La Femme aux mains qui parlent

Le titre s’escamote, le génitif se défait, l’imparfait me vient : la femme qui parlait avec les mains. Ce n’est pas ça. C’est plus poétique que ça : La Femme aux mains qui parlent, au présent, qui ne cessent de parler, qui ont leur vie propre, presque, petits animaux furtifs. J’ai aussitôt pensé à l’histoire d’Helen Keller qui m’avait tant marquée enfant, qui a marquée Louise Mey aussi, j’en ai la confirmation dans les remerciements.

Leurs parents étaient gentils mais un peu bornés, leur mère surtout, incapable d’apprendre à épeler la moindre chose dans le creux de la main de sa fille cadette, pas même son prénom, rien. Elle se contenait de pleurer en faisant des signes de croix, persuadée que si sa plus jeune fille était tombée malade et devenue sourde, aveugle et presque muette, c’était pour la punir, elle — pendant que les doigts minuscules d’Élisabeth appelaient Maman, Maman dans sa paume, sur ses avant-bras, ses cuisses, partout où la mère laissait parler, occupée qu’elle était à se signer en triturant des mouchoirs en dentelle.

Récit, nouvelle, novella, conte…  C’est beau et cruel comme un conte, la narration si bien menée que, lorsque la chute arrive, elle est désamorcée. Presque d’entrée la sœur aveugle et la sœur valide sont rendues orphelines, grandissent en accéléré sans qu’on sache ce qui revient au drame ou au récit, sont déjà adultes, Élisabeth installée par Geneviève dans une maison à la campagne, se baignant dans l’étang en nouant autour d’elle une corde accrochée à un arbre (mon imagination l’a installée dans la maison de mon père en Dordogne, la microscopique mare agrandie en étang).

Toute son enfance, leur mère lui avait répété qu’il était gentil, mais vraiment pas finaud, pas comme son frère. […] Leur mère  avait répété qu’il était pas finaud comme son frère mais, au moins, gentil, et Thierry avait finalement compris que c’était un compliment. Et même s’il n’était pas finaud, il avait pensé que peut-être, si sa mère avait mis les mots dans le bon ordre depuis le début, les choses auraient été différentes.

Ça ellipse et alterne dans les points de vue, on sent le drame arriver, mais quand il est sur le point de se produire, le point de vue change totalement, devient animal, des animaux de conte qui ne sont jamais nommés en tant qu’espèce, mais comme individus, Ur, Em, El, Kaar…

[…] Em mit bas un mâle et une femelle petits, très petits.
Mais les nuits étaient douces, on trouvait aisément de quoi manger, et les petits le furent de moins en moins.
On cessa d’avoir peur et on les nomma.

On suit leur histoire après avoir suivi celle de la femme aux mains qui parlent, on comprend que la femme aux mains qui parlent n’a jamais été que leur histoire à eux, c’est eux qui la nomment, la femme aux yeux morts, aux yeux vides, aux yeux comme des mares gelées, cette drôle d’humaine qui ne porte pas de fusil, sent à tâtons et pleure son chien (ils nomment aussi sa sœur, la femme-automne parce que ses cheveux auburn, dans sa voiture vrombissante comme une libellule en colère). Quand ce qui devait arriver arrive, les animaux de conte balaient le drame humain. Ni la violence ni l’amour des humains n’arrive jusqu’à la femme aux mains qui parlent, retenue avec le lecteur (préservés) dans un monde où la violence est sans intentionnalité, la mort cyclique et la vie quelque chose que l’on sent, dans l’air, sous les mains, en soi, chaleur, fourrure, écorce, le reste balayé, ce n’est pas là ce qui importait.

Je pense que ça te plairait, Dame Ambre, même si te rajouter des recommandations de lectures chamboulantes n’est sûrement guère judicieux. 

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