Journal de lecture : Ça nous apprendra à naître dans le Nord

Raconter quelque chose qu’on n’a pas réussi ou eu des difficultés à faire : c’est un sujet de rédaction pour lequel j’ai maudit la prof en 5e. J’ai cherché sans rien trouver d’intéressant, vraiment je ne voyais pas, je cherchais, mais rien qui vaille le coup, rien qui puisse tenir plus de dix lignes, rien à faire je n’y arrivais pas. Je n’y arrivais pas… mais voilà, mon sujet tout trouvé ! J’ai raconté comment je n’arrivais pas à écrire cette rédaction, et hop, affaire réglée. J’étais satisfaite de ma pirouette. La prof en rendant les copies a remarqué que c’était un truc auxquels ont parfois recours les écrivains (hé, j’ai trouvé un truc d’écrivain !), mais qu’il ne fallait pas en abuser (rho, tout de suite…).

J’ai repensé à cet épisode parce que c’est exactement ce qu’ont fait Amandine Dhée et Carole Fives dans Ça nous apprendra à naître dans le Nord. Pour répondre à une résidence d’écriture sur l’histoire d’un quartier ouvrier de Lille, elles mettent en scène leur dialogue de créatrices qui galèrent avec cette commande — presque une pièce de théâtre, hé ! Il n’y aurait qu’à changer les verres devant elles pour marquer le début d’une nouvelle scène dans un nouveau café (les consommations et le lieu sont scrupuleusement notés avant chaque dialogue, comme les clopes et les verres de vin dans le journal de Bridget Jones).

Bon, comme Amandine Dhée et Carole Fives sont plus douées que la souris-en-5e, ces passages auto-référentiels alternent avec des portraits d’habitants, Yvette Cardon, Odette Lejeune, Noémie Klaba, Daisy Crepin, une page un paragraphe fenêtre dans divers quotidiens, et une ébauche de fiction avec Lucie, Lucie tout court sans nom de famille (de toutes façons, elle n’a jamais existé), ouvrière textile dans une filature qui nous fait remonter en 1910. Là, l’humour se met en sourdine et laisse la place à quelque chose de plus poignant.

Comme les comparses sont malignes, elles arrivent même à justifier sans en avoir l’air l’absence de narration traditionnelle. Difficile de faire roman quand il n’y a rien de saillant.

— Ça y est, je sèche. Je sais plus trop quoi raconter parce que les journées de Lucie se ressemblent très fort. Au niveau dramaturgie, c’est nul.

— Les conditions de travail de la femme ouvrière n’intéressent pas grand monde. C’est presque le contraire : l’entrée des femmes dans les filatures fait peur aux ouvriers parce qu’elle entraîne une baisse des qualifications et des salaires.
— Et Lucie dans tout ça ?
— Elle se tait. Les fabriques s’épanouissent grâce à toutes ces muettes.
— C’est décevant. Une héroïne, ça doit pas se taire.
— Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle sait à peine lire et écrire. Elle a passé dix heures par jour dans un atelier depuis l’âge de treize ans. Son réseau social c’est filature-courée, courée-filature. L’estaminet, parfois. Et tu voudrais que d’un coup, elle se sente pousser une âme de révolutionnaire ? Qu’elle produise un discours critique ? La vérité c’est que Lucie est aliénée par le travail. Elle n’a pas les mots.

Évidemment, on n’échappe pas au flottement des textes de commande, à cette non-nécessité qui se sent. Mais comme les autrices le savent et en jouent, je me suis marrée vite fait, j’ai partagé leurs questionnements sur ce qu’implique un texte de commande et appris quelques trucs sur un coin qui aujourd’hui ne vend pas du rêve (où une camarade de l’ESMD avait sa coloc’).

Lors de ses cocktails mondains, Lille n’assume pas toujours Fives, son petit frère au chômage. C’est pourquoi elle préfère parler du passé. De comme il était beau et fringant avant. […] Fives sourit bravement et malgré ses friches, il en devient presque attachant. Alors Lille rayonne — tout en surveillant son frère du coin de l’œil : quand il a trop picolé il a tendance à brailler l’Internationale au milieu des convives, ça ne le fait pas du tout.

Des anecdotes rapportées, je retiens notamment à quel point les rapports sociaux sont inscrits dans l’urbanisme et l’habitat, avec une hiérarchie visible entre les habitations des propriétaires d’usine, les ingénieurs et les ouvriers. L’illustre bien l’histoire d’un vieux monsieur locataire qui voudrait comme ses voisins passer la cuisine côté rue plutôt que jardin, mais son propriétaire refuse parce que ce serait outrepasser son statut d’ouvrier en se mettant au même niveau que lui, contremaître.

…

Détail insignifiant enfin, mais peut-être ce qui m’a décidé à emprunter le livre alors que j’hésitais devant l’étagère de littérature régionale :

[…] Mais la contredame, j’ai bien l’intention de la décrire. Ce sera une forte dame rougeaude, à la voix criarde et vulgaire, sanglée dans un grosseir tablier, ciné dans un cliché. Bien fait pour elle !
— L’œil mauvais.
— Et aussi l’air hommasse, quelque chose entre l’homme et le homard.

Entre l’homme et le homard, mais tellement ! C’est exactement ça, ce mot. Je suis toujours enchantée quand je découvre dans une œuvre une manière de faire ou de penser qui est mienne et que je n’ai jamais rencontrée chez quiconque — souvent parce que trop insignifiante pour avoir pensé à en parler. Du réel exhumé de l’inaperçu !

La première épiphanie du genre dont je me souviens, c’est la pensée magique de Mathilde dans Un long dimanche de fiançailles ou dans un film de Lelouch, je ne sais plus qui est venu avant qui. Si je réussis à… avant que… alors… Si je réussis à courir jusqu’au phare avant que le bateau entre dans la rade, alors il reviendra. Si je réussis à faire deux tours là tout de suite, alors je vais réussir l’examen. Si je réussis à compter jusqu’à dix avant que… Il existait donc d’autres tocqués pour se donner cette illusion de maîtrise. Incroyable ! (En réalité 12% de la population a, a eu ou aura des TOC, alors de la pensée magique non pathologique…)

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