Dernières nouvelles du cosmos

The true mystery of the world is the visible, not the invisible.
Oscar Wilde

Soyons honnêtes : si Melendili et Kalliparéos ne m’avaient pas vendu Dernières nouvelles du cosmos, je ne serais jamais allée voir le documentaire de Julie Bertuccelli sur une poétesse autiste. Le premier quart d’heure, je me demande si j’ai bien fait de suivre leur conseil, mal à l’aise devant ce corps que la caméra filme de près : un corps manifestement encombrant pour sa propriétaire, maladroit, mal contrôlé, qui bave parfois et ne parle jamais, émettant seulement des hoquets de rire ou d’angoisse – un corps d’idiot du village.

Et la pensée fut, fuse sous la forme de lettres découpées en carrés et plastifiées, qu’Hélène pioche dans un casier et étale sur une feuille de papier blanche, comme un enfant ferait des gommettes. Les premières fois, douteux, on a l’impression d’assister à un exercice de cirque pour bête de foire prodige. Mais les questions se succèdent, et les réponses, quoique décalées, restent pertinentes. Les lettres sont mal alignées, hampe par-dessus tête, et les formulations non conventionnelles, mais le sens est là, indéniable. Émerveillement : l’idiot du village est en réalité un génie, qui a appris à lire seule et compose naturellement de la poésie, sans aucune faute d’orthographe. Cela a quelque chose de surnaturel.

Alors que l’on suit en parallèle la mise en scène d’un texte dHélène aka Babouillec (poésie et handicap, forcément, Avignon likes that), l’exercice de composition se répète encore et encore devant la caméra, sans rien apporter de neuf. Le documentaire en devient lassant. Mais c’est précisément là sa force : sans que l’on s’en rende compte, un renversement s’est opéré ; ce n’est plus le surgissement de la pensée qui intrigue (l’intelligence d’Hélène est manifeste), mais le corps qui tout à la fois l’empêche et la reconfigure*. Autrement dit : ce qu’on pensait avec naïveté (et un brin de condescendance, il faut bien le dire) un problème d’intelligence est un problème de communication, d’articulation d’un mot à l’autre et d’un corps à l’autre. Ce n’est plus la jeune poétesse autiste qui est en défaut, mais nous, désespérément normaux, qui ne parvenons pas à nous hisser à, à nous immiscer dans son système de pensée, sa perception du monde. Dans l’une des dernières scènes du documentaire, un mathématicien vient ainsi la consulter comme on consulte la Pythie, en espérant entrevoir quelque chose que nous ne sommes pas encore parvenus à concevoir – entrevue qui donne au documentaire son très joli titre. Poétique : que l’on devine sans comprendre. (Tout autre, métaphoriquement.)

 

* La mère d’Hélène, devenue une encyclopédie sur l’autisme, explique que l’articulation du langage et de la main vont de paire. Pour appréhender le monde à travers les mots, il faut avoir une capacité de préhension, pouvoir refermer le pouce et l’index pour saisir (le geste par lequel un plongeur signifierait que tout est OK)(j’avoue avoir pensé : voilà enfin qui justifiait de donner « la main » comme sujet de philo à Normale Sup’). 
Je crois que la patience de cette mère, son amour pour sa fille, est une des choses qui m’a le plus émue dans ce documentaire (d’où le père est totalement absent). Après des années sans progrès, elle a retiré sa fille de l’institut spécialisé où elle était placée, s’est ingénié à trouver des moyens d’entrer en contact avec elle (par le langage, mais aussi par le toucher, car la jeune femme refusait tout contact) et continue ses efforts pour donner un jour, elle l’espère, la parole à sa fille.

3 réflexions sur « Dernières nouvelles du cosmos »

  1. Bjr, j’ai ressenti exactement la même chose que vous en voyant ces premières images et j’ai ressenti les mêmes choses que vous en voyant la suite de ce film-doc et peut-être avec en supplément un choc comparable à celui que j’ai eu en lisant à 18 ans (c-a-d il y a environ 38 ans) « l’ombilic des limbes » d’Antonin Artaud et ses lettres à Jacques Rivière qui sont pour moi un puits effrayant et insondable vers notre esprit et notre âme (si elle existe). J’ai retrouvé dans les mots d’Hélène Babouillec la force et la puissance d’Artaud… J’ai eu du mal à y croire et j’ai encore du mal à y croire… D’autant plus quand j’ai lu le lendemain (j’ai acheté son livre après la projection) au bout de quelques pages dans son introduction de son livre : « J’écris mon ombilic des limbes, ‘Algorithme éponyme’, où je sonde les limites du monde temporel portant ma chair dans l’espace terrien. »

    Je suis troublé et inquiet et je ne saurai l’expliquer clairement et facilement… Peut-être car Antonin Artaud est dangereux quand on y plonge sans retenue et que je perçois la même chose chez Hélène.

    Cordialement et amicalement
    JP

    P.S. :J’ai pu discuter avec Julie Bertuccelli (moi et quelques autres) après la projection car elle était là et c’est une des raisons qui m’ont poussé à voir ce film… Une heure de discussion et d’explication de sa part qui nous a fait entrevoir et comprendre un peu plus de cet esprit insondable. Merci à Julie.

  2. J’avoue ne pas (encore) avoir lu Artaud. L’heure est peut-être venue d’y jeter un œil (prudemment, avant de s’y jeter tout entier ?). Je ne lis plus guère de poésie – peut-être parce qu’il y a l’effort et l’inquiétude du pas de côté, à l’écart de la rassurante raison…

  3. Il n’est jamais trop tard pour commencer. C’est une personne fabuleuse. Visionnaire et d’une souffrance incroyable mais d’une richesse énorme dans tous les domaines. Bien sûr il a été interné et souffrait de troubles psychiques mais actuellement on pourrait interné 90% de la population sur ces seules critères et Babouillec aurait pu l’être s’il n’y avait eu sa mère pour la protéger. Je te conseille sa première publication qui contient sa correspondance avec Jacques Rivière.
    http://livre.fnac.com/a109027/Antonin-Artaud-L-ombilic-des-limbes?omnsearchpos=1

    Son langage est simple et frappant.

    Amicalement
    JP

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