Représentation du samedi 23 novembre
Toutes les photos sont de Stéphane Bellocq
et sont tirées d’autres représentations
La compagnie Illicite Bayonne passait au Colisée avec La Belle au bois dormant de son chorégraphe attitré, Fábio Lopez. Ce dernier nous avait fait travailler en atelier un court extrait de la variation du prince, et j’étais curieuse de voir ce que l’ensemble donnerait.
On peut déjà saluer l’entreprise de reprendre un grand ballet du répertoire en langage néo-classique avec en tout et pour tout onze danseurs, corps de ballet et solistes inclus. Curieusement, d’ailleurs, ce sont les scènes d’ensemble les plus réussies. Avec seulement quatre couples de danseurs, parfois moins, la scène est pleinement occupée, ça virevolte, ondule, torsade et pique de partout. La quenouille sur laquelle se pique Aurore dans la tradition devient ici un motif stylistique, repris dans des mouvements de mains — de doigts, même ! — très précis, qui donnent vraiment du piquant à l’ensemble. C’est particulièrement visible chez Carabosse, il est vrai interprétée par le chorégraphe (voir le mouvement dansé par le corps qui l’a forgé est toujours révélateur). La gestuelle, très expressive (expressionniste ?), me plaît beaucoup, comme me plaît celle de Thierry Malandain, dont Fábio Lopez a été le danseur. La filiation est là, il y a de ça, en plus nevrosé-torturé.
Autant le chorégraphe s’est approprié les ensembles, autant je comprends moins son (absence de) parti-pris pour Aurore, à la partition très classique, dans ce que le terme peut avoir de plus rigide. « Celle qui dansait Aurore interprétait moins que les autres, » déplore le boyfriend. Et pour cause, elle n’avait pas grand chose à se mettre sous le chausson. Je suis assez d’accord avec une ancienne camarade, « on dirait une variation scolaire de fin d’année ». Les pas d’école s’enchaînent sans relief, comme si le passage sur pointes avait fait perdre sa gestuelle personnelle au chorégraphe (hormis la fée et Aurore, tous les rôles sont dansés en demi-pointes). J’ai pourtant du mal à croire qu’il ne s’agisse pas d’un choix, fut-il maladroit. Ce contraste malheureux serait-il là pour vider la princesse de sa substance, et transférer le centre de gravité du ballet vers le prince ? Aurore fait sa princesse en paillettes, pointes et tutu, l’archétype est planté, on peut l’évacuer et se concentrer sur le prince… dont on ne sait pas trop s’il s’agit de Florimond ou d’un « prince des ténèbres » à la généalogie plus trouble.
La feuille de salle, rédigée avec les pieds, explique en effet avoir introduit un nouveau personnage, fils de Carabosse : « Le ballet de Tchaïkovsly crée un merveilleux monde musical pour Carabosse dans le Prologue mais les thèmes apparaissent à peine à nouveau dans le ballet et donc le grand personnage Carabosse est mis de côté. Sans aller trop loin, je crois que nous avons essayé de résoudre ce problème narratif avec l’introduction d’un nouveau personnage, son fils, un Prince des ténèbres. » On aurait donc un prince pris entre un amour pur(ement abstrait) pour Aurore et l’influence de sa maléfique maman, laquelle endosse les habits de la marâtre en « ensorcelant » son fils pour que ce soit lui qui présente à Aurore l’épine sur laquelle elle se pique (épine pénis ?).
Dans ce scénario, Aurore n’a pas plus de consistance que la Dulcinée de Don Quichotte ; elle n’est là que pour aider le prince à régler son complexe d’Œdipe et tuer le père — enfin la mère, interprétée par un homme (chez Perrault, c’est une ogresse qui veut dévorer sa belle-fille et ses enfants). Le prince tue Carabosse, le bien triomphe sur le mal, (l’homosexualité est refoulée ?) ils se marièrent et vécurent moyennement heureux.
Je ne suis pas bien sûre de tout ça, j’avoue, j’ai fait mon max pour essayer de retrouver du sens, mais sur le moment, l’intrigue n’est pas aisée à suivre, même en connaissant l’histoire et la version Petipa du ballet. Je n’ose pas imaginer quand on n’a pas cette dernière en tête et qu’on se demande ce que fait Aurore à danser en somnambule un bandeau noir sur les yeux. Quand on connait, en revanche, ce déplacement narratif de l’adage à la rose est assez savoureux… même s’il est aussi un peu sadique, parce que les équilibres sont suffisamment difficiles pour qu’on n’y ajoute pas la gêne d’un bandeau (la danseuse pourtant solide galère un peu, la pauvre). Et symboliquement gênant, maintenant que j’y repense… normalement ce passage intervient au premier acte quand Aurore, tout à fait éveillée, rencontre ses prétendants ; de le transposer après qu’elle s’est piquée et faire se succéder les partenaires alors qu’endormie, elle n’a pas son mot à dire prend symboliquement des allures de viol collectif. Le Beau au bois dormant aurait-il eu besoin de renfort ? Bref, arrêtons là les frais interprétatifs, ça devient glauque alors qu’on n’y pense pas tant que les danseurs font vivre le conte.
Une dernière chose m’a interpellée, moins par rapport au ballet en lui-même, qu’à mes attentes inconscientes de spectatrice : le choix des solistes, plus petits et costauds que le reste de la compagnie, soit le contrepied des physiques de prince et de princesse. Le simple fait que cela fasse bizarre montre que c’est nécessaire ; on doit pouvoir voir un Prince pas bien grand et une Aurore robuste sans se dire qu’elle est « moins gracieuse » (déjà, gracieuse, je déteste ce terme qui habille d’élégance tous nos préjugés). Mais il y a encore du boulot, vu les réflexions entendues à la sortie… et mes propres pensées-réflexes, que j’ai du rejeter, alors même que j’avais déjà en mémoire un modèle similaire, mon ancienne prof de danse, qui participait avec nous aux spectacles, possédant à peu près les mêmes proportions et une manière similaire de danser (avec des accélérations et suspensions très nettes, qui rendent la danse très vivante).
Pour une critique plus éclairée, allez lire Les Balletonautes.