Into the woods

L’amie qui m’a emmenée voir Into the woods en est ressortie subjuguée, s’extasiant sur les décors et la technique vocale des chanteurs. J’aurais aimé être dans le même état. Mais voilà, je souffre d’une crise d’insatisfaction passagère. Mon nouveau boulot, sympa mais pas très stimulant, démultiplie mon angoisse chronique de régresser intellectuellement et je place tous mes espoirs dans mes sorties : je veux de l’émerveillement, du grain à moudre, du fil à retordre, les oreilles qui fument et les neurones qui frétillent… Ou bien de la comfort food spirituelle, du plaisir en barre qui calme la faim à défaut de rendre l’appétit.

Manque de bol pour moi, Into the woods n’est ni Le Chevalier à la rose ni Once upon a time. Ce n’est pas une comédie romantique déguisée en conte de fées et, à choisir entre deux héritages, la comédie musicale de Stephen Sondheim se situerait plutôt dans la lignées des contes plus ou moins moraux et plus ou moins cruels qui sont l’essence même des histoires de Grimm et compagnie. Ces contes comportent déjà ce que l’on veut faire passer comme le détournement d’un conte original rendu plus gentil qu’il n’est en réalité. Du coup, je trouve la première partie du spectacle bien meilleure que la seconde. Il est bien plus subversif d’épouser les codes du genre pour faire entendre à quel point on rit jaune, rouge, petit chaperon rouge et qu’on finit psychanalysé sous la dent du loup, que de mettre en pièces les histoires : une fois disparu le conteur, victime d’une fâcheuse métalepse, les personnages se mettent à errer et se font broyer les uns après les autres, sans que le massacre ait rien de particulièrement émouvant ou jubilatoire (mais si, mais si, ne faites pas semblant, vous savez : la joie de tuer par procuration, sous l’œil bienveillant du surmoi1). La dispute des personnages pour trouver le responsable du bordel ambiant est en revanche une amusante manière de remonter le fil narratif ; j’imagine bien les glossateurs de Leibnitz se disputer comme ça pour déterminer la raison suffisante de l’événement.

Si l’histoire de géant qui (dé)structure l’essentiel du second acte était dispensable, le livret n’en est pas moins plein de bonnes trouvailles dans la veine du premier acte. Un personnage qui cumule est le prince de Cendrillon : aussi courageux que Matamore, il prend Cendrillon dans ses filets comme une mouche, en enduisant les escaliers de poix. La scène d’explication, après qu’il a foutu le camp avec la Belle au Bois Dormant (comme prévu par Téléphone), est savoureuse : I was raised to be charming, not to be sincere. Le couple princier divorce d’un commun accord, Cendrillon ayant de toutes façons depuis toujours préféré le bal au prince.

J’ai également beaucoup aimé le Petit chaperon rouge, charmée de tout ce qu’elle a appris depuis qu’elle a vu le loup (et que le prince de je-ne-sais-plus-qui2 l’a délivrée d’un coup d’épée) et j’ai trouvé touchant le boulanger (issu du conte directeur, inventé pour chapeauter les autres) – allez savoir si c’est à cause de son métier (émotion d’estomac sur pattes), de son air de famille avec mon oncle (de loin, en tous cas) ou de son histoire. Sa bonne femme veut un enfant mais la sorcière du coin l’a condamné à la stérilité et le sort ne sera levé que s’ils ramènent tout un tas d’ingrédients farfelus en comparaison desquels il est facile de trouver des fraises en plein hiver. Le pauvre boulange, moyennement partant, s’enhardit peu à peu au cours de la quête et, moins il se repose sur sa femme, plus il montre de tendresse. Bon, il collera quand même le marmot dans les bras de la première princesse venue pour ne pas s’en occuper, faut pas déconner, mais mine de rien, il aura quand même trouvé son chemin, hors du giron de sa femme.

Parce que les personnages d’Into the woods finissent bien par trouver leur chemin (lorsqu’ils ne se font pas zigouiller par Stephen Sondheim, à côté de qui Joss Whedon fait figure d’enfant de chœur) ; le truc, c’est que ce chemin diverge souvent de celui qu’ils pensaient suivre – et donc parfois aussi des personnes avec qui ils cheminaient. Prenez garde que vos souhaits se réalisent, qu’ils disaient (vouloir un appartement près du métro, par exemple). C’est peut-être une bonne chose qu’ils ne se soient pas réalisés concernant cette comédie musicale : de l’humour, des airs entraînants et des beaux décors sans prise de tête ni niaiserie, ça fait du bien, de temps en temps. À la sortie, on est d’humeur à jouer à la marelle sur les pavés du pont au Change et à chantonner le refrain, en yaourt dans le texte.

 

 

1 Dans le genre, je vous recommande Hanna, vu récemment à la télé. La frêle blondinette qui mate les agents de la CIA au saut du lit et tue tout ce qui bouge, ça marche presque encore mieux que le chauve musclé.

 

2 On se souvient toujours du nom des héroïnes, jamais de celui des princes interchangeables. Je ne voudrais pas faire ma masculiniste de base mais quand même, c’est triste de ne pas avoir de personnalité (on reparlera de ça avec Her).