Phalanges, haïkus et météo intérieure

J’ai compté sur mes doigts et les phalanges sont formelles : cela fait sept mois que je n’ai pas pris de vacances. Deux jours seulement pour ne pas enterrer mon arrière-grand-mère ; un jour, la veille de Noël, pour rejoindre par temps de grève ceux qui restaient de la famille. Même après une année sabbatique moins un mois, cela commence à faire.

Même confinée, j’ai envie de vacances. Surtout confinée. J’ai envie de vacances. Même confinées.

…

De ma vie, je n’ai pris qu’une seule fois un somnifère. Pas même un somnifère, à vrai dire : un quart de cachet, avalé à quelques distances des écrits de l’ENS, alors que mon cerveau refusait le soir de débrancher. Le lendemain, il m’avait fallu deux bonnes heures avant de récupérer une certaine plasticité intellectuelle. J’essayais de connecter mes synapses, mais c’était comme essayer de contracter un muscle qui s’est fait la malle pendant les vacances d’été : on sait que le muscle existe, on sait comment l’appeler, mais le corps ne répond pas, et on est contraint d’appeler dans le vide jusqu’à ce que la connexion se rétablisse, que le corps cartographie le chemin du cerveau au muscle et, retour, du muscle au cerveau – ce qui peut prendre plusieurs cours de danse, pendant lesquels on est stupéfait de se trouver ainsi débile. J’étais débile de même, en attendant que les effets du somnifère se dissipent totalement. Et ces jours-ci, en pointillés, en filigrane, j’éprouve un semblable engourdissement cérébral. Chaque tâche me demande un effort qui n’est pas seulement une question de concentration, de persévérance ou de motivation : un effort physique. Je m’efforce, et j’ai de moins en moins envie de le faire. Travailler me demande une énergie que je n’ai pas les moyens de restaurer à plein.

Alors, parfois, j’ai envie de me rouler en boule et qu’on me foute la paix. Il n’y aurait aucune tristesse à se transformer en chat.

(Parfois aussi, je pète le feu – miraculeusement en possession de mes moyens. Comment est-ce que je m’y prends pour les perdre dans 30m2 ?)

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Les pâquerettes blanches,
tâches de rousseur
sur la pelouse verte

Melendili fait faire des haïkus à ses sixièmes. Celui-là me démange depuis que j’ai eu connaissance de la consigne 7/5/7 syllabes.

Depuis ma fenêtre, je vois également celui-ci :

Fleurs roses du cerisier
sur d’autres blanches
en un feu d’artifice

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Si vous sanglotez, ne levez pas les yeux au ciel : levez la tête. Levez le sternum, empêchez la mécanique des secousses de se reproduire d’elle-même. J’ai découvert ça sous la douche.

J’ai sangloté vingt minutes cette semaine. Sur une semaine, ce n’est pas tant que cela ; c’est même une fraction dérisoire.

Je ne comprends pas vraiment d’où cela vient. Je ne comprends pas pourquoi, ensuite, c’est survenu. Je le constate seulement avec incrédulité, qu’ait pu même survenir un épisode qui sur le moment semblait ne jamais devoir s’arrêter. C’est comme chaque soir : je n’arrive pas vraiment à croire que je resterai paralysée une demie-heure par mon rituel de TOC – c’est une intempérie, une averse, un épisode ponctuel qui laisse le ciel si clair qu’on doute ensuite qu’elle ait jamais eu lieue, même si on l’a vécue, même si elle était annoncée.

Je m’entraîne à regarder cette météo intérieure comme l’autre, comme quelque chose de changeant, qui passe, derrière une vitre, et colore les heures sans présager de celles qui suivront.

Sans présager de celles qui suivront – c’est le plus dur à retenir, c’est la phrase du poème que l’on doit apprendre par cœur et sur laquelle, à chaque fois, de manière prédictible, on achoppe.

J’essaye de profiter de la lumière à défaut du soleil, j’essaye de ne pas en concevoir de frustration. Mais le soulagement qui me prend lorsque le temps vire à la tempête, de la joie presque, m’indique que je n’y arrive pas toujours. Le soleil mouchète les murs blancs des cellules mortes qui dérivent dans mon œil ; aux pixels morts s’en ajoutent parfois des scintillants, lorsque la luminosité est trop forte. J’aime le soleil un peu trop passionnément ; je lui en veux de ne pas être là, puis d’y être, exigeant que nous y soyons aussi. J’ai toujours l’impression de manquer quelque chose lorsqu’il fait beau et que je ne suis pas dehors. Cela me fait aimer, apassionnément, les jours gris, les jours de luminosité égale où l’on dispose entre l’aube et le crépuscule d’un temps qu’on peut répartir à notre guise, sans que les variations lumineuses viennent nous avertir du temps qui file comme le tic-tac d’une horloge dans une pièce vide. Les jours gris me laissent tranquille. Les jours gris en ce moment me réjouissent, surtout venteux : c’est, sur le mode mineur, la joie du massacre. Saccagez tout puisque je n’y suis pas. Ce n’est même pas de la joie mauvaise, c’est de la joie, légère, je suis allégée, l’exigence s’est relâchée, je ne suis plus en train de rien gâcher.

Le bitume craquelé,
fleurs de cerisiers
– faille rose sous le vent

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Ça va ?
Comment ça va aujourd’hui ?
Comment te sens-tu aujourd’hui ?
Est-ce que ça va mieux ?

s’enquérir de la météo des autres.

(Passion faire des tirets à la Rupi Kaur.)

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Je prends soin de moi. Il n’y a personne d’autre pour le faire. Je suis à moi-même mon propre nouveau-né.

Je prends soin de moi et ça ne me fait pas toujours plaisir. En semaine, je renonce à accomplir quoi que ce soit. Pas de blog, pas de dessin, rien d’élaboré ou de continu, rien qui demande concentration ou persévérance. À reculons parfois, je fais mes deux leçons syndicales de Duolingo, pour garder la flamme, en perdant plus de points de vie que d’habitude (je suis en plein dans les nombres et les pronoms, ça n’aide pas) et mon yoga, devenu lui aussi un impératif catégorique. Je ne fais plus du yoga pour me sentir bien, ce qui me dispenserait d’en faire quand je me sens déjà bien : je fais mon yoga du jour, indépendamment de mon humeur, en espérant que ce shoot régulier d’endorphines la régule.

La préservation de mon humeur (de mon équilibre psychique ?) et la restauration de mon énergie me prennent l’essentiel de mon temps libre en semaine. Pour avoir tout de même l’impression d’avoir du temps à moi, du temps enfantin à passer plutôt qu’à employer, je regarde quelques épisodes d’une série. La première saison de The Good Place y est déjà passée. Je prends soin de moi et je me fais quand même plaisir.

Pareil en cuisine, le soin entre plaisir et souci : je cuisine pour oublier que je dois me faire à manger. Parfois ça fonctionne bien ; parfois, j’en ai marre de déplacer les récipients, les ustensiles et les aliments, de les mélanger et leur faire subir tout un tas d’action pour qu’ils ressemblent à autre chose – autre chose toujours plus désirable. Toujours (se) transformer, on n’aura jamais la paix. Tant mieux, peut-être : il est toujours trop tôt pour y reposer.

Le week-end, c’est autre chose. Je peux faire des choses, et je peux aussi n’en rien faire. Ce week-end de trois jours est une bénédiction.

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Josie George, que son handicap a rendue maîtresse dans l’art de rester chez soi, a écrit un petit guide fort bienvenu. Elle y rappelle notamment l’importance de jouer, y compris pour les adultes – une activité qui n’ait pas d’autre but qu’elle-même. Je me suis demandé ce que ça pourrait être pour moi. Le jeu a surgi dans des séquences de danse improvisées : pas de l’improvisation genre recherche de matériau chorégraphique, hein, de l’impro type je danse seule en culotte chez moi, pas épilée, sans musique. Ça me prend sans crier gare, entre deux activités, et ça ne ressemble à rien parce que ça ressemble à tout : extraits d’exo de ballet remixés, cakewalk intempestif, swing swag, accents forsythiens, moves à la Akram Khan revisité (personne n’est pas pour vérifier), danse de Saint-Gui 100% Orangina et autres mouvements random dictés par l’envie et rythmé par mon (manque de) souffle, sans musique, Cunningham meet @personalpractice. Dance magazine mettait sur la bonne piste : « But what if you could connect back with the 7-year-old- who just wanted to move? »

Cela fait partie de ces moments de joie brute, parce qu’il y en a, parfois tellement que ça déborde en enthousiasme pour rien, pour reprendre une cuillerée de crème de marron, poster une bêtise sur Twitter, répondre à une amie sur Whatsapp et relancer un épisode, juste un dernier après je vais me coucher. Il y a des moments où j’oublie que je suis confinée parce qu’il y a déjà trop à vivre ici et maintenant.

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Coller les mains en prière m’a semblé incongru lors des premiers cours de yoga que j’ai pris, comme une parodie de spiritualité. Je me sentais un peu ridicule, une impie qui copie ses voisins à l’église où elle s’est retrouvée par un concours de circonstance, pas à son aise, certaine d’être remarquée comme imposteuse et qui se tient à carreaux, doigts bien droits bien collés bien serrés. Sur ses vidéos, j’ai remarqué qu’Adrienne colle ses mains en gardant les doigts écartés. J’ai essayé, et tout de suite la position s’est coulée dans une gestuelle connue, une gestuelle propre à l’enfance, quand je collais ma paume à celle d’un adulte, doigts écarquillés de voir toutes les phalanges qu’il me restait à grandir. J’ai adoré la sensation retrouvée et depuis, je ne fais plus semblant de prier, je fais la taille des mains avec moi-même. Et les pouces collés à la poitrine prennent la mesure des battements, invitant à calmer le jeu et tout apaiser par la respiration.

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