On aime tellement l’Orchestre de Paris qu’on le suit jusqu’à Aix – surtout lorsqu’il joue du Strauss et qu’une amie que je n’ai pas vue depuis plus d’un an propose de nous héberger. Les mélomanes ajouteront : et que c’est Esa-Pekka Salonen qui dirige. Mais je n’en suis pas là : après Salomé, Ariadne auf Naxos, Arabella et Capriccio, je poursuis ma découverte des opéras de Strauss avec toujours le même ébahissement quant à la richesse et la compréhension incroyablement subtile du livret – c’est-à-dire des ressorts de l’humain. Pas un instant on ne s’ennuie, alors même que, « comme dans d’autres opéras du xxe siècle, la dramaturgie d’Elektra est celle d’une attente. Ce qui rend cette attente fascinante, c’est l’habileté du compositeur à susciter une tension de plus en plus grande jusqu’au moment du paroxysme où toute la tension accumulée pourra se résoudre1 […]. »
Alors que Giraudoux, Anouilh et Sartre me trottent dans un coin de la tête, c’est encore d’autres aspects du mythe que découvrent Hofmannsthal et le compositeur. L’ambivalence d’une Antigone, entre courage et entêtement, prend dans la famille des Atrides un tour plus curieux, loin de la figure de l’adolescente rebelle. On quitte le terrain de la justice et de la loi pour celui de la folie et de la vengeance. Cette dernière devient chez Électre une obsession, au point de n’avoir plus pour fondement et but que sa réalisation. Il faut voir les yeux exorbités d’Evelyn Herlitzius, à la fois déterminée et hagarde. Il faut l’entendre se perdre, pendant bien trente secondes, sur la première syllabe de Vater, transformant l’évocation d’une adulte endeuillée en un appel d’enfant abandonné dans la nuit – bien loin de la reprise obstinée, quasi incantatoire, d’Agamemnon.
Orpheline alors que sa mère n’a pas été punie d’un crime qui l’a transformée en meurtrière, Électre sollicite le soutien de sa sœur. Chrysothémis, qui occupe face à sa sœur la même position qu’Ismène face à Antigone, est une force de vie : elle est une mère en puissance, elle veut avoir des enfants, elle veut s’éloigner de ce château où la haine d’Électre la retient prisonnière – plus encore que la crainte de Clytemnestre, qu’elle abandonnerait volontiers à ses remords. Ce n’est pas le cas d’Électre, qui ne vit que pour la mort (celle de son père comme celle de sa mère) : elle veut mettre fin aux rêves terrifiants de sa mère, mettre fin à ses rêves en mettant fin à ses jours, guérir sa mère en la tuant, la guérir de sa folie de meurtrière en tuant la meurtrière. Égisthe est annexe, pas même un rival ; il n’y a rien à récupérer chez lui, il n’est même pas un homme (une femme, veut l’insulter Électre), il ne pourrait pas être un père et transmettre quoi que ce soit, fusse le désir de vengeance.
Celle-ci rapproche la banalité de la folie, qui affleure dans les rêves de chacun et que l’acte de Clytemnestre a mis à vif. Électre a le vertige de cette béance, craignant et désirant tout à la fois s’y jeter ; c’est bien un rêve de vengeance2 qu’elle entretient et qui ne pourra être exécuté que par son frère. Étranger à la ville et à la fascination des songes, bientôt étranger à lui-même, Oreste est venu boucler la boucle ; il s’est fait une raison et s’apprête à tuer celle qui a assassiné par intérêt raisonné. L’annonce de sa mort est à la fois stratagème et prophétie : si Électre tarde à reconnaître son frère, c’est qu’il ne le sera bientôt plus, bien moins en tous cas que le meurtrier d’Égisthe et Clytemnestre. En accomplissant la vengeance, Oreste ne met pas fin à la folie, seulement au drame de sa sœur. Ne reste plus que la tragédie et l’impossibilité de s’en sortir alors qu’il faut continuer à vivre : Électre est contrainte d’avancer sur l’abime de la folie qui n’est pas, comme on le croyait, l’envers de la raison mais la perméabilité entre raison et déraison. Elle est contrainte d’avancer, en constant déséquilibre, contrainte de danser, de soulever un pied, de suspendre un genou pour enjamber un cadavre et puis l’autre, de danser, les bras balancier de chaque côté, de danser, exaltée, exténuée…
Evelyn Herlitzius est époustouflante. Sa puissance vocale est telle qu’on l’entend encore lorsqu’Électre est à terre ; du coup, son personnage semble prendre davantage de puissance à mesure qu’il chute – la grandeur tragique. Le reste de la distribution fonctionne bien, le décor est plutôt élégant, sobre dans son clair-obscur (plus obscur que clair), si bien que, même avec des costumes tristounets (le débardeur pourri en guise de hardes, bof), le spectacle ne peut que déclencher des salves d’applaudissements.
2 C’est le titre de l’article du Monde, dont je ne résiste pas à reprendre un extrait : « La soprano allemande Evelyn Herlitzius est d’une lumière et d’une grâce confondante. Cette bête fauve et rampante, raillée par les uns, crainte par les autres, qui ne se dresse plus que dans la douleur de l’imprécation, est dans une quête désespérée de l’autre. Luttes et enlacements procèdent de ce combat : qu’Électre embrasse les genoux de sa mère qu’elle veut pourtant détruire, qu’elle lutte avec sa sœur Chrysothémis pour la convaincre de tuer avec elle, ou qu’elle enlace amoureusement Oreste reconnu sous les traits du jeune étranger venu annoncer, par ruse, sa propre mort. »