« Ça commence par un décès et c’est le truc le moins triste du film. » G. avait prévenu que Manchester by the Sea pouvait plomber l’ambiance.
J’ai été surprise, du coup, de faire la rencontre de Lee Chandler à travers des vignettes presque humoristiques où on le voit subir en gardien-plombier mutique les plaintes, la drague et les remontrance des propriétaires. Surprise de courte durée : le film se met bientôt au diapason de ses airs maussades. L’impassibilité, d’abord perçue du point de vue de l’étranger (qui la lui reproche), devient une compagne. On ne la comprend pas, mais on l’accepte, on la suit, elle interroge vaguement : d’où vient l’apathie de celui qu’on désigne comme « Lee Chandler, the Lee Chandler » ? Ce n’est pas là un homme de peu de mots, sage ou bourru ; pas non plus un mec mollasson, même s’il a l’air stone à jeun. Impossible de savoir s’il encaisse ou s’il ne ressent rien : il renâcle mais s’occupe du neveu dont il se retrouve par la force des choses tuteur. Et c’est encore ce qui définit le mieux son mode d’être : tuteur, il tient. À remonter son histoire, on se dit que c’est déjà beaucoup. Lorsqu’elle le recroise, son ex-femme a ces mots : there’ll always be something broken inside me. Chez Lee, ce n’est pas inside, c’est lui : il est cassé. Pas rongé par le chagrin ou la culpabilité : cassé, sans possibilité de réparation (ironie pour celui qui passe son temps à réparer les installations des autres), sans simulacre possible. La vie continue, et il ne s’y soustrait pas, mais elle continue sans lui. Il n’est plus que le témoin de celle des autres, dans la mesure de ses forces.
Reste une inconnue : Casey Affleck est-il excellent acteur… ou mono-expressif comme son frère ? Question qui n’attend pas de réponse lorsqu’un réalisateur en fait bon usage, comme c’est le cas de Kenneth Lonergan.
« Manchester by the Sea offre à Casey Affleck un nouveau grand rôle d’être absent. […] D’un film à l’autre, c’est une manière de ruminer sous sa carcasse de chien battu un même mélange de fatalisme et de résignation, comme s’il s’agissait de montrer à chaque plan que la vie avait pour lui cessé de faire sens depuis longtemps. Un acier idéal pour forger le tempérament renfrogné de ce quidam démoli par le chagrin, qui ne rêve plus de rien mais auquel le film, doux et patient comme un soleil d’hiver, offre une discrète mais bouleversante chance de renaissance. »
Louis Blanchot dans Trois couleurs
Encore qu’une renaissance soit un bien grand mot. Si ça va, c’est de mal en pis : l’éclaircie n’apparaît qu’en regard d’un passé de plus en plus sombre à mesure qu’il se révèle. Mais il y a de cela, au sein de son malheur sans rémission : une respiration. C’est si beau et si triste que cela donne envie d’être heureux, tant qu’il en est encore temps.