienne aussi. S’il y a un talent que je n’ai pas et que je ne risque pas de jamais acquérir, c’est bien le chant. Mais ces temps-ci, j’aurais presque envie de prendre des cours de chant. Pas pour apprendre à chanter, juste pour apprendre à poser ma voix et à la moduler, ajuster la hauteur, le débit. Ou pas même des cours de chant (ayons pitié pour l’éventuel professeur) : un cours de diction. C’est Klari qui me met sur la voie, après une séance Skype de pilates, où nous continuons à discuter allongées sur nos tapis face caméra. On a parlé de tant de choses après ça, de perceptions, de sensibilités artistiques… cela m’a ravigotée, à l’aube de cette troisième semaine désormais sur le point de finir. J’ai… repris mon souffle ?

…

Rétrospectivement, les trois semaines passées me font l’effet des premières longueurs à la piscine (que je n’ai pas pourtant pas fréquentée depuis quelques années) : très vite, c’est la panique de manquer d’air, je précipite le mouvement pour revenir plus vite à la surface, m’épuise inutilement et respire à contretemps. Une fois que j’ai repris ma respiration accrochée au bord et que j’y retourne, mon corps peu à peu se résigne à cet apport rationné – mais suffisant – en oxygène. Si je persévère, la résignation se dissipe, j’oublie le décompte des longueurs et la nage devient elle-même respiration, sans début ni fin.

Je sais qu’on dirait un slogan eat, pray, love, mais :
lutte, résignation, acceptation.

Je commence à reconnaître le passage de la deuxième à la troisième.

Je me doute que je vais encore boire la tasse dans les semaines à venir, mais j’espère que je sortirai du confinement comme de la piscine : (dé)fatiguée, mais sereine.

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